Considérations
Loin de clore prématurément le débat sur cette question de méthode, le commentaire de Michel Lobrot m’incite à expliciter davantage la démarche :
Il ne s’agit pas de la question de recherche dans sa globalité. Autrement, on tombe dans une discussion métaphysique qui n’est pas non plus sans intérêt. L’histoire de la philosophie nous fournit plusieurs exemples à commencer par les présocratiques, Aristote, Descartes, Pascal, Auguste Comte, pour ne citer que quelques exemples anciens.
Le débat épistémologique nourri par le développement des sciences parcellaires, notamment depuis le 19ème siècle, a permis, entre autres, la délimitation par le chercheur de son champ de recherche et de sa discipline. C’est ce que l’on désigne aujourd’hui par la spécialité par rapport au modèle scientifique. Il est vrai que parfois la spécialité poussée à l’extrême pose des problèmes à la science et aux chercheurs ; la crise globale actuelle est une sorte d’analyseur de la faillite de certaines pratiques issues de recherches en sciences sociales et humaines, je songe ici à ce que l’on appelle management, coaching et autres pratiques de formation présentés il y a quelques années comme des méthodes «modernes» ou magiques pour résoudre des problèmes, réels ceux-là, d’ordres économiques, politiques et humains.
Les sciences dites pures ou exactes ne sont pas moins concernées par ce type de questionnement, je songe aux mathématiques par rapport à la bourse, à la médecine par rapport à l’économie. Bref, la controverse politique actuelle sur la recherche en général en dit long sur la nécessité du débat publique qui est lancé depuis 2004 notamment par l’initiative du mouvement «Sauvons la recherche».
Ces considérations générales, dont certaines peuvent avoir actuellement un caractère pressant, s’imposent au chercheur d’une manière ou d’une autre dans son parcours de chercheur.
Lorsque j’ai évoqué précédemment la question de la commande et des demandes, j’avais en tête les séminaires d’analyse institutionnelle au cours desquels les étudiants se posaient les questions sur la recherche à mener, comment l’entamer, avec quel outil, l’accès au terrain, l’observation, le journal de recherche, les entretiens, etc. Il se trouve que la motivation, voire la préoccupation principale du débutant dans la recherche de nos jours, consiste à répondre à la question suivante:est-ce que le travail de recherche que je vais mener va déboucher sur une prolongation de carrière de recherche ? Est-ce que cela va me permettre de vivre décemment ? Ainsi ce qui semblait au début une question de recherche se transforme en interrogation sociale et politique.
Je comprends que les générations précédentes jusqu’aux années soixante-dix n’avaient pas à faire face à ce type d’interrogation. Certes, le contexte historique n’est pas le même et ces générations ont mené leurs batailles idéologiques et politiques (les guerres coloniales, les conséquences de la Seconde Guerre mondiale, le droit des peuples, des minorités, les droits des femmes, des enfants, etc.) couronnées par mai 68 avec les avancées et les acquis historiques que le pouvoir politique actuel tente de remettre en cause !
Un jour de 1999, dans les couloirs de Paris 8, je suis avec René Lourau qui croise Michel Debeauvais. Celui-ci dit à Lourau : on n’est plus à l’époque où l’on était payé pour lire Nietzsche! Cette phrase m’a longuement marquée, car elle résume bien la différence entre deux générations de chercheurs. En effet, lire Nietzsche aujourd’hui relève davantage d’un acte de résistance et de sacrifice que d’un devoir intellectuel.
En tout cas et mis à part la dimension historique de ce débat que les historiens peuvent mieux appréhender, je reste admiratif de l’œuvre de cette génération dont Michel Lobrot fait partie et j’estime que leurs travaux demeurent d’une grande utilité pour ceux qui se lancent dans la recherche en sciences humaines et sociales. On célèbre aujourd’hui Claude-Levi Strauss comme une star, mais il ne faut surtout pas perdre de vue les travaux de toute une génération, y compris ceux des contradicteurs de la star posthume.
Benyounès Bellagnech
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