La crise hégémonique et son avenir
Le gros marronnier de l’« hégémonisme chinois » qui cache la forêt de la formation hégémonique réelle
Les questions mal formulées n’appellent que des réponses biaisées et des débats sans objet. Il en va ainsi, au premier chef, de la question de savoir ce qu’il en est des « ambitions hégémoniques de la Chine », de son hégémonisme et des dangers pour l’Asie orientale et le monde entier que ces desseins recèleraient.
C’est là en effet une question amputée de l’essentiel de ce qui pourrait y faire sens : à supposer qu’une telle intention, tentation ou propension existe -, dans quel contexte un tel dessein s’affirmerait-il, à quoi s’opposerait-il ? Et puis, surtout : qu’entend-on au juste ici par hégémonie, hégémonisme ?
S’il est une chose qui est visible, tangible, vérifiable en tant qu’elle dessine les contours d’une époque et d’une actualité – la nôtre -, ceci tout particulièrement en Asie orientale, c’est bien l’hégémonie états-unienne. Il n’y a pas de bases militaires ni de troupes chinoises stationnées aux Philippines, en Malaisie ni même en Corée du Nord – il y en, « américaines » (états-uniennes), à Okinawa, en Corée du sud, naguère aux Philippines… La marine de guerre chinoise ne patrouille pas entre la Floride et Cuba, les incursions de la flotte américaine dans le détroit séparant Taïwan de la Chine continentale se multiplient. Les Etats-Unis considèrent, depuis la victoire sur le Japon, le Pacifique comme une sorte de « Mare Nostrum » sur laquelle ils exercent un contrôle global, l’Etat chinois établit, en mer de Chine méridionale un glacis maritime appuyé sur quelques îlots dont la souveraineté lui est âprement disputée par plusieurs Etats de la région – ce n’est pas là tout à fait la même échelle des ambitions « hégémoniques »…
En termes de quantité et qualité des armements les plus avancés (bombardiers, chasseurs supersoniques, sous-marins nucléaires, systèmes de communication électroniques…), le gouffre demeure abyssal entre les Etats-Unis et la Chine. En Asie de l’Est, la puissance hégémonique américaine bénéficie de relais solides aux portes même de la Chine, avec des alliés qui parfois se conduisent comme des clients, au Japon, au Corée du Sud et à Taïwan – partie intégrante de l’empire chinois, jusqu’à ce qu’un traité léonin ne le lui arrache, en 1895, suite à une guerre perdue contre le Japon.
Et puis encore ceci : la Chine dispose-t-elle dans le monde de bases relais du contrôle global qu’elle exerce qui soient comparables à celles dont sont dotés les Etats-Unis dans des pays comme la Turquie, l’Allemagne, divers pays de l’Est européen et des pays baltes – j’en oublie sans doute ? Où peut-elle s’appuyer, dans sa stratégie de développement de son influence à l’échelle globale, sur des puissances vassales voire clones telles qu’Israël et l’Arabie saoudite et qui permettent d’asseoir ses intérêts stratégiques au Proche-Orient ? Où la Chine a-t-elle pratiqué, à des dizaines de milliers de kilomètres de son territoire, un droit d’ingérence comparable à ce que les Etats-Unis ont pratiqué en Irak et, en sous-main, en Libye, et qui a jeté ces pays dans un chaos durable ?
Le sens de cette énumération n’est assurément pas de dresser un portrait flatteur de l’Etat chinois et de sa politique étrangère, mais simplement de faire revenir dans le débat sur l’hégémonisme chinois, entièrement placé sous le signe des fantasmagories, quelques éléments de réalité. Il ne s’agit évidemment pas de dire que la Chine n’a pas d’ambitions globales, en termes de développement de sa puissance économique (la fameuse « conquête des marchés » – mais qui n’est pas un crime, dans une économie de marché globalisée) et d’accroissement de son influence dans la politique mondiale. Il s’agit simplement, si l’on tient absolument à mettre en avant le motif de l’hégémonie, de rétablir un minimum de sens, d’éléments de rationalité, dans un présent où ce motif est devenu le mantra, la poudre aux yeux, de toutes les propagandes.
