Le moment du colloque
Je ne peux rien pour qui ne se pose pas de questions
Confucius
Sachons que, dans l’histoire, tout commence par des mouvements marginaux, déviants, incompris, souvent ridiculisés et parfois excommuniés. Or ces mouvements, quand ils parviennent à s’enraciner, à se propager, à se relier, deviennent une véritable force morale, sociale et politique.
Edgar Morin
Les moments que l’individu peut vivre sont élaborés (formés ou formalisés) par l’ensemble de la société à laquelle il participe, ou par tel groupe social qui diffuse dans l’ensemble de la société son œuvre collective (tel rituel, tel forme de sentiments etc.).
Henri Lefebvre
Traiter le colloque sous l’angle de la théorie des moments peut paraître à priori comme prétentieux car, à première vue ou en apparence, un colloque sonne comme une banalité, un allant de soi notamment pour ceux qui participent souvent à ce genre de manifestations. Colloque signifie un entretien entre deux ou plusieurs personnes ou encore réunion organisée entre spécialistes scientifiques, politiques, etc. C’est la définition qu’en donne le dictionnaire. Or cette définition ne donne qu’une indication et ne recouvre pas l’ensemble des activités qui portent le nom du colloque et c’est tout à fait normal car la définition en elle-même ne nous renseigne pas du tout ou très peu sur l’objet défini ou désigné et particulièrement sur sa dimension institutionnelle.
Tous les colloques ou presque ont en commun l’organisation. Celle-ci suppose, entre autres, une autorité, étatique, publique ou privée qui prend en charge le financement, les locaux, l’hébergement, les repas, le transport, la publicité, les loisirs (bal ou autre spectacle accompagnant parfois les journées de rencontre), etc. Un colloque organisé sous l’autorité du ministère de Tourisme n’a rien à voir avec un colloque pris en charge par une association caritative par exemple.
Il y a des colloques où les intervenants sont payés par les autorités organisatrices et où le public paie pour y assister, comme il y a des colloques où les intervenants comme tous les participants paient eux-mêmes les frais des rencontres. Toutefois, tous ces regroupements ont en commun quelques éléments : les rituels qui ne varient pas en général d’une rencontre à l’autre ; l’organisation du temps de parole – le plus souvent, le conférencier s’accapare le temps de parole, en lisant généralement un papier, alors que les autres participants doivent se contenter d’écouter et d’applaudir à l’occasion et pour certains, - très peu nombreux-, de poser des questions courtes - s’il vous plait ! division du temps de parole oblige - selon la coutume ; l’organisation des débats en veillant à ce que le thème central promu ne soit pas débordé ; les pauses ; les repas ; les coulisses ; les affaires … en somme la forme. Ainsi, celle-ci demeure la caractéristique principale d’un colloque. Il y a des colloques qui passent inaperçus aux yeux du public comme des spécialistes et il y en a d’autres, particulièrement ceux qui donnent lieu à des publications accessibles après coup (colloque de Cerisy, Société de psychanalyse à titre d’exemples).
En vue d’élaborer ma réflexion - si la réflexion – la puissance du négatif - sépare le lié, elle relie le séparé (…). La réflexion pourchasse dans leurs repaires ces ordres indépendants qui engendreraient le plus grand désordre ; elle les fait rentrer dans la danse. (Henri Lefebvre). Sur le colloque international d’analyse institutionnelle autour de « Groupes, organisations, institutions » de Georges Lapassade, en juin 2005 à Paris 8, j’ai le choix entre l’approche dispositiviste qui consiste à analyser le colloque comme ensemble de dispositifs, et la théorie des moments. J’opte finalement pour cette dernière car elle offre une vision plus globale et plus précise à la fois du colloque comme moment, tout en y intégrant la théorie des dispositifs développée précédemment dans les numéros 6 et 7 de la revue Les IrrAIductibles.
