« Comme les gens qui ont pour profession de ‘connaître’ sont les seuls à avoir parlé de la connaissance, il y a dans leurs propos beaucoup de mensonge : ils avaient intérêt à la présenter comme l’état le plus désirable » Nietzsche
L’article fait suite à un début d’analyse interne au groupe des irrAIductibles. Ces derniers n’ont pas estimé utile de poursuivre la démarche et d’aller jusqu’au bout, afin d’en tirer des conséquences sur le plan de l’action. Ce blog est l’un des dispositifs complémentaires qui permet de prolonger et d’élargir le débat à tous les irrAIductibles et au delà, à ceux qui partagent avec nous les problématiques soulevées par l’analyse institutionnelle.
La genèse des irrAIductibles au début des années 2000 intervient comme forme traduisant une force montante au sein du courant de l’analyse institutionnelle à Paris 8, lequel existait depuis les années 60. Le terrain de son émergence fut la contestation de la situation dans laquelle se trouvait le département des sciences de l’éducation. La critique de l’institué, sur le plan disciplinaire, épistémologique, organisationnel et bureaucratique prend la forme d’une affirmation de la possibilité instituante d’un groupe ouvert sur d’autres manières de penser et d’agir au sein et à l’extérieur de l’établissement. De la simple contestation de décisions bureaucratiques touchant les inscriptions d’étudiants, leurs invalidations ou encore l’invalidation des décisions de certains professeurs, sans parler de luttes internes motivées par des intérêts divers et contradictoires, à l’organisation autour des séminaires de l’analyse institutionnelle. Avant de s’attribuer le nom des irrAIductibles, le groupe est animé par la volonté affichée de faire vivre le courant et de s’opposer à sa mise à mort orchestrée consciemment ou non par ses adversaires de l’intérieur comme de l’extérieur. Cette opposition s’exprime, pas seulement par des discours à l’occasion de spectacles discursifs mis en scène de temps en temps et oh combien vénérés par les professionnels de la parole creuse, mais essentiellement par l’action collective quasi quotidienne sur le terrain de l’analyse, de la recherche, de la lecture, de l’écriture, de l’expression in situ des points de vues et des analyses des uns et des autres sur ce qui se passe, sur les faits, les gestes et les actes des différents acteurs de l’université.
Un fait politique majeur secoue la France en avril 2002. Il s’agit de l’élimination de la gauche dès le premier tour des élections présidentielles et de la présence au deuxième tour de l’extrême droite. Cette même année, la rentrée universitaire se fait dans un contexte mondial marqué principalement par l’après 11 septembre 2001. Ces deux analyseurs de la scène mondiale et nationale n’ont aucun écho à l’université. Les irrAIductibles s’interrogent sur ce mutisme et décident de prendre position et d’exprimer leur opinion. Visiblement, l’articulation dialectique entre l’universel, le particulier et le singulier ne sont pas des formules logiques abstraites et la transduction non plus d’ailleurs ; ce sont des outils d’analyse, de positionnement et d’élucidation de l’implication de chacun et de tous dans ce qui se passe en eux et autour d’eux.
C’est dans ce contexte rappelé sommairement que la décision est prise de sortir le premier numéro de la revue Les irrAIductibles . Le groupe qui prend cette décision est constitué d’étudiants inscrits pour la plupart d’entre eux dans un cursus universitaire de la licence au doctorat en Sciences de l’éducation et aussi de participants non inscrits. Le point commun qui les lie réside dans leur intérêt pour le séminaire de mardi de l’analyse institutionnelle et leur attachement à la continuité de ce rituel existant depuis 1976. Rappelons aussi que la disparition de René Lourau aurait pu entraîner la disparition des journées de l’analyse institutionnelle. La volonté de ces étudiants, des enseignants Patrice Ville, Remi Hess et Georges Lapassade, de poursuivre la tradition dans un contexte de reflux des forces de progrès et de montée en puissance des forces réactionnaires, y compris au sein de Paris 8, pourtant réputé comme établissement d’avant-garde intellectuelle. Cette volonté de résistance et de créativité a fini par triompher et libérer les forces créatrices de ce groupe. La publication et la diffusion en l’espace de deux mois de 7 numéros du journal des irrAIductibles et du premier numéro de la revue du même nom, montre à quel point le groupe a besoin de s’exprimer, mais pas d’une manière fermée sur soi comme on le constate souvent dans des courants universitaires, bien au contraire avec la participation d’autres, plus nombreux de l’extérieur. C’est l’une des nouveautés de ce groupe comparé au groupe de l’époque précédente, c’est-à-dire celui du laboratoire de recherche en analyse institutionnelle.
