La crise hégémonique et son avenir (3)
Le gros marronnier de l’« hégémonisme chinois » qui cache la forêt de la formation hégémonique réelle
Quoi qu’il en soit, une chose est sûre : lorsque l’actualité historique est caractérisée par l’entrée en crise d’une formation hégémonique en place (ce que Naoki Sakai appelle, un peu expéditivement, The End of Pax Americana2) et que, nolensvolens, se dessine la figure d’un prétendant (après tout, la puissance chinoise préférerait sans doute, et de loin, poursuivre son dessein – Make China great again – sans faire de vagues, sans avoir à prendre en charge le rôle à tous égards incommode du prétendant…), lorsque leur rivalité objective atteint un certain degré d’intensité, à l’échelle planétaire et non pas seulement local – alors se dessine un paysage politique et historique dans lequel l’humanité est en danger. Ou du moins, disons, pour ne pas dramatiser à outrance, de vastes fractions d’entre elle, variables au gré de l’évolution des circonstances.
Il existe un lien indubitable, j’ai presque honte de rappeler cette banalité, entre lutte pour l’hégémonie ou crise de l’hégémonie et danger(s) de guerre. Mais ce qui est moins banal, dans l’ordre des constats, c’est que les vivants, acteurs et témoins de leur temps, sont instinctivement portés à détourner leur regard du paysage qui se dessine alors. Ce type de situation globale, de plus en plus distinctement placée sous le signe de la guerre qui vient, dont les signes annonciateurs se multiplient, c’est, pour nous, comme la Gorgone : le genre de monstre que l’humanité ordinaire évite de regarder dans les yeux. Mais en l’occurrence, ce n’est pas ce supposé réflexe salvateur qui viendra à son secours – tout au contraire.
C’est en effet un constat qui s’établit aisément à la lumière de l’expérience historique : une formation hégémonique en place ne se défait pas progressivement, morceau par morceau, sans faire de bruit, comme un grand vieillard exténué s’endort paisiblement au fond de son lit, pour ne plus se réveiller. Une hégémonie, cela s’achève généralement dans les convulsions, les soubresauts, cela produit du chaos et des éclats de violence. Un empire hégémonique ne cède jamais la place à un autre à la faveur d’une transition pacifique, en s’effaçant, beau joueur, devant le prétendant appelé à lui succéder. Cela a pris des siècles de guerres locales, de spasmes et de violences avant que l’Empire ottoman se résolve à renoncer à l’hégémonie globale qu’il exerçait sur les Balkans seuls – pour ne pas parler du Proche-Orient, de la péninsule arabique. L’hégémonie, c’est comme le chiendent, ça s’enracine, ça s’obstine, ça persiste et, éventuellement, même, ça repousse – Les Etats-Unis ont dû changer de pied plusieurs fois en Amérique latine, ils n’ont jamais renoncé pour autant à y exercer leur hégémonie, et en ce moment même, ils sont en pleine reconquête, à la faveur de l’arrivée au pouvoir de gouvernements ultra-libéraux, opportunistes, trumpistes voire néo-fascistes. La France n’a jamais renoncé à la Françafrique, même si celle-ci est aujourd’hui un peu exsangue et en pilotage automatique.
