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  • : Le blog de Benyounès Bellagnech
  • : Analyse institutionnelle : Théorie et pratique au sein des institutions politiques, éducatives et de recherche. L'implication des individus et des groupes dans la vie politique et sociale.
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14 septembre 2018 5 14 /09 /septembre /2018 09:12

Samir Amin – ou la raison d’être d’un nouvel internationalisme (6)

 

 

Les analyses marxistes de l’impérialisme, notamment de Lénine38 avaient évidemment consolidé au début du XXe siècle ces analyses du capitalisme comme « système » de domination mondialisé et de ses rapports aux sphères et sociétés non (encore) dominées par le capitalisme, impliquant aussi la compréhension de la révolution socialiste comme un processus mondial s’insérant dans les contradictions et crises de l’impérialisme : les deux grandes guerres mondiales vont illustrer cette approche.

 

Elle concernait non seulement les pays capitalistes développés mais les (semi)périphéries, avec leurs conditions socio-politiques différentes, mais sans que la révolution ne doive « attendre » des « pré-conditions » ici ou là. La construction de l’Internationale communiste – ou encore l’organisation du congrès des peuples d’Orient à Bakou alors qu’échouait la révolution allemande – était fondée sur cette compréhension d’un processus articulé et interdépendant. Le moteur des nouvelles expansions coloniales et guerres inter-impérialistes de la fin du XIXème siècle et du XXème se situait dans les pays du « centre » : ils tentaient de résoudre leurs crises de suraccumulation de capital et de surproduction de marchandises par la conquête du monde (d’où les guerres pour le partage de la planète). Les nouveaux « créanciers » du monde (France et Grande-Bretagne pour le XIXe siècle, puis Etats-Unis, Japon et finalement Allemagne, quant aux impérialismes « historiques » sauront utiliser la « dette » comme vecteur de domination (néo)coloniale39, bien avant de disposer du FMI.

 

L’exigence d’une analyse « remontant »40 au concret historique non réductible aux deux classes fondamentales du Capital s’imposait notamment pour élaborer une approche marxiste historicisée des différentes phases de mondialisation capitaliste. Trotsky avait entamé une appropriation marxiste des thèses de Kondratieff sur les différents « cycles longs » de son développement. Ernest Mandel l’a prolongée et approfondie dans ses thèses sur les « Ondes longues » du développement capitaliste41, contre toute version « automatique » et mécaniste des « sorties » de ces grandes crises structurelles. Leur implication militante dans la construction d’une Internationale prolongeant les objectifs initiaux du Comintern souligne la conviction qu’aucune crise structurelle du capitalisme mondialisé n’implique son effondrement spontané.

 

Les capacités de rebonds du capitalisme après la Seconde guerre mondiale se sont accompagnées de l’extension de guerres contre les mouvements de libération nationale prenant une dynamique socialiste. Je renvoie aux débats et analyses sur les « années 1968 » qui ont souligné combien l’offensive dite « néo-libérale » s’est accompagnée d’assassinats ciblés, de coups d’Etat, de guerres – dans les semi-périphéries – et de destruction de toutes les protections sociales et droits collectifs acquis avec d’autres rapports de force dans les pays du « centre ». Ce tournant, dans les années 1980 a été radicalisé par le démantèlement de l’URSS et le basculement vers la restauration capitaliste à son bénéfice d’une part majeure de l’ancienne nomenklatura « communiste » – sous toutes les « étiquettes » possibles. Seule la Russie (de Poutine) et la Chine avaient et ont pris les moyens hérités d’un appareil militaro-industriel passé pour aspirer à être dans « la Cour » des grandes puissances, quand les autres Etats devenaient « compradores » ou rapidement « périphérisés » dans l’orbite ou au sein de l’UE.

Telle est la réalité à laquelle une nouvelle Internationale des travailleurs et des peuples du monde entier doit se confronter : dans un monde sans « boussole ». Mais des polarisations sociales sans précédent, mondialisées, affectant de façon spécifique les femmes, les jeunes, les « seniors », les populations « altérisées » – ces « autres », envahisseurs qu’ils soient « Polonais », musulmans, noirs, arabes ou Roms-, racialisées. Le Nord et ses couches dominantes enrichies par les privatisations s’est étendu au « Sud » y inclus la Chine, avec étiquette « communiste » ; l’Est (« décommunisé ») a été périphérisé comme un nouveau « Sud » ; parallèlement, le vieux Nord de l’impérialisme « classique » a attaqué ses vieux « bastions » ouvriers et démantelé son Etat-providence, comme l’avait entamé Margaret Thatcher : sans l’euro ou avec lui, ce sont les mêmes politiques qui créent les « travailleurs pauvres » et divisent pour régner.

 

La raison d’être du nouvel Internationalisme est de s’y opposer, du local au planétaire en défense de droits pour tous et toutes signifiant aussi la dignité d’un statut (enfin) « humain » contre tous les rapports d’oppression et de domination.

 

(fin)

 

Catherine Samary

http://csamary.free.fr

Version en castillan : Samir Amin o la razón de ser de un nuevo internacionalismo

https://vientosur.info/spip.php?article14140

 

Publié le 27 août 2018 sur le site « Entre les lignes entre les mots »

https://entreleslignesentrelesmots.blog/2018/08/27/samir-amin-ou-la-raison-detre-dun-nouvel-internationalisme/

 

38 Sur les diverses approches marxistes de l’impérialisme, lire notamment Claudio Katz.

40 C’est la formule bien connue de Marx (dans l’Introduction à la Critique…). André Tosel soulignait la dimension « circulaire » concret/abstrait/concret de la démarche analytique marxienne. Samir Amin privilégie plutôt ce qu’il appelle « la descente aux enfers » vers le concret dans sa présentation « Lire le Capital, lire les capitalismes historiques »

41 https://www.syllepse.net/syllepse_images/divers/fiche.mandel.pdf ; cf. Aussi son analyse des transformations du « Capitalisme tardif »: http://www.ernestmandel.org/new/ecrits/article/resume-de-la-theorie-du

Cette entrée a été publiée dans Politique. Book

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13 septembre 2018 4 13 /09 /septembre /2018 15:43

Samir Amin – ou la raison d’être d’un nouvel internationalisme (5)

 

 

Le Nord dans les Suds et les Suds dans le Nord … Les bases d’un nouvel internationalisme.

 

En 2008, en effet, il y a la prise en compte de transformations profondes affectant le nouveau « système-monde capitaliste » depuis les années 1980, avec ses différentes phases. C’est aussi pourquoi l’économiste marxiste Claudio Katz27 propose de revoir et d’actualiser les notions utilisées par les théories de la dépendance. On peut y combiner, et non pas opposer, l’accent mis sur les relations internationales et celui portant sur les relations politiques et sociales internes aux Etats. Une telle actualisation est nécessaire au plan théorique et politique pour enrichir les résistances à l’ordre mondial sous l’angle de tous ses rapports de domination, en incorporant les apports des Etudes (se réclamant ou pas du marxisme) féministes, « subalternes » et décoloniales28. Elle impose de clarifier les débats entre divers courants du marxisme eux-mêmes et l’Ecole de la dépendance (ou au sein de cette Ecole).

 

L’approche « holiste » et anti-coloniale des relations économiques mondiales et de l’histoire économique s’est de façon vitale opposée aux analyses supposant des relations égales entre Etats juxtaposés, et prônant des « voies de développement » identiques pour tous les Etats, calquées sur le modèle supposé des « pays développés ». L’Ecole de la dépendance démontra que le « sous-développement »des pays du Sud n’était pas un « retard » mais le résultat de politiques imposées par les pays du « Nord » : la « division internationale du travail » (DIT) correspondait en fait aux intérêts des métropoles impérialistes et non à des « avantages comparatifs » tels que David Ricardo les présentait en prônant le « libre-échange ». Contre « l’évidence » supposée scientifique des thèses de Ricardo, les manuels académiques sur les relations internationales, mais aussi ceux qui les contestent oublient souvent les critiques exprimées contre Ricardo, de son temps, par Friedrich List, défenseur des intérêts de la grande puissance montante allemande : il dénonça les thèses du « libre-échange » de Ricardo comme contradictoires avec les siècles mercantilistes qui avaient assuré la domination de l’Angleterre. Et il soulignait derrière ces thèses, le camouflage d’une position de grande puissance hégémonique. Il prônait donc la protection des « industries naissantes » en Allemagne (comme le firent aussi les Etats-Unis). Mais il s’agissait d’un débat entre défenseurs des intérêts des classes bourgeoises rivales dans les anciens et nouveaux pays industrialisés – non applicable aux colonies !

 

Paul Bairoch a depuis longtemps dénoncé les « mythes et paradoxes de l’histoire économique »29 et combien le « libre-échange » était au temps de Ricardo un « îlot » dans un océan protectionniste pour les pays qui allaient se consolider comme le « centre » du système capitaliste mondialisé, (Europe occidentale, Etats-Unis et Japon) ; pour les autres, la levée des protections dominait (théorisée par le « libre-échange » et la DIT). Mais il avait été imposé par la force des armes et des dettes. Le déclin industriel de l’Inde ou de la Chine (comme l’analyse à juste titre Samir Amin) date de là – alors qu’elles étaient auparavant des puissances aux capacités de production plus élevées que celles de l’Europe occidentale. C’est la combinaison d’une nouvelle expansion coloniale appuyée par la force (industrielle et matérielle) de canonnières et d’une « DIT » imposée qui va marquer leur déclin. Ce passé reste très présent.

 

Plusieurs auteurs30 apportèrent leur contribution aux thèses de la dépendance. L’économiste argentin Raúl Prebisch qui avait analysé la dégradation des termes de l’échange associés aux « spécialisations » imposées par la DIT au nom des « avantages comparatifs », présida la Commission économique pour l’Amérique Latine et les Caraïbes (CEPALC) au sein des Nations-Unies. Arghiri Emmanuel proposa quant à lui une interprétation de « L’Echange Inégal » de travail incorporé dans les marchandises entre pays dominants (exportant des produits manufacturés) et dominés (spécialisés dans les matières premières. Cherchant à appliquer et actualiser la « loi de la valeur » marxiste dans le contexte où le capital mais pas la force de travail est mobile31 confortera des approches marxiennes et marxistes (de la mouvance trotskiste) sur l’« aristocratie ouvrière » et de l’intégration des syndicats dans le contexte impérialiste. Immanuel Wallerstein marquera les analyses par sa conceptualisation des « systèmes-monde » et de leurs rapports de domination internes. Une telle approche pouvait être (ou pas) combinée à une approche marxiste de l’impérialisme et renouveler celle-ci32 : il s’agit de recherches ouvertes à des controverses et actualisations33 sur les différentes phases de mondialisation, dans une optique de critique de toutes les formes de (néo)colonialisation34.

