Deutschtümelei ou comment tergiverser la raison
A propos d'une édition récente de La philosophie de l'histoire de Hegel.
In memoriam Henri Lefebvre (1901-1991)
Avertissement
Reconstruction polémique de la présentation signée par l'éditrice de La philosophie de l'histoire de Georg Friedrich Wilhelm Hegel (1770-1832; cf. 2009, 9-35), cet essai s'inscrit dans une recherche [1] qui m'a appris que la philosophie et la médecine ont en commun qu'un mauvais diagnostic égale à un arrêt de mort pour le patient. Ainsi, j'ai retenu des éléments me permettant de développer au fur et à mesure une grille de lecture diagnostique. Il faut souligner que cette grille n'est ni présupposé, ni clé herméneutique et pas non plus un a priori. La présence de ces éléments dans un texte n'a aucune valeur propre; il faut analyser leur fonction. Il se peut que ces signes soient présents sans plus. L'exemple que nous étudions ici a l'avantage d'être assez court et de converger avec mes intérêts et mes compétences. Cependant, il me faut compter sur la confiance des lecteurs, car, pour aller vite, je vais seulement amorcer une réflexion sur la présentation de cette édition pour le moins remarquable. Elle pose néanmoins un certain nombre de problèmes permettant de suivre pas à pas comment l'esprit critique des lecteurs est systématiquement leurré et conduit sur des chemins sans issues. Ces problèmes se concentrent notamment dans la présentation sur laquelle porte alors mon analyse.
Le sommaire
Couverture sobre, sommaire qui discerne bien entre les textes des éditeurs et le texte de l'auteur, cette édition sous la direction de Myriam Bienenstock (cf. Hegel 2009) donne l'impression d'un travail très sérieux. Les éditeurs peuvent de tout droit attendre que le sommaire suscite l'intérêt à la fois du grand public qui veut découvrir Hegel que de l'expert toujours à l'affut de nouveautés dans son domaine. L'apparente variété des informations qu'annonce le sommaire suscite pour autant quelques questionnements chez cet expert. Il est confronté avec une uniformité des perspectives qui semble dès le départ entraver fortement la revendication critique du collectif éditorial. Pareil spectacle dans l'index et dans la bibliographie. Il est franchement choqué par la présence d'un texte de Joachim Ritter (1903-1974), dès 1937 membre de la NSDAP [2], mais il retient son jugement, car il est un esprit objectif, ne jugeant rien dans l'apriori. Il s'étonne encore de ne pas trouver Schleiermacher, ni dans les Débats d'époque, ni parmi les Trois grands critiques du XIXe siècle. C'était pourtant Schleiermacher qui faisait la critique de Hegel pendant que Hegel tapait, à l'autre bout du couloir, sur Schleiermacher. Cela se passait à l'université de Berlin, dans les années 1820.
Conclusion : il y a une ferme ligne éditoriale bien suivie [3].
Franchi ces deux pages, il procède alors à l'expertise de la présentation, signé par l'éditrice en chef, Myriam Bienenstock.
La présentation
Myriam Bienenstock nous présente un Hegel qui, le seul, est resté raisonnable, se dressant courageusement contre les historiens trop paresseux pour penser. Ces historiens veulent chercher des raisons dans l'histoire. Citant un passage qui dit de toute évidence autre chose que ce qu'elle veut en tirer, elle paye pourtant lourdement son interprétation, la disqualifiant dès la deuxième page. Regardons alors de prime abord comment elle arrive à ce résultat désastreux. Philosophiquement tout à fait incorrect, elle se fie sur l'équivocité des concepts-clés, à savoir penser/pensée et raison dès le départ; la liberté et d'autres termes s'ajoutent au fur et à mesure qu'elle avance. Ces trois mots sont pour Hegel des vrais concepts qu'il définit clairement. Cependant, Bienenstock ne définit rien et ne cite pas non plus les définitions de Hegel. Elle prend les mots comme ils sont entendus dans la vie quotidienne. Répétons-le, toute sa stratégie ne marche qu'à condition que cette confusion passe inaperçue.