Plus une hégémonie se sent défaillir, voit se multiplier les pannes, et plus elle est tentée de se défendre et d’assurer sa survie en se lançant dans des guerres de survie destinées, notamment à remettre les prétendants à leur place. Pour ce faire, et pour autant qu’elle est un système de domination global et multipolaire, il lui faut créer des conditions favorables – ce qui passe par des opérations discursives de mise en condition. Le jeu de l’hégémonie, dans ces conditions, de l’hégémonie en tant que dispositif ou agencement global, consiste, au prix d’un paradoxe constitutif de cette opération rhétorique, à dénoncer les prétentions hégémoniques du prétendant réel ou supposé. Pour ce faire l’hégémonie « réellement existante » doit se dénier elle-même, se rendre invisible, devenir spectrale en se présentant comme ordre naturel des choses. Le fait que des navires de guerre américains patrouillent de plus en plus régulièrement, densément, dans le détroit qui sépare la Chine de Taïwan, ce n’est pas de l’hégémonie – comment se peut-il que vous alliez imaginer des choses pareilles, faut-il que vous ayez l’esprit mal tourné… -, c’est la bonne vieille liberté des mers. Un des fondements immémoriaux ou presque du droit international, du Grotius pur et simple… Mais précisément : ce dont Grotius se faisait l’avocat (il était payé pour ça), ce n’était qu’en apparence un principe universel. Ce qu’il défendait sous ce nom (la liberté de circulation sur les mers), c’était les prétentions hollandaises face à d’autres puissances maritimes ; dès qu’elles en eurent les moyens, les compagnies hollandaises imposèrent leurs propres restrictions à la fameuse liberté des mers – appelée à s’effacer devant le lucratif commerce des épices…3
C’est évidemment en référence à ce même type de « principe » à géométrie variable que la flotte de guerre américaine multiplie en mer de Chine des incursions dont l’équivalent ne serait évidemment pas toléré si elles se trouvaient être le fait d’un rival ou d’un autre et se déroulaient au large de la Californie. Pour se maintenir, une hégémonie a besoin de tests de cette espèce, de défis ou provocations calculés de cette espèce et qui vont permettre de décrier les réactions du prétendant supposé comme manifestations tangibles de son hégémonisme galopant – quand, par exemple, l’aviation chinoise adresse un contre-signe distinct en procédant à une brève incursion dans l’espace aérien de Taïwan4…
D’un point de vue discursif, c’est-à-dire dans les agencements rhétoriques qu’elle met en place en vue de se légitimer comme ordre naturel des choses, l’hégémonie est, d’une manière tout à fait distincte, l’héritière de l’immémorial droit de conquête, quand bien même elle incarnerait une figure ou un régime de la domination qui se séparent visiblement de celui-ci. En effet, le droit de conquête a toujours été porté à revêtir sa brutalité même (comme droit du plus fort) de vêtements chatoyants de toutes sortes – défense, et exportation de la « civilisation », exercice des droits de la « race supérieure », promotion de la « vraie religion », etc. Il suffit d’ouvrir La guerre des Gaules de Jules César, le récit enchanté qu’il y fait des pires massacres qui ont accompagné la conquête de la Gaule par les armées romaines, pour être parfaitement édifié à ce propos5.
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Le principe de base de la rhétorique hégémonique, c’est le renversement (l’inversion) de l’incrimination. Celle-ci va consister en substance, pour un narrateur qui occupe la position du dominant, de l’oppresseur, du maître, à se déclarer en état de légitime défense, en position d’agressé lorsque quelque chose survient, qui est susceptible de mettre en danger sa position dominante, lorsqu’il s’avère qu’il ne peut plus exercer son hégémonie ou sa domination dans les mêmes conditions que précédemment. C’est très précisément sur cette « mécanique » que se fonde aujourd’hui l’incrimination perpétuelle de l’« hégémonisme chinois ». De ce point de vue, la rhétorique hégémonique n’innove pas : Naissance d’une nation, ce manifeste suprémaciste blanc qui cultive la nostalgie des temps heureux de l’esclavage dans les Etats du Sud des Etats-Unis, dépeint les Noirs déchaînés comme les oppresseurs et les persécuteurs de la malheureuse population blanche6. Les nazis au pouvoir ne cessent, dans le même sens, de présenter la communauté raciale allemande comme la victime du complot juif – ceci dans un temps où les persécutions antisémites qui vont culminer avec la mise en œuvre de la « Solution finale » battent leur plein7. Aujourd’hui, le motif de l’« hégémonisme chinois », c’est ce qui permet aux Etats-Unis, à leurs alliés et à leurs clients de se mettre « au boulot », en ordre de bataille en vue de créer les conditions d’une nouvelle guerre froide ; une nouvelle configuration des relations internationales surdéterminées par la rivalité entre l’hegemon déclinant et le supposé prétendant et propice à la montée de tensions à la faveur desquelles un coup d’arrêt pourrait être porté aux ambitions du second. Ce scénario s’écrit à peu près en clair non seulement dans les circonvolutions du cerveau reptilien de l’« Etat profond » états-unien, mais aussi bien dans la presse sous influence – à Taïwan ou ailleurs8.
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Alain Brossat
Publié le 17 avril 2019
https://entreleslignesentrelesmots.blog/2019/04/17/la-crise-hegemonique-et-son-avenir/