 

Pour clarifier bien des polémiques et consolider les bases de l’internationalisme, il est important de revenir sur le fait que ces approches du capitalisme comme système mondial, rompaient non seulement avec les écoles libérales, mais de fait ou explicitement avec les courants du mouvement ouvrier, qui tout en se revendiquant du marxisme, avaient adhéré à une vision « linéaire » du « développement » ou du « progrès » soumis à une succession « nécessaire » de modes de production – dont le capitalisme, « précédant » et préparant le socialisme/communisme. Elles prédominaient dans la Seconde Internationale. Pourtant, comme bien des recherches l’ont mis en évidence, Marx lui-même avait largement entamé le « décentrage » nécessaire de ses propres analyses vers les « marges » et colonies35 (y inclus leurs prolongements dans l’esclavagisme des plantations étasuniennes). Ses pronostics sur la révolution s’étaient enrichis d’analyses des expériences collectives (et non pas seulement les aspirations « individualistes ») de la paysannerie, notamment russe. Kautsky lui-même avait prolongé de telles approches au début du XXème siècle, inspirant les thèses d’Avril de Lénine et les analyses de Trotsky du « développement inégal et combiné » des sociétés36. Celles-ci recouvraient des dimensions temporelles (imbrication de traits des sociétés passées et présentes dans la transformation des classes) et spatiales (les différentes colonisations) – donc aussi stratégiques : orientation des bolcheviks en soutien des classes dominées et construction du Comintern, théorie de la « révolution permanente »37, caricaturée par Staline qui lui opposa la « construction du socialisme dans un seul pays ».

(à suivre)

 

Catherine Samary

http://csamary.free.fr

Version en castillan : Samir Amin o la razón de ser de un nuevo internacionalismo

https://vientosur.info/spip.php?article14140

Publié le 27 août 2018 sur le site « Entre les lignes entre les mots »

 

https://entreleslignesentrelesmots.blog/2018/08/27/samir-amin-ou-la-raison-detre-dun-nouvel-internationalisme/

 

27 Cf. Claudio Katz : 30 mai 2018, Cronicon Coyuntura, Entrevistas, http://cronicon.net/wp/hacia-una-renovacion-del-paradigma-de-la-teoria-de-la-dependencia/ (« Pour une rénovation du paradigme de la Théorie de la Dependance »)

28 Il est notamment important d’intégrer l’éclairage féministe et marxiste de Nancy Fraser revisitant celui de Rosa Luxembourg dans son analyse de l’impérialisme

(cf. Sa conférence https://socialistproject.ca/leftstreamed-video/feminism-marxism/ ou encore https://newleftreview.org/II/56/nancy-fraser-feminism-capitalism-and-the-cunninof-history

29 Paul Bairoch, Mythes et paradoxes de l’histoire économique, La Découvere, 1993. Lire aussi La mondialisation de l’économie de Jacques Adda, La Découverte (éditions successives actualisées).

30 Outre I.Wallerstein, Samir Amin ou Paul Prebish évoqué ci-après, notons Arghiri Emmanuel (et son analyse de « L’Echange Inégal »), André Gunter Frank (sur la colonisation), Pierre Salama et ses multiples contributions jusqu’à ce jour à l’analyse marxiste de la « dynamique du sous-développement » aux contradictions des phases de développement révélées par les crises (cf. https://www.contretemps.eu/lamerique-latine-dans-tourbillon-crise/)

31 Jean-Marie Harribey, en fait le rappel, dans son article en hommage à Samir Amin : 

https://blogs.alternatives-economiques.fr/harribey/2018/08/13/samir-amin-hommage.

32 . Immanuel Wallerstein, Comprendre le monde Introduction à l’analyse des systèmes-monde, 2009, La découverte. A la différence des grands Empires, le système-monde qui se développe sur des bases capitalistes à partir de l’Europe occidentale impose la domination des pays « du centre » sur des « périphéries » (colonisées) sans Etat unifié au centre. I. Wallerstein recommande de ne pas traiter son approche comme une « théorie » achevée. Cf. « The Itinary of World-system Analysis : or How to resist becoming a Theory » https://www.iwallerstein.com/the-itinerary-of-world-systems-analysis-or-how-to-resist-becoming-a-theory/

33 Je partage une partie des critiques exprimées notamment par Robert Brenner sur l’insuffisance des relations marchandes pour imposer une division du travail capitaliste https://newleftreview.org/I/104/robert-brenner-the-origins-of-capitalist-development-a-critique-of-neo-smithian-marxism. Sur ces controverses lire également Claudio Katz, « Karl Marx, On the transition from feudalism to capitalism » https://libcom.org/files/feudalism%20to%20capitalism.pdf ; et Peter Worstley : « One or three : A Critique of the World-System of Immanuel Wallertein ».

http://www.socialistregister.com/index.php/srv/article/view/5456. Je précise cette critique dans le contexte du « Court XXème Siècle » (de la Révolution d’Octobre à 1989/1991) : un environnement capitaliste mondial et des échanges marchands avec lui ne suffisent nullement à incorporer l’URSS, le « monde soviétique », Cuba ou la Chine maoïste + dans le capitalisme mondial (cf. Du Communisme décolonial à la démocratie des Communs, 2017)

34 Ces analyses sont donc essentielles au déploiement des plus récentes Recherches Décoloniales (avec un ancrage latino-américain) et Post-coloniales (à dominantes anglo-saxonnes) dans leurs diversités, controverses et extension – même avec retard et pas mal d’ignorance dans le monde francophone. Lire la présentation qu’en fait Capucine Boidin  https://journals.openedition.org/cal/1620

35 Cf. Shanin Y., Late Marx and the Russian Road: Marx and the ‘Peripheries’ of Capitalism, Monthly Review Press, 1983et plus récemment K.B. Anderson Marx aux antipodes- Nations, ethnicités et sociétés non occidentales(2010 en anglais), édité par Syllepse en 2015, cf. http://abahlali.org/files/Anderson%20-%20Marx%20at%20the%20Margins.pdf

36 Approche appliquée par Trotsky dans son « Histoire de la révolution russe » (cf. Archives) ; mais aussi, moins connue, à la révolution chinoise de 1925-1927 : https://www.marxists.org/archive/trotsky/1938/xx/china.htm

Lire aussi les travaux de Lars Lih sur Lénine cf. http://revueperiode.net/lire-lenine-entretien-avec-lars-lih/

37 Cf. Michael Löwy, ‘L’actualité de la révolution permanente’,Inprecor, no. 449-450, juillet 2000

 

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12 septembre 2018 3 12 /09 /septembre /2018 10:25

Samir Amin – ou la raison d’être d’un nouvel internationalisme (4)

 

De la Chine aux résistances anti-impérialistes. Monnaie, investissements et orientations sociales.

En tout état de cause, les désaccords sur le diagnostic ou les concepts (le capitalisme a- t-il été restauré en Chine ?) ne doivent pas empêcher les discussions politiques sur les prises de positions face à des mouvements sociaux ou à des enjeux internationaux précis.

Le texte de Samir Amin de mai 2018, publié le 14 août, par le site Defend Democracy23 “Financial Globalization: Should China move in?” est important – sans prétendre « traiter » de façon générale de la Chine. Il est centré sur un enjeu stratégique réel – comment résister à la domination impérialiste étasunienne monétaire et financière ? Il est juste de le soulever même si on considère que la Chine est devenue capitaliste. Samir Amin souligne (à juste titre) – contrairement à des présentations fréquentes – que la Chine, tout en élargissant le rôle des mécanismes de marché, ne s’est pas soumise au cadre du capitalisme financiarisé mondial : elle a maintenu des protections étatistes et monétaires majeures. C’est vrai. Mais il n’en précise pas le contenu social. Certes, l’objet du texte est ailleurs : il s’inquiète des injonctions pressantes exercées par les institutions de la mondialisation sur les autorités chinoises (sans doute relayées par une partie de l’appareil et des économistes chinois) pour que la Chine se soumette aux « règles » dominantes, dictées par les Etats-Unis. Il s’adresse donc aux autorités chinoises pour les convaincre de continuer à tenir tête en disant (sur le même mode que le font les Etats-Unis pour le dollar) : « le Yuan est notre monnaie, et c’est votre problème ! ». Il trace ensuite diverses hypothèses de systèmes monétaires mondiaux (dans le contexte des années 2000, et reflété dans les conflits internes au FMI qu’il ne traite pas ici explicitement) : le maintien pour l’essentiel de l’hégémonie du dollar (il dit que c’est le point de vue de la commission Stiglitz) ; une alternative « idéale » reliée à l’or et multipolaire appuyée sur de grandes monnaies exprimant des résistances continentales, contre tout « hégémonisme » (hors de portée actuellement, souligne-t-il) ; et donc une troisième situation, non idéale, de résistances à l’hégémonisme étasunien notamment par des regroupements partiels. S’il situe clairement l’UE comme un instrument de la globalisation capitaliste et d’oppression des peuples, il évoque l’euro comme une des grandes monnaies susceptibles (avec le Yuan, une monnaie liée à l’ALBA, et d’autres éventuelles) de s’intégrer avec le dollar dans un « équilibre » idéal. Un débat à creuser…

L’intérêt du texte est de se confronter à ce que sont les enjeux stratégiques monétaires et financiers mondiaux réels. Mais ils ne peuvent être déconnectées des luttes sociales et des positionnements politiques des gouvernements en place, notamment chinois à leur égard24. Nous avons besoin de mener des discussions relevant des contextes nationaux et continentaux différents – notamment européen. Partout s’impose, en tout état de cause, et quels que soient les choix tactiques, l’analyse concrète de l’usage interne/externe des monnaies au plan socio-économique et écologique.

Il est certain que la Chine est en mesure de tenir tête face aux puissances impérialistes historiques. Mais elle le fait pour mener quelle politique interne ? Pour aider qui au plan international ? Quel est l’effet de ses investissements, en Grèce, en Afrique, en Amérique latine ? Le Yuan peut être un appui dans un système monétaire multilatéral avec le maintien d’une politique monétaire chinoise « souveraine » – mais pour utiliser les distinctions que Samir Amin lui-même emploie, s’agit-il d’une souveraineté « nationale » ou en défense des intérêts des classes populaires : quelles en sont les conditions et retombées sociales ?

La discussion doit être la même, dans des contextes différents, ailleurs – notamment pour les autres composantes des BRICS clairement « capitalistes ». Il faut analyser leur place (régionale et internationale, autonome et subalterne) à la fois par rapport aux impérialismes dominants et aux classes populaires. Le « non alignement » de « l’ère de Bandung » (que Samir Amin fait s’achever à la fin des années 1970) était éclectique – et Samir Amin distingue les gouvernements soutenant des mouvements de libération à la fois nationale et sociale et ceux visant à consolider leurs privilèges de classe. Et il souligne combien les rapports de force permis par l’extension de la révolution lors de la Seconde guerre mondiale donnèrent au « réveil de Bandung » des marges de non-alignement, une dynamique anti-coloniale et anti-impérialiste qui n’existent plus.

Les BRICS n’offrent pas d’alternatives progressistes. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas souhaiter le développement d’un monde multipolaire et en exploiter les contradictions.