Donc, voila cette citation de Hegel qu'elle commentera ensuite sur deux pages :
"Récemment, après que l'on eut trouvé la connaissance du monde et l'expérience de la vérité très difficiles, comme on souhaitait avoir des idées, on s'est tourné vers l'histoire. De l'histoire on s'est promis toutes sortes d'éclaircissements sur la nature de l'esprit, sur la nature du droit etc. Mais elle est vide; il n'y a rien à apprendre d'elle si l'on n'apporte pas avec soi la raison et l'esprit." (12; cf. 127).
Au paragraphe suivant, Bienenstock reprend le "elle est vide"; à la page suivante (13), elle répète l'"histoire est vide" et reprend encore une fois l'expression initiale, "elle est vide", à la page 14. Sa conclusion est alors que, pour Hegel, on ne peut pas trouver d'esprit du peuple dans l'histoire.
Seulement, le passage qu'elle vient de citer dit précisément autre chose. Certes, l'histoire est vide. Mais Hegel ajoute tout de suite ce qui peut, selon la sensibilité du lecteur, être compris comme une stratégie d'auto-immunisation de l'auteur [4] ou bien comme une menace.
Ce n'est pas l'endroit ici de reprendre les définitions de Hegel que chacun trouvera facilement dans ses textes. Gardons en mémoire que Hegel explique ici que l'histoire est vide si l'homme n'apporte pas raison et esprit. Pour Hegel, comme le lecteur de l'ouvrage constate au plus tard à la page 80, c'est bel et bien l'esprit du peuple qu'il faut apporter et c'est bel et bien la raison qui prépare cet avènement. Mais Bienenstock évince ici tout contenu de la pensée, tout lien entre pensée et ce qui est pensé; se référant exclusivement à une pensée purement formale qu'elle appelle philosophique (cf. 14).
Si, déjà, cette observation de contradiction entre la présentation d'un texte qu'elle a quand même aussi co-traduit et le texte traduit, met en cause l'apparent sérieux de l'ouvrage, on pourrait l'excuser par le fait que Bienenstock est certes spécialiste de la culture allemande, mais pas forcément de Hegel. Chacun a le droit de se tromper. Venons-en donc tout de suite à la forêt qui est ici cachée par cet arbre.
"Entre cette idéologie-là", écrit-elle après une brève digression sur le national-socialisme, "et la philosophie de Hegel, on ne peut trouver aucun lien ni aucune affinité: dans toute son œuvre et dans tous ces cours." (13) Au lieu d'une telle phrase qui est déjà indigne d'une professeure de philosophie, car elle coupe la réflexion, et qui ne correspond pas aux intentions de l'auteur qu'elle cherche à défendre (contre quoi ?) on aurait attendu qu'elle esquisse la position de Hegel, la critique amenée peut-être par Arthur Schopenhauer (1788-1860), et/ou par Schleiermacher, et encore d'un ou de deux détracteurs des générations postérieures [5] et ainsi, elle aurait forgé, dans le combat, sa position. On aurait les chefs d'accusation et la défense et le jugement.
Rien de tout cela [6]. Elle enlace des références à Aristote (384/3-322/1 aD) et un renvoi de Hegel lui-même à Voltaire (1694-1778) qu'elle prolonge encore un peu - comme si elle ne savait rien de l'usage que fait Hans Georg Gadamer (1900-2002) d'Aristote [7] et comme elle n'aurait jamais appris qu'il faut d'abord présenter l'auteur et ensuite, on peut bien évidemment prolonger le débat en sollicitant d'autres auteurs, mais elle se met carrément dans la peau de Hegel et continue son dialogue (?) avec Voltaire.
Outre l'équivocité, Bienenstock se sert d'une autre méthode peu philosophique. C'est le brouillage des concepts. Ainsi, elle rapproche "historique" et "empirique" dans des phrases lourdes (cf. 17) et témoigne ainsi d'une mécompréhension totale de Hegel qui ne cesse pas de ramener le philosophique vers le spéculatif, et d'une méconnaissance complète de Giambattista Vico (1668-1744) [8] - si ce n'est pas par calcul.
