II).- Notre correspondance pédagogique (1)
Depuis 2000, Remi Hess (2) et Gabriele Weigand s'écrivent régulièrement. À titre d'exemple, voilà une lettre écrite par Gaby Weigand à Remi Hess. Elle évalue justement le «moment de leur correspondance».
Gabriele Weigand
à Remi Hess Karlsruhe, Kongress Park, le 2 août 2007,
Objet: Le moment de la correspondance
Cher Remi,
Tu me demandes d'évaluer notre échange de lettres de ces huit dernières années. Je vais essayer de te dire, en toute simplicité, comment j'ai vécu mon entrée dans cette pratique, et ce qu'elle m'apporte encore aujourd'hui.
Une correspondance régulière n'était pas évidente pour moi. J'ai toujours écrit des cartes postales, des lettres à des gens différents, mais longtemps, je n'ai pas eu un échange régulier avec une personne particulière. Il faut avoir des intérêts, des fondements, des buts ou des objets communs, pour entretenir une correspondance régulière. Il faut aussi avoir le sens de ce que signifie «écrire». Bref, il faut avoir dans la tête une théorie de la correspondance.
En fait, je suis entrée dans la correspondance par toi, Remi. Par toi, j'ai reconnu la valeur de tenir des traces du vécu, ou des traces de la manière dont la pensée se forme. Quand je t'ai connu, je n'avais pas l'esprit ethnographique ou ethnologique, par exemple. Je ne voyais pas non plus l'intérêt personnel, que l'on peut trouver dans la tenue d'une correspondance.
Pendant quinze ans, on s'est échangé des lettres, des cartes postales, de temps en temps. On ne les a pas conservées, systématiquement. Notre correspondance a été facilitée par Internet, qui est entré dans notre relation en 2000. A cette date, on s'est mis à échanger plus ou moins régulièrement des lettres, au début des informations ou des pensées très brèves. On s'est fait des compte-rendus de réunions ou de colloques, auxquels l'autre ne pouvait pas participer. Avec le temps, nos échanges se sont développés. Ils se sont intensifiés progressivement.
Pourquoi cette correspondance me semble-t-elle facile? Nous nous connaissons très bien, intellectuellement, depuis 25 ans, parce que j'ai lu presque tous tes écrits, mais aussi tous les écrits du courant pédagogique dans lequel tu t'inscris. Je connais très bien ton horizon théorique. À côté de cela, on a passé pas mal de temps ensemble, notamment dans les stages de l'Ofaj, on a aussi passé des vacances avec nos familles. On se connaît, non seulement au niveau intellectuel, mais aussi au niveau de la vie quotidienne. On connaît les passions de l'autre. On connaît aussi ses défauts.
Remi, de ton côté, tu t'es mis dans la pensée pédagogique allemande, en traduisant l’Introduction aux sciences de l'éducation, un livre de Christoph Wulf, paru en 1995. A travers cet ouvrage, tu as appris à connaître l'ensemble de la tradition allemande en matière de pédagogie, ainsi que les concepts centraux de cette pédagogie. Depuis, tu n'as cessé de t'intéresser à cette tradition de pensée, en suivant l'état de la discussion et des débats scientifiques dans ce domaine. C'est pourquoi, quand nous utilisons des concepts, nous nous comprenons.
J'ai oublié de dire aussi que nous sommes entrés dans les institutions de l'autre pays:
-l'école, par l'observation participante d'échanges scolaires,
-l'université, par le statut de professeur invité dans l'autre pays,
-participation à des Congrès et à des colloques : par exemple, tu es intervenu au congrès de la Société allemande des sciences de l'éducation (Deutschen jesellschaft fur Erziehungswissenschaft, DGFE); de mon côté, j'ai participé à les colloques sur Lefebvre ou sur l'analyse institutionnelle, à Paris 8.
Nous avons donc une base commune qui facilite la communication. Mais, comme on habite dans deux pays différents, dans deux systèmes éducatifs différents, il y a toujours des aspects à expliquer à l'autre ou des questions à lui poser.
Au début, je n'ai pas très bien vu la valeur de la correspondance, que je perçois aujourd'hui à plusieurs niveaux :
-Au plan individuel, c'est une manière de réfléchir sur sa vie, sur sa pensée, sur son agir. Dans cette perspective, c'est un moyen l'autoformation.
