Jeudi 24 novembre, 14 h,
Assemblée générale des BIATOS sur Paris 8. L’objet, c’est le passage au programme APOGEE. Il n’y a pas de « mobilisation réelle », dit un intervenant.
Je viens de déjeuner chez le Portugais avec Yohan Drouillet. Nous avons pris « entrée, plat, dessert ». Le café nous a été offert par le patron. C’était fort sympathique.
En décidant de repartir chez moi, je me suis souvenu que j’avais reçu un tract en arrivant à la fac, invitant à une journée « Indignez-vous ! ». Au lieu de prendre le métro, je me suis donc dirigé vers le bâtiment B. Dans le hall, assemblée générale : « Il n’y a que trois profs ! », me dit Jean-Louis Le Grand en venant me faire une accolade.
Il y a une soixantaine de membres du personnel. Quelques étudiants, dont des élus sont là. Il y en a un qui vient de parler pour dire que ce qui va mal n’est pas du ressort du président de l’université, mais du président de la République. On le laisse parler, puis une intervention : « Vous voyez, ici, n’importe qui peut s’exprimer !!! ».
Je suis content d’être là !
15 h. Je me suis interrompu dans mon écriture pour aller faire une prise de parole au micro. En effet, il y avait une secrétaire qui avait fait la description du chaos du programme Apogée… J’ai essayé de montrer qu’à la fondation de Paris 8, la structure était simple : 5 UV par semestre, au choix parmi 100. C’était vraiment de l’individualisation. Chacun faisait son cursus. Il y avait des cours très demandés, d’autres moins. Michel Debeauvais avait décrit le département comme un marché.
Ingold Diener a pris la parole aussitôt après moi. Il parle interminablement, comme d’habitude. On ne comprend plus rien de ce qu’il veut dire. Parler en AG, c’est un art… Je me suis formé à cet art, en tant qu’étudiant dans les AG de 1968. C’est la meilleure formation, la militance ! Il faut dire quelque chose de simple. Avoir une idée et une seule ; laisser la parole aux autres pour faire avancer les échanges.
Une étudiante de philosophie prend la parole. Elle parle de 2014 et du nouveau plan quinquennal.
Je regrette que les étudiants suivent le cours de Lucette et soient absents de l’AG. C’est formateur, aussi, une AG ! Je rêverai de revisiter la militance, comme éducation tout au long de la vie.
Yohan Drouillet m’a lâché, au moment où j’envisageais de rentrer chez moi…
Nous avons parlé du problème de l’articulation entre le travail individuel et le travail en collectif. Yohan est préoccupé par lui, sa manière de se sortir du chaos de la situation de la Catho. Je retrouve que les étudiants doivent se mobiliser collectivement pour penser une position commune.
- Quelle est votre position ? m’a demandé Yohan.
- Quand aurez-vous des idées claires sur cette question ?
Je lui avais parlé de l’hypothèse d’Angers. Angers est une université catholique qui a passé un accord avec Nantes. Ils délivrent, ensemble, un doctorat reconnu par l’Etat. Il se trouve que j’ai des contacts avec Constantin Xypas et Bertrand Bergier. Ils sont tous les deux profs à l’UCO de cette petite ville d’Angers. L’UCO est, en nombre, la plus grosse université catholique (Bretagne).
Aujourd’hui, je suis arrivé à la fac à 9 h 12. J’étais dans mon amphi à 9 h 15. La salle C 022 n’était pas pleine. Beaucoup d’étudiant sont arrivés après moi.
Quand je suis entrée dans la salle, je me demandais ce que j’allais pouvoir dire. Je commençais un nouveau cours, sur les « Théories de l’expérience »… Je demande aux trente étudiants présents : « Y a-t-il dans la salle des étudiants qui n’étaient pas dans mes cours précédents ? ». Une douzaine de mains se lèvent. Merde ! J’espérais avoir un public qui ait aussi mes enseignements « Penser l’institution », « Le journal de recherche » pour aller plus loin. Or, avec de nouveaux étudiants, je suis obligé d’être pédagogue, de repartir à zéro.