C’est évidemment un des débats nécessaires au sein de la gauche radicale mondiale susceptible d’être intéressée par le projet de nouvelle Internationale Il faut être conscient qu’en Russie les luttes sociales et mouvements populaires sont stigmatisés et réprimés par les pouvoirs en place comme des « pions » instrumentalisés par l’impérialisme dans la perspectives de « révolutions colorées ». La réalité des tentatives de corruption et d’instrumentalisation par les Etats-Unis de tout mouvement contre la corruption de régimes qui ne sont pas « aux ordres » de Washington ne doit pas impliquer pour la gauche radicale internationaliste de renoncer à l’analyse concrète de ces mouvements – et de soutenir leurs revendications légitimes en se liant à leurs franges progressistes, de façon autonome.

La Chine est « un cas à part » – d’importance majeure pour l’avenir. Il ne faut pas se tromper et savoir que ses « avancées » socialistes dépendent d’un renouveau des luttes sociales qui, si elles s’orientent dans le sens socialiste, s’empareront certainement en positif de la révolution chinoise en en réinterprétant eux-mêmes les échecs et bifurcations comme les avancées. Leur soutien dans le monde par tous les courants anti-capitalistes, altermondialistes et anti-impérialistes sera essentiel – si Samir Amin pouvait avoir raison, on verrait alors sûrement des ailes importantes du PC chinois soutenir les revendications populaires  – comme ce fut le cas encore en 1980 de centaines de milliers de communistes polonais face au développement de Solidarnosc…

L’histoire n’est pas terminée. Mais une nouvelle Internationale des travailleurs et peuples du monde entier devra avoir une « réalité » en Chine : pour cela on a besoin de comprendre le passé/présent de la Chine (re)devenue effective grande puissance25.

Dans le contexte de la grande crise capitaliste mondialisée de 2008, Samir Amin ne se présentait plus comme un « marxiste du Sud » – bien qu’il introduisait alors un ouvrage sur « l’ère du Bandung, 1955-1980 »26.

Présentant cet ouvrage comme étant un éclairage personnel sur cette phase historique, il se disait « militant de la cause du socialisme et de la libération des peuples convaincu que cette cause est universelle et que, de ce fait, la bataille se déploie sur tous les continents » (je souligne).

 

( à suivre)

Catherine Samary

http://csamary.free.fr

 

Version en castillan : Samir Amin o la razón de ser de un nuevo internacionalismo

https://vientosur.info/spip.php?article14140

 

Publié le 27 août 2018 sur le site « Entre les lignes entre les mots »

https://entreleslignesentrelesmots.blog/2018/08/27/samir-amin-ou-la-raison-detre-dun-nouvel-internationalisme/

 

23 « La globalisation financière : est-ce que la Chine devrait s’y insérer ? » en anglais sur ce site http://www.defenddemocracy.press/22137-2/

24 Pour les anglophones, écouter l’intéressant entretien sur l’extension actuelle des luttes de classe en Chine : https://therealnews.com/stories/class-conflict-intensifies-in-china-as-it-heads-into-uncertain-times

25 Je verse aux débats l’approche de Pierre Rousset à la fois sous l’angle géo-politique et social :

https://www.contretemps.eu/chine-usa-capitalisme-imperialisme/

26 Cf. sa présentation de L’Eveil du Sud : l’ère du Bandung 1955-1980, Ed. Le Temps des Cerises, 2008.

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11 septembre 2018 2 11 /09 /septembre /2018 10:31

Samir Amin – ou la raison d’être d’un nouvel internationalisme (3)

 

Le passé/présent – vers quels bilans ?

 

La fidélité des différents courants à telle ou telle conviction sur le passé – pas les mêmes – peut aider à combattre des visions simplificatrices. Mais il faut être convaincu de l’importance de s’approprier le bilan des échecs du passé de façon autonome, contre les enterrements proprement « contre-révolutionnaires » et anti-communistes. Autrement dit, il s’agit d’analyser les échecs au même titre que les avancées, contre la réduction des révolutions du XXème siècle au goulag ou à d’aberrantes parenthèses qui n’auraient aucun sens et intérêt dans le monde actuel.

« Sans Octobre 1917 », nous dit Samir Amin sur son blog à l’occasion de l’anniversaire de la Révolution d’Octobre en 2017 (écouter aussi « Révolution d’Octobre et mouvements de libération nationale »), il est difficile d’imaginer que la révolution chinoise serait parvenue à dépasser le nationalisme du Kuo Min Tang ; difficile d’imaginer Bandoung et la reconquête rapide de leur indépendance par les nations d’Asie et d’Afrique, l’émergence contemporaine des pays du Sud qualifiés de tels. Autrement dit ignorer 1917, ou pire le regarder comme une erreur et une aberration de l’histoire, c’est s’interdire de comprendre le monde contemporain.

Je partage ce jugement sur l’impact d’Octobre qui ne s’est pas arrêté à l’échec des révolutions en Europe occidentale, notamment en Allemagne, ni à la cristallisation stalinienne. Il faut néanmoins cerner les avancées, les reculs, les continuités et discontinuités. Comme je l’ai déjà souligné18 dans mes propres contributions, le « devoir d’inventaire » s’impose à toutes les familles politiques – et chacunE a le devoir de mutualiser ce sur quoi il/elle a le plus travaillé.

En mai 2018, RFI enregistrait une autre vidéo avec Samir Amin, sur le Congrès du Bi-centenaire de Marx en Chine19. Il y cite le lien que Xi Jinping établit entre les conditions de la puissance actuelle de la Chine et le passé maoïste – sans analyse de la part de vrai mais aussi de la fonction idéologique et de pouvoir de cette apologie de Mao. Il distingue explicitement l’actuelle Chine de la Russie où le capitalisme a été restauré. Et il considère donc toujours valable l’approche de Mao d’une société issue d’une « révolution populaire à finalités socialistes » (distinctes des sociétés qui restent capitalistes) : il n’y a pas eu pour lui en Chine de restauration capitaliste (même si elle est possible et si des pressions s’exercent dans ce sens). Il s’agit donc toujours d’une société « ni capitaliste ni socialiste » à finalité socialiste maintenue.

Je ne veux pas mener ici le débat sur cette appréciation. Pour tous les courants du marxisme, les frontières du basculement « anti-capitaliste » (dans la transition révolutionnaire) et celles de la restauration capitaliste ne sont pas simples à cerner – je les discute dans mon « petit livre rouge ». L’analyse plus spécifique de ce que fut le basculement stalinien de l’URSS et du Comintern divise (de façon différente) toutes les familles politiques de gauche, y compris celles se réclamant du marxisme voire du trotskisme20. Cette question reste l’angle mort et l’ancrage de divergences en chaîne avec Samir Amin. Mais, à mes yeux du moins, elles ne sont pas plus « figées » et importantes avec Samir Amin qu’avec diverses composantes du marxisme « anti-stalinien » qui nient l’existence des révolutions du XXème siècle après Octobre 1917 – voire qui enterrent Octobre 1917.

Il est certain que Samir Amin a incorporé dans son « panorama » historique et conceptuel toutes les « excommunications » staliniennes – du « trotskisme » au « titisme » : il soutient une évaluation positive du rôle de Staline – qu’il s’agisse de la collectivisation forcée ou de son soutien à la révolution chinoise.

Il ignorait certainement l’analyse que Trotsky a faite en 1930 de la révolution chinoise de 1925-1927 dans le contexte impérialiste mais aussi des orientations du Comintern21. Pourtant, le marxisme d’un tel texte était bien plus proche du sien que la proclamation du « socialisme réalisé » en URSS par Staline dans les années 1930 et son orientation de construction du socialisme « dans un seul pays ».

Mais Mao a défendu Staline (et ses excommunications) contre « le révisionnisme Khrouchtchevien » du XXème congrès de la déstalinisation. C’est pourquoi Samir Amin ignore aussi la révolution yougoslave que les communistes « titistes » dirigèrent, contre les orientations prônées par Staline et ses Alliés. Il ne peut donc percevoir les points communs de conflits avec Staline des communistes yougoslaves et chinois ne se soumettant pas aux désastres des directives de l’URSS stalinisée et hégémonistes. Un tel conflit avec la Chine maoïste sera différé parce que dans l’immédiat, c’était le « titisme » qui menaçait la politique stalinienne sur le continent européen en refusant toute soumission à ses diktats. Dans les vidéos évoquées plus haut, Samir Amin dit que les « grandes révolutions » anticipaient sur leur temps (en France en 1793, en Russie, en Chine). Mais l’introduction du « contrôle ouvrier » transformé et légalisé en droits à « l’autogestion » (après la révolution yougoslave), dans une société « périphérique » de l’Europe, était en avance sur son temps : elle était en rupture avec l’étatisme et l’hégémonisme soviétique autant qu’avec l’impérialisme, et c’est ce qui a motivé l’implication majeure de Tito dans le « Mouvement du Non-Alignement », après que Tito ait constaté les limites de la « déstalinisation » de l’URSS de Khrouchtchev…

Les « exclusions » idéologiques ont empêché Samir Amin d’étudier les évolutions, controverses internes, analyses, apports des courants « trotskistes » et « titistes » avec leur évolution, conflits, erreurs et apports dans leur diversité. Une diversité toute aussi grande en fait que celle des « maoïstes », ou des « anars » et en général, des « marxistes » « pro-soviétiques » ou « pro-chinois” » ou marxistes tout court. Une telle diversité évolutive est le propre de tous les « istes », toujours à tort essentialisés en blanc ou noir (et l’on sait que Marx ne se voulait pas « marxiste »). Samir Amin n’est donc pas le seul coupable de telles « excommunications » idéologiques : notamment, plusieurs composantes des « trotskismes » estiment qu’il n’y a pas eu de révolution chinoise, yougoslave, vietnamienne ou cubaine – et rien à apprendre de leurs débats, réformes et expériences (puisqu’il n’y avait pas de démocratie socialiste).

 

Mais la révolution d’Octobre et l’URSS de Lénine et Trotsky étaient-elles « socialistes » ?

 

Dans la vidéo évoquée plus haut, Samir Amin souligne que Mao riait quand on lui posait cette question : la révolution chinoise était « populaire – à visées socialistes », dit-il. En vérité, comme je le rappelle dans mon retour sur inventaire – en estimant cette conceptualisation comme pertinente pour l’analyse – l’URSS des années 1920 n’était pas analysée par les bolcheviks comme « socialiste » mais « transitoire » « déjà plus » dominée par les rapports capitalistes, mais « pas encore » socialiste – et d’autant moins « socialiste » qu’aucun « livre » et théorie en chambre ne leur disait à l’avance comment organiser une « société socialiste » (au plan politique et socio-économique). Même la place du marché (après avoir remis en cause la domination de la propriété privée capitaliste) n’était en rien clair, ni d’ailleurs clarifiée à ce jour. Mais je souligne dans l’étude évoquée22, outre l’importance de ne pas utiliser dans ces sociétés les concepts élaborés par Marx pour le capitalisme, l’intérêt majeur des catégories « impures », non stabilisées, associées à la notion de « société de transition ». Contrairement à l’approche imposée par Staline estimant le socialisme réalisé sur la base de la collectivisation forcée, la notion de société de transition était associée en URSS (et plus tard en Yougoslavie) à de vrais débats et analyses des conflits internes/externes majeurs, y compris des menaces de restauration capitaliste – c’est-à-dire de retour à une situation où la logique capitaliste est légitimée et protégée comme dominante par l’Etat. Cette notion de « société en transition » était utilisée (avec des variantes d’analyses évolutives sur la place du marché notamment) par Préobrajensky et Boukharine, comme par Mandel, Bettelheim, Che Guevara ou Tito. La citation que Samir Amin fait de Mao s’inscrit en fait largement dans une telle approche – avec toute sa part d’incertitudes et d’expérimentation de l’expérience de construction du socialisme, y inclus de tragiques erreurs.