Quelques mots sur sa caractérisation de Hegel. Il n'est pas question ici de nier l'intérêt que Hegel portait aux autres cultures ni de nier la riche documentation dont il s'est équipé. Il n'est pas non plus soutenu que Hegel ait conçu les plans de camps de concentration - le système concentrationnaire, pour être plus précis, car toute la population de l'Allemagne a été susceptible d'y être envoyée une fois ou une autre dans un des multiples camps qui existait partout et pour toute occasion et quelque soit la profession, et y compris les universitaires, enseignants comme étudiants. Il est pourtant indéniable - d'où cet essai - qu'un homme formé à la manière hégélienne est bien capable de le faire, car la conscience d'un tel homme est fortement altérée. Sa référence n'est plus la vie humaine (individuelle ou collective), mais la vie de l'esprit. Il est même fort probable qu'une telle formation hégélienne soit nécessaire pour être opérationnelle dans ces camps, car tous les événements, et répétons-le, tous, sont à expliquer avec la dialectique hégélienne [9].
Poursuivons la lecture. Bienenstock en vient à Lessing qui se dresse contre la position que la foi repose sur des fondements historiques. Elle aborde la question de la sécularisation. Elle souligne que l'intérêt majeur de Hegel a été dirigé vers les temps modernes, ce que "Victor Cousin <1792-1867>, qui fut un grand admirateur de Hegel, avait fort bien compris : une fois revenu à Paris après avoir écouté le philosophe à Berlin, il appela expressément à la «sécularisation de l'instruction publique» et aussi à celle de l'enseignement, plus particulièrement en philosophie."(21) Et elle ajoute en note "cf. particulièrement son discours à la Chambre des Pairs en date du 21 avril 1844 (in Défense de l'Université et de la philosophie, Paris, Joubert, 1844), dans lequel il proclame (p. 91) que le principe de la «sécularisation de l'instruction publique» est «le principe sur lequel est assise l'université»; et soulignons aussi (p. 71) que «pour maintenir donc l'esprit de notre société, il faut maintenir celui de l'université et le caractère séculier de l'enseignement de la philosophie ... .»" (633)
Voilà une magnifique chance pour la philosophe qu'elle rate magistralement !
Car Cousin a aussi sympathisé avec Schleiermacher. La philosophe aurait pu remarquer [10] que Cousin a de toute évidence préféré l'enseignement du philosophe officiel de l'Etat [11] à la philosophie d'un professeur surveillé par les agents de sécurité (cf. Nowak, 2002, 378-385). Mais même si elle n'avait pas voulu rentrer dans ces détails, elle aurait dû au moins hésiter quand elle a vu comment emploie Cousin le terme de principe car, en connaisseur de Schleiermacher, elle aurait dû remarquer que l'on ne peut admettre qu'un emploi figuratif de ce terme dans le discours de Cousin. Schleiermacher s'explique clairement sur les principes; la compétence de pouvoir penser en principes lui vaut comme critère si une personne est apte - au sens de naturellement doué - à occuper une place dans la recherche scientifique ou sur un poste de responsabilité sociétale élevée. Les principes, dans cette perspective, ne relèvent pas en eux mêmes de la conceptualisation de l'homme. Elles sont à relever dans la nature, terme que Schleiermacher dote d'une double acception. Il discerne entre la nature qui environne l'homme et la nature de l'homme. Sans parler vraiment de lois, la nature exerce une activité ordonnée bien avant tout contact avec l'homme. Reconnaître ces régulations à la base de cette activité, les respecter et les appliquer pour la formation de soi-même et du monde, c'est ça, la capacité de pouvoir penser en principes (cf. Schleiermacher, 2000). Pour cela, comme il est à attendre chez cet admirateur et traducteur de Platon (427-347aD), l'homme n'a pas d'autre ressource qu'une consultation disciplinée de sa propre nature, de son esprit (sc. individuel).