Alors que j’avais une « avant-garde », formée, dynamique, prête à tout, me voilà obligé de faire deux pas en arrière.
- Monsieur, j’arrive à la fac, vous validez comment ?
- Merde ! Je ne vais pas refaire mon cours sur le journal.
15 étudiants se précipitent sur moi. Pour me parler de choses sans grand intérêt.
- Bon ! me dis-je en moi-même. Je croyais pouvoir discuter avec Camille, Ghania, Malika et les autres, et me voilà devoir faire des leçons en cours préparatoire.
Je vais essayer. J’essaie d’intéresser les deux publics. Comment construire un discours simple et un discours compliqué en même temps ? Comment intéresser des gens qui débarquent chez moi parce qu’il fait frais dehors, et des gens qui m’ont déjà lu, qui connaissent mes idées, etc.
Je parle de l’ « expérience ». D’abord, définir le mot. S’appuyer sur la distinction, dans la langue allemande, entre ERFAHRUNG (l’expérience scientifique que l’on construit) et ERLEBNIS (l’expérience vécue, l’épreuve de la vie…). Je parle de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel qui travaille le concept d’Erfahrung, puis de Dilthey qui bosse sur l’Erlebnis…
Après cette introduction académique « brillante », je commence à déraper. Je réponds à une question d’Elisabeth.
- Le petit enfant, le « bébé », a-t-il vraiment des moments ?
- Très bonne question !
Je parle de Louise, longuement. Je raconte comment elle commence à distinguer (à deux mois), le jour et la nuit ; le chaud et le froid, l’intérieur et l’extérieur, ses parents, ses grands-parents. Je montre comment elle « éprouve » une nouvelle situation, en s’appuyant sur ses expériences antérieures. Hier, je lui fais faire une promenade dans la rue, comme, jusqu’à maintenant, je la promenais dans la maison, c’est-à-dire sans poussette, simplement en la tenant dans les bras. Je marche dans la rue, à une heure où il y a encore du soleil. Elle aime cette promenade. Je passe devant chez Hélène, sa tante. Je décide d’y entrer. Elle n’est jamais venue ici. C’est donc une situation nouvelle. Ce n’est pas un moment. Cependant, elle vit cette situation en s’appuyant sur moi, qu’elle connait parfaitement, mais aussi sur sa cousine Constance qui est là, qui l’a déjà vue à plusieurs reprises. C’est une première expérience de la maison d’Hélène. On ne reste donc pas longtemps. D’autant plus que cela va être l’heure du biberon. On rentre Rue Marcadet. Louise réclame son biberon. En même temps, elle est contente de rentrer… Après le biberon, elle s’endort. Elle a besoin d’assimiler, de « digérer » cette aventure, de se reposer, de retrouver le moment du repos.
Ce que je montre à Elisabeth, c’est que le moment du repos, du biberon, de la promenade, de la visite, de la nuit et du jour se constituent déjà fortement à deux mois. Elle a dit : « A-RE », une fois hier, et sur le même ton qu’elle, les personnes présentes dans la pièce ont répété après elle « A-RE ». Cela lui a plu. Normalement, c’est à trois mois que l’on dit « A-RE ». C’est l’entrée dans le langage. Pour elle, cette entrée dans le moment du langage ne sera pas facile. Son père est italien, mais il est bilingue en anglais. Sa mère est française, mais est bilingue en espagnol. Ses grands-parents maternels sont français, mais parlent volontiers l’allemand, ont des amis allemands, etc. Elle va découvrir le moment du langage dans 5 langues. Comment va-t-elle pouvoir s’en sortir ? Elle va vivre des situations qu’elle construira progressivement en moments. Avec Papa, on parle italien, avec Maman le français, etc.
Ensuite, j’ai montré comment l’entrée des moments se fait vers 6 ans, vers 8 ans, à 25 ans.
Ce qui est intéressant, c’est la manière, où vivant une situation nouvelle, on décide d’en faire un moment. C’est encore une question d’Elisabeth, la question de la conscience. Comment se construit la conscience d’un moment ; comment l’expérience s’élabore-t-elle, se perlabore-t-elle, qu’elle soit agréable ou pénible ?...
