Augustin : Avant de continuer, je voudrais savoir la place que tu donnes aux IrrAiductibles. Comment situes-tu cette revue dans ce mouvement ?
Remi : Dans le catalogue, le premier catalogue des PUSG sorti hier, nous ne parlons pas des IrrAIductibles. En même temps, tu as pris connaissance de la lettre que j’ai envoyé à Jean Ferreux, directeur de Téraède, qui se proposait de publier notre revue. Je lui explique que la vocation des Irraiductibles sera de s’installer aux PUSG. La question a été débattue assez longuement par le comité de rédaction des IrrAIductibles depuis février. En effet, nous avons une vraie amitié pour Jean Ferreux et la maison Téraède qui publie des ouvrages proches de notre sensibilité. C’est la maison la plus proche de ce que nous voulons faire. J’ai moi-même publié quatre livres chez Jean. C’est lui qui avait trouvé le titre de notre revue en 2002.
Les PUSG vont reprendre un projet de 2001 qui voulait que notre mouvement publie 4 revues : une revue d’analyse institutionnelle. Elle a existé. Ce sont les IrrAIductibles, revue planétaire et interculturelle, qui publièrent 6000 pages entre 2002 et 2008. Nous allons faire un numéro 15 en juin, puis nous aurons une périodicité régulière à partir de septembre. Les autres revues que nous projetions étaient complémentaires des IrrAIductibles.
Il y avait, animée par Jacques Demorgon, La revue interculturelle. Ce projet s’inscrivait dans le prolongement du colloque annuel que nous organisions à Paris 8 sur le thème Pédagogues sans frontières, qui a rassemblé jusqu’à 200 personnes durant 5 jours au mois de juin. Cette revue mérite de voir le jour. Dans quelles formes ? C’est à réfléchir. Ce qui est sûr, c’est que sur ce thème-là, nous avons beaucoup produit et que nous avons très peu publié d’articles, même si nous avons fait de vraies collections sur ce thème. L’existence d’une revue interculturelle m’apparaît comme nécessaire.
La troisième revue serait une revue de pédagogie. En 2002, quand on en parlait, on l’intitulait L’Autogestion pédagogique. Là encore, ce sujet pourrait alimenter pas mal d’initiatives. Thierry Ducrot vient de publier un ouvrage sur ce thème à la Chronique sociale. C’est une réécriture de son master, soutenu sous ma direction.
La quatrième revue devait s’appeler Attractions passionnelles, une revue d’amour et de poésie. Un comité de rédaction s’était constitué et avait produit une liste de 34 numéros à produire. Cette revue, animée par Charlotte Hess et Valentin Schaepelynck, mais aussi Audrey, Liz Claire (devenue depuis chargée de recherche au CNRS), et quelques autres, s’est transformée en émission de radio. La revue pourrait aussi avoir une forme écrite. Tu vois donc qu’il y a une sorte de complémentarité entre tous ces thèmes. Je ferai ce que je peux pour relancer ces idées, car je pense qu’une maison d’édition qui se lance vraiment a intérêt à fédérer des collectifs complémentaires. Les revues organisent des collectifs. Dans ma perspective, une maison d’édition, c’est un carrefour de transversalités et de groupes.
Augustin : En t’écoutant, je suis pris par un vertige de tout ce qui va arriver, par tout ce mouvement, toute cette aventure collective dans laquelle nous sommes tous embarqués. Il y a aussi ce que tu n’as jamais cessé de reprendre à ton compte de la pensée de Charles Fourier ou d’Etienne Cabet, les socialistes utopistes du XIX° siècle. Chez eux, la communauté était un moteur essentiel de la dynamique sociale. Nous sommes en train de toucher du doigt l’expérience de Fourier en développant la dimension de l’édition et de l’université. Une institution est en train de se créer. Je me dis que c’est une manière de répondre à tous ceux qui on critiqué les institutionnalistes, en disant qu’ils critiquent l’institution, mais n’ont jamais fait l’expérience d’institution. En créant une vraie institution avec statuts et contraintes, tu montres que l’on peut vivre l’institution en gardant la légèreté de l’être, qui t’est si chère. Il s’agit de concilier l’aventure et la réalité. Le fait que l’assemblée générale des actionnaires de votre entreprise prenne une jeune étudiante comme PDG de cette maison est la marque que vous reproduisez ce que tu as pu vivre avec G. Lapassade dans les années 1970. Cette aventure est très belle et, je le répète, donne le vertige. On rejoint l’homme et son œuvre. Remi a un nouveau travail qui va lui prendre plus de trente-cinq heures par semaine. Qu’est-ce que les PUSG vont apporter aux sciences de l’éducation et plus largement aux questions éducatives, puisque tu restes un chercheur en sciences de l’éducation, n’est-ce pas ? Comment vois-tu l’avenir ?