-Au plan psychologique, la correspondance est un soutien. Elle remplace la psychanalyse personnelle ou la supervision professionnelle, car on a toujours un partenaire avec qui dialoguer, avec qui échanger. Cette dimension importante de l'échange, pour moi, donne davantage de valeur à la correspondance comme forme biographique, plutôt qu'au journal. Le journal est une forme d'écriture monologique, même si je suis en dialogue avec moi-même, ou avec des personnes auxquelles je destine la lecture de non journal. Même si c'est pour elles que j'écris mon journal, c'est quand même moi le seul acteur de terrain. Tandis que dans la correspondance, j'ai une vraie personne en face de moi, avec qui communiquer. Il y a des situations où je n'ai pas envie d'écrire, mais je me sens obligée de répondre à l'autre, s'il me pose une question, notamment.
-Au plan professionnel, la correspondance peut aussi structurer et clarifier les choses dans lesquelles on est, car sur ce terrain du métier, il est différent de parler avec des collègues trop proches, ou alors en concurrence. Avoir un correspondant qui est dans la même discipline, mais pas dans le même établissement ou le même pays, cela permet de discuter de problèmes vécus, très ouvertement, et de recevoir des conseils pour résoudre les difficultés que l'on rencontre, les questions que l'on se pose, les dilemmes auxquels on est confrontés.
Pour moi, la correspondance peut remplacer le journal. Je ne parle pas du journal intime, mais du journal des autres «moments». Donc, le journal peut être un travail de documentation de la vie, à de nombreux niveaux. Elle aide à structurer la vie, sa vie, sa recherche. C'est un moyen qui aide à prendre une distance par rapport à soi, à développer des idées, à résumer des faits, et de temps en temps à jouir, aussi. Et moi, je me sens rassurée, quand je suis dubitative dans certaines circonstances, où je ne sais quelle décision prendre ; quand je reçois un courrier, cela m'aide à construire ma pensée, ma vie.
Dans notre correspondance, on partage quand même, principalement le «moment professionnel», le «moment de nos lectures», le «moment de nos activités universitaires». Nous y commentons nos projets de traduction, d'écriture commune, notamment d'articles, de livres, mais aussi de cours communs que nous faisons pour nos étudiants. Notre correspondance accompagne notre production intellectuelle, que nous cherchons à penser ensemble. Ainsi, tu me parles de Marc-Antoine Jullien, de Maine de Biran, de Frédéric Le Play. Je te parle d'Herbart, de Schleiermacher, de Dilthey. On décide de les traduire, de les rééditer dans nos deux pays. Je devrais parler aussi des contemporains. On coordonne le travail de nos étudiants. Longtemps, nous avons privilégié le travail de terrain. C'était le temps passé ensemble, qui nous permettait de produire. Aujourd'hui, le temps nous manque pour passer des vacances ensemble, alors la correspondance est plus intense. Elle est devenue le cœur de notre recherche intellectuelle. Nous sommes éloignés, mais nous faisons exister un réseau entre nos équipes de recherche.
On peut concevoir d'autres types de correspondances. Ainsi, j'ai une amie qui est touchée par une grave maladie : elle a une multi-sclérose. Elle s'est retirée chez elle. Elle ne veut plus aller dans des situations sociales. Elle craint le public: elle ne veut plus sortir. Je lui ai proposé une correspondance pour qu'elle puisse s'exprimer, et trouver un espace pour s'ouvrir, et ainsi échapper à son isolement. Il y a d'autres situations possibles de correspondances.
On peut penser à la formation continue des enseignants. On peut imaginer que deux enseignants d'écoles différentes, de villes différentes, tiennent une correspondance sur leur quotidien. Ils peuvent ainsi partager leurs perceptions, leurs idées, leurs observations, leurs connaissances et leurs perspectives. Grâce à ces échanges réciproques, ils peuvent expliciter leurs points forts et leurs réussites, mais aussi leurs erreurs, leurs fautes, et ainsi se donner les moyens de changer et d'améliorer leur rapport au travail. La correspondance devient ainsi une ressource pour biographier le processus de professionnalisation, la manière d'entrer dans le métier.
