La crise hégémonique et son avenir (7)
Le gros marronnier de l’« hégémonisme chinois » qui cache la forêt de la formation hégémonique réelle
Depuis la chute de l’URSS et la volatilisation du bloc soviétique, les dirigeants chinois sont hantés par ce que l’on pourrait appeler le « cauchemar de Gorbatchev ». Ils n’ont pas tort, dans la mesure où le scénario d’un effondrement du régime issu de la Révolution chinoise débouchant non pas seulement sur la fin du monopole exercé par le Parti communiste chinois sur l’Etat et la société mais aussi sur l’éclatement territorial de la Chine néo-impériale et le démembrement de l’Etat chinois, un tel scénario est le rêve secret mais persistant de tout ce que les chancelleries occidentales et autres think tanks spécialisés comptent de pèlerins et croisés de l’hégémonie américaine. Au fond, ces gens-là, avec tout ce qu’ils représentent, n’ont jamais digéré la Révolution chinoise, quand bien même le réalisme politique leur a imposé de normaliser leurs relations avec l’Etat chinois dans les années 1980 ; ceci, pas davantage qu’ils ne peuvent accepter comme irréversible la manière à tous égards insolite dont, après les réformes de Deng Xiao Ping, la montée de la puissance économique chinoise « enchaîne » sur le fait accompli de cette révolution qui place toute cette partie de l’humanité en dehors de la « sphère d’influence » américano-occidentale en Asie de l’Est. Avec la montée actuelle des tensions activées par Trump et ses alliés, le rêve assoupi de faire tourner en Chine la roue de l’histoire à l’envers, comme elle cela a été fait en Russie, reprend du poil de la bête. Or, dans ce contexte