Je regrette que Samir Amin ne soit plus là pour actualiser ces débats et constater des proximités. Les frontières de la « restauration capitaliste » ne sont pas simples à établir – mais exigent d’aller derrière les institutions, les discours et les étiquettes – y compris pour examiner comment le parti unique lui-même s’est transformé dans le temps, quels ont été les choix et les pratiques de ses dirigeants dans leur évolution. Il n’y avait aucune fatalité de succès des pressions externes en faveur de la restauration capitaliste sans conditions et choix internes. Et l’on peut expliquer en quoi le capitalisme ne dominait pas du temps de Lénine ou de Tito – comme on peut sûrement pouvoir le faire pour la Chine de Mao, ou Cuba de Fidel Castro. Mais cela ne veut pas dire l’absence de forces et pressions contradictoires, y compris dans le parti. Il faut analyser comment les phases de conflits ouverts au plan social ont infléchi la composition du parti/Etat (dans les différents pays et contextes) et les choix de ses principaux dirigeants. On est là dans l’analyse concrète et historique.

 

( à suivre)

 

Catherine Samary

http://csamary.free.fr

Version en castillan : Samir Amin o la razón de ser de un nuevo internacionalismo

https://vientosur.info/spip.php?article14140

Publié le 27 août 2018 sur le site « Entre les lignes entre les mots »

https://entreleslignesentrelesmots.blog/2018/08/27/samir-amin-ou-la-raison-detre-dun-nouvel-internationalisme/

 

18 Cf. note 5, “Du communisme..” op.cité.

20 Dans l’ouvrage évoqué (« Du communisme.. ») je souligne comment les arguments des uns et des autres peuvent se répondre et être dépassés par ce que nous enseigne la restauration capitaliste. Mais je ne veux pas reprendre ici ces débats.

21 https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1930/08/300828b.htm

22 22 Cf, outre l’ouvrage cité note 5, le Cahier d’Etude « Plan, marché et démocratie – l’expérience des pays dits socialiste », Cahiers de l’IIRE, 1988 et mes articles sur les débats sur un socialisme autogestionnaire (voir sur mon site http://csamary.free.fr

 

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10 septembre 2018 1 10 /09 /septembre /2018 15:23

Samir Amin – ou la raison d’être d’un nouvel internationalisme (2)

 

Vers la construction d’une nouvelle Internationale ?

 

On peut probablement partir d’un large consensus sur les grandes caractéristiques soulignées par Samir Amin quant au « moment » international de son appel : il l’analyse comme l’« automne du capitalisme »7, malheureusement « sans l’émergence du ‘printemps des peuples’ et de la perspective socialiste » espérés : il s’agit d’une de ces phases où « le vieux monde se meurt et le nouveau tarde à naître », si bien évoquée par Gramsci souvent cité dans une telle conjoncture : il est très proche sur bien des aspects de ce qu’en a dit Gilbert Achcar8. Comme lui et beaucoup d’autres aujourd’hui, Samir Amin était conscient qu’il s’agissait d’un moment dangereux, mais ouvert aux polarisations, avec sous des formes fragiles et éclatées une radicalisation anti-capitaliste diffuse, voire l’émergence de nouvelles composantes d’une gauche radicale et le renouveau d’un recours aux analyses marxistes et socialistes – sans « modèle » convaincant et capable de devenir un cadre unifié.

 

Quelles sont les bases « programmatiques » fondamentales qu’il met en avant dans la démarche proposée ?

 

« La question de la souveraineté populaire ne devra pas être éludée dans notre réflexion sur la manière de construire l’alliance des solidarités », écrit Samir Amin dans son texte de présentation, contre les diktats de cette mondialisation et de ses institutions. Mais le sens (ou la portée) de cette notion est associé immédiatement à une double exigence stratégique qui définit l’orientation de son projet : d’une part, l’ancrage dans la mobilisation des classes laborieuses et subalternes (salariées ou pas, ouvriers et paysans, précaires) en défense de leurs intérêts et droits sociaux : il s’oppose aux approches ethnicicistes ou nationalistes qui tentent de subordonner les aspirations populaires aux intérêts des classes (nationales et internationales) dominantes (on a vu dans les vidéos en bilan des échecs ou limites de la décolonisation évoquées plus haut que ce jugement s’applique non seulement aux pays capitalistes où la bourgeoisie nationale est la plus forte, mais au Grand Sud). A ce propos, il souligne qu’un scénario de « réveil » révolutionnaire dans les seuls pays du Sud serait au XXIème siècle encore plus désastreux qu’au XXème. Cela impose de repenser la « déconnexion » d’une manière articulée, transcontinentale, comme l’est le capitalisme lui-même. Et c’est le deuxième axe stratégique, qui fonde et définit un « internationalisme » « organique » (différent de la seule juxtaposition d’approches « nationales » ou de solidarités morales) : il s’agit de résister concrètement aux effets et mécanismes mondialisés d’un « système » d’oppression et d’exploitation – tout en s’appuyant sur l’ancrage nationale et des relais et regroupements continentaux (capables de peser de façon « multipolaire », à toute logique hégémoniste, monétaire, financière, politique, idéologique). Et c’est aussi à cette échelle mondialisée de façon concrète qu’une « contre- hégémonie » et alternative socialiste doit émerger. Ce processus complexe et long se confronte à des dangers immédiats ; tant il est vrai que la « décadence » d’un système peut être, rappelle-t-il, « séculaire » et agressive.

 

Dans la « lettre d’intention » ajoutée en annexe de son appel du 7 août dernier9, Samir Amin nous dit :

« Le capitalisme mondialisé entré dans sa phase de décadence conjugue un pouvoir politique et économique quasi totalitaire avec une agressivité de plus en plus intense rapprochant de façon inquiétante un risque de guerre généralisée. Dans cette crise paroxystique, les pays impérialistes de l’Occident historique (Etats Unis, Europe de l’Ouest, Japon) n’entendent pas permettre à d’autres Etats émergents de s’émanciper du cadre imposé par eux et de sortir du statut de périphéries dominées. La tension entre l’Occident et la Russie, la Chine, l’Iran n’est pas un phénomène passager mais bien l’épicentre d’un nouveau remodelage violent du monde au profit des bourgeoisies occidentales. »

 

On voit bien surgir là de façon concrète un des débats nécessaires : quelle interprétation actualisée de l’impérialisme et de ses guerres, des rapports de domination du système-monde (j’y reviens plus tard) et comment les combattre de façon efficace dans le nouveau monde multipolaire ?

 

En tout état de cause de multiples et actuelles « guerres hybrides » peuvent dégénérer en guerres tout court, et sont accompagnées de nouvelles et dangereuses courses aux armements et de propagandes et contre-propagandes de plusieurs côtés. Samir Amir assume un anti-impérialisme tourné contre les grandes puissances de la « triade » Etats-Unis, Europe occidentale et centrale, Japon, sous hégémonie de la première. Outre le besoin d’analyser les évolutions internes à cette « triade » manifestée avec Trump, faut-il interpréter ce qui s’y oppose comme « défensif » et progressiste ? Le maintien et l’expansion vers l’Est de l’OTAN malgré la dissolution du Pacte de Varsovie, l’opacité des discours, les alliances évolutives et mutations politiques et socio-économiques à l’oeuvre depuis les années 1980 sont sources de profonds désarrois et divergences d’interprétation.

 

Encore récemment en Amérique latine comme face à la crise ukrainienne ou auparavant aux guerres yougoslaves, les familles politiques anti-impérialistes et anti-fascistes se sont déchirées et parfois retrouvées sur des « barricades » opposées, dans les pires violences10. Quelle internationale anti-impérialiste construire dans ce contexte ? En tout état de cause, le débat libre et respectueux envers de légitimes questionnements doit s’accompagner d’une indépendance absolue envers tout pouvoir d’Etat (et envers ses propagandes d’Etat) : la multiplicité des liens politiques, syndicaux avec les mouvements sociaux, le croisement des sources d’information sont la seule protection contre les pièges de diverses formes de ‘campisme’, au sens rappelé par Bernard Dréano11 – ce qui n’implique nullement une fausse « neutralité » ou une équivalence entre divers courants réactionnaires rejetés12.Une des fonctions d’une Association Internationale des Travailleurs et des Peuples est précisément, par son indépendance envers les pouvoirs en place et son enracinement pluriel, d’avoir ses propres réseaux d’information et critères de jugement basés sur des analyses concrètes, en lien avec des résistances autonomes.

 

Mais les échecs passés et la détérioration du rapport des forces a favorisé l’espoir et l’accent sur les hypothèses de pouvoir « changer le monde sans prendre le pouvoir »13, l’horizontalisme des réseaux et des forums. La crise des partis politiques impose réflexion. Mais l’horizontalisme n’exclut en rien des pratiques bureaucratiques ni des positions de pouvoir verticalistes occultes. Et dans la lettre d’intention, évoquée, Samir Amin nous dit : « l’essoufflement du processus des Forum Sociaux fait qu’ils ne servent plus de lieu d’élaboration d’une alternative réelle », et il conclut : « Nous ne pouvons pas continuer dans cette impuissance politique et nous devons reconstruire une alliance dans laquelle nous dynamiserons et structurerons nos forces communes ». Mais il faut démontrer en pratique que le processus-même de construction d’une nouvelle « Organisation » (comme il le dit) ne reproduit pas de vieilles pratiques « hégémonistes », les stigmatisations sectaires excluantes, bref d’autres paralysies. Samir Amin prône la mise à plat des expériences des précédentes ou actuelles Internationales. On devrait intégrer à ce processus indispensable toutes les composantes du mouvement altermondialiste qui souhaitent dépasser à la fois les limites des forums et de l’horizontalisme sans tomber dans un verticalisme dirigiste.

Ce projet, bien qu’« organisé » et politique pour Samir Amin, ne concerne d’ailleurs pas que les « partis ». Dans sa lettre d’intention il préconise une rencontre de préparation qui réunira « des militants représentants de mouvements, partis, syndicats, réseaux de tous les continents et régions. Seront définis comme régions : l’Amérique Latine, L’Afrique, l’Afrique du Nord, la Méditerranée et le Moyen Orient, l’Europe de l’Ouest, l’Europe de l’Est, l’Asie de l’Est, du Sud, du Sud Est, de l’Ouest et du Centre, les Etats Unis », avec la nécessité d’une pluralité des représentants par « région ».