Ces jours-ci, en relisant notre correspondance de 2000-2002, j'ai découvert pas mal de choses sur ma manière d'être. Ainsi, j'ai reconnu des traits de moi. J'ai vu que je ne suis presque jamais méchante, que j'essaie toujours de comprendre l'autre. Ta manière de t'exprimer te renseigne sur ton style, sur ton art de rencontrer l'autre. Trouver ce fil est très utile. On ne peut pas le découvrir à travers une seule lettre. Il faut de longs échanges pour qu'à la longue, prenne forme l'analyse de l'implication. Les appartenances s'analysent, les choses se clarifient. De temps en temps, on écrit des choses, que l'autre survole plutôt qu'il ne les lit, parce qu'elles renvoient à des réalités, qui ne sont pas évidentes pour lui. Cela signifie qu'il faut que l'on répète ses interventions, pour susciter une prise de conscience et un changement dans la pratique.
La correspondance est une écriture à chaud, comme le journal, mais elle dépend du caractère. Que veut dire «chaud»? Quand on commence à écrire, on construit déjà de la distance par rapport au vécu. Cela donne une lecture, déjà une interprétation de la réalité. La correspondance se branche sur certains thèmes. On n'écrit pas tout ce qui traverse la tête ou le quotidien. Je ne raconterai pas un repas réussi ou non réussi. On choisit donc ce que l'on écrit. C'est à chaud, mais c'est tout de même réfléchi. En même temps, ce n'est pas de la méta- réflexivité, comme dans une histoire de vie.
C'est la relecture de la correspondance qui permet l'accès à une méta-réflexivité. Si elle se pratique pour développer une pensée ou pour trouver des solutions à des problèmes que l'on se pose, la correspondance se trouve être, in fine, non seulement un produit, un résultat, mais surtout tout le procès par lequel on est passé pour en arriver là.
En me relisant, j'ai découvert aussi des traits de moi que d'autres ont toujours critiqués chez moi. Je retrouve leurs critiques dans ce que je t'écris. La lettre est donc un miroir: ce que l'on critique de moi, c'est moi, tout de même... Donc, la relecture de la correspondance peut être un outil d'auto-analyse, d'autant plus fort, si tu évalues ce que tu dis, ce que tu écris, et ce que tu n'as pas écrit. Méditer à partir du choix que l'on fait de dire ceci plutôt que cela est une bonne forme de réflexivité. Quand on se relit, on a présent à l'esprit les choses que l'on vivait, et que l'on a choisi de ne pas décrire, dans la lettre!
Le choix du correspondant est très important. C'est le choix du dispositif. L'interlocuteur décide de ce que l'on va pouvoir raconter. Dans le choix des objets de la correspondance, la personne du partenaire est déterminante. Puisque tu joues divers rôles dans la vie quotidienne, tu choisis des segments de ta vie que tu décris à tel ou tel correspondant, parce que tu sais que tel destinataire partage avec toi tel moment. En écrivant, je pense toujours à mon lecteur. Je me demande:
-Si j'écris cela, est-ce que cela va l'intéresser? Est-ce que ce sujet s'inscrit dans les moments que nous partageons?
Cette question préside à mon écriture. Je crois que tu es davantage expansif, parce que tu décris, plus que moi, ce que tu vis, avec qui tu travailles, qui tu rencontres. C'est pourquoi, à travers tes lettres, tu laisses partager beaucoup de moments de ta vie, tandis que moi, je te parle plus volontiers d'un «ami» ou d'un collègue que de «Ralph». Toi, tu parles de tous les gens qui traversent ta vie (privée et professionnelle). Tu sembles faire l'hypothèse que si je ne les connais pas, je pourrais les connaître un jour ! Du coup, je connais mieux ta vie que toi, mon quotidien.
En espérant, Cher Remi, que je réponds aux questions que tu te poses, j'attends ta réponse. Viele Griisse. Gaby.
(1) Entre 2000 et 2007, G. Weigand et R. Hess se sont échangés plusieurs centaines de lettres. D'ordinaire, G. Weigand écrit en allemand, et R. Hess lui répond en français. Cette correspondance sera publiée prochainement. La lettre que nous donnons à lire est une lettre de G. Weigand, exceptionnellement écrite «en français».
(2) A l'époque, R. Hess venait de publier sa correspondance avec Hubert de Luze; Le moment delà création, échange de lettres 1999-2000, Paris, Anthropos, 2001, X + 358 pages.
Mis en ligne par Benyounès et Bernadette Bellagnech
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