Des espaces-temps et des dispositifs sont mis en place dès lors que le seul séminaire de l’AI n’est plus à même de contenir les différentes initiatives lancées par le groupe ; d’où la création et l’animation de la liste Internet, afin de permettre à ceux de l’extérieur de la fac de contribuer aux activités, l’articulation entre les séminaires, les publications, les colloques, les actions intra et interuniversitaires et le débat théorique et idéologique qui traverse ce que l’on appelle la recherche « scientifique ». Avec la participation permanente et active de Georges Lapassade, il est décidé que les irrAIductibles se réunissent tous les vendredis, afin de décider d’un suivi permanent et collectif de la revue Les irrAIductibles et de la collection « Transductions », de la conception en passant par la rédaction, la correction, la mise en page, à la distribution et la diffusion. Une autre préoccupation de la réunion consiste à consacrer du temps à l’analyse de ce qui se passe à l’université et dans le département des sciences de l’éducation.
Entre 2002 et 2003, le groupe se trouve doté d’une base matérielle : la salle A428 avec une bibliothèque où plusieurs rencontres ont lieu presque quotidiennement, la revue, l’association analyse institutionnelle sans frontière (AISF), la collection, la liste Internet, tentative de mettre en place un site Internet et un forum, échanges d’informations et de comptes-rendus, préparations de journées d’études et de colloques. Les étudiants nouveaux ou anciens défilent dans cette salle à la recherche des profs ou d’informations diverses sur les cursus, l’inscription, la validation, etc. Ils trouvent souvent au moins un irrAIductible à l’accueil et à l’écoute.
Pour ceux qui ne connaissent pas Paris 8, il faut noter que l’université compte plus de 30 % d’étudiants étrangers et que dans certaines filières, ils sont majoritaires comme le FLE (Français Langue Etrangère) qui dépend de l’UFR 8 avec les sciences de l’éducation.
Cette présence humaine dans un espace précis avec des activités diverses faisant partie de la mission de l’université tout entière se heurte au mur sourd de l’institué et de la bureaucratie. Comment ? « La bureaucratie se justifie elle-même et trouve son explication objective dans la mesure où elle joue le rôle considéré comme indispensable de ‘dirigeant’ des activités productives de la société, et par là même de toutes les autres ». Le même Castoriadis dit que pour résoudre un problème, la bureaucratie crée cent autres problèmes ! (Voir L’institution imaginaire de la société).
Au début, les activités des irrAIductibles, bien qu’elles aient lieu au sein de l’université et dans des séminaires sanctionnés par des diplômes, n’obéissaient pas aux règles strictement définies par le fonctionnement de l’UFR : la participation au séminaire reste ouverte à tous, y compris aux non inscrits car l’analyse institutionnelle n’est pas l’affaire de quelques heureux ou malheureux qui ont réussi à passer par les mailles du filet de la sélection. Cette vision et cette pratique ne sont pas du goût de certains. Ainsi et malgré le travail considérable effectué, le groupe se heurte à la barrière bureaucratique qui décide de s’opposer à la publication de la collection « Transductions » sous prétexte – vrai ou faux - du manque de moyens. L’imprimerie de l’université n’aurait pas pour mission d’imprimer les travaux de recherche des étudiants et autres acteurs. Après avoir réussi à faire imprimer le premier numéro de la collection, Georges Lapassade se heurte à un refus catégorique de mettre sous presse le second numéro, ce qui remet en cause toute la démarche et le travail effectué par le groupe du vendredi. Contrairement à ce qui a été dit publiquement, ce n’est pas moi qui ai manifesté contre cette décision, mais c’est bien Lapassade qui a hurlé dans le couloir du quatrième étage du bâtiment A. Quant à moi, j’ai mis beaucoup de temps pour comprendre ce refus et cette hostilité de la bureaucratie à l’égard des irrAIductibles. Il a fallu trouver d’autres moyens pour poursuivre ce travail éditorial. C’est l’un des analyseurs.