 

Il faudrait évidemment ajouter une sensibilité féministe aux procédures… Mais aussi une analyse et prise en compte du rôle majeur du racisme et de la xénophobie dans le fonctionnement de l’ordre mondial, des divisions qui affaiblissent les résistances, y compris les organisations politiques et associations syndicales. En positif, et essentiel pour le projet d’une Internationale liée aux mouvements populaires, il faut souligner l’importance, face à Trump, notamment, mais sur tous les continents, des mobilisations de femmes pour leurs droits. Il faut aussi souligner le tournant que représente la victoire aux primaires démocrates du 14è district de New York d’Alexandria Ocasio-Cortez ce mardi 26 juin, avec son discours socialiste… L’assassinat au Brésil de l’élue et défenseuse des droits des femmes, des Noirs, des LGBT Marielle Franco exprime aussi un enjeu majeur pour une nouvelle Internationale du XXIè siècle. Celle-ci serait-elle pensable sans Angela Davies de longue date militante communiste, impliquée dans tous les combats progressistes et internationalistes ? Signe « des temps », elle participait en mai 2018 à l’organisation d’une rencontre dite de « Bandung du Nord »14 des populations racialisées des pays impérialistes, prônant l’aller vers une « Internationale Décoloniale », anti-capitaliste, anti-raciste et féministe…  une démarche autonome qui doit nous interpeller et, réciproquement, qui doit être questionnée par les propositions de Samir Amin.

 

La « territorialisation » multipolaire de ce processus dans les différentes « régions » du monde fait aussi partie de sa conception stratégique, de même que le fait qu’il s’adresse à des « réseaux » politiques et syndicaux15 – rapprochant ce projet, de ce point de vue sa conception de ce qu’était l’Association Internationale des Travailleurs du temps de Marx. Mais l’exigence de protéger l’autonomie des syndicats et des mouvements sociaux de l’hégémonisme des partis politiques – et les mauvaises expériences accumulées – impose là aussi de reprendre et d’actualiser les débats (en cours) sur la conception de l’action « politique » face au capitalisme « décadent » : quelle conception du rôle et des bases des partis, syndicats, mouvements sociaux (sur différents enjeux, écologiques, contre les oppressions spécifiques et croisées) ? Quels rapports ou alliances entre eux, au plan national et international 16. Qui sont d’ailleurs les « travailleurs » évoqués ? Samir Amin étend clairement ses analyses et approches des luttes populaires à dynamique anti-capitaliste, dans le passé et le présent, aux paysans17 et travailleurs précaires et supposés « indépendants » de fait soumis aux diktats de la mondialisation et des firmes multinationales.

 

On peut estimer qu’il faudra avancer en marchant. Le plus important est en réalité l’établissement dès le départ de règles communes de débats et comportements ainsi que de critères « définissant » qui est ou peut être concerné par les rencontres associées à ce projet. On sait grâce à l’expérience et sur la base des réflexions sur les « communs », que la conviction de l’importance d’un « bien commun » (comme une nouvelle Internationale devrait l’être) à produire sur des bases démocratiques et égalitaires peut être un puissant motif d’auto-détermination et d’autogestion de règles à s’appliquer mutuellement – et la garantie démocratique de viabilité d’un tel projet.

 

Avancer en marchant, c’est aussi envisager des procédures de débats visant à la connaissance réciproque des expériences, apports, échecs  des unes et des autres. La réduction des divergences, la reformulation enrichie des interprétations du passé/présent doivent pouvoir être associées à des avancées concrètes vers des initiatives et campagnes communes : sur ce plan de l’action, il ne devrait pas y avoir d’autres pré-conditions que l’accord sur les buts et les moyens de ces actions présentes.

 

Il n’est (heureusement) pas nécessaire d’être d’accord sur l’interprétation des grandes phases de l’ordre mondial pour agir ensemble aujourd’hui. Et gageons que cette action aidera à dépasser les préjugés et défiances pesant aussi sur les analyses et théorisations;

 

( à suivre)

 

Catherine Samary

http://csamary.free.fr

Version en castillan : Samir Amin o la razón de ser de un nuevo internacionalismo

https://vientosur.info/spip.php?article14140

 

Publié le 27 août 2018 sur le site « Entre les lignes entre les mots »

 

https://entreleslignesentrelesmots.blog/2018/08/27/samir-amin-ou-la-raison-detre-dun-nouvel-internationalisme/

 

7  Cf. aussi les interrogations soulevées en 2012 : L’Implosion du capitalisme contemporain. Automne du capitalisme, printemps des peuples ? Éditions Delga.

8 Cf. outre son « choc des barbaries », son texte sur Gramsci et les « phénomènes morbides » :

https://www.contretemps.eu/phenomenes-morbides-gramsci-achcar/

10 Je livre ici, à titre d’exemple, pour le « pot commun » des débats nécessaires, le texte que j’avais écris à propos de la crise ukrainienne : http://www.essf.lautre.net/2014/spip.php?article37993sur en enjeu loin loin d’être terminé.

11 Cf. Bernard Dréano, dans le cadre de « 1968 vu des Suds » https://entreleslignesentrelesmots.blog/2018/08/19/le-campisme-une-vision-ideologique-des-questions-internationales/ : lire aussi à ce sujet ma contribution « Quel internationalisme dans le contexte de la crise ukrainienne » :

 http://www.essf.lautre.net/2014/spip.php?article37993

12 Il faut mener les débats sur « le choc des barbaries », comme les désigne Gilbert Achcar (Ed. Syllepse, 2017) sur le chaos mondial et les nouvelles guerres impérialistes de « civilisation » contre les « terrorismes » – catégorie englobante et arbitraire appliquées aussi par des puissances secondaires alliées ou pas aux Etats-Unis, de la Turquie à la Russie en passant par Israël.

14 Lire la présentation de cette initiative sur leur site : http://bandungdunord.webflow.io/, lire également les réflexions recueillies par la revue Les utopiques n°8, été 2018 sur Anti-racisme et questions sociales.

15 Il est intéressant de souligner que cette Lettre d’intention a été adressée à des réseaux syndicaux puisqu’elle a été reproduite le 15 août sur le site syndical http://www.frontsyndical-classe.org/2018/08/samir-amin-pour-la-creation-d-une-nouvelle-alliance-internationale-des-travailleurs-et-des-peuples.html

16 Cf. sur ces débats, le fort intéressant texte de Christian Mahieu et Pierre Zarka Les vertus de l’échec, publié dans Les utopiques n°8 cité https://entreleslignesentrelesmots.blog/2018/08/06/les-vertus-de-lechec/

17 Il est clair que, parmi les réseaux que peuvent interpeller ce projet, Via Campesina où des forces issues de ses rangs, devraient être une composante majeure.

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9 septembre 2018 7 09 /09 /septembre /2018 16:58

Samir Amin – ou la raison d’être d’un nouvel internationalisme (1)

 

Comme s’il voulait en faire son testament politique, dans l’urgence d’un « moment » spécifique, à la fois pour lui-même et dans la mondialisation capitaliste en crise, Samir Amin a (re)diffusé [1], quelques jours avant de nous quitter brutalement le 12 août dernier, son appel à l’« indispensable reconstruction d’une Internationale des travailleurs et des peuples du monde entier », sur le site Afrique–Asie.fr. On y trouve en annexe, une « Lettre d’intention » qui vise à accélérer et concrétiser le processus. Son décès donne à un tel appel une force impressionnante qui inspire beaucoup de respect et mérite la plus grande attention, malgré et à cause de l’immense perte et tristesse de ne plus avoir Samir Amin à nos côtés pour discuter et mener à bien ce projet.

 

Bien que l’ayant lu et croisé dans plusieurs réunions altermondialistes, en particulier dans les Balkans, j’avais le sentiment, que je ne connaissais pas suffisamment Samir Amin – et d’avoir trop de « points de vue » éloignés des siens (ne partageant pas son maoïsme) – pour pouvoir (bien) lui rendre hommage. J’ai donc préféré d’abord lire et écouter ceux qui avaient été plus proches de lui – notamment, la riche présentation rédigée par son/notre ami et camarade Gustave Massiah, écrit en 2002 (pour les 70 ans de Samir Amin) et qui vient d’être mis en ligne avec de multiples et importants hommages[2]. Malgré nos parcours en grande partie différents – notamment mon propre « ancrage » associé à l’Opposition de gauche à Staline et au « trotskisme » puis à l’étude de la révolution yougoslave littéralement « exclus » de l’univers de pensée maoïste -, j’avais ressenti un sentiment de grande proximité lors de ces dernières rencontres. La découverte de cet appel – qui en faisait bien plus qu’un « marxiste du sud » (comme Gus Massiah rappelle qu’il aimait à se présenter) confirmait ce sentiment.

 

Elle me donnait aussi l’envie et le devoir intellectuel et politique d’en savoir davantage, de ne pas en rester aux polémiques héritées de la « Révolution culturelle » et des années 1960, de croiser et enrichir les  diverses approches du passé/présent avec des « logiciels » actualisés. Dans plusieurs présentations récentes (2017 et 2018) Samir Amir lui-même donne des continuités et évolutions de son approche de l’ordre mondial[3]. Citons notamment les deux vidéos « Samir Amin raconte Samir Amin » produites par RFI en Mai 2018[4].

 

Dans la première sont évoquées sa découverte du communisme, en Egypte où il est né… Puis l’ancrage de son analyse du capitalisme mondialisé dans l’optique du réveil du « Tiers-monde » dans le temps long, notamment dans la « bande des quatre » (Emmanuel, Gunther-Frank, Wallerstein et lui) et son approche diversifiée du « système-monde » et de ses rapports de domination ; la centralité et actualité de Marx pour penser la mondialisation capitaliste.

 

Dans la deuxième vidéo, il se centre sur l’indépendance africaine : ses avancées, fragilités sociales et politiques. Notons les très importants débats sur le « nationalisme » et donc la bourgeoisie (et petite-bourgeoisie) nationale : Samir évoque les défiances envers le « nationalisme » (et alliances nationalistes) de Franz Fanon, Cabral, Sankara – assassiné, nous dit Samir Amin, parce qu’il avait compris que le rôle d’un gouvernement progressiste était d’aider à l’auto-organisation des populations dominées…

 

Ces présentations permettent de compléter ce que Gus Massiah soulignait en 2002 quant au temps long et aux grandes thématiques de ses réflexions : après la crise de 2008, puis les logiques contradictoires et impasses des soulèvements du monde arabe, il insiste davantage sur les caractéristiques de la conjoncture historique que/où nous trouvons, à l’arrière-plan de son récent appel. Il s’y combine analyses du caractère mondialisé (sur tous les continents) de la domination des monopoles (et ‘chaînes de valeur’), de leur privatisation des Etats et grandes institutions financières, de leurs attaques anti-sociales et anti-démocratiques – auxquelles il faut intégrer le désastre écologique. Mais l’analyse intègre aussi la crise des partis et l’éclatement et divisions de la gauche radicale sur tous les continents. « Trois échecs » pèsent : celui du « soviétisme » – notion utilisée pour rejeter l’idée d’un échec du socialisme -, de la social-démocratie et des mouvements nationaux populaires du Tiers-Monde – le croisement des analyses sur l’interprétation de ces échecs est un des grands chantiers conditionnant l’émergence d’une alternative socialiste. Mais débats et analyses ne sont pas indépendantes des cadres d’action commune possible. Le renouveau d’un internationalisme « organique » face à un système global est aussi tributaire d’un choix « raisonné » et organisé politiquement. Je m’inscris en positif dans ce projet, non pas par hommage à Samir Amin – encore qu’il le mérite – mais par conviction et mise en pratique d’une démarche analogue, à titre individuel[5] et collectif[6]. Il peut être pensé comme un processus à plusieurs dimensions – associant des moments de confrontations des analyses et bilans complexes, conflictuels et des actions et campagnes communes créant une confiance. Il ne peut s’agir d’un processus « facile » et de court terme – et il est sans garantie de succès. Mais ne vaut-il pas la peine de le « saisir » à bras-le-corps ? En mettant à plat les questionnements qu’il soulève – dont quelques-uns ci-après.