Dans La somme et le reste, Henri Lefebvre consacre un chapitre entier à la théorie des moments. En effet et après une introduction à caractère philosophique, il nous livre une première définition : « Ce qui diffère du tout au tout, entre l’animal et l’homme, entre les individus, entre les cultures et les civilisations, entre les classes et les groupes, c’est l’ordre imposé au chaos originaire. C’est la manière de répartir les moments, de les discerner et de les distinguer, de les hiérarchiser, de passer de l’un à l’autre, de les unir » (p 642). Il poursuit en donnant quelques exemples dont le moment du repos, le moment de la justice, le moment de la poésie. L’auteur s’interroge par ailleurs sur la pertinence de la classification des moments et revient à la charge « Quels seraient donc les moments ? En nombre limité, sans pour autant que l’on puisse décréter close la liste : jeu, amour, travail, repos, lutte, connaissance, poésie… Si le nombre s’avérait indéfini, il ne s’agirait plus de moments. Cependant, on ne peut arrêter l’énumération, puisqu’il est toujours possible de découvrir ou de constituer un « moment », du moins en principe ; et puisqu’il y a peut-être des « moments » dans la vie individuelle. La théorie devrait, si elle prend consistance, énoncer un critère. Qu’est-ce qui est « moment » ? Qu’est-ce qui ne l’est pas ? Elle n’a pas à assumer la tâche d’une énumération exhaustive, il vaut mieux indiquer et souligner certains caractères généraux de ces moments » (p 648). Approfondissant les définitions précédentes, il ajoute : « Un moment, d’abord, définit une forme et se définit par une forme. Partout où s’emploie le terme « moment » dans un sens plus ou moins précis, il désigne une certaine constance au cours du déroulement du temps, un élément commun à un ensemble d’instants, d’événements, de conjonctures et de mouvements dialectiques. Ainsi dans moment historique ou dans moment négatif, moment de la réflexion » (p 648). Cette forme sociale ainsi explicitée s’ouvre à la conscience individuelle et « la conscience individuelle s’ouvre sur des moments qui font aussi partie de la conscience sociale. Des conflits restent toujours possibles, la conscience individuelle pouvant refuser la forme élaborée socialement et historiquement. Elle peut aspirer à d’autres formes. Elle choisit entre les propositions qui lui viennent du dehors. Elle les modifie et chacune prélève autrement que les autres les éléments matériels qui s’insèrent dans les autres formes » (p 651).
Il est à noter que la théorie des moments a fait l’objet de développement et d’extension notamment dans les écrits de Remi Hess (voir Chemin faisant, Le sens de l’histoire, Le moment de la thèse et Le journal des moments, qui méritent une étude spécifique), confirmant ainsi l’utilité opératoire du concept de moment dans l’analyse et sa capacité de rendre compte des faits sociaux et humains, qui, très souvent, résistent à la remise en question comme démarche nécessaire à la critique des allants de soi. Sur la même voie, d’autres chercheurs reprennent le concept et le mettent en action dans leurs travaux (Lucia dans L’Analyse institutionnelle au Brésil et Lennize brésilienne aussi dans son DEA).
Le colloque de juin 2005 fait suite aux colloques de juin 2000 Pédagogues avec et sans frontières ; 2001 sur Henri Lefebvre ; 2002 sur l’institutionnalisation de l’AI ; 2003 sur Janusz Korczak ; et 2004 à l’occasion du 80ème anniversaire de Georges Lapassade. Il s’agit bien évidemment d’une forme de rencontre instituée, d’où sa répétition qui en fait l’une des conditions du moment, tel qu’il est expliqué ci-dessus. En effet, il s’agit d’une forme sociale de connaissance dans laquelle l’individu éprouve une certaine liberté d’action, d’initiative et de réflexion dans une perspective autogestionnaire. Toutefois, on ne peut exclure dans cette approche la dialectique (comme science des contradictions) qui définit à la fois le moment en ce sens qu’il rentre en contradiction avec d’autres moments, tout en les excluant et ou en les intégrant ; sans oublier bien sûr que le moment lui-même recouvre des contradictions qui se traduisent par des conflits, des divergences, des synthèses, s’ouvrant sur des contradictions résiduelles…etc.
Bref, c’est ainsi que je conçois le moment. Je vais tenter de l’appliquer dans la démarche méthodologique et dans l’approche du colloque qui vont suivre.