La création de l’AISF était nécessaire à la gestion des tâches qui relèvent de certaines administrations, la poste, la banque, la Bibliothèque Nationale… Aucune autre solution ne s’est présentée pour passer outre la forme associative loi 1901. A peine créée, l’association fait l’objet d’attaques de sa présidente qui n’a trouvé d’autres moyens que d’envoyer sa démission à la préfecture sans prévenir personne. Il a fallu aller chercher cette information ailleurs qu’au sein de l’association. La présidente continue néanmoins de roder autour des irrAIductibles et de nuire à ses membres. Lorsque le problème est posé, la réponse fut simple : tant qu’il n’y a pas d’enjeu, il n’y a pas de problème ! C’était encore notre manière de fuir en avant et de ne pas traiter les problèmes de l’AISF. Cependant quelques-uns d’entre nous considéraient et à juste titre que l’outil doit être préservé comme potentiel de gestion de certaines affaires courantes de nos activités. Ainsi, l’UFR a été sollicitée officiellement par écrit d’une demande de boite postale en 2003, puis en 2006. Bien que la direction ait changé et qu’à son tour elle a été sollicitée officiellement par écrit, l’AISF attend toujours la réponse ! Comment interpréter cela ? Si ce n’est par le mépris de la bureaucratie à l’égard de toute activité dont elle n’a pas le contrôle. Malgré tout, le groupe et particulièrement Aziz Kharouni poursuit le travail de gestion de l’association en remplissant des dossiers de demande de subvention auprès des services de l’université et d’autres instances extérieures, en essayant d’organiser l’envoi par la poste de la revue, le contact avec la Bibliothèque Nationale et la bibliothèque de l’université sans oublier certains libraires. Des rappels et des comptes-rendus sont régulièrement faits lors des réunions du vendredi. Les actions non abouties et les difficultés rencontrées par l’AISF représentent un autre analyseur des irrAIductibles.
L’un des problèmes majeurs, à mon sens et dont je me suis aperçu depuis quelque temps, est l’analyse interne. Malgré des efforts et des appels répétés à engager cette analyse, notre groupe a toujours eu beaucoup de mal à engager ce processus. Je rappelle que depuis 2002 l’université a connu des réformes structurelles qui ne pouvaient qu’avoir des conséquences parfois néfastes, notamment lorsqu’elles ne sont pas analysées par ceux qui ont la charge de les mettre en application. A ce sujet, les irrAIductibles ont tenté quelques initiatives en publiant un numéro de revue : L’école et L’université en question et une brochure pour le colloque de 2005 :Les irrAIductibles, Dossier, éléments d’analyse interne, Colloque international d’analyse institutionnelle, Université Paris 8, juin 2005), mais il n’empêche qu’ils (les irrAIductibles) ont brillé par leur absence sur les terrains du débat et de la contestation (le mouvement Sauvons la recherche au niveau national, les états généraux de l’université…). Peut être parce qu’ils n’arrivent pas à avoir une vision globale des questions qui ont d’une manière ou d’une autre un impact sur le quotidien. Je me contente ici de deux exemples : La mise en place du LMD a eu pour conséquences immédiates le renforcement du contrôle des cursus universitaires par la bureaucratie et l’accélération des procédures d’exclusion dont faisaient l’objet les étudiants étrangers notamment venant des pays du sud. Les enseignants doivent abandonner le travail d’accompagnement pour se consacrer presque exclusivement aux tâches de suivi administratif et du contrôle « des connaissances » par les notes. Le mouvement des irrAIductibles est affecté par les conséquences de cette réforme.
Peu importe, la position du pour ou du contre la réforme, très souvent c’est le déséquilibre des rapports de forces qui détermine la partie qui l’emporte, sauf lors de mouvements exceptionnels rares qui parviennent parfois à mettre en échec une réforme ou à en proposer une contre réforme. Pour nous, le problème est ailleurs, au-delà du pour et du contre, il réside dans la traduction pratique des décisions et leurs conséquences sur nos visions et nos pratiques en tant que mouvement d’action et de pensée. Force est de constater que notre analyse ne dépasse pas souvent le point de vue éphémère et profane, c’est-à-dire de résignation et d’adaptation spontanée en renonçant ainsi aux principes qui fondent notre action, ne gardant ainsi que « l’institutionnel » comme fatalité et en mettant de côté l’analyse.