 

(à suivre)

 

Catherine Samary

http://csamary.free.fr

Version en castillan : Samir Amin o la razón de ser de un nuevo internacionalismo

https://vientosur.info/spip.php?article14140

 

Publié le 27 août 2018 sur le site « Entre les lignes entre les mots »

 

https://entreleslignesentrelesmots.blog/2018/08/27/samir-amin-ou-la-raison-detre-dun-nouvel-internationalisme/

 

 

[1] C’est un an plus tôt, en août 2017 que le texte était mis pour la première fois sur son blog :

http://samiramin1931.blogspot.com/2017/08/samir-amin-pour-une-internationale-des.html

[3] Il faut évidemment les intégrer dans ses écrits plus anciens, (outre ses écrits nombreux sur le monde arabe et l’Afrique), Le Développement inégal, Essai sur les formations sociales du capitalisme périphérique, Les Editions de Minuit, Collection Grands Documents, 1973 » ; La Déconnexion : Pour sortir du système mondial, La Découverte, 1986, ou encore Au-delà du capitalisme sénile : Pour un XXIe siècle non-américain (PUF, 2002).

[4] Outre donc ces vidéos de RFI, signalons « Une heure avec Samir Amin », entretien mené par Christophe Ventura pour Mémoires des Luttes, à l’occasion de la sortie des Mémoires (2015) de Samir Amin. Il y présente notamment son approche des différents courants réactionnaires depuis la fin « de l’ère de Bandung » (cf. L’Eveil du Sud : l’ère du Bandung 1955-1980, Ed. Le Temps des Cerises, 2008). D’autres vidéos enregistrées en 2011 https://www.dailymotion.com/video/xmg1kp à l’université d’été du M’PEP sont centrées sur les avancées et reculs de la décolonisation. Il s’y intègre l’analyse de la « rente » appropriée par l’impérialisme non seulement pour une accumulation de capital mais la soumission des sociétés ; l’accent sur les conditions objectives et historiques présentes d’un internationalisme « nécessaire et possible » mais l’extrême fragilité et faiblesse des gauches radicales partout dans le monde ; la notion de bourgeoisie compradore ; et – en conclusion les dilemmes d’une gauche radicale plus développée en Amérique latine qu’ailleurs : insertion dans l’ordre capitaliste ou rupture vers le socialisme. Il conclut sur le monde multipolaire dans l’« ère de Bandung » quand le rapport de force permettait d’imposer à impérialisme des modifications majeures.

 

[5] C’est l’esprit du « devoir d’inventaire » auquel j’ai cherché à contribuer dans Du communisme décolonial à la démocratie des communs, (plus loin « Du communisme…” » Ed. du Croquant, (cf. sa présentation) ou lire sur mon site http://csamary.free.fr. Une version plus développée en anglais va paraître à l’automne sous le titre « Decolonial communism, Democracy and Commons » (Ed. Merlin, Resistance Book & IIRE).

[6] La petite Quatrième Internationale (dite ‘mandélienne’ – du nom de feu Ernest Mandel) dont je suis membre depuis plus d’un demi-siècle est la seule, à ma connaissance, à vouloir explicitement oeuvrer à son propre dépassement – par regroupement et création de nouvelles organisations, sans scénario prédictible et unifié – dans la nouvelle phase ouverte par l’unification allemande et la fin de l’URSS. Elle apporterait à une nouvelle Internationale anti-capitaliste de masse dont on a besoin son propre patrimoine d’avancées, échecs, interrogations. Cf. Les archives de la revue QI ; en encore les textes de son dernier congrès et ses débats sur le site ESSF, http://www.europe-solidaire.org/spip.php?rubrique911 (ou les revues Inprecor et International Viiewpoint).

 

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17 juillet 2011 7 17 /07 /juillet /2011 11:33

Au delà  de L’institution

 

 

Dans les années 60 du 20ème siècle, on sortait à peine d’une période dramatique de l’histoire humaine où l’humanité avait cru pouvoir installer enfin le régime politique idéal, dont chacun avait toujours rêvé, qui s’appelait République des soviets, Démocratie populaire, etc. Ces régimes politiques, nés au début du 20ème siècle, avaient été des fiasco formidables, dont les ouvrages de Soljénitsine, d’Evguénia Guinzbourg ( Le vertige, 1967 : Sous le ciel de la Kolyma, 1979), les « Mémoires » de A. Sakharov et bien d’autres révèlent le caractère monstrueux, presque inimaginable.

 

Chez les jeunes intellectuels dont je faisais partie et dont faisait aussi partie Georges Lapassade, nés dans les années 20-30 du siècle, quand nous atteignions la trentaine, il n’était plus question de vouloir s’occuper d’installer un nouveau paradis, car aux paradis du genre de ceux qui étaient en train de s’éteindre, on n’y croyait plus. On ne pensait plus qu’il soit possible de résoudre les problèmes de l’humanité simplement en changeant le système politique, en établissant par exemple un totalitarisme de gauche, qui ferait naître automatiquement un totalitarisme de droite, du type nazisme ou fascisme.

 

Il nous fallait autre chose. Il était temps d’inventer de nouvelles formules sociales. Que pouvaient-elles être ?

 

Comme toujours, c’est en prenant le contre-pied de ce dont nous voulions nous défaire qu’on réussit à inventer une nouvelle formule sociétale. L’ancienne avait été macroscopique et totalisante, universelle et globale. La notre serait microscopique, centrée sur les groupes particuliers, les ensembles modestes et particuliers. On installerait des types de gestion et de direction collectives ou populaires dans les entreprises et partout. Cela s’appellerait autogestion On se rapprochait de la vie, de la réalité sociale vraie, des gens, de leurs préoccupations quotidiennes. Mêmes les politiques, nommés gauchistes – trotskystes ou maoïstes- acceptaient ces formules.

 

Que pouvait-on faire de mieux que de prendre en considération ce que les sociologues appellent les « institutions », dont ils se sont, à vrai dire, assez peu préoccupés, réalités ambigües et doubles, qui d’un côté touchent aux Etats et aux gouvernements, dont elles tirent leur légitimité et de l’autre aux individus dont elles attendent la participation ? Nous fûmes donc « institutionnalistes » et l’institution devint la nouvelle idole, parée de toutes les vertus et de toutes les capacités. Il suffit de lire le livre de René Lourau  L’analyse institutionnelle, de 1970, pour se convaincre de la fascination que provoqua cette nouvelle entité, qui résume à elle seule, d’après Lourau, toute la réalité sociale, toute la vie des gens et des peuples. Nous fûmes grandement aidés, dans cette démarche, par les spéculations de Castoriadis, dont Lapassade s’est beaucoup inspiré.

 

Autant il était facile de définir cette nouvelle entité, qui tient par un de ses bouts aux idées, à travers la notion de « constitution », et, par l’autre, à la matérialité, à travers les notions d’ « assemblée générale », de capital, d’organisation, de règlement, etc., autant il est difficile de déterminer ses rapports avec les individus. Ceux-ci semblent n’être rien d’autre que des « instituants » c'est-à-dire n’avoir d’autre rôle que de faire naître l’institution et de la maintenir dans l’existence. Dans cette hypothèse, elle s’identifie aux « rituels », chers à l’allemand Christophe Wulf, qui essaie actuellement de re-susciter l’institutionnalisme (Une anthropologie historique et culturelle, 2007)

 

Justement, dans les années 70, au moment où l’institutionnalisme triomphait, j’étais en train de participer, en liaison avec les psychologues sociaux, au mouvement appelé « dynamique de groupe », qui prétend permettre à des individus de changer profondément, en se confrontant, dans des rencontres de type divers, à d’autres individus (animateurs, thérapeutes, participants, etc.).

 

Lapassade, qui était intéressé par ce nouveau mouvement, ne l’était cependant pas assez pour penser qu’il pouvait constituer une alternative aux rénovateurs traditionnels. Comment, s’écria-t-il dans plusieurs textes, Lobrot peut-il espérer transformer, par une simple confrontation, des gens insérés dans des institutions, alors que celles–ci exercent à plein leur nocivité, puisqu’elles ne sont pas détruites dans ce nouveau contexte ? Par cette réaction, Lapassade manifestait une croyance qui est malheureusement devenue une sorte de postulat, à savoir que les institutions fabriquent les individus, sont responsables non seulement de leurs actions mais même de leur être. Elles constituent le véritable ciment social, comme Lourau le proclamait.

 

Cela n’était pas loin des conceptions d’Emile Durkheim, qui datent des débuts du 20ème siècle. Celui-ci aussi opposait l’action de l’individu sur la société qui est en fait une action fondatrice, mais qui n’intéressait pas Durkheim, à l’action de la société sur l’individu qu’il voyait comme la base de toute réalité sociale, fondant une « conscience collective », distincte de la conscience individuelle.

 

La société fabrique l’individu, telle est la formule qui résume la pensée de cette époque. Elle veut dire que l’individu dépend entièrement de son groupe social, comme Lapassade le disait à propos de ma tentative, insinuant que j’étais dans l’illusion, en essayant de combattre l’institution dans l’institution.

 

Déjà la formule de Durkheim heurte la simple logique, car comment la société peut-elle engendrer l’individu, quand elle n’existe pas encore, puisqu’elle est elle-même formée d’individus? L’individu est évidemment premier, avec une réalité qui n’est pas seulement sociale mais biologique et psychologique. La société est formée d’individus qu’elle coiffe et domine, mais cette partie qu’est l’individu crée aussi la société. Le tout dépend de ses parties.

 

Mais il y a plus grave, avec un défaut qui n’est plus seulement logique mais qui touche à l’observation. Il est certain, comme le proclame Durkheim, que l’individu est sans cesse confronté à une société qui le dépasse, avec laquelle il opère des transactions et qui le dirige, l’aide ou le pousse. Le tout domine les parties. Cependant, l’expérience nous apprend que les dites transactions ne peuvent être entreprises et menées à bien que si l’individu envisage et accepte ses propres pulsions, aspirations, désirs. Celles-ci, comme l’expérience nous l’apprend encore, naissent dans un contact avec d’autres individus, qui se comportent avec lui d’une manière personnelle et singulière. C’est dans une confrontation individuelle avec l’autre que l’influence se produit.