Les irrAIductibles, à ne pas confondre avec Les irrAIductibles en italique qui est le titre de la revue, organisateurs du colloque, forment un groupe très ouvert, hétérogène et hétéroclite très différent des modèles connus, cités ci-dessus en exemple, jusqu’alors : T Groupe (TG), groupe opératif (GO), les groupes organisés selon les modèles politique, syndical, associatif, communautaire, religieux, sectaire…etc. ; caractéristique d’ouverture presque totale représentant à la fois sa force d’agir et de produire, mais aussi sa faiblesse qui se manifeste parfois par l’inaction, les querelles, les petites différences narcissiques de petits bourgeois qui n’ont pas de causes à défendre et pas d’arguments à faire valoir. Un noyau du groupe se réunit tous les vendredis et assiste au séminaire d’analyse institutionnelle animé par Patrice Ville et Georges Lapassade qui, cette année, se tient le lundi après-midi. Dès janvier 2005, la question du colloque a été posée par Georges lors d’une réunion du vendredi 7 janvier (en référence à mon Journal de l’implication) pour être précis chronologiquement dans ce propos sur le moment du colloque. En ce qui me concerne, le colloque est prévu pour fin juin comme chaque année et l’autogestion pourrait être le thème cette année. Des travaux de recherche sont en cours au LAP et des informations circulaient sur des expériences en Argentine, au Danemark, en Italie, au Brésil. Les discussions évoluent. Pendant ce temps, le travail de publication se poursuit. Il faut sortir le livre de Jean-Manuel Morvillers (Transductions), la revue Les IrrAIductibles II sur les dispositifs et le numéro 8 sur l’art. Des travaux de recherche d’étudiants sont évoqués et parfois travaillés collectivement ; c’est le cas du travail de Khaled sur les IrrAIductibles ou de Kareen sur le journal. Un sujet majeur, me semble-t-il, s’est imposé au cours de ces réunions : il s’agit de l’analyse institutionnelle interne. Les différentes expériences passées ont été passées en revue : Les savants de l’intérieur de Patrick Boumard, Le lycée au jour le jour de Remi Hess… Le débat sur cette question n’est pas limité aux réunions du vendredi, mais il se poursuit sur la liste des correspondants : faute de place dans cet article, je ne peux pas reprendre intégralement le débat de la liste via internet. Ceci n’enlève rien au caractère collectif de la réflexion sur l’analyse interne au point d’envisager un numéro sur cette thématique.
Préoccupé par ce qui se passe, par le conflit au sein du département d’anthropologie à Paris 8, Georges Lapassade nous invite à exercer l’observation du mouvement des Anthropotes (lire son article dans ce même numéro). Certains d’entre nous participent aux AG quotidiennes et décrivent les différentes actions et débats et rapportent des informations sur le mouvement comme analyseur. C’est ainsi que nous en concluons qu’il s’agit bien d’une analyse interne faite à la fois de savoir profane sur l’institution universitaire et du savoir élaboré qui en découle, car les acteurs sont ceux-là mêmes qui produisent l’interprétation des faits vus ou vécus au sein de l’institution. L’intérêt accordé au mouvement des Anthropotes commence dès début février, lorsque Georges invite à aller voir ce qui se passe. Discrètement, R tente d’en dissuader les étudiants exprimant ainsi pour la nième fois son hostilité viscérale à l’AI en tant que théorie et action. R se dit intéressé par ce que fait le groupe [séminaire-vendredi] et participe activement à sa manière aux activités et notamment auprès des Maghrébins. Ce faisant, il prône une idéologie réactionnaire. Les étudiants estiment que R est nuisible, lui demandent de ne plus assister au cours, ni à la réunion. Il s’agit d’un premier cas de dissociation pathologique (voir plus loin).
Remi propose à la réunion un programme de colloque, débattu, amélioré et approuvé. Il est diffusé rapidement pour permettre aux étrangers de prendre les dispositions nécessaires (visas, congés…), afin de participer au colloque. Il a été demandé aux participants d’envoyer leurs contributions, afin qu’elles soient diffusées aux membres de la liste en vue de faire des journées du colloque un lieu de débat et d’échange et non pas un exercice ennuyeux et redondant de lecture.