Remi : L’éducation est certainement le fondement de notre projet, une éducation pour tous, tout au long de la vie. Cependant, pour moi, je ne me suis jamais restreint à une discipline universitaire. J’ai étudié la philosophie, la sociologie, le droit, l’économie, l’histoire, la psychopédagogie. Les sciences de l’éducation comptent beaucoup pour moi. J’ai dirigé chez Armand Colin la Bibliothèque européenne des sciences de l’éducation, puis la collection Formation des enseignants au moment de la création des IUFM, mais il ne faut pas oublier la suite : la collection Exploration et interculturelle et sciences sociale, la collection Ethnosociologie, la collection Anthropologie, la collection Anthropologie de la danse. C’est-à-dire que le découpage et la réduction des disciplines universitaires ne correspondent pas au projet des PUSG qui vont développer des recherches impliquées en histoire régionale ou autres. Rien de ce qui est humain ne nous est étranger. Les disciplines peuvent aider à approcher des objets, mais il faut en convoquer plusieurs pour aborder le réel que nous vivons. En fait, doivent concourir à l’éducation toutes les formes impliquées des sciences humaines ou sociales.
Je profite de cette question pour annoncer la création prochaine d’une collection Figures que j’avais envie de nommer La galerie des hommes utiles, titre d’une collection lancée par les Le Playsiens au XIX° siècle. J’envisage une série femmes et une série hommes. J’écrirai moi-même le Joachim de Flore et le Le Play. Ce seront des livres de 150 pages qui présenteront un personnage qui a joué un rôle important dans le changement social de son temps. On y retrouvera des théologiens, des philosophes, des travailleurs sociaux, des anthropologues, des éducateurs, des politiques et praticiens du développement social. Cette idée de collection, je voulais la réaliser aux Presses Universitaires de Vincennes, mais du fait de l’archaïsme de notre gouvernance, cela n’a pas marché ! Car si, dans mon expérience d’éditeur, il y a eu 12 collections qui ont fonctionné sous ma direction, il y a eu aussi de gros projets comme Figures ou Philosophies (projet sur lequel nous avons travaillé deux ans avec Gabrielle Weigand), et qui n’ont pas abouti pour des raisons différentes dans chaque cas.
L’avantage d’avoir une jeune femme de 23 ans comme PDG d’une entreprise, c’est son ouverture au neuf. Elle peut entendre mes propositions et voir leur utilité sociale, étant elle-même étudiante impliquée, ayant quelques résistances à lire ces ouvrages universitaires qui manquent trop souvent la prise en compte nécessaire du lecteur par les auteurs. Dans une maison d’édition, on part d’abord des idées du patron, c’est lui le véritable auteur aujourd’hui. Celui qui a l’argent, on lui attribue le pouvoir. On lui fait même croire qu’il a de bonnes idées ! Ensuite, il y a les idées des directeurs de collection ou des auteurs. Pratiquement jamais on ne ressent le besoin de donner une place aux lecteurs. Nous sommes de vrais pédagogues. Nous pratiquons l’improvisation pédagogique, c’est-à-dire que nous construisons nos cours en tenant compte des personnes que nous avons en face de nous. Nous aimons mettre à la disposition de nos étudiants des textes non seulement qu’ils peuvent comprendre, mais en plus qui les mettent en action, qui les aident à agir. Puisque notre public est constitué de personnes déjà engagées dans la vie sociale en France ou à l’étranger, il faut écouter notre public !
