Projet de colloque international
(analyse des discours rituels, (post)-traumatiques et cliniques; anthropolinguistique ; ethnographie ; ethnopsychiatrie)
Imprécation et déprécation
À la suite du Colloque international qui s'est tenu sur l'Interpellation, et qui a rassemblé en mai 2008, à Paris (Maison de la Recherche), 36 participants ayant représenté 32 universités et 10 pays (Corela, 2010), la deuxième session sur l'instantané discursif portera sur l'imprécation et la déprécation. Tout comme la précédente session, cette manifestation scientifique s'attachera à décrire et analyser les discours à travers ce qu'ils impliquent de matérialisations brèves ou momentanées. Cette réflexion s'ouvre tout autant aux questionnements spécifiquement linguistiques, qu'à des approches interdisciplinaires liées notamment à l'anthropolinguistique, à l'ethnographie, à la clinique et à l'ethnopsychiatrie. L'analyse du discours elle-même conjoindra les appareils variablement critiques qui s'en dégagent, de quelque manière qu'on aborde, pour reprendre la formule de Dufour et Rosier (2012 : 9), « le programme contemporain de l'analyse du/des discours». Pouvant tirer profit tout autant d'une analyse du discours « à la française» que d'une Critical Discourse Analysis, la question de l'instantané discursif suppose en effet qu'on envisage tout autant ses manifestations comme des matériaux empreints de récurrences et de variations, que comme des objets sociaux (Fairclough et Wodak, 1997). Cette remarque s'applique également aux « pratiques discursives » elles-mêmes, et aux rapports à ces pratiques, y compris à travers les mécanismes par lesquels les discours confirment, légitiment, reproduisent ou repositionnent les relations de domination dans la société (Van Dijk, 1998 : 353).
D'une manière générale, les termes d'imprécation et de déprécation désignent deux types de manifestations discursives qui consistent, pour l'une, à appeler le mal(heur) sur une ou plusieurs personnes, et, pour l'autre, à détourner le mal, ou implorer la réparation ou le pardon. Plus ou moins spontanées (Wright, 2003), mais aussi variablement intempestives, l'imprécation et la déprécation sont liées l'une à l'autre par l'événementialité qu'elles expriment, ainsi que par leurs implications culturelles et les diverses temporalités qui s'y déploient. Elles posent d'autre part la question de la complémentarité qui s'établit entre le verbal et le paraverbal, d'autant que si la plupart d'entre ces manifestations peuvent être abordées à l'appui de leur contenu linguistique, toutes ne sont pas proprement verbalisées. En effet, d’autres matériaux, non dits, n’en demeurent pas moins imprécatifs ou déprécatifs, comme c'est le cas de sorts qui, dans certains contextes, sont « bus » ou « ingurgités ». De même peut-on reconnaitre une consistance imprécative ou déprécative dans des représentations matérielles diverses, comme des figurines, et parmi elles celles qui comportent des dires récitatifs (des Psaumes, par exemple) disposés de manière à « clôturer » une épidémie.
D'un point de vue à la fois ethnopsychiatrique et clinique, l'imprécation et la déprécation sont parties prenantes de processus soit de malédiction, soit, au contraire, de guérison, comme en témoignent les pratiques verbales, ainsi que les répertoires et les pharmacopées qui, de par le monde, s'assortissent de formules et de régularités discursives pour certaines visibles, pour d'autres tenues secrètes (et ce jusque dans leur écriture même : Szulmajster-Celnikier, 1998 ; Damus, 2010). L'imprécation notamment, qui est envisageable à travers de multiples mécanismes, « adresse » (Lachenicht, 1980) certains patients dans une répétition de l’instant discursif, avec dans de nombreux cas des récurrences acoustiques ou prosodiques spécifiques, lesquelles forment autant de résonances auxquelles l'individu est constamment confronté. L'instant imprécatif cristallise alors le tort ou le préjudice provoqué, à moins qu'il ne s'agisse de détourner ou de défaire les termes d'une déprécation antérieure. Par ailleurs et à bien des égards, les entités (saints, divinités, « esprits », etc.) convoquées existent dès lors qu'elles sont nommées, «allocentrées», tandis que dans d'autres cas, des expressions concernées laissent la personne dans l’impossibilité de dialoguer avec ce qui est convoqué, rendant de ce fait l’imprécation sensiblement monologique et verrouillée. Si, comme nous en avertissent Nathan et Lewertowski (1998), l'urgence de ces questions se confirme sur le plan clinique, elles intéressent tout autant l'anthropolinguistique, l'analyse des discours (post-)traumatiques et thérapeutiques, l'ethnographie linguistique, que l'épistémologie des sciences.