Exemple de ce que j’avance ici : Le laboratoire de recherche en analyse institutionnelle avait pour vocation de rassembler les institutionnalistes, ce que René Lourau faisait en tant que directeur de cette structure. Ce labo est en fait un sous labo des Sciences de l’éducation, sa fonction réside dans sa relative autonomie et dans son mode de fonctionnement qui répond aux exigences de la démarche institutionnaliste. Les divergences entre ses membres survenues à la suite de la mort de Lourau, ont conduit notre groupe les irrAIductibles à avoir une vue et une pratique encore plus autonome voire même ouverte sur tous les labos du département, que l’on soit membre ou non d’un tel labo ne constituait ni un avantage ni un inconvénient à faire partie des irrAIductibles. Petit à petit et suite à la réforme, le redéploiement des labos se met en place. Les étudiants inscrits en troisième cycle sont emballés dans un labo auquel appartient le directeur de recherche par obligation. Le LEC se dissout dans un labo Experice qui rassemble une partie de Paris 8 et de Paris 13 mettant ainsi en application des directives ministérielles. Ce labo a mis cinq ans pour reconnaître les irrAIductibles et pourtant les professeurs irrAIductibles y sont membres depuis sa création. Il a fallu une décision d’une commission extérieure et hiérarchique pour que cette reconnaissance devienne officielle ! Cependant, cette reconnaissance formelle sur le papier n’a eu aucun effet sur le terrain. Lorsque l’on pose des questions sur la nature du labo, à quoi sert-il, qui en est membre de droit ou de fait, etc. on n’obtient que des réponses évasives. Par exemple, lorsqu’on demande si un étudiant en troisième cycle est membre à part entière, la réponse sur le papier d’inscription est positive, mais lorsqu’on demande est-ce que l’étudiant doit avoir son mot à dire, quelle est sa participation aux activités du labo, de la conception à la mise en place des programmes et leur mise en œuvre, la réponse est une fuite en avant derrière les tâches dites administratives, utiles et nécessaires sans aucun doute. Mais, ces questions sont-elles pour autant une barrière qui empêche la participation des étudiants ? Notre groupe a posé la question à plusieurs reprises et jusqu’à présent le nom du groupe ne figure que comme un maquillage sur la brochure du labo. Notre activité n’est pas prise en compte et nous ne sommes associés à aucun débat ou décision interne du labo.
Toutefois, nous constatons que les méthodes pédagogiques développées par notre groupe depuis plusieurs années sont reprises par ceux-là mêmes qui nous sont hostiles : je songe au compte-rendu de cours ou de séminaire, à l’animation de plusieurs profs d’une même séance, la mise en place des listes Internet et l’organisation des rencontres ou des colloques par les étudiants, la pratique du journal…etc.
Les irrAIductibles sont donc en théorie membres du labo Experice, mais non pas dans la pratique, sauf pour un prof ou deux. Les liens entre les deux n’ont fait l’objet d’aucune discussion dans le sens où notre groupe l’entend, c’est-à-dire débattre de tout ce qui concerne le labo, sur le plan matériel, de la recherche, de l’organisation, etc. et définir notre rôle et notre place dans cette structure, soit en tant que groupe, soit individuellement. Le labo et les irrAIductibles autre analyseur.
Parmi les effets de la réforme dite LMD mise en place dans le département sur les études et les étudiants, on peut citer le renforcement de la gestion administrative et le contrôle des parcours obéissant à la logique comptable, statistique en dépit de tout bon sens intelligible. L’étudiant doit désormais faire preuve de la « bonne » gestion du temps par sa présence au cours, de la validation d’un maximum d’EC, d’obéissance au programme d’étude imposé qu’il soit ou non d’accord. Il doit intégrer la concurrence entre les étudiants par crainte de se retrouver exclu du cursus. Par ailleurs, l’ambition affichée reste la même, c'est-à-dire former des chercheurs. On voit bien dans ces conditions le type de chercheur que l’on va former.
Notre groupe n’échappe pas aux effets cités, du fait de son caractère hétéroclite, trans-générationnel, transdisciplinaire, interculturel, et de ses objectifs qui consistent à renforcer le travail collectif à approfondir les thèmes de recherche, à fédérer les gens de tout horizon, bref à combattre la reproduction et à stimuler la création ; ceux qui souhaitent nous rejoindre sont atteints par les effets néfastes de la réforme. Cette problématique non plus n’a pas fait l’objet de débat entre nous. Nous la subissons passivement.
L’autogestion n’est pas seulement un slogan que l’on agite à l’occasion et encore moins un objet d’étude, laquelle une fois effectuée se retrouve dans les archives poussiéreuses que personne ne consultera ; bien au contraire, elle doit être un mode de fonctionnement continu et mis en place chaque fois que cela est possible, c’est une option incontournable et une alternative aux autres modes de fonctionnement qui ne fonctionnent pas. Les autres modes d’organisation ont atteint leur limite voire pour certains ils sont devenus obsolètes.