Donc, Bienenstock rate cette occasion exceptionnelle d'introduire quand même encore un peu de philosophie dans son histoire. Acceptons alors avec elle que Cousin parle, d'un sens ou d'un autre, des principes. On n'est pour autant pas sorti des questions. Regardons alors bien son "maintenir". Brouillage aussi ici. Car s'il est tout à fait compréhensible que Cousin cherche à libérer le peuple du pouvoir du clergé, il n'envisage pas du tout de promouvoir la liberté du peuple. Il exige qu'il faille maintenir "l'esprit de notre société" [12]. Le pouvoir qu'avait auparavant le clergé est tout simplement transféré vers la "société". Et si cette "société" n'est qu'une traduction rusée de l'Etat (Staat) de Hegel ?
Bienenstock en vient à Karl Löwith (1897-1973). Löwith applique, selon elle, à Hegel une lecture eschatologique. A cette lecture, "on peut surtout opposer que dans la valorisation par Hegel de l'«esprit de la modernité», donc du progrès, il n'y a en réalité rien d'eschatologique, rien qui, pour expliquer des phénomènes historiques, fasse appel à des éléments extérieurs transcendantes - à des miracles, à une intervention divine ou à l'attente de l'Apocalypse et en ce sens à une «fin des temps»." C'est dans ce contexte qu'elle renvoie à Hans Blumenberg. Par quel canal a-t-elle acquis ses connaissances de Blumenberg ? Je doute qu'elle ait réellement étudié le livre cité (cf. Blumenberg, 1999).
Restons un peu avec cette notion étrange qu'est l'eschatologie. L'eschatologie, nous apprend le Theologisches Fach-und Fremdwörterbuch (Lexique théologiques des expressions de langue étrangère et des termes techniques, cf. Hauck/Schwinge, 1987) est la doctrine des dernières choses. Sa signification en latin est de novissimis, c'est-à-dire des choses les plus nouvelles. C'est une doctrine qui s'occupe du temps de la fin (cf. ibid., 65). Ainsi donc, l'eschatologie brise réellement l'immanence, le présent. Il n'est pourtant pas question des miracles, de la transcendance. J'essaie alors de séculariser (?) ce terme. L'eschaton serait donc une rupture du cours ordinaire des choses, certes inattendu, mais pas forcément spectaculaire. Nous pouvons de tout droit interpréter ces événements comme miracle, mais nous ne sommes pas pour autant obligés de les appeler ainsi. Pour Martin Luther (1483-1546), comme l'indique Hauck/Schwinge, la justificatio impii (justification de celui qui n'a pas de piété) a été un eschaton (cf. ibid.). Cette justification a, -comme Luther l’a expérimenté de sa propre personne-, bien lieu sur cette terre dans cette histoire.
Mais notre dossier ne sera pas complet sans indiquer un vice si répandu dans le monde universitaire. Rappelons pour cela qu'il est bon d'avoir des copains qui travaillent bien, mais rappelons en même temps qu'il n'est pas scientifique de se référer à leur travail sans aller voir les sources. Il faut obligatoirement les citer pour qu'ils aient des points dans le processus de l'évaluation, ce qui n'exclut en rien de s'approcher soi-même de son objet d'étude. Quand on n'a vraiment pas le temps, on dit "d'après les travaux d'un tel" etc. Si, donc, Norbert Waszek [13] a trouve un "souci d'explication" chez Hegel (cf. 22sq), cette trouvaille importante aurait été encore plus valorisée si Bienenstock nous aurait fait la démonstration que ce souci a vraiment été présent dans l'oeuvre de Hegel (ou bien qu'elle aurait précisé qu'il s'agit de la lecture de Waszek). Je suis, sur la base de mes lectures hégéliennes, assez d'accord (cf. infra) avec le diagnostic de Waszek et je ne vais pas non plus ici faire cette démonstration. Retenons pour autant qu'il faut toujours transmettre les bonnes manières d'exactitude et de rigueur. Le meilleur ami a le droit de se tromper, droit dont on le prive en l'érigeant en autorité.