On a besoin d’être accompagnés pour construire notre vécu, pour le conceptualiser.
Imaginons un enfant de 6 ans violé par un prêtre. Il n’a pas bien intégré ce vécu. Il a essayé de l’oublier, mais ce traumatisme (le viol peut être vécu comme un trauma) est revenu quand il avait 25 ans. Il a refait des cauchemars. Finalement, on lui a conseillé de voir un psychanalyste. Celui-ci accepte d’accompagner le jeune adulte pour revivre avec lui ces moments difficiles, pour tenter d’élaborer cette souffrance, pour se réconcilier avec elle, pour lui donner une place dans la biographie, mais une place seulement afin que toute la vie ne soit pas envahie par ce moment. Quand on ne pense qu’à une chose, on construit le « moment » comme absolu et l’on se détruit. Un enfant qui n’investirait que le moment du biberon deviendrait obèse… La boulimie est une maladie qui fait du moment du repas un absolu.
Jouer est bien, mais faire du moment du jeu un absolu, c’est prendre le risque de dilapider son patrimoine au casino, de devoir revendre sa maison, se faire quitter par sa femme, devenir SDF.
L’homme heureux est celui qui sait passer d’un moment à un autre, qui a le choix d’être ici ou là. La liberté, la possibilité de la liberté, c’est l’accès au moment de la conscience qu’un choix est possible. Je ne suis pas obligé d’aller à l’école. Je puis faire l’école buissonnière. C’est une sacrée aventure de décider de ne pas aller en cours et de se promener dans la ville.
Faire le choix, avoir conscience de pouvoir faire un choix, de ne pas faire ce que l’on attend de vous. Pouvoir dire NON ! Le petit enfant se construit en disant NON ! L’étudiant peut aussi dire NON ! Sans la liberté de dire NON, le OUI n’est que soumission. Avec le non possible, le OUI devient affirmation, devient choix, devient liberté de créer, d’aimer.
La transgression serait un passage obligé de la liberté. Pour moi, ce fut important. Je n’ai pas traité ce thème. A aborder la prochaine fois.
Je reprends ce que j’ai pu dire.
Construire son expérience, c’est se faire aider. J’ai parlé du psychanalyste qui aide le patient à s’approprier comme un moment un traumatisme passé. Faire de l’expérience traumatique quelque chose peut passer par l’aide d’un psychanalyste ou d’un psychothérapeute.
Cependant, on peut construire son expérience autrement que par l’accompagnement d’un professionnel.
On peut aussi, comme je le fais ici, tenter de construire son expérience en écrivant un journal. Le journal est un effort pour décrire, analyser, perlaborer ses expériences. Devenir chercheur, c’est écrire son journal de recherche. En consignant, chaque jour, ses lectures, ses rencontres, ses idées, ses hypothèses de recherche, on « travaille » son vécu pour le transsubstantifier en conçu. Choisir un fait significatif dans la journée, c’est choisir dans la masse des vécus du jour quelque chose qui est d’abord perçu et qui va entrer dans une chaine signifiante faite de cette succession de petites expériences qui finissent, situations après situations, à produire le moment de la recherche. Ecrire est donc un dispositif intéressant de construction de l’expérience. A côté du suivi thérapeutique, c’est un autre outil d’élaboration.
Un troisième outil, c’est un comité de rédaction de revue : écrire un article, écrire un compte-rendu de lecture d’ouvrage, raconter une visite de colloque. Relancer les irrAIductibles, c’est construire un dispositif d’analyse de l’expérience collective.
J’avais trouvé un quatrième outil de construction de l’expérience : la fête.
Analyser l’expérience, c’est la rencontre de l’autre. Cette rencontre se fait dans le cadre de dispositifs… Il faudrait expliquer comment la fête fonctionne comme dispositif d’analyse de l’expérience. On y reviendra.
Remi Hess
http://lesanalyseurs.over-blog.org