L'imprécation et la déprécation seront ici principalement examinées, quoique sans exclusive, à partir de leurs manifestations en discours, autrement dit oralement produites (verbalisées, subvocalisées), écrites, voire les deux combinées. Ainsi pourra-t-on les rapprocher de l'apostrophe à la personne (Détrie, 2006), des discours « reproduits » (Roulet, 1991) et des expressions formulaires (Pradem Sarinic, 2004 ; Torterat, 2006). Le présent colloque cherchera à en déterminer les modes d'analyse les plus probants : par exemple, quelle productivité y a-t-il à envisager l'imprécation et la déprécation sous l'angle de l'onomasiologie (Benveniste, 1969 ; Zimmermann, 1994), ou sous celui de la sémasiologie (Detienne, 1990 ; Saborit, 2008) ? Quels apports respectifs des approches multimodales, lexicométriques, macrosyntaxiques de ces manifestations discursives ?
Quelles parts d'intimation, de sommation et de détournements supposent-elles ? Quel rendement concéder à des notions plus transversales telles que l'euphémie et la blasphémie ? Toutes ces questions, et beaucoup d'autres, méritent d'être débattues dans un esprit de collaboration interdisciplinaire, l'objectif étant d'apporter un maximum d'éclairages sur ce domaine de recherche.
Approches spécifiquement linguistiques :
- nomination, dénomination et paradigmes désignationnels
- aspects interlocutifs et délocutifs de l'imprécation et de la déprécation
- interpellation et contre-interpellation
- violences verbale et paraverbale
- approches multimodales de l'imprécation et de la déprécation
- formes et temps verbaux des expressions imp-/déprécatives
- configurations verbales et averbales des formules
- collocations et récurrences locutionnelles
- phénomènes prosodiques et périphérie (macro)syntaxique
Pistes de réflexion interdisciplinaires :
- imprécation, déprécation et manifestations assimilées : essai(s) de typologisation
- propos comminatoires et calomnies
- parler contre, détourner : quelles complémentarités ?
- manifestations (para)discursives de la bénédiction et de la malédiction
- résistances de la déprécation et de l'imprécation aux initiatives cliniques
- blasphémie et euphémie
- intimation, sommation et vaticination comme «entours» de l'imprécation et de la déprécation
- crachats, regards, régurgitations et autres formes d'extériorisations imp-/déprécatives
- dimensions (/ implications) ethnographiques et ethnopsychiatriques de l'imprécation et de la déprécation
Quelques références :
Benveniste, E. (1969). L'analyse du langage théologique. Le nom de Dieu. In E. Castelli dir., Actes du colloque du Centre international d'Etudes humanistes et de l'Institut d'Etudes philosophiques de Rome .
Rome : Archivio di Filosofia, 71-73 (cf. les Eléments, «blasphémie et euphémie», chap. 18).
Corela (numéro thématique), L'Interpellation, url : < http://corela.edel.univpoitiers.
fr/index.php?id=716 >
Damus, O. (2010). Les Pratiques thérapeutiques traditionnelles haïtiennes : les guérisseurs de la djok. Paris : L'Harmattan.
Detienne, M. (1990). Les Maitres de vérité dans la Grèce archaïque. Paris : Éditions de la Découverte (Coll. « Textes à l'appui »).
