Samir Amin – ou la raison d’être d’un nouvel internationalisme (6)
Les analyses marxistes de l’impérialisme, notamment de Lénine38 avaient évidemment consolidé au début du XXe siècle ces analyses du capitalisme comme « système » de domination mondialisé et de ses rapports aux sphères et sociétés non (encore) dominées par le capitalisme, impliquant aussi la compréhension de la révolution socialiste comme un processus mondial s’insérant dans les contradictions et crises de l’impérialisme : les deux grandes guerres mondiales vont illustrer cette approche.
Elle concernait non seulement les pays capitalistes développés mais les (semi)périphéries, avec leurs conditions socio-politiques différentes, mais sans que la révolution ne doive « attendre » des « pré-conditions » ici ou là. La construction de l’Internationale communiste – ou encore l’organisation du congrès des peuples d’Orient à Bakou alors qu’échouait la révolution allemande – était fondée sur cette compréhension d’un processus articulé et interdépendant. Le moteur des nouvelles expansions coloniales et guerres inter-impérialistes de la fin du XIXème siècle et du XXème se situait dans les pays du « centre » : ils tentaient de résoudre leurs crises de suraccumulation de capital et de surproduction de marchandises par la conquête du monde (d’où les guerres pour le partage de la planète). Les nouveaux « créanciers » du monde (France et Grande-Bretagne pour le XIXe siècle, puis Etats-Unis, Japon et finalement Allemagne, quant aux impérialismes « historiques » sauront utiliser la « dette » comme vecteur de domination (néo)coloniale39, bien avant de disposer du FMI.
L’exigence d’une analyse « remontant »40 au concret historique non réductible aux deux classes fondamentales du Capital s’imposait notamment pour élaborer une approche marxiste historicisée des différentes phases de mondialisation capitaliste. Trotsky avait entamé une appropriation marxiste des thèses de Kondratieff sur les différents « cycles longs » de son développement. Ernest Mandel l’a prolongée et approfondie dans ses thèses sur les « Ondes longues » du développement capitaliste41, contre toute version « automatique » et mécaniste des « sorties » de ces grandes crises structurelles. Leur implication militante dans la construction d’une Internationale prolongeant les objectifs initiaux du Comintern souligne la conviction qu’aucune crise structurelle du capitalisme mondialisé n’implique son effondrement spontané.
Les capacités de rebonds du capitalisme après la Seconde guerre mondiale se sont accompagnées de l’extension de guerres contre les mouvements de libération nationale prenant une dynamique socialiste. Je renvoie aux débats et analyses sur les « années 1968 » qui ont souligné combien l’offensive dite « néo-libérale » s’est accompagnée d’assassinats ciblés, de coups d’Etat, de guerres – dans les semi-périphéries – et de destruction de toutes les protections sociales et droits collectifs acquis avec d’autres rapports de force dans les pays du « centre ». Ce tournant, dans les années 1980 a été radicalisé par le démantèlement de l’URSS et le basculement vers la restauration capitaliste à son bénéfice d’une part majeure de l’ancienne nomenklatura « communiste » – sous toutes les « étiquettes » possibles. Seule la Russie (de Poutine) et la Chine avaient et ont pris les moyens hérités d’un appareil militaro-industriel passé pour aspirer à être dans « la Cour » des grandes puissances, quand les autres Etats devenaient « compradores » ou rapidement « périphérisés » dans l’orbite ou au sein de l’UE.
Telle est la réalité à laquelle une nouvelle Internationale des travailleurs et des peuples du monde entier doit se confronter : dans un monde sans « boussole ». Mais des polarisations sociales sans précédent, mondialisées, affectant de façon spécifique les femmes, les jeunes, les « seniors », les populations « altérisées » – ces « autres », envahisseurs qu’ils soient « Polonais », musulmans, noirs, arabes ou Roms-, racialisées. Le Nord et ses couches dominantes enrichies par les privatisations s’est étendu au « Sud » y inclus la Chine, avec étiquette « communiste » ; l’Est (« décommunisé ») a été périphérisé comme un nouveau « Sud » ; parallèlement, le vieux Nord de l’impérialisme « classique » a attaqué ses vieux « bastions » ouvriers et démantelé son Etat-providence, comme l’avait entamé Margaret Thatcher : sans l’euro ou avec lui, ce sont les mêmes politiques qui créent les « travailleurs pauvres » et divisent pour régner.
La raison d’être du nouvel Internationalisme est de s’y opposer, du local au planétaire en défense de droits pour tous et toutes signifiant aussi la dignité d’un statut (enfin) « humain » contre tous les rapports d’oppression et de domination.
(fin)
Catherine Samary
Version en castillan : Samir Amin o la razón de ser de un nuevo internacionalismo
https://vientosur.info/spip.php?article14140
Publié le 27 août 2018 sur le site « Entre les lignes entre les mots »
https://entreleslignesentrelesmots.blog/2018/08/27/samir-amin-ou-la-raison-detre-dun-nouvel-internationalisme/
38 Sur les diverses approches marxistes de l’impérialisme, lire notamment Claudio Katz.
39 Lire à ce sujet Eric Toussaint http://www.cadtm.org/Eric-Toussaint-La-dette-une-arme
40 C’est la formule bien connue de Marx (dans l’Introduction à la Critique…). André Tosel soulignait la dimension « circulaire » concret/abstrait/concret de la démarche analytique marxienne. Samir Amin privilégie plutôt ce qu’il appelle « la descente aux enfers » vers le concret dans sa présentation « Lire le Capital, lire les capitalismes historiques »
41 https://www.syllepse.net/syllepse_images/divers/fiche.mandel.pdf ; cf. Aussi son analyse des transformations du « Capitalisme tardif »: http://www.ernestmandel.org/new/ecrits/article/resume-de-la-theorie-du
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