Augustin : En t’écoutant, je repense à une formule d’Erasme : « Ma patrie, c’est là où je me sens bien ! ». Dans le cadre de cette description de ton atelier, c’est notre troisième entretien. On y trouve à la fois de la nostalgie, et une projection sur le futur. Les projets sont là. Il y a même de nouveaux projets qui émergent dans la dynamique même de cet entretien (Figures). Cet échange est pour moi un moment très fort. Moi, qui suis un lecteur nécessaire de ton œuvre, moi, qui me bats pour mettre cette œuvre à la portée des étudiants, je connais l’homme. Remi, tu présentes plusieurs facettes. Remi, c’est à la fois l’imprévisible, l’aventurier, le stratège. Il nous reste surtout cette capacité spécifique que tu as à rebondir, de saisir le présent dans le moment. Est-ce qu’aujourd’hui, R. Hess est devenu un sage ? Dans un contexte tendu où tu viens de vivre des difficultés à l’Institut catholique, où tu découvres qu’une cousine t’a dénoncé auprès de ton employeur comme un mauvais chrétien, où tu as à faire face à des incompréhensions bureaucratiques… tu rebondis ! Tu rebondis constamment. A ton âge, d’autres pensent à leur retraite. Toi, où es-tu ?
Remi : Ta citation d’Erasme me fait sourire. Un long compte-rendu paru en 1981 dans la revue Connexions, à propos de mon livre Le temps des médiateurs, le socianalyste dans le travail social, l’auteur disait en conclusion : « Finalement, la socianalyse, c’est ce que fait R. Hess là où il est ! ». C’était un peu ironique, mais c’est vrai que beaucoup de situations que nous vivons sont des analyseurs et qu’il faut les vivre comme tels ! Il faut écrire son journal pour prendre la mesure de ce que nous sommes par rapport à d’autres. Marc-Antoine disait que lorsqu’on croise un ivrogne vomissant sur le trottoir, il faut l’observer et écrire ce que l’on avait vu dans ses carnets. Selon lui, il y a à tirer des gens de bien, mais davantage encore des « méchants », des « vicieux ». Selon lui, décrire l’ivrogne nous invite à avoir un rapport contrôlé à l’alcool. Pour lui, on ne peut pas concentrer toutes ses observations sur les héros. Il faut être attentif aux situations de crise, à tous les tordus qui nous entourent. Compte-tenu du fait qu’un de mes oncles a été dénoncé à la Gestapo et déporté, je ne pensais pas que la délation puisse être une pratique familiale. Elle l’est ! Il faut penser à partir de là. C’est ce que je tente de faire dans mon journal Le moment de l’épreuve. Comment surmonter l’épreuve ? C’est en partant de l’épreuve que l’on peut explorer des possibles ! Ma devise d’enfant était « Quelque soit l’obstacle ! ». Longtemps, j’ai été coureur de haies. Il me fallait passer, quoiqu’il arrive, quitte à renverser l’obstacle. Aujourd’hui, je contourne les obstacles. J’essaie de ne plus rentrer dedans.
En fait, sur le long terme, je crois que je suis des fils rouges qui ne sont pas inscrits dans la temporalité bureaucratique. En prendre conscience me permet de me construire en dehors des identifications institutionnelles. Je travaille à la fac de Paris 8, c’est certain. J’ai cru que je pourrais être utile à Catho, où j’espérais mettre en place un doctorat à distance, une chose impossible à Paris 8, du fait du conservatisme de la gouvernance. Finalement, ce n’est pas possible non plus à la Catho où la doyenne a pris ombrage de ce chantier, où les éléments réactionnaires de ma famille ne m’y voient pas à ma place... Pour eux, il faut aller à la messe le dimanche pour enseigner la philosophie ! Je ne suis pas sûr qu’ils aient raison. Mais, c’est ainsi. Il y a des personnes qui vivent encore au temps du Père (les soldats qui voient le monde à travers le filtre binaire : les alliés et les ennemis), d’autres sont déjà au temps du Fils (comme les moines du XII° siècle, ils développent les métiers). Moi, je crois avoir eu la chance d’accéder au temps de l’Esprit (celui de l’amour et de la création artistique). C’est une chance pour moi, mais je ne veux pas scandaliser. Dans notre société, il y a plusieurs demeures dans la Maison du Père ! Du coup, pour prendre une expression de mon père, je me dis : « Bien faire et laisser braire ! ». Donc, je déserte les terres archaïques, et je crée ma propre université, avec ses services : notamment les Presses.