Depuis son apparition, notre groupe a mis en avant l’autogestion et ce dès les premiers regroupements en 2000 en passant par la création des autres dispositifs, la revue, la collection, l’AISF, les séminaires de mardi et les rencontres du vendredi. Mais, nous avons échoué dans la formalisation de ces procédures autogestionnaires, notamment à la suite du séminaire du nom de l’autogestion animé au départ par un prof, mais qui est devenu petit à petit totalement autogéré. Une décision a été prise pour transcrire l’expérience dans un numéro de revue. Au bout de deux ans, deux coordinatrices se sont succédées sur cette tâche, en vain. Après cinq années, le travail n’est toujours pas fait. Cela montre à quel point la conviction dans l’autogestion est atteinte chez nous.
Lorsque l’on est convaincu de la nécessité de l’autogestion et que l’on traîne les pieds au moment où il faut la mettre en pratique, on est contraint d’essayer de comprendre ce paradoxe dans le fonctionnement de notre groupe. Inutile de démontrer qu’en l’absence de l’autogestion, la vie des groupes - n’importe lesquels d’ailleurs - continue le plus « normalement », mais à un moment ou à un autre, un type de fonctionnement prend le pas sur d’autres. Georges Lapassade a utilisé une fois le mot secte pour qualifier le groupe du laboratoire de recherche en analyse institutionnelle. Une autre fois, parlant de quelqu’un d’autre, il a dit que celui-ci fonctionne sur le modèle de la cour. Il a fait la même remarque sur les irrAIductibles. Je trouvais excessive cette remarque, estimant à l’époque que tout un chacun est libre de choisir le groupe avec lequel il se sent bien. Il est vrai que certains universitaires ne se sentent bien qu’en ayant autour d’eux des admirateurs qui viennent les écouter ici ou là. Parfois, cela se traduit par la création formelle ou non d’école de pensée. De nos jours, ce phénomène existe encore.
Or dans notre groupe, il y a eu une ébauche de débat sur la question du maître et des disciples autour de la notion de maîtrise. Les rencontres des uns maîtres et des autres disciples dans des relations d’échanges voire même contradictoires auraient pu avoir pour but d’asseoir et de renforcer un mouvement critique de pensée et d’action. Mais le phénomène de la cour a pris le pas non seulement sur l’autogestion, mais aussi sur cette possibilité. Comment ? L’auteur d’une œuvre importante exerce une certaine autorité sur les étudiants. Ceux-ci sont fascinés et subjugués par le maître et cherchent à s’approcher de lui. Mais quelles sont leurs motivations ? On ne peut pas porter de jugement sur les motivations de chacun, mais on peut tout au moins essayer de comprendre le phénomène en partant de ce constat : tout individu a une stratégie dans la vie en fonction de laquelle il adopte des tactiques qui ne sont pas univoques, d’où les phénomènes de séduction, répulsion, amour, haine, rapprochement, éloignement, sincérité, opportunisme, vérité, mensonge, tricherie, … Ceci reste relatif à la situation, à l’instant et en fonction de ce qui on a en face. La relation, qui à priori devrait pousser vers l’autogestion avec le renforcement du collectif, se transforme en « relation de la cour », courtisanerie régie par la grâce ou la disgrâce attribuée à un tel ou à un tel en fonction des impératifs des situations. Cela favorise la concurrence et la lutte entre les courtisans non seulement pour bénéficier de la grâce ou échapper à la disgrâce, ce qui ne relève que de la tactique, mais pour atteindre un but lointain qui est de faire partie « de la noblesse » universitaire en ce temps de crise. Tous les coups sont donc permis : l’élimination des concurrents, les coups bas, le rabaissement des autres, la recherche du leadership, se rendre disponible même aux tâches les plus difficiles, cacher l’information aux concurrents… Il faut noter que tout acteur est en même temps observateur, il observe les autres, il s’observe soi-même tout en agissant et en se corrigeant en fonction de ce qui va dans le sens du but affiché ou dissimulé.
L’ensemble de ces impressions n’est pas dû à l’imagination. J’ai constaté cela dans notre groupe, l’exemple d’une réunion d’un vendredi qui s’est transformée en drame avec des énervements et des larmes, l’objet de la dispute étant le comportement d’un tel lors d’une rencontre privée. La discussion fût vive et a duré tout l’après-midi. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres. Mais quel est l’intérêt d’évoquer cela en ce moment ? Eh bien la réponse est simple et réside dans la description de l’état actuel du groupe et des relations entre ses membres. Comment dans ces conditions peut-on faire fonctionner l’autogestion ? Un autre phénomène qui n’a pas été évoqué concerne la prise de décisions qui engagent tout le groupe. Auparavant, les décisions pratiques étaient prises collectivement lors de rencontres auxquelles tout le groupe est convié. Ce n’est plus le cas en ce moment et cela n’est pas sans avoir des effets nuisibles à une certaine cohérence même relative qui a prévalu jusqu’alors. C’est l’un des aspects de la crise.