Ceci dit, revenons alors à notre réserve à l'égard du "souci de l'explication" (cf. supra). Bienenstock joue aussi ici avec l'équivocité des mots, car, pour Hegel, l'explication a un caractère ontologique. C'est l'Esprit qui s'explique, entendu comme transformation explicitative, tandis qu'elle suggère ici un sens didactique et épistémologique de cette notion.
Que les questions de rigueur ne semblent vraiment pas trop la soucier, montre le passage que je propose d'aborder maintenant. Le lecteur averti s'aperçoit ici de l'aspect tragi-comique de cette présentation de Hegel. Bienenstock avance que :
"c'est de Montesquieu, ami aussi de ces auteurs <sc. de l'Ecole de Göttingen, pour laquelle elle renvoie aussi au texte de Waszek> que s'inspire Hegel lorsque, par exemple dans sa Philosophie du Droit, il écrit que «le point de vue authentiquement philosophique» consiste «à examiner la législation en général et ses déterminations particulières non pas de façon isolée et abstraite, mais comme moment dépendant d'Une totalité, en connexion avec toutes les autres déterminations qui constituent le caractère d'une nation et d'une époque; c'est dans cette connexion qu'elles reçoivent leur signification véritable, ainsi que leur justification» (Hegel, PhD 2, § 3, Rem.)" (22sq).
Elle revient ensuite sur la détermination de l'esprit selon Hegel, selon son Hegel. L'esprit est objectif, ce n'est pas l'esprit subjectif des nationalistes qui voient en l'esprit le sujet de l'histoire (cf. 23). Elle ne pense pas que, pour Hegel, l'homme serait l'acteur de l'histoire comme le voyait Karl Marx (1818-1883). Je suis d'accord avec elle, pour une fois, et c'est exactement là où se situe l'influence fatale de Hegel [14] : "L'histoire se fait autrement que ne le veulent les hommes, quelle que soit d'ailleurs leur volonté, et quels que soient leurs buts." Dans ce contexte, une autre figure est encore convoquée, Adam Ferguson (1723-1816), qui a forgé le concept d'"«unintended consequences»" (cf. 26). Donc, l'esprit du monde n'est pas sujet, mais résultat de l'histoire. "Comme résultat, ce n'est certes pas un sujet capable d'agir et de réaliser des projets. C'est plutôt un synonyme de la notion de «raison»." (Ibid.)
Bienenstock s'attaque finalement au concept de la liberté. Le lecteur attentif peut déceler trois significations entremêlées sans pour autant que l'éditrice explicite quoi que ce soit : le sens dans la vie courante; le sens donné par Hegel; et le sens de la Déclaration des Droits de l'homme, c'est-à-dire l'homme est libre - point.
Nous nous arrêtons ici sans oublier de mentionner que suivent encore des remarques éditoriales [15]; explications sur le dossier et la traduction 28-35).