 

Pour constater cela, il ne suffit pas d’un regard lointain et général sur les gens, comme la sociologie le fait souvent, mais il faut regarder de près et attentivement. Par exemple, un homme que j’ai connu qui était juif et étranger, s’engage dans la légion étrangère pour être reconnu comme français. La légion est une institution, mais c’est avec une motivation spécifique et particulière que cet homme l’aborde. Cela détermine l’influence qu’elle a sur lui.     

 

Nous ne sommes plus dans le collectif, mais dans l’individuel. Nous sommes dans le phénomène d’influence, à la racine du monde social, qui se noue dans un face-à-face démultiplié entre tous les individus existant. La communication, les sentiments, les émotions, les échanges, les heurts, les conflits deviennent des réalités centrales, bien plus les « groupes, organisations, institutions » de Lapassade.

 

Cette idée fondamentale, qui exprime le primat de l’individu et qui n’a rien à voir avec l’individualisme, constitue la base du mouvement de la «  dynamique de groupe ». Celui-ci estime que l’individu, qui est pris dans les mailles du filet social et qui semble, de ce fait, complètement aliéné, peut en réalité opérer un travail personnel, qui se passe au départ dans les profondeurs de son psychisme et qu’il n’effectue pas seul mais avec d’autres, qui travaillent aussi pour eux-mêmes de la même façon. Ces autres ont une influence sur lui, bien qu’ils ne constituent pas nécessairement des groupes ou des sociétés. Ils forment des face-à-face ou des rassemblements ou des rencontres. Ils ne sont pas encore ou pas seulement dans des institutions Ce sont des parents, des amis, des collègues, des enfants ou des  gens qui agissent et réfléchissent. Ils sont dans « la société » officielle, pourrait-on dire, mais échappent à cette société. Ils agissent sur elle autant qu’elle agit sur eux.

 

La société est comme la mer, avec ses zones et ses divisions, dans laquelle passent et se croisent des courants marins, relativement indépendants des ensembles établis. Ce sont ces courants qui font évoluer ces grands ensembles et qui finissent par les transformer de fond en comble.

 

Il serait fastidieux de donner des exemples historiques de ce type de processus. Il est partout depuis les origines. Sans lui, s’il fallait admettre que les structures se reproduisent d’une génération à une autre, il n’y aurait ni transformation sociale, ni révolution, ni progrès ni même de régression. Nous serions dans un monde minéral, identique à lui-même durant des millénaires.

 

Donc, il faut aller au-delà des institutions, jusqu’à l’individu pourrait-on dire, qui porte en lui le social. Le mouvement de transformation des sociétés, des mœurs et des conceptions, commencé au 18ème siècle, débouche maintenant sur ce qui constitue le noyau dur de toutes ces réalités : l’être humain, dans sa simplicité, sa nudité, sa puissance transformatrice. C’est de lui qu’il faut partir, car c’est lui qui constitue la matière de tous les phénomènes qui se produisent autour de lui. C’est lui qu’il faut étudier et observer, à travers des «  histoires de vie », ou autrement  

 

Nous n’abandonnons ni la société ni l’institution, mais nous les recentrons sur l’objet auquel elles auraient dû toujours être ordonné, dont elle n’aurait jamais dû s’éloigner : l’être humain.

 

Michel Lobrot

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19 avril 2010 1 19 /04 /avril /2010 15:45

Le journal de recherche

Entretien avec Remi Hess (7)

 

Bertrand : Dans Le sens de l’histoire, moments d’une biographie, tu parles de ta passion pour les murs à sec, technique que tu as importée d’Italie, dans ton jardin. Et tu dis que cela a quelque chose à voir avec ta conception de la recherche.

 

Remi : Le mur à sec est une technique de construction de murs pour soutenir des terrasses dans les régions à fort dénivelés. Dans mon jardin de 40 mètres de profondeur, j’ai un dénivelé de 8 mètres. Tous les 5 mètres, on monte d’un mètre. Pour éviter le ravinement en temps d’orages (ils sont nombreux en Champagne), j’ai eu l’idée de faire des terrasses, en les soutenant avec des murs en pierres, sans les cimenter (ce qui permet d’en modifier les formes). Ce chantier fut un peu fou. Cela signifiait aussi la nécessité d’un terrassement : transporter la terre pour faire des niveaux. Comme aucune machine ne pouvait entrer dans mon jardin, j’ai fait ce travail à la brouette. J’ai remonté 2000 brouettes de terre pour faire mes terrasses. En effet, je voulais aussi dégager la pente derrière la maison, pour y faire entrer la lumière. J’aurais pu parler de ce moment quand je parlais du corps, car ce chantier a été très physique. Dans ce mouvement de déménager la terre à la brouette, j’ai eu le temps de trier la bonne terre, la mauvaise ; les grosses pierres, que j’utilise dans les murs, les petites pierres que je vais étendre dans les chemins de vigne, etc. 

Mon journal de recherche ressemble à ce travail de terrassement : comme avec ma brouette, je transporte différents éléments, que je vais regrouper ensuite : je peux ré-agencer mon quotidien qui se présente en vrac (avec, dedans : à boire et à manger). Mon journal me permet de faire un tas de pierres d’un côté, de sable de l’autre. Mes moments s’agencent autrement. Le diariste travaille à dégager des pierres, à produire des briques. Le journal est une construction de la personne du chercheur, qui se dégage de ce tri, et de ses objets de recherche qui, tout doucement, émergent du magma. Dans le journal de recherche, je donne forme à l’informel du quotidien. H. Lefebvre parle du flux héraclitéen du quotidien. On y pêche ce qui passe ! On le construit en expériences. Je puis faire un remaniement permanent de ce patrimoine d’expériences. Si tu écris 50 lignes décrivant parfaitement une situation, cela constitue une brique, que tu pourras installer ici ou là, quand tu voudras construire ton mur. Avec du singulier bien élaboré, tu révèleras de l’universel. Quand tu produis une brique singulière, tu ne connais pas encore l’espace dans lequel tu vas l’utiliser.

Le journal permet une forme de recherche où tu pars du singulier rencontré chaque jour, et que tu identifies comme important. Tu ne sais pas encore dans quel cadre tu vas utiliser cette trouvaille par la suite. Je vais prendre un exemple. Nous étions engagés, Gabriele Weigand, Lucette Colin et moi-même dans l’accompagnement de classes primaires allemandes et françaises, qui se rencontraient deux fois par an ; une fois en France, une fois en Allemagne, dans le cadre de classes vertes. À cette époque, on n’enseignait pas encore les langues étrangères à l’école élémentaire... Dix jours après une classe verte, nous nous rendons à Fontaine, près de Grenoble, pour faire des entretiens avec les enfants « français », en fait de petits Marocains, Algériens, Tunisiens, leurs parents et leurs maîtres. Nous sommes invités à travailler dans une classe de CM1, qui participe à cette expérience depuis le CE1. Nous découvrons que le maître (Freinet) qui accompagne ce groupe d’élèves depuis trois ans (il passe avec les élèves d’un niveau à un autre pour suivre la recherche interculturelle que nous conduisons) ne supporte pas Nadia. C’est une « mauvaise élève », qui a deux ans de plus que ses camarades, et qui perturbe sa pédagogie. Le maître nous dit : «Je ne comprends pas que les autres aient choisi Nadia comme déléguée de classe!». Or, au cours de nos entretiens, nous avions pu mettre à jour que, dans cette classe à majorité maghrébine, Nadia jouait un rôle de chef, car elle parlait arabe aisément. Elle était considérée, par ses camarades, comme la référence linguistique, lorsqu’ils parlaient arabe dans la cour de récréation… Nous avons restitué cette trouvaille au maître, qui, en trois ans, ne s’était pas rendu compte que Nadia était bilingue en arabe… Le fait que le maître développe une pédagogie Freinet ne changeait rien à l’affaire : les enseignants ne s’intéressent pas à ce que sont les élèves, en dehors de leurs propres matières. Cela les empêche parfois de comprendre certaines situations… Ainsi, nous découvrons, avec Lucette et Gaby, que les instituteurs, même Freinet, ne connaissent pas les langues parlées par les enfants de leur classe… C’est une découverte importante qu’il nous fallait consigner dans notre journal de recherche, sans savoir encore la place que nous donnerions à cette trouvaille dans l’exposé, dans le rapport final de notre enquête…

Ce que je veux dire, c’est que la tenue du journal de recherche est une chasse aux papillons. Chaque jour, nous récoltons quelque chose : parfois des cailloux, parfois une perle. Nous gardons tout. Nous sommes dans une démarche associative, transductive. Plus tard, il sera temps de réorganiser ces éléments dans un ensemble organisé, selon la méthode d’exposé hypothético-déductive… Contrairement à ce que l’on enseigne en terminale ou à sciences po pour construire une dissertation : on ne construit pas d’abord un plan, que l’on remplit ensuite. Dans notre méthode de recherche, on rassemble d’abord des trésors, puis on construit ensuite le cadre qui permettra de mettre en valeur ce que l’on a trouvé. Si l’on part d’un plan d’abord, on ne fait pas de recherche. On a trouvé avant de chercher ! Le journal nous rend observateurs d’autres systèmes, d’autres manières de penser. C’est un des rares dispositifs de construction de la personne, dans toutes ses composantes.

 

Entretien avec Remi Hess réalisé par Bertrand Crépeau

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18 avril 2010 7 18 /04 /avril /2010 11:27

Le journal de recherche

Entretien avec Remi Hess (6)

 

 

Bertrand : Ainsi, dans une théorie de la correspondance, le journal de recherche a toute sa place, et réciproquement : on peut installer des courriers dans son journal de recherche.

 

Remi : La manière dont on répond à un courrier peut orienter le devenir de la recherche pour un très long moment. En 1973, j’ai été recruté comme chargé de cours à Vincennes pour assurer un cours sur l’autogestion pédagogique. J’ai invité Fernand Oury, un des animateurs de la pédagogie institutionnelle, à venir faire une conférence. Il m’écrivit laconiquement pour refuser : « Moi, Monsieur, je travaille ! ». J’ai fait la même offre à Raymond Fonvieille. Il est venu, et nous avons coopéré durant 25 ans ! Jacques Pain vient de m’envoyer un livre sur Fernand Oury (Matrice, 2009), qui regroupe des contributions faites en novembre 2008 à un colloque d’hommage à F. Oury auquel j’ai participé... En lisant le texte de Jacques Pain, je découvre que lui, Jacques Pain, a reçu une réponse favorable à un courrier envoyé à Fernand Oury en 1966. Ils ont travaillé ensemble ensuite. Pourquoi Fernand Oury a-t-il refusé de considérer les étudiants de Vincennes comme un public important ? Probablement parce qu’il détestait Georges Lapassade (Jacques Pain m’a avoué qu’il avait la fonction de casser la gueule à G. Lapassade, dans les assemblées organisées par F. Oury, si Georges se présentait). Cependant, cette assimilation faite de R. Hess à G. Lapassade a produit des effets négatifs, sur le long terme, dans notre mouvement. 

