La crise hégémonique et son avenir (4)
Le gros marronnier de l’« hégémonisme chinois » qui cache la forêt de la formation hégémonique réelle
Il est vrai, naturellement, et c’est là l’élément de réalité sur lequel prospère cette propagande, que la puissance chinoise continentale est en expansion, économique, bien sûr, mais aussi sur les plans commercial, technologique (c’est ici que l’affaire Huawei est exemplaire et exemplairement scandaleuse), culturel (les fameux « Instituts Confucius » se multipliant comme des petits pains…), politique, diplomatique… Il est inévitable que cette expansion en vienne à déranger des positions qui se voyaient bien établies hier encore, brouiller le jeu et l’équilibre de rapports de forces, perturber tout un état des choses que ses principaux bénéficiaires (les puissances occidentales en premier lieu, mais pas seulement – le Japon, aussi bien) tendaient à voir comme l’ordre naturel des choses – dans cette Afrique, par exemple, que les anciennes puissances coloniales européennes et les Etats-Unis ont toujours été portés à voir comme leur arrière-cour9…
Mais après tout, pourrait-on objecter, ce monde liquide où tout est en mouvement, tout est fait de rapports de forces et dont la concurrence est censée être le moteur premier, ce monde de l’économie de marché aux circuits toujours plus allongés, ce ne sont pas les Chinois qui l’ont inventé, ils s’y sont convertis avec le succès que l’on sait, au point de surclasser désormais leurs concurrents dans nombre de domaines et donc, de ce fait même, de bousculer profondément ce qui se percevait comme l’ordre du monde tout en étant qu’un dispositif hégémonique contrôlé par les puissances occidentales. Il est vrai que, de ce point de vue, l’accroissement de la puissance chinoise produit un effet de commotion global : c’est qu’il ne se réduit pas à la dimension de la « guerre » économique et commerciale, ni à celle de la montée de la Chine comme puissance de premier plan dans la politique internationale (la façon dont elle prive progressivement Taïwan de ses derniers alliés et surtout clients diplomatiques n’étant jamais ici qu’une manifestation tout à fait anecdotique de cette ascension)10.
L’effet de souffle, l’effet de commotion de cette montée en puissance a aussi, bien sûr, une dimension culturelle, cette dernière bouscule et renverse toutes les représentations occidentalo-blanco-christiano-centriques de l’Histoire universelle. Les stratégies discursives qui sont ici à l’oeuvre pour tenter de contrer l’effondrement en cours de ce régime des récits qui indexe constamment l’histoire du monde sur l’histoire occidentale sont distinctes : elles consistent à opérer inlassablement une suture entre le particulier et l’universel en faisant la promotion des « valeurs » universelles – les droits de l’homme, la liberté, la démocratie – en tant que celles-ci appartiendraient au patrimoine génétique de l’Occident, par opposition à la Chine et à ce qui s’y rattache. Il s’agit donc bien de faire monter les enchères et de radicaliser la lutte contre la montée de la puissance chinoise en en faisant un enjeu de civilisation – un affrontement culturel et prétendument axiologique, mais dont le fondement racialisé peine de plus en plus à se dissimuler – « le péril jaune » est-il de retour ?
Dans les médias occidentaux où le China bashing est devenu un exercice routinier, les stéréotypes culturalistes racialisés prolifèrent – là où s’impose le pouvoir de l’Un-seul (l’« empereur rouge », l’autocrate tout puissant, le dictateur néo-totalitaire…), prévaut un temps étal et immémorial, celui du despotisme oriental et de la masse soumise – comme si l’on touchait là le soubassement, le socle granitique de la civilisation chinoise…
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Alain Brossat
Publié le 17 avril 2019
https://entreleslignesentrelesmots.blog/2019/04/17/la-crise-hegemonique-et-son-avenir/