L’effet de la thèse : ma conception de la thèse ne peut être saisie en dehors du champ des irrAIductibles. Ceux-ci l’ont adopté en tant que fruit d’un travail collectif et représentatif du mouvement et non pas comme un travail de recherche isolé et individuel. Il se trouve que la bureaucratie de l’UFR a été gênée par ce travail sans que l’on en sache à priori la raison. Ainsi, j’ai eu droit à des plaisanteries ironiques et sinistres : Alors docteur ! Qu’est-ce que cela te fait d’être docteur ! Alors tu es descendu des nuages ! Comment tu trouves la bureaucratie ! Le lendemain de la soutenance, dans un contexte qui ne s’y prêtait pas, car il s’agissait d’une journée consacrée à la femme en analyse institutionnelle, il a été dit que le dispositif de la soutenance a provoqué le torticolis aux membres du jury, sic, rien que cela comme dégâts ! Je note qu’aucun membre du jury ne m’a accusé d’être à l’origine de ce mal. Bien au contraire, ils ont tous exprimé le souhait de poursuivre le débat sur les thèmes abordés dans la thèse, ce qui peut-être déplait à la bureaucratie. Tout dispositif, aussi innovant soit-il, est susceptible d’aménagement, de reproche et de critique, encore faut-il que cela émane d’une volonté d’échange constructif et non pas de démolition délibérée. Pire encore, lors d’une rencontre trois mois plus tard, je me suis trouvé face à une opposition systématique à tel point que je me suis demandé si les bureaucrates ne voulaient pas ma peau. Par la suite j’ai compris que ce qui a été visé par ces attaques depuis la publication de la thèse, ce n’est pas ma personne, mais les irrAIductibles en tant que mouvement qui déstabilise et dérange la bureaucratie. Il est plus facile d’attaquer le maillon faible du groupe que de s’adresser aux poids lourds parmi les irrAIductibles, du point de vue statutaire.
La rentrée universitaire me donne raison, car je me suis fait écarté de toute possibilité d’intégrer le corps enseignant en tant que chargé de cours ou de tuteur de cours en ligne, sous prétexte qu’il faut avoir un travail par ailleurs pour pouvoir bénéficier d’un poste, sachant que mon profil de maghrébin ne me facilite pas la tâche à l’université comme ailleurs, car la discrimination par l’origine ethnique est une arme redoutable contre les compétences, notamment lorsqu’elles sont critiques. Faire valoir des arguments contre la bureaucratie, cela relève parfois du domaine de l’impossible et se paie très cher. Comme par hasard, je ne suis pas le seul dans ce cas, nous sommes plusieurs avec un point commun entre nous : nous ne sommes pas français de souche et nous n’avons pas d’attache libidinale à l’institution. Faut-il réclamer un diagnostic sur les embauches à la fac (vacataires, intérimaires, CDD, consultants…etc.) ? Demander cela, c’est mettre le doigt sur un tabou et on connaît bien les conséquences d’une telle démarche, chez les primitifs comme chez les « civilisés » aussi respectables soient-ils ! Au projet de recherche sur la discrimination à l’université proposé en octobre 2008, nous n’avons eu comme réponse qu’un silence et un mutisme inouï, ce qui nous a fait comprendre que nous avons touché à quelque chose qui ronge bien évidemment toute la société française et l’université en tête. Le manque d’intérêt pour cette question chez les irrAIductibles eux-mêmes doit nous interroger profondément.
Lorsque cette question fût posée au sein de notre groupe, d’une manière un peu insistante, elle a pris des dimensions un peu surprenantes. Ainsi, des expressions ont circulé telles que : on ne va pas s’occuper des mendiants, des nécessiteux, il faut aller trouver du travail ailleurs, l’université n’est pas ou est devenue un hôpital de jour. Il faut bien souligner que l’on parle de gens qui ont soutenu des thèses. Il est vrai que ces propos ont été tenus dans des circonstances particulières de colère et d’incapacité à trouver des solutions immédiates, mais cela n’empêche pas l’observateur attentif et impliqué de rester vigilant et de situer tout cela dans un contexte analytique, Freud l’a fait dans Psychopathologie de la vie quotidienne et l’AI considère ces situations exceptionnelles rares comme des analyseurs.
