LA FUSION INSTITUTIONNELLE
Passons tout de suite à la conséquence principale qui résulte de ce système, qui va déterminer les caractères essentiels du phénomène institutionnel.
Etant donné la coagulation, dans un même ensemble, de gens différents et souvent opposés, il va se produire ce que j'appelle un effet de creuset. Les éléments plus ou moins artificiellement réunis vont se mettre à jouer les uns sur les autres, ce qui veut dire, dans la pratique, que les individus englobés là-dedans et qui se trouvent dans des positions et des configurations différentes vont s'influencer, se nuire ou s'entraider, évoluer les uns par rapport aux autres, se construire en référence les uns aux autres. Du magma constitué par l'institution va sortir un humain particulier, marqué profondément par celle-ci.
Si l’institution a, par elle-même, un tel effet sur le groupe qui est à l’origine de sa fondation et sur les gens qui en font partie, s’ensuit-il qu’elle ne fasse plus qu’un avec ce groupe et avec ces individus? N’est-il pas possible de les distinguer, voire de les opposer ? Une personne donnée, insérée dans une institution est-elle totalement identifiée à son rôle institutionnel ? Et même si elle s’en distingue, est-il possible, au moment où elle assume une fonction institutionnelle, de séparer ce qui revient à l’activité institutionnelle et ce qui revient à la personne ?
Questions capitales, qui ne peuvent être résolues que par une distinction entre 1-les opérations effectuées par la personne dans l’institution, et 2- ses conduites, dans cette même institution.
Les premières, les opérations, résultent de l’option prise par la personne vis-à-vis de l’institution et sont conditionnées par cette option. Si celle-ci consiste à accepter complètement les exigences de l’institution, les opérations que cette personne effectuera obéiront à une logique implacable, découlant des programmes, des techniques et des objectifs de l’institution. On peut prévoir ces opérations, comme par exemple les actions effectuées par les ouvriers dans une usine, les déplacements d’un voyageur de commerce, les études d’un étudiant, etc. Il y a là quelque chose de mécanique
Par contre, les conduites de cette personne, même insérées dans l’institution, ne dépendent pas de celle-ci, car elles ont pour premier effet de déterminer précisément le niveau d’acceptation du cadre institutionnel et du travail institutionnel. La personne peut les refuser même si elle continue à y travailler. Elle peut donner son corps, sans donner son esprit. Elle peut s’enfuir, protester, etc.
D’autre part, elle n’arrête pas de faire des choix par rapport aux manières de faire, à l’attention apportée, aux problèmes collatéraux, à la conception des buts, dans le vécu de l’institution. Elle peut par exemple apporter à son travail un très grand soin et mettre à son service un savoir approfondi comme elle peut l’effectuer avec détachement et indifférence. Cela ne dépend pas uniquement des contraintes qu’elle subit et même ces contraintes, elle peut y réagir de différentes façons.
Enfin et surtout, la personne a une vie hors de l’institution, qui réagit forcément sur la vie institutionnelle, qui influe sur sa personnalité. Elle a des loisirs, des aspirations, etc.
Malgré cette séparation évidente entre la vie institutionnelle en tant que système opératoire et les options institutionnelles qui découlent des choix généraux des individus, certains qu’on appelle institutionnalistes, pensent que tout changement social passe nécessairement par le changement institutionnel.
Leur position présuppose que 1- les institutions modèlent les individus, qui ne peuvent évoluer que si on change radicalement les institutions et 2- qu’elles ne peuvent être changées elles-mêmes que si on se centre sur elles, en tant qu’elles ont une certaine structure et un certain esprit, en faisant ce que Georges Lapassade appelle une « analyse institutionnelle ».
Ce sont, à mon avis, deux erreurs que je vais essayer de comprendre.
LE POUVOIR DE L’INSTITUTION
Le postulat des institutionnalistes est que l’institution exerce sur ses membres un pouvoir considérable, tellement grand qu’un individu ne peut jamais prétendre en être libéré tant que l’institution n’est pas abolie. Autrement dit, pour eux, le travail qu’on fait pour changer les individus ne sert à rien tant qu’on n’a pas mis en place une machine destinée à dénoncer et supprimer l’institution elle-même, machine qu’on appelle « analyse institutionnelle ».
La thèse est importante car elle aboutit, si on la prend au sérieux, à enlever toute légitimité à tous les organismes de formation et de soins qui prétendent changer les individus.