(1) Il s'agit, plus précisément, d'une série d'expériences de lecture dans le cadre de mes travaux sur les implications du nazisme. - Le terme d'implication désigne ici les composants de l'aura constitutive pour cette entreprise de dévaluation de l'effort philosophique; effort dont, selon Friedrich Daniel Ernst Schleiermacher (1768-1834) une Weltanschauung (vision du monde, sc. particulière et individuelle) est le couronnement. Cette dévaluation s'effectue par l'enseignement d'une Nouvelle vision du monde qui ne présente plus aucune trace du concept schleiermachérien. - La substitution de la philosophie par la Nouvelle vision du monde poursuit un but précis, explicité par Johann Gottlieb Fichte (1762-1814) dans son ouvrage Der geschlossene Handelsstaat. Fichte explique que, si l'Etat veut fermer ses frontières et réellement vivre comme peuple autarque, il faut de prime abord empêcher l'individu d’accéder à ses expériences. Cette conception de la formation d'un Etat est diamétralement opposée à celle de son contemporain Schleiermacher qui, lui, voit la construction des ensembles sociaux justement par la prise en charge de l'individu par lui-même, s'appuyant sur des amis, des parents, des enseignants. Donc, si la Nouvelle vision du monde a émergé en peu de temps, il y avait quand même des antécédents préparatoires. Par rapport à la reformulation du concept de vision du monde, le pas décisif s'est effectué avec les travaux de Wilhelm Dilthey (1833-1911). Qui plus est, chez Dilthey, la pensée raciale, encore très en retrait chez Fichte - et seulement comprise par quelques-uns de ses contemporains - est déjà devenue une forme de sens commun (cf. Dilthey/Yorck, 1923). Dilthey parvient même à réintégrer ce qu'il connaît de Schleiermacher dans son système en l'interprétant esthétiquement (cf. la lettre de Dilthey à Yorck de Janvier 1890, ibid., 89-92. Maintenant seulement, nous sommes arrivés au nœud du problème, car le concept de Weltanschauung a été forgé par Immanuel Kant (1724-1804) dans son ouvrage Critique de la force du jugement (1790) qui est un des textes fondateurs de l'esthétique philosophique. - In concerto, il faut étudier ces textes conjointement avec les textes nazis et en tirer des conclusions prudentes. Tâche délicate, car si la génération de ces auteurs qui a soutenu Adolf Hitler (1889-1945), se démarquait nettement de ses contemporains, il en est tout autre aujourd'hui. Nous ne sommes que rarement face aux défenseurs ouverts de la Weltanschauung raciste. Nous sommes plutôt en face des personnes qui l'ont intégré, pour laquelle elle est devenue incompréhensiblement normale. Montrer alors ces implications de ces approches demande un grand courage et une très grande rigueur de la part du chercheur, car il ne s'agit pas de faire la chasse aux personnes; il s'agit d'expliciter le plus clairement possible comment cette substitution du travail philosophique par des systèmes de présupposées (Weltanschauungen au sens post-schleiermacherien) peut être reconnue. Les quelques pages dont nous proposons ici l'analyse en servent d’exemple.
(2) L'expert sait bien évidemment que ce même Ritter a lancé le prestigieux Historisches Wörterbuch der Philosophie (Lexique historique de la philosophie) sur lequel il se tait dans ce cadre restreint.
(3) Il gardera quand même en réserve son étonnement sur la présence du philosophe allemand Hans Blumenberg (1920-1996) jusqu'à la lecture des pages 22sq et des notes correspondantes (cf. 633sq).
(4) Hegel avance que, parce que l'histoire est vide, il faut y mettre raison, esprit. - Par conséquent, l'histoire est vide aussi longtemps que l'on n'a pas mis de raison, d'esprit. Après pourtant, les choses peuvent en être tout autres. Tout dépend alors du comment cette raison et cet esprit sont conçus.
[5] Dont Henri Lefebvre malgré tout ce qu'il doit à Hegel, ce qu'il reconnaît; cf. le choix de ses œuvres relevant de notre problématique infra, références.
[6] Elisabeth Marx a pourtant déjà indiqué en 1994 (cf. 1994, 75) que, au procès de Nuremberg, François de Menthon, chef de la délégation française, avait imbriqué une citation de Hegel dans son discours : "«Les individus disparaissent en présence de la substance universelle (esprit du peuple ou de l'Etat) et celle-ci forme par elle-même des individus que ses propres buts exigent d'elle ». [1. [...] cf. Le procès de Nuremberg, présenté par Léon Poliakov, Collection Archives, Julliard, 1971, p. 67-71)]".