Détrie, C. (2006). De la non-personne à la personne : l'apostrophe nominale. Paris : CNRS éditions.
Dufour, F. ; Rosier, L. (2012). Introduction. Héritages et reconfigurations conceptuelles de l'analyse du discours « à la française » : perte ou profit ? Langage et Société 140 : 5-13.
Fairclough, N. ; Wodak, R. (1997). Critical discourse analysis. In T. Van Dijk (éd.), Discourse Studies : A Multidisciplinary Introduction (vol. 2). London : Sage, 258-284.
Lachenicht, L.G. (1980). Aggravating Language. A Study of abusive and insulting language. International Journal of Human Communication 13(4) : 607-687.
Nathan, T. ; Lewertowski, C. (1998). Soigner : le virus et le fétiche. Paris : Odile Jacob.
Poccetti, P. (1998). L'iscrizione osca su lamina plumbea Ve 6 : maledizione o preghiera di giustizia ? Contributo alla definizione del culto del Fondo Patturelli a Capua. In Atti del Convegno Internazionale di Studi in ricordo di Nazarena Valenza Mele, I culti della Campania antica (Napoli, 15-17 maggio 1995) : 175-184.
Pradem-Sarinic, M. (2004). « J'ai vu la couleur de ses yeux ». Imaginaire & Inconscient 13 : 63-78.
Roulet, E. (1991). « Vers une approche modulaire de la structure du discours ». Cahiers de linguistique française 12 : 53-81.
Saborit, I.T. (2008). Justicia vindicatoria. Madrid : Consejo Superior de Investigaciones Científicas.
Szulmajster-Celnikier, A. (1998). Eloge de la prudence méthodologique. La complexité des données décrédibilise la quête d'une langue originelle. La Recherche 306 : 76-81.
Torterat, F. (2006). L'Attribution implicite du genre judiciaire au discours rapporté : l'exemple des locutions assertives de l'« otroi » en ancien et en moyen français. In J.-M. Lopez Muñoz, S. Marnette et L. Rosier (éds), Dans la Jungle du discours rapporté : genres de discours et discours rapporté, Cadix : Presses de l'Université de Cadix, 45-54.
Van Dijk, T.A. (1998). Critical Discourse Analysis. Personal Website (url :
<http://www.discourses.org/OldArticles/Critical%20discourse%20analysis.pdf>).
Wright, R.G. (2003). An Emotion-based Approach to freedom of Speech. University Chicago School of Law 34 : 429-478.
Zimmermann, M. (1994). Le vocabulaire latin de la malédiction du IXe au XIIe siècle.
Construction d'un discours eschatologique. Atalaya 5 : 37-56.
Comité scientifique envisagé :
Tijana Ašić (Belgrade), Lorena Dedja (Tirana), Patrick Charaudeau (Paris 13), Obrillant Damus (Port-au-Prince), Catherine Détrie (Montpellier 3), Ligia-Stela Florea (Cluj-Napoca), Béatrice Fracchiolla (Avignon), Olga Galatanu (Nantes), Françoise Hammer (Karlsruhe), Bertrand Masquelier (Amiens), Paolo Poccetti (Rome), Marianne Pradem-Sarinic (Antilles-Guyane), Thierry Rosso (Nice), Anne Szulmajster-Celnikier (Collège de France), Frédéric Torterat (Nice), Monica Vlad (Constanta)
Calendrier :
- mars 2014 : premier appel à participations (résumés de 6000 à 9000 signes, avec
bibliographie en annexe) ;
- 1er octobre 2014 : date limite de soumission
- décembre 2014 : avant-programme et mise sur site (Hypothèses.org) des résumés des participants ;
- janvier-avril 2015 : organisation pratique et diffusion scientifique (avec notamment le règlement de la question des actes, pressentis chez Peter Lang) ;
- 15 avril 2015 : programme définitif
- mai 2015 : Colloque (Nice, Rome ou Paris)
Transmis par Obrillant Damus
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