La pensée de Georges Lapassade, inventeur de cette théorie, est claire et sans ambiguïté. « Les institutions, dit-il, ne sont pas seulement des objets et des règles visibles à la surface des rapports sociaux. Elles présentent une face cachée (sic). Celle-ci que l’analyse institutionnelle se propose de mettre à jour, se révèle dans le non-dit. Cette occultation est le produit d’un refoulement. On peut parler ici de refoulement social, qui produit l’inconscient social (……..) La mise en lumière du non-dit, du censuré a été l’œuvre de ces deux « perceurs de masque » que furent Marx et Freud » Ce texte de Socianalyse et potentiel humain, de 1975, s’ajoute à beaucoup d’autres où Lapassade dénoncel’illusion de la non-directivité et de toutes les méthodes du même genre, dans lesquelles les moniteurs continuent à avoir un pouvoir, à mettre en place des dispositifs qui viennent d’eux. L’institution, quelle que soit ses intentions, est donc condamnée d’avance.
Une théorie aussi radicale n’est pas acceptable. On peut se demander par quel miracle une réalité comme l’institution qui est clairement mise en place pour remplir certains objectifs précis, comme je l’ai montré, est capable de se muer brusquement en une sorte demonstre insidieux et malveillant, qu’il faut repérer et dénoncer et qui doit être à tout prix neutralisé.
Cela fait penser immédiatement à Freud qui, pour jeter la suspicion sur les actes mêmes que nous effectuons et dont nous croyons disposer nous-mêmes, imagine que ces actes sont en réalité fabriqués par une machinerie cachée -l’Inconscient-, qui transforme à notre insu des désirs refoulés en quelque chose qui les réintroduirait, sans qu’ils soient reconnaissables.
Nous sommes dans l’univers du soupçon et surtout du pouvoir, car les analystes, aussi bien freudiens qu’institutionnels, sont les seuls à pouvoir pénétrer ces forces dissimulées dans des supposés appareils.
Les gens qui ont cette position négligent simplement le fait que les actes que nous effectuons dans et pour l’institution ne sont que très partiellement des produits de l’institution même. Ils ne le sont, comme je l’ai montré, que sous leur aspect opératoire, non en tant que décisions raisonnées, qu’actes humains motivés et finalisés.
Nous avons toujours besoin pour poser un acte, institutionnel ou non, de nous référer à des considérations particulières ou générales, qui appartiennent à tous les domaines de la vie sociale. Et même l’adhésion à l’institution fait partie de ces choses. Par exemple, si nous sommes en guerre, le problème se pose de savoir si nous allons accepter de nous laisser enrôler. Ceci est antérieur à la participation même à la vie de l’armée. Si nous sommes des jeunes non insérés dans la vie, le problème se pose de savoir si nous allons fonder une famille. Nous n’arrêtons pas de poser des actes qui nous situent dans les institutions et qui modifient celles-ci de l’extérieur.
Il résulte de cela que l’influence de l’institution est très limitée. Ce n’est pas tellement aux institutions que nous nous heurtons qu’à la société dans son ensemble, à ses traditions et surtout aux humains proches et lointains. Ce sont eux qui nous influencent et nous forment. Nous sommes face à des personnes, non face à une machinerie institutionnelle.
Quand nous croyons avoir à faire avec l’institution, nous avons à faire avec des humains. Ils sont toujours là, derrière les institutions, les utilisant à leur profit et selon leurs caprices. Que ce soit dans l’armée, l’église, l’école, l’hôpital, la prison, il faut voir, derrière chaque pratique apparemment froide et abstraite, l’action d’une loi votée par des hommes, d’une stratégie mise en place par eux, d’une intention plus ou moins claire.
Contrairement à ce que pense Georges Lapassade, nous pouvons facilement nous dissocier de l’institution dans laquelle nous sommes et même l’ignorer presque complètement. Ceci est d’expérience courante. Combien d’ouvriers ne travaillent que pour gagner leur pain et se désintéressent de l’entreprise, combien de patrons ne cherchent que le pouvoir social. L’esprit des armées dépend en grande partie d’idéaux inculqués de l’extérieur, comme par exemple : « L’obéissance fait la force des armées ». Les Soldats de l’an II qui nommaient leurs officiers, les maquisards, les combattants vietnamiens, les terroristes n’ont pas les mêmes valeurs que les soldats d’armée régulière et ces valeurs précèdent l’institution militaire, la justifient, bien qu’elles aient une autre origine. Les prisonniers dans les prisons n’apprennent rien dans ce lieu sinon à vouloir recommencer comme avant.
Michel Lobrot
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