Partant de là, je me permets de renvoyer le lecteur à la quatrième de la couverture de la revue Les irrAIductibles : « …Nous terminerons par la décision fondatrice d’une action, d’une stratégie : le rassemblement des résidus, leur coalition pour créer poétiquement dans la praxis, un univers plus réel et plus vrai (plus universel) que les mondes des puissances spécialisés.» Si l’on considère cela comme un pacte fondateur des irrAIductibles, on peut se permettre de s’interroger sur des possibles dérives idéologiques de notre groupe. Car hormis le caractère humiliant et irrespectueux à l’endroit des irrAIductibles « pauvres », il y a un avant et un après, des notions qui glissent subrepticement dans notre discours et qui tendent à se naturaliser. J’ai eu l’occasion de mettre en garde contre l’usage par exemple de la notion de « capital gens » en disant que cela peut conduire à la banalisation de la vision capitaliste de l’humain, qui le réduit à une valeur d’échange comme n’importe quel autre produit. Le rôle des irrAIductibles vise la lutte y compris idéologique contre ce type de discours et contre sa mise en pratique. Notre rôle est aussi critique vis-à-vis des mots travail, emploi, pauvre, misérable, nécessiteux, riche, sans papier, il faut savoir se vendre, il faut prendre tout ce qui se présente sans discernement ! Non pas en tant que mots isolés, mais dans leur contexte économique, social, politique, institutionnel…
Face à cette dimension idéologique de la crise de notre groupe, il aurait fallu, et il est encore temps d’ailleurs de marquer un temps d’arrêt réflexif. Au lieu de cela, nous avons fait le choix de continuer comme si rien n’était. A l’image de quelques scènes qui n’existeraient probablement jamais, comme un bataillon en guerre qui abandonne ceux qui se blessent dans la bataille et continue comme si rien n’était, ou encore une équipe qui continue à jouer tandis que plusieurs de ses joueurs restent à terre à cause de leurs blessures.
Notre groupe vient de perdre Georges Lapassade l’un de ses membres fondateurs. Le travail d’accompagnement de cette disparition est formidable sur le plan humain. Il reste maintenant à définir les effets de cette perte sur nos modes de fonctionnement interne comme externe et pour ce faire, ce temps d’arrêt et d’analyse reste nécessaire. Je peux en dire autant de la disparition d’Aziz Kharouni.
Ne pas savoir marquer un temps d’arrêt dans de telles circonstances ne peut que nous conduire dans le mur, ou nous enfoncer dans des problèmes qui en s’aggravant deviendront insolubles. Le fait de faire comme si de rien n’était et de continuer à recruter des nouveaux, en les invitant à monter dans un train en marche sans qu’ils sachent d’où il vient ni où il se dirige, risque d’accentuer certains phénomènes cités dans la crise des irrAIductibles.
Qui sommes nous ou que sommes nous devenus ? Un grand groupe constitué de trois catégories : Ceux qui servent, ceux qui se servent et ceux qui s’en servent. Si dans les faits et dans l’action, ces trois catégories étaient dans un équilibre interchangeable, il n’y aurait rien à ajouter. Tout irait bien et on ne parlerait pas de crise. Or, il se trouve qu’autant sur le plan quantitatif que qualitatif, le déséquilibre est frappant et ce pour plusieurs raisons : à l’origine de la création de la revue, nous étions environ une cinquantaine à participer au séminaire de l’AI, enthousiastes et motivés par la nécessité de s’exprimer et de défendre ce paradigme dans une situation de tension où des forces se mettent en mouvement. La revue consacre cette tendance. Des moyens ont été trouvés pour la lancer. Il n’était pas question d’un projet durable et à long terme. Mais la nécessité faisant loi, unanimement nous avons décidé de poursuivre la production en tentant à chaque fois de réfléchir aux moyens de faire vivre la revue. Les jours et les années passant, chaque numéro devient une épreuve de plus en plus difficile et le petit groupe qui la fait vivre s’épuise et n’arrive pas à assurer la tâche. Le problème se pose à plusieurs reprises, mais aucune solution n’est trouvée. En juin 2007, il a été question de dissoudre la revue. Majoritairement, nous étions contre cette solution à condition de traiter sérieusement le problème. Par miracle, des numéros supplémentaires ont paru très difficilement, rajoutant des problèmes à ceux qui étaient déjà là.