Il y a de l’hégémonie – la chose ne fait pas de doute. Il y a bien une formation, un système hégémonique qui s’est mis en place à l’échelle mondiale et de façon particulièrement visible en Asie orientale, et qu’on appelle parfois « Empire américain », Pax americana, système de sécurité collective chapeauté par les Etats-Unis, etc. Que ce système ait eu, depuis 1945, à affronter un certain nombre de défis et de crises, après la Révolution chinoise, c’est de notoriété publique (la guerre du Vietnam en fut l’épisode le plus saillant et le revers le plus cinglant pour la puissance états-unienne), mais cela ne l’a pas empêché de se maintenir, globalement, de traverser la Guerre froide, après le pat coréen, et même d’enregistrer quelques succès appréciables – au premier rang desquels l’écrasement des mouvements communistes et progressistes en Asie du Sud-Est.
Ce qui est de notoriété tout autant publique, c’est que depuis quelque temps déjà, ce système de sécurité (cette machine hégémonique) est entré en crise. Mais avant d’aller plus loin sur ce point, demandons-nous : pourquoi parler ici d’hégémonie et pas tout simplement, d’un terme plus simple, de domination ? Le terme hégémonie fait sens ici à condition que soient pris en compte trois facteurs : en premier lieu le fait que dans l’hégémonie entrent en composition des éléments hétérogènes. Ce qu’on appelle « hégémonie américaine », pour faire simple, repose sur l’agencement stratégique de dispositifs dans lesquels entrent en compositions des alliances (des traités entre les Etats-Unis et des puissances locales, par exemple), des facteurs politiques, mais aussi économiques et culturels, des complémentarités et des tensions, etc. La question du sujet de l’hégémonie est toujours compliquée par ces effets de montage, en évolution constante, flexible, variable. L’hégémonie est compatible avec le composite et même l’hétérogène – l’exportation des valeurs de l’Occident comme valeurs « démocratiques » est compatible, dans le cadre de l’hégémonie américaine, avec le soutien actif apporté par la Maison Blanche et le Pentagone à des dictatures sanglantes et des autocrates (moins ouvertement maintenant, mais toujours un peu quand même – L’Arabie Saoudite, l’Egypte entre autres). A ce titre, le sujet de l’hégémonie tend à perdre en visibilité, l’hégémonie elle-même prend un caractère diffus.
D’autre part, l’hégémonie ne se met pas en œuvre et ne se maintient pas sous une forme exclusivement brutale, en recourant à la force, loin de là. Ce n’est pas seulement qu’elle ne s’établit solidement en mettant de solides relais locaux, là où elle étend son influence et impose ses règles. C’est aussi qu’elle fonctionne aussi comme un système de conquête plus ou moins soft des modes de vie, des façons de penser, de faire – ceci bien au delà, donc, des formes d’emprise exercées sur les populations de manière autoritaire. C’est ce qu’on a appelé couramment l’américanisation ou l’occidentalisation des formes de vie, ce qui suppose la transformation et des manières de penser et des manières de vivre (way of life). Ce qui suppose, toujours, un affrontement entre le monde des traditions et la nouveauté (le « moderne ») incarné par les formes hégémoniques importées, transportées dans les espaces hégémonisés. Pas d’hégémonie exercée en dehors de ces formes de colonisation douce, de l’empire romain à l’empire américain. Mis à part la multiplication des restaurants de cuisine chinoise dans les pays du monde entier – découlant surtout de la dissémination des diasporas chinoises -, je ne vois pas très bien ce qui, sous les auspices du supposé « hégémonisme chinois », pourrait aujourd’hui constituer l’équivalent de ce à quoi l’on a assisté en Asie de l’Est, en matière d’américanisation du mode de vie et des modes de pensée, ou plutôt d’hybridation des modes de pensée locaux avec ces formes nouvelles résultant de l’hégémonie établie sur les rapports de force issus de la victoire contre le Japon.
Enfin, dans l’hégémonie, entrent en compte les facteurs et soucis de légitimation, ce qui n’est pas le cas dans une configuration où la domination s’exerce d’une manière brutale, sans se soucier de formes. L’hégémonie, c’est donc aussi toute une cosmétique des valeurs, des « idéaux », de l’« universel », etc.
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Alain Brossat
Publié le 17 avril 2019
https://entreleslignesentrelesmots.blog/2019/04/17/la-crise-hegemonique-et-son-avenir/