Dans ce même ouvrage, Philippe Meirieu reconnaît qu’il n’a jamais pris au sérieux le courant G. Lapassade, R. Lourau qu’il a labellisé comme « instituant » (dans sa tête, c’est une insulte), parce que ces auteurs lui semblaient complexes à comprendre. Il y a eu une tendance à la facilité chez Philippe Meirieu. Il a refusé d’explorer des choses qui lui semblaient difficiles. D’ailleurs, il n’a jamais tenu de journal. Chez le chercheur, le refus du journal pointe une certaine paresse. Philippe Meirieu m’a refusé une correspondance que je lui proposais, quand j’ai découvert qu’il avait des idées fausses sur l’analyse institutionnelle. Plutôt que de travailler avec R. Hess, il a repris l’idée de la correspondance, mais avec Xavier Darcos. A cette époque (2001), il aurait aimé devenir ministre de l’Éducation nationale. De ce point de vue, il a raté sa vie. Cette obsession du politique le tient encore. En bon opportuniste, il est passé du Parti socialiste à Europe écologie… Il n’a jamais fait de jardin, ne sait peut-être pas distinguer une batavia d’une laitue, mais il va parler d’écologie, comme il a parlé de pédagogie : de seconde main. Le succès de ses livres n’en dissimule pas les secrets de fabrication : prendre ici et là des idées dans le vent. Je ne suis pas sûr qu’il y ait une pensée pédagogique intéressante pour moi, chez Ph. Meirieu, du fait justement de son ignorance de notre courant. Depuis le début de son travail, il a une ligne politique : professionnaliser le métier d’enseignant. Personnellement, je trouve cette stratégie très catastrophique sur le plan pédagogique.

Comme Ph. Meirieu me refusait une correspondance, j’ai proposé à Gaby de suppléer Ph. Meirieu. A l’époque, nous avions fait beaucoup de terrain ensemble, dans des classes franco-allemandes. Nous avions déjà échangé quelques lettres, mais nous avons systématisé notre correspondance vers 2001-2002. Ce travail avec Gaby a maintenant une certaine consistance. Actuellement, notre correspondance compte 1500 pages. Le journal de recherche m’a fait identifier la nécessité d’une correspondance intellectuelle. L’échange de lettres sur la longue durée n’a son égal dans aucune autre réalité.

En racontant toutes ces histoires, ce que j’ai essayé de démontrer, c’est qu’une lettre peut avoir un effet très important pour fonder une recherche, lui donner un horizon ou au contraire le fermer. J’ai encore montré que le journal de recherche peut prendre la forme d’une correspondance. J’ai déjà publié en 2001 ma correspondance avec Hubert de Luze : Le moment de la création. Je travaille à l’édition de ma correspondance avec Gaby.

J’écris aussi mes journaux pour former un bel agencement sur un mur d’étagère à Sainte Gemme. Il y a une esthétique du quotidien. Construire ses moments comporte une dimension esthétique indéniable. Et dans cette esthétique, il y a peut-être une certaine forme de sagesse, comme le pense Armando Zambrano.

Si Ph. Meirieu avait tenu un journal de recherche, peut-être aurait-il pu identifier, dans sa vie, certaines formes de paresse ? Il s’est pris pour un médiateur politique sur le terrain de la pédagogie. Il a fait de cette position un absolu. Il a joué « personnel ». Lorsque je lui ai proposé de nous réunir, de temps en temps, avec les directeurs de collections en sciences de l’éducation, pour coordonner nos efforts, il n’en a pas vu l’intérêt. Il a pu m’écrire pour me dire que j’étais son frère ! Alors, je suis son frère critique. Il ressemble aux gens de ma famille qui refusent de penser. Il veut penser en termes de formules (ce qui va bien avec les pratiques politiques). J’avais pensé que son engagement dans la pédagogie pouvait en faire un complice, mais dans la pratique, il y a plusieurs manières de se situer. Il explique qu’il n’a jamais pratiqué la pédagogie institutionnelle. Il préfère en parler et juger : « Fernand Oury, c’est bien. G. Lapassade, c’est nul ». Le problème, c’est qu’un principe de la pédagogie institutionnelle de Fernand Oury, c’est : « Ne parlons que de ce que nous avons fait !»… Or, quand on est dans la PI, on s’aperçoit que l’on ne peut pas opposer les personnes. Celles-ci ont des pratiques différentes, parce qu’elles sont placées dans des positions différentes. Ainsi, si l’on travaille avec des enfants, on ne construira pas les mêmes dispositifs si l’on travaille avec des psychotiques ou enfants à problèmes psychiques (Fernand Oury), des enfants à difficultés sociales (Raymond Fonvieille), des surdoués (Gabriele Weigand). Et si l’on travaille avec des étudiants étrangers (Georges Lapassade), des adultes (l’équipe d’Experice), les choses seront encore différentes. Est-ce à dire qu’il faut interdire les ponts, parce que l’on n’a pas les mêmes publics ? C’est absurde ! En construisant constamment une opposition entre les bons et les mauvais, Ph. Meirieu a fait beaucoup de mal à notre mouvement, auquel, en définitive, il ne comprend rien !

 

Entretien avec Remi Hess réalisé par Bertrand Crépeau

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17 avril 2010 6 17 /04 /avril /2010 10:34

Le journal de recherche

Entretien avec Remi Hess (5)

 

 

Bertrand : Il y aurait un rapport entre le journal et le management de sa vie. Le journal aiderait à l’analyse et donc au changement d’attitude, de posture par rapport au travail, à son organisation ?...

 

Remi : Le journal permet une remise en ordre qui permet une mise en mouvement. Dans mon journal pédagogique, je me pose à un endroit cette question : dois-je faire la bise ou non à mes étudiantes ? Décrire l’intervention pédagogique dans ses détails, c’est pouvoir l’améliorer. Dans la relation pédagogique, tu as tendance à faire trop ou trop peu. L’art d’enseigner, d’éduquer, est la recherche de la bonne relation avec l’autre. Il faut s’intéresser à l’autre, mais pas trop. Je ne dois pas faire du moment pédagogique un absolu : avoir du tact pédagogique, comme le montre Herbart, c’est être attentif à intervenir au bon moment, donc pas constamment. Il faut laisser de l’air à l’autre !  Il ne faut pas l’étouffer. 

 

La bienséance est à définir dans chaque situation : il y a des règles, il y a des transgressions. Etre attentif à ces choses fait entrer dans l’analyse interculturelle, car chaque culture, chaque personne a ses normes. Comment se comporter pour être adéquat. Ce n’est pas seulement un problème pédagogique, mais aussi un problème dans la vie quotidienne. Remercier d’un repas où l’on a été invité, cela ne se fait plus guère… Pourtant, cela devrait se faire ! Un éditeur que nous avions invité à dîner envoya le lendemain, à Lucette, un bouquet de 39 roses ! Il marqua notre imagination ! Il y a une séduction qui se joue dans le savoir-vivre. Le tact a quelque chose à voir avec le toucher. Toucher l’autre a un sens concret et un sens abstrait : « je te touche le bras, la main », ou « je suis touché que tu penses à moi ». Décrire la manière dont se construit la relation est important : relation pédagogique, de recherche, avec ses terrains (rapports aux informateurs).

 

Avoir du tact dans la recherche, c’est très important. Il faut être disponible à ce que l’autre attend. Dans la vie quotidienne, c’est très important aussi : une étudiante m’envoie un chèque pour me payer un livre que je lui ai envoyé. Elle s’attendait à recevoir un courrier qui lui annonce que le chèque a bien été reçu. Je ne pensais pas devoir faire ce courrier.

Quand un nouveau livre paraît, j’envoie des exemplaires à des collègues. Certains me remercient de l’envoi, mais ne le lisent pas. Parfois, quelqu’un vous accuse réception de l’ouvrage assez vite, mais en ayant lu l’ouvrage. Cela stimule l’intérêt que vous pouvez avoir pour cette personne, vous découvrez les possibilités de coopérations ultérieures. Quand j’ai reçu Fondements d’une critique de l’éducation, de Michel Bernard (il s’agit d’un livre de 500 pages), j’étais disponible. J’ai lu l’ouvrage tout de suite, et j’ai envoyé un petit courrier à l’auteur, montrant que j’avais beaucoup apprécié ce livre, en développant des aspects de ma lecture, posant des questions, etc. C’était la première réaction de lecteur que recevait cet auteur qui avait travaillé dix ans à la rédaction de ce livre. Mon collègue a beaucoup apprécié... Il s’est souvenu de moi, par la suite ! En effet, nous avons fait un projet de recherche ensemble, dans le cadre de l’Ofaj.

 

La réaction permet donc de savoir ce que l’on peut faire avec l’autre. En mai, je publie un livre de 700 pages. Je l’envoie à deux collègues sociologues. Elles me répondent rapidement. L’une dit : « Bravo ! Je vais mettre ton livre dans ma bibliographie » ; l’autre me répond sans autre commentaire : « Quel Gâchis ! ». J’ai renoncé à travailler avec la seconde. Par contre, je projette un nouvel ouvrage avec la première !

 

Parfois, dans cette situation, comme on n’a pas de réaction, on se demande si le livre est arrivé. Quand Le moment de la thèse est paru, Christine Delory-Momberger a voulu que j’en envoie un exemplaire à Gaston Pineau, auteur que j’avais lu dès 1977 et dont j’avais accepté un ouvrage en 2000… En 2006, c’est-à-dire deux ans après, je le rencontre dans un colloque à Bahia. Je lui demande : « Gaston, as-tu reçu un livre que je t’avais envoyé : Le moment de la thèse ? » : « Oui, mais je ne l’ai pas lu ». Cette réponse me rassura sur l’efficacité de la poste, mais pas sur l’idée que j’avais eu de pouvoir construire quelque chose avec cet ancien curé…

 

Philippe Meirieu est connu, car, longtemps, il répondait aux lettres de ses lecteurs par des courriers personnels. Une lettre à un auteur qui montre votre intérêt pour l’un de ses livres peut avoir des effets importants. Ainsi, René Lourau découvre en 1963 chez un bouquiniste La somme et le reste d’Henri Lefebvre. Il est enthousiasmé par cet ouvrage. Il écrit une longue lettre à l’auteur. Celui-ci découvre que René n’habite pas très loin de chez lui. Il va lui rendre visite le dimanche suivant. Quelques temps après, René Lourau est recruté comme assistant d’H. Lefebvre !

 

Pour être marquant, un courrier de recherche doit maîtriser trois dimensions : le libidinal, l’idéologique et l’organisationnel. Ainsi, Anne-Claire nous envoie un mail hier. On trouve dans ce courrier la manifestation d’une satisfaction forte, une évaluation idéologique et un propos organisationnel. J’ai trouvé cette lettre très chaleureuse, et très intelligente. Quand il y a à la fois de la chaleur, de l’amitié ou de l’amour, et d’autre part du rationnel, de la pensée, l’auteur du courrier vous engage totalement. On se sent impliqué dans le dispositif de rencontre. On se dit : « C’est un courrier qu’il faut garder ». Je trouve ces éléments dans mes échanges de lettres avec Gaby Weigand. J’attends aussi ses lettres pour l’amitié qui s’y manifeste, même si l’objet de la lettre a toujours un contenu de recherche.

 

Entretien avec Remi Hess réalisé par Bertrand Crépeau

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