[7] "En effet, on fait bien de se souvenir d'Aristote. Il a montre que l'aistesis se dirige toujours vers un universel. Mais la perception spécifique d'une donnée sensible en tant que telle est toujours une abstraction. En vérité, nous voyons ce qui est donné de façon sensible et particulier toujours en vue d'un universel. Nous reconnaîtrons par exemple une apparition blanche comme homme. (In der Tat tut man gut sich an Aristoteles zu erinnern. Er hat gezeigt, dass alle aistesis auf ein Allgemeines geht, auch wenn es so ist, dass jeder Sinn sein spezifisches Feld hat und das in ihm unmittelbar Gegebene insofern nicht allgemein ist. Aber die spezifische Wahrnehmung einer Sinnesgegebenheit als solche ist eben eine Abstraktion. In Wahrheit sehen wir, was uns sinnlich im einzelnen gegeben ist, immer auf ein Allgemeines hin. Wir erkennen z. B. eine weisse Erscheinung als einen Menschen [Aristoteles, De Anima, 425a25]." (Gadamer, 1972, 85).
[8] Vico figure dans la note 31 (634); note qui demande un commentaire bien plus élaboré qu'il ne serait possible ici.
[9] Rappelons quelques discours de Heinrich Himmler (1900-1945). - Je ne m'arrête pas là; la bibliographie sur cette question est très abondante. Un détracteur de la dialectique (sc. hégélienne) est Karl Raimund Popper (1902-1994; cf. pour ici 1979), des détracteurs nuancés essayant de la sauver sont Theodor Wiesengrund Adorno (1903-1969) et Henri Lefebvre. - Le socianalyste Patrice Ville (maître de conférence à l'université Paris 8) avance l'hypothèse que Hegel a distingué deux dialectiques dont seule la version positive aboutit obligatoirement dans une synthèse servant à la justification de tout ce qui arrive. La version négative cependant permet des solutions réelles et peut alors être déployée par la socianalyse (à suivre; propos retenu le 12 janvier 2011 au séminaire doctoral du laboratoire EXPERICE Paris 8).
[10] Une brève visite de Google montre qu'elle a bien travaillé sur Schleiermacher.
[11] Popper (1979, 22-24) raconte, témoins à l'appui (p. ex. Schopenhauer !), comment Hegel a pu obtenir sa chaire.
[12] Je me permets de renvoyer ici aux travaux de Laurence Loeffel (université de Lille).
[13] Il a établi l'appareil critique de l'ouvrage (cf. 621-758) et a ainsi l'honneur d'être le patron de l'intitulé du texte présent. En effet, Bienenstock défend que "Hegel s'opposa toujours de façon décidée et sans ambiguïté aucune aux partisans de la Deutschtümelei" qu'elle avait auparavant expliqué comme "exaltation des anciens Germains" (cf. 13). La note de Waszek atteste ce même style béton, coupant toutes les vibrations de la raison, qui caractérise la présentation : "Cette position très claire, malheureusement trop souvent ignorée du grand public, a été mise en évidence par des travaux nombreux et solides." Suivent l'indication des ouvrages de Jacques D'Hondt et de Domenico Losurdo. Malheureusement, disons-nous, a-t-il oublié Alfred Rosenberg (1893-1946) qui ne permet aucun doute sur la nature nouvelle du national-socialisme. Aucun Deutschtümler ne devait s'imaginer d'être accueilli par le mouvement s'il n'a pas réellement intériorisé la Nouvelle vision du monde (que j'explicite ailleurs, mais cf. Rosenberg, 1935 et Politzer, 1947, dont la position se distingue sensiblement de la mienne, ce qui ne change en rien la valeur de son travail).
[14] Admettons pour l'instant son vocabulaire. - Ainsi, on peut dire que chez Rosenberg autant que pour ses collègues plus connus, à savoir Alfred Baeumler (1887-1968) et Martin Heidegger (1889-1976), le temps est le sujet de l'histoire. C'est ce temps qui est toujours présence pure, mais l’histoire réduit l'homme à l'esclavage. L'homme doit travailler pour le futur. L'immanence et l'eschaton sont, dans ce sens, préservés.
[15] La traduction rend un manuscrit d'un étudiant de Hegel, Heinrich Gustav Hotho (1802 -1873), édité en allemand chez Meiner en 1996 et disponible à la Bibliothèque Nationale de France en microfiche, n° FB 598.
Leonore Bazinek (Laboratoire ERIAC, Université de Rouen)
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