Dans le cadre d’un exercice NTC (Nouveau chapitre de la thèse) que je vais mettre à disposition, je propose un projet pour faire vivre la revue, je souhaitais qu’il soit débattu, remanié ou même rejeté à condition de le remplacer par un autre qui serait plus viable. Jusqu’à présent, je constate une absence de volonté de faire vivre un tel projet. Comment peut-on expliquer cela ? Par l’absence d’une analyse approfondie de qui nous sommes, que voulons nous faire, de quels moyens pouvons-nous disposer et comment les obtenir ? Quelle est notre politique éditoriale ? Distinguons-nous entre ce qui relève de la propriété privée et ce qui relève du bien collectif ? Quel lien établissons-nous entre la publication par le canal de l’édition relevant du marché et celle des irrAIductibles ?
L’ensemble de ces questions et bien d’autres reste posé. Concernant les autres activités du groupe comme la liste des irrAIductibles, à quoi sert-elle ? A remplir les boites des membres comme consommateurs passifs d’informations, comme clients potentiels de nos produits ou comme acteurs d’un travail en commun de recherche en analyse institutionnelle interculturel et planétaire ? Quelle vision allons-nous développer sur ce que l’on appelle les technologies de la communication au-delà de leur caractère d’outil de lien formel ? Notre liste a été conçue au départ comme moyen de partager des connaissances entre ceux qui le souhaitent sous forme de réseaux qui peuvent se multiplier, avec bien sûr des rencontres physiques d’étapes : séminaires, réunions, colloques pour faire vivre le mouvement réellement, physiquement et non pas seulement virtuellement. Les cours en ligne représentent une des alternatives possibles à la situation de crise du « savoir » universitaire, mais cela devrait s’accompagner d’une approche critique fondamentale de l’institution « du savoir » comme de n’importe quelle autre institution.
Je peux continuer ainsi à poser des questions, mais le but de mes propos n’est pas seulement les interrogations. C’est une initiative d’intervention visant d’abord la description de quelques aspects de la crise actuelle des irrAIductibles, et par la suite la provocation d’un débat de fond sur les problèmes et les questions posés, afin de trouver collectivement des voies de sortie de cette crise.
Reste la question fondamentale qui détermine l’existence même des irrAIductibles en tant qu’entité : comment souhaitons-nous continuer à exister ? Est-ce en tant que groupe dépendant et lié à la fac (Paris 8, sciences de l’éducation, Experice), ou en tant que groupe complètement autonome et ouvert sur le monde, ou encore comme c’est le cas actuel : ni l’un ni l’autre, alors que dans la pratique, on prétend que l’on est dans les deux ? Quelle option allons-nous privilégier ? A mon sens, tout dépend de la réponse à cette question, certes déjà posée mais qui attend toujours notre réponse.
L’option choisie ou subie jusqu’à présent montre bien ses limites et si elle est maintenue en l’état ; il faudra reprendre la réflexion sur ce que j’ai abordé ci-dessus à savoir définir exactement les types de rapports entre les irrAIductibles et les instances universitaires : quelle autonomie, quelle dépendance, quels effets positifs ou négatifs par rapports à nos actions et nos productions, quelles sont les perspectives et les attitudes à adopter, comment peut-on être à la fois critique affirmatif, constructif ou négatif et dans quels buts. Notre démarche a besoin de clarification, afin que nos différents interlocuteurs puissent nous comprendre et saisir nos différences et les contradictions que l’on pose.
La seconde option consisterait à devenir complètement autonome par rapport à l’université et à mettre en place d’autres dispositifs à inventer librement sur des bases nouvelles.
La troisième option, qui risque de s’imposer naturellement si l’on baisse la vigilance et que l’on abandonne petit à petit nos fondamentaux institutionnalistes historiques, serait de se fondre dans l’institution et de s’y perdre à jamais.
Il s’agit de l’ouverture d’un débat qui tient compte des dimensions idéologique, politique organisationnelle et libidinale de cette crise.
Le lecteur de ces lignes doit avoir en tête en me lisant que j’ai volontairement évité de nommer les personnes citées, afin d’éviter tout amalgame ou confusion dans mes propos. Lorsque je cite des noms, je le fais avec une attitude positive. Lorsque je parle des bureaucrates de la fac, je considère cela comme un masque que ces acteurs portent de temps à autre en tant que fonction, ce qui ne signifie nullement que j’ai d’autres reproches à leur faire sur le plan humain ou dans leur fonction en tant que profs ou auteurs, ou chercheurs ou amis.
L’écriture de ce texte s’inscrit dans une démarche critique affirmative, c’est-à-dire que je m’inscris dans l’histoire de notre mouvement, dans ses avancées, ses réalisations comme dans ses blocages et ses échecs. Je suis impliqué complètement dans cette histoire.