Les débats se poursuivent au deuxième semestre : Jean-Manuel Morvillers est invité à parler de son livre dans un séminaire de Remi Hess, parution du livre de Jacques et Maria Van Bockstaele, La socianalyse, ailleurs, ici ; en collaboration avec Gérard Althabe, Journal des Anthropotes, Gérard Althabe, n° 102-103 ; Remi Hess, Le journal des idées, Le journal des moments, Tome 1, Presses universitaires de Sainte Gemme et en préparation L’Analyse institutionnelle au Brésil (qui devait paraître pour le colloque), numéros de la revue Les IrrAIductibles : Des dispositifs II, Normes et déviances, un document de travail (brochure pour le colloque), je ne cite ici que les publications dont j’ai eu connaissance.
Quoi de plus normal que ces publications fassent l’objet des débats au sein de notre groupe et sur internet, bien que par ce biais, ils ont pris une tournure inattendue, notamment à l’occasion de la discussion sur le Journal des idées (voir dans ce numéro le débat sur maître et disciple).
Dans la foulée, je reçois par l’intermédiaire de J qui est un ami de longue date un message d’insulte en lien avec le colloque de la part de G. Cet ami dont la neutralité pragmatique « d’intermédiaire » a été trahi par l’usage de l’expression « maudit colloque », préjugé négatif sur le colloque en préparation. G me reproche de ne pas lui envoyer les messages, alors qu’elle avait déclaré auparavant que notre courrier lui donnait la nausée. Elle avait déclaré que l’autogestion pédagogique, c’est du pipo. Bien que G soit annoncée dans le programme du colloque comme intervenante, elle m’attribue des fautes sans essayer de s’informer sur l’auteur du programme et annonce qu’elle a l’intention de venir démontrer qu’elle est contre le journal (En 2005, le journal Le Figaro a rapporté qu’un intellectuel d’extrême-droite très connu dans les milieux intellectuels parisiens dans les années 30 écrivait un journal en secret qui vient d’être découvert et dans lequel il ne dit que du mal des personnes avec lesquelles il passait des soirées, que ce soit chez eux ou à l’extérieur. Y aurait-il un lien avec cet exemple ?). Nous avons affaire au second cas de dissociation pathologique. Je m’explique. Au cours de différentes rencontres de travail comme de discussion avec Georges Lapassade sur les groupes, – Nous sommes au cœur du colloque Groupes, organisations, institutions-, nous avons décelé ce qu’il appelle lui le bouchon d’énergie.
Autrement-dit, un groupe de personnes dégage une énergie, une volonté d’agir, d’œuvrer en commun et de concrétiser un ensemble d’idées, de projets… etc., mais les interventions voire certaines actions du « bouchon d’énergie » font tout pour casser l’élan du groupe. Les adeptes des « groupes opératifs » les nomment les saboteurs, les casseurs.
Dans La découverte de la dissociation, Georges Lapassade explique ce que signifie le terme. A partir de ses travaux, on peut conclure que nous sommes tous des dissociés. Ce phénomène de dissociation est accentué par la vie moderne et le développement exponentiel de la technique. La dissociation serait-elle la chose la mieux partagée, pour détourner la formule de Descartes sur la raison.
Cependant, il faut distinguer entre la dissociation ressource et la dissociation pathologique.
Etant donné que le moment du colloque est une œuvre collective visant à rassembler des personnes de différents lieux et horizons, celles qui sont loin du groupe ou du lieu où se préparent les journées de rencontres sont nécessairement dissociées. Mais, en apportant leur soutien, leur contribution, même en contradiction parfois avec les autres, elles deviennent des dissociées –ressources. C’est le cas par exemple des auteurs de L’Analyse Institutionnelle au Brésil qui souhaitaient que le livre paraisse avant le colloque, afin qu’il soit débattu fin juin avec leur participation, sans oublier toutes les contributions en matière de préparation de la base matérielle, comme des apports en matière d’écrits et de réflexion.
Quant à la dissociation pathologique, je cite deux exemples : le premier, c’est le cas de quelqu’un qui veut préparer des frites, il met chauffer l’huile dans la cuisine et va dans sa chambre de travail se brancher sur Internet, il rentre dans un monde virtuel jusqu’au moment où sa cuisine prend feu. Le deuxième cas de dissociation pathologique, il est bien réel celui-là. Il a eu lieu récemment. Il s’agit de deux ou trois adolescentes en banlieue parisienne qui détestaient une de leurs camarades. Voulant se venger d’elle, elles ont mis le feu à sa boite aux lettres dans le hall de l’immeuble. L’incendie a fait plusieurs morts et blessés. C’est un cas pas si extrême que cela si on analyse brièvement les propos des soldats américains en Iraq qui déclarent qu’ils font leur travail là-bas pour gagner leur vie et défendre l’Amérique !…
Par rapport au moment du colloque, la dissociation pathologique s’est manifestée par des propos agressifs contre le journal, contre l’autogestion, contre la revue des IrrAIductibles, contre certains membres du groupe, etc. C’est une manière de pousser les différences au bout et jusqu’au différend au sens de Jean-François Lyotard, c’est à dire cela même qui ne peut être jugé par aucune instance. A ne pas confondre avec le concept de la différence chez Henri Lefebvre.
René Lourau disait : « Enoncer n’est pas dénoncer ». Faut-il le rappeler même à ceux qui ne veulent pas entendre, comme à cette personne qui a écrit en substance : « La cinquantaine, il – c’est à dire moi Benyounès – n’a pas honte de parler du maître alors que Remi Hess utilise cette notion pour plaisanter. Cette personne a eu certainement des échos sur la discussion déclenchée par Eloi qui a comparé mon usage du maître à la servitude. J’ai diffusé son message et les réponses des IrrAIductibles n’ont pas tardé (voir plus loin dans ce numéro). Je n’ai pas participé au débat faute de temps limité par le moment du colloque. Au cours des journées du colloque, Gaby Weigand m’a posé la question du maître. Dans ce qui suit, je tente d’expliquer pourquoi j’utilise le mot maître.
D’entrée de jeu, j’affirme que je n’ai pas honte, mais au contraire que je suis fier de dire que tel ou tel est mon maître. Je suis Marocain, et au Maroc, l’usage du mot est très courant. « Lamallam », « maître » signifie quelqu’un qui maîtrise bien un métier, un art, l’artisanat, maître soufi, musicien… ce qui fait qu’on a en permanence recours à un maître en philosophie, Ibn Ruchd, connu sous le nom d’Averroès (1126-1198), utilise le terme « Almoualim Al-Aoual », c’est à dire le maître premier. Il n’est pas nécessaire de rappeler ici l’apport de la philosophie arabo-musulmane à l’œuvre philosophique universelle. Dans la philosophie occidentale, c’est Hegel, bien que souvent mal interprété, qui a utilisé le couple maître-esclave dans sa Phénoménologie de l’esprit, qui est une sorte d’anthropologie historique dans laquelle l’esclave a un rôle très important dans la dialectique de la production et de la lutte pour la liberté universelle. Il s’est bien évidemment inspiré de la Révolution française qui a été pour lui la démonstration majeure du soulèvement des opprimés, synonymes d’esclaves. Il n’en demeure pas moins que le maître en tant qu’autorité intellectuelle est célébré par le même Hegel dans d’autres écrits. « Je ne crois pas trop affirmer quand je dis que celui qui n’a pas connu les œuvres des Anciens a vécu sans connaître la beauté » Hegel.
Henri Lefebvre consacre à la notion maître et disciple tout un chapitre dans Métaphilosophie. René Lourau va plus loin et désigne Henri Lefebvre comme parrain de l’Analyse Institutionnelle (La Somme et le Reste).
Me considérant comme disciple des institutionnalistes, je suis libre et fier de prendre pour maîtres Georges Lapassade, Remi Hess, Patrice Ville, dans le sens théorique et pratique du terme. En travaillant avec le premier, j’apprends ce qu’est la microsociologie, l’enquête sur le terrain, l’observation participante, le groupe, avec le maître Georges Lapassade, j’ai appris comment on fait une revue, une collection, un livre, un article, sans oublier le contact théorique permanent avec son œuvre. Le disciple choisit son maître et l’adopte librement, notamment du vivant de ce dernier, mais celui-ci peut accepter ou refuser ou s’opposer à son disciple. Bien que Remi Hess soit un guerrier sur plusieurs fronts, j’apprends avec lui en tant que maître l’écriture au quotidien : du journal, de la recherche, en vue de la publication ; l’art de la pédagogie ; l’autogestion ; la pensée marxiste en s’appuyant sur Henri Lefebvre. Avec mon maître Patrice Ville, j’apprends la socianalyse dont l’intervention est le moyen de sa réalisation et en même temps l’articulation concrète sur le terrain de l’analyse institutionnelle en tant que théorie ; le dispositif socianalytique ; l’autogestion pédagogique… Gérard Althabe, - auquel on devrait consacrer un colloque-, disparu avant que son livre écrit avec Remi Hess ne paraisse, est aussi un parrain des IrrAIductibles et l’on devrait le consacrer comme maître, qui, même après sa mort, devrait continuer à nous apprendre beaucoup de choses, particulièrement sur le chercheur impliqué…
Pour la personne qui estime que Remi Hess plaisante avec la notion de maître et particulièrement avec certains d’entre eux, « à moins que ce soit l’ironie à laquelle Henri Lefebvre consacre un grand chapitre dans Introduction à la modernité, mais je doute que ce soit le cas pour la simple raison que lorsque l’on manque de tact social et que l’on décide d’insulter les autres, on ne va pas chercher des arguments chez les maîtres.
En revanche, Marc Augé écrit dans Le Monde que Gérard Althabe est un anthropologue révolutionnaire, ou encore Bernard Hours écrit : « Chacun des quatre mousquetaires du Béarn montés à Paris, Gérard Althabe, Pierre Bourdieu, Georges Lapassade, René Lourau, tous nés dans un rayon de 10 kms, dans des familles « modestes », a apporté aux sciences sociales du XXème siècle des maillons fondamentaux, chacun a géré sa classe tout au long de sa carrière, à sa manière. Tous quatre sont profondément subversifs car ils nous parlent d’abord et toujours de la domination sous des angles différents. Tous partent de la même région du Béarn. Tous essaient d’analyser, d’expliquer les mécanismes de la domination, de l’aliénation. Tous quatre, avec leurs mots, sont en colère contre la société, durablement, viscéralement. Chacun a vécu dans sa vie une « invitation au château… » : université, EHESS, Collège de France… Ils nous disent tous qu’ils ne s’y sont pas sentis chez eux. Dont acte. Nous ne sommes pas à la terrasse des Deux Magots… » (Bernard Hours, Un journal des anthropologues). Faut-il encore en dire davantage sur le pourquoi nous les adoptons comme maîtres !
Avant de fermer cette parenthèse sur la question du maître et disciple, j’ajoute qu’il règne une sorte d’hypocrisie qui consiste à utiliser les maîtres en cas de besoin et d’une manière très éclectique. Par la suite, on leur tire dans le dos dès lors que leur utilité pragmatique n’est plus d’actualité. Chacun des maîtres cités ont vécu cela ou continuent à le vivre pour ceux qui sont encore vivants. La grande diversité et l’ouverture des IrrAIductibles ne doivent pas épargner au groupe de procéder en permanence à une analyse interne qui permette de pointer les points forts du collectif et ses points pathogènes. Comparant le génie génétique comme science à une symphonie, un scientifique déclare qu’un gène défaillant est comparable à un musicien qui joue mal dans un orchestre. Ainsi, la symphonie devient une cacophonie.
La pathologie, la maladie en un mot, s’accompagnent toujours d’un trouble des rythmes : arythmie qui va jusqu’à la désynchronisation morbide et puis mortelle » (Henri Lefebvre, Eléments de rythmanalyse, p 92).
Il faut être à mon sens attentif à la dissociation pathologique et à ses dégâts collatéraux souvent invisibles.
Pour éviter la cacophonie ou l’incendie, il faudrait que le groupe déploie des efforts sur le plan éthique au sens d’Edgar Morin ou encore d’un poète arabe qui dit en substance : lorsque vous marchez, n’oubliez pas qu’il y a des cadavres sous vos pieds (Abou Al Alaa Al Maari, 979-1058).
Les IrrAIductibles ou du moins le groupe actif, présent en permanence ou de temps à autre sur le campus, se devait de continuer la préparation des journées de fin juin : informations, préparation des affiches, réservation de la salle et négociation avec l’UFR sur la possibilité de financer au moins le petit déjeuner d’accueil, sans oublier d’affiner le programme en fonction des événements et des degrés de disponibilité des uns et des autres. La fermeture de l’université pendant deux semaines, à laquelle se sont ajoutées les vacances de printemps, a perturbé plus ou moins les préparatifs. Cela n’empêche que, même dans ces conditions, le groupe a poursuivi le travail de l’analyse interne et s’est régulièrement retrouvé chez Georges Lapassade pour faire le point sur le mouvement des Anthropotes, la préparation des journées, ainsi que sur le dossier de l’analyse interne [courrier pour AC].
En relisant mes notes, je me rends compte que les journées ont débuté dès vendredi 24 juin 2005 en salle A 428 avec la participation de Thomas et Elisabeth Von Salis et de Gaby Weigand, rencontre au cours de laquelle le débat est amorcé sur des sujets prévus dans le programme et qui n’auraient du être traités que le samedi 25 juin 2005. Il est à noter par ailleurs que le choix des « jours fériés », samedi et dimanche, répond à la disponibilité du groupe suisse et des participants étrangers, voire même des Français qui ne peuvent se libérer que le week-end.
Benyounès Bellagnech
http://lesanalyseurs.over-blog.org/
Publié in Les IrrAIductibles n°9
sous le nom de Benyounès
Chère Annie,
Merci de nous faire parvenir ces informations.
Nous n’avons pas attendu, ni la fermeture de la fac, ni les « bombes à retardement » pour réagir et exprimer notre point de vue.
Je rappelle qu’en novembre 2003, alors que nous préparions le numéro 5 de la revue Les IrrAIductibles, au départ conçue pour traiter de la question des nouveaux réactionnaires en éducation. Des événements de contestation ont éclaté dans plusieurs universités. Paris 8 a rejoint un peu tardivement le mouvement sous l’impulsion des étudiants venus de Paris 13. Nous étions bel et bien dans le contexte et nous avons publié dans la revue n°5 des contributions d’étudiants et de profs de Rennes 2, d’où est parti le mouvement, ainsi que la contribution de Daniel Lindenberg et de Guy Berger.
Je te convie à consulter le numéro 5 « L’école et l’université en question ».
Par ailleurs, nous avons été dans le mouvement à Paris 8, et avons suivi les débats au sein des assemblées générales, et assisté à la rencontre d’information entre profs et étudiants (une seule). La confusion sur la réforme dite LMD est restée totale. Les positions des uns et des autres sont restées dans le flou. Pendant ce temps, et aussi à l’issue du mouvement fin décembre, la préparation des maquettes pour la mise en place de la réforme était en cours, sans que les étudiants, considérés comme simples usagers, n’aient été informés du processus de la mise en place du LMD à la fac. Il n’empêche qu’en ce qui nous concerne, nous avons continué à diffuser les informations, notamment celles envoyées par François Castaing.
Dès février 2005, Georges Lapassade a eu le flair de chercheur et d’analyste et a proposé de suivre par le biais de l’observation participante, la situation dans le département d’anthropologie en mouvement. Cette situation relative à l’application du LMD a fait l’objet de discussions intenses à plusieurs reprises dans les séminaires de l’AI du lundi et du mardi, ainsi que lors des réunions hebdomadaires du comité éditorial de l’AISF, le vendredi. Dès lors, un numéro sur « L’analyse institutionnelle interne » a été décidé et dont la préparation est en cours. La mise en place du LMD à Paris 8 en constitue le dossier principal.
Pendant ce temps, comme tu peux le constater, les informations continuent à circuler sur le réseau internet de l’AI. Aucune rétention de quelque information que ce soit n’a été soulignée.
Ceci étant, ce que tu viens de nous envoyer ne nous est pas parvenu auparavant et c’est pour cette raison que nous n’étions pas informés de la position du directeur de l’UEFR 8.
Il suffit de revisiter les courriers diffusés pour constater le travail d’informations que nous nous efforçons de diffuser. Il s’agit de recueil de données primordiales et essentielles à une analyse de la situation. Nous comptons aller plus loin pour bien saisir dans quel sens se dirige l’université.
Espérons que le numéro de revue consacré à « l’Analyse interne » sera l’occasion de clarifier la situation, de mettre au clair l’état de l’institution universitaire.
Je t’embrasse
A très bientôt
Benyounès Bellagnech, le 25 mai 2005.