La crise de mai
Un petit groupe de Vincennois défile le premier mai derrière la banderole de Vincennes. Les autres manifestants du cortège sont regroupés derrière d'autres banderoles : U.N.E.F., S.N.E.Sup, S.G.E.N.-CF.D.T., M.L.F., G.L.H., Ligue communiste révolutionnaire, travailleurs immigrés de la Sonacotra, U.G.E.T. - provisoire des Tunisiens, etc.
Le lendemain, dimanche, seconde coordination nationale des enseignants à Paris Jussieu : deux motions y sont discutées. Nous proposons un début d'analyse pour expliquer le revirement des présidents : le problème des examens commence à se poser ; il n'est pas le résultat d’un revirement, mais la cause. C’est pour éviter d'ouvrir une crise dans les établissements universitaires sur cette question centrale des examens, pour essayer d'empêcher l'implosion de mai dans les amphithéâtres après l'explosion d'avril dans la rue (Yves Agnès, dans Le Monde) qu'on a voulu mettre fin à la crise. C’est une capitulation.
Le pouvoir n'a cédé sur aucun point, sauf sur une modalité d'application : les formations fondamentales traditionnelles seront maintenues jusqu'en octobre 1979. Cela constitue un simple assouplissement qui n'est incompatible, ni avec les arrêtés, ni avec la première circulaire d'application, à condition d'arrondir les angles et d'atténuer certains effets secondaires de rédaction.
C’est alors que, contre toute attente, le 3 mai, les étudiants, à Vincennes comme ailleurs, ne rentrent pas.
Il y a là, bien sûr, de l'absentéisme saisonnier, bien connu au fond et qui se produit de plus en plus régulièrement, et qui atteint de plus en plus la masse des étudiants. Mais, si ce phénomène saisonnier existe, on ne voulait pas le voir. On ne voulait surtout pas en parler. Il a fallu le mettre au compte de la grève pour que ce drop-out massif commence à être vraiment reconnu et identifié, sans être pour autant compris et analysé.
Vincennes reste à peu près vide.
Le Monde nous apprend cependant que quelques cours continuent à s'y tenir. Information exacte ; elle sera vérifiée par la suite.
Et puis, très lentement, une contre-institution commence à naître, à se donner ses structures, à trouver sa place. Par exemple, une « commission » sur les examens devenues « commission anti-sélection » où des étudiants des différents départements viennent dire ce qui se passe chez eux.
De nombreuses assemblées générales de départements ont lieu : à chaque fois, la grève y est reconduite, sans hésitation, comme une évidence. Dans certains départements, -en Histoire, par exemple, au département de théâtre et ailleurs-, on réexamine les cursus et les contrôles ; on fait des projets de ré-organisation pour l'an prochain.
Des militants du S.N.E.sup déclarent qu'on risque d'attirer sur Vincennes une répression particulière.
Nous défendons, nous institutionnalistes, une thèse contraire dans les AG, de départements. Le statut de Vincennes est expérimental au sens fort du terme. Une intrusion brutale du Ministère ne pourrait produire que la destruction de ce dont il a besoin : un établissement qui sert à la fois de vitrine et de banc d'essai pour l'Université à venir, qui accueille tous les rejetés du système universitaire dans son ensemble, qui assure la formation permanente de 1000 chômeurs des ASSEDIC...
Invalidation des diplômes nationaux ? Ce n'est certainement pas le moment. D'ailleurs, regardez : Le Quotidien de Paris du jeudi 20 mai, à la rubrique « Le point, faculté par faculté » ; Vincennes n'y figure pas.
Ce constat pourrait être fait globalement dans toutes les rubriques de tous les quotidiens parisiens durant ce mois de mai 76. Vincennes, la plupart du temps, n'est pas mentionné. Comme si Vincennes était dans un autre monde, avec un statut tellement différent sans examens terminaux, avec ses crises, ses sexologues et ses étudiants du soir !
Au cours d'un passage à Reims, à la mi-mai, nous avons pris conscience que cette perception de Vincennes par les journaux parisiens était partagée par les militants étudiants ou enseignants des universités périphériques. Alors que Reims suspendait son mouvement, dire que Vincennes était en grève totale, c'était susciter le rire ou le sourire... Sous-entendu: « oui, mais vous, ce n'est pas la même chose ! ».
Comme si ce qui se passe à Vincennes, ou institutionnellement, ou anti-institutionnellement ne pouvait être confronté aux normes ou aux luttes de l'Université française l
Et pourtant l'échéance arrivera.
Pourra-t-on conserver définitivement le système de la licence en 30 U.V. ? Rien n'est moins sûr. Après le 1er octobre 1979, il faudra probablement, si rien d'essentiel n'est changé d'ici là, faire comme pour le DEA et le 3e cycle : demander de nouvelles habilitations qui remplaceront le régime actuel. Mais, parce qu'on en est encore assez loin, on peut remettre à plus tard les urgences qui, fin mai, provoquent l'effritement du mouvement, même dans ses « îlots » les plus résistants.
Grève ou pas, Vincennes continue à fonctionner, finalement, en s'adaptant à la situation du moment. On en a tellement l'habitude ! On dit que tout finit toujours par se résoudre. Tous les grands conflits de Vincennes depuis 1968 ont été résolus et le système, progressivement, s'est renforcé.
Il est même passé, relativement, à travers les dangers que recelait la réforme du premier cycle. On pense toujours que ça va éclater, que les réformes, étant des analyseurs et des éclateurs, Vincennes ne peut pas rester à l'abri de leurs effets.
Mais la réalité est autre. L'apprentissage de la gestion des crises à Vincennes permettra, une fois encore, d'en sortir sans trop de mal.
Reste à savoir, et ceci pour nous est essentiel, dans quelle mesure, à travers cette crise, les Vincennois auront avancé dans l'analyse de leur système, comment ils auront commencé à surmonter l'effet Weber par lequel nos sociétés sont plus aveugles que les anciennes sur leurs propres institutions.
Georges Lapassade
Mis en ligne par Benyounès et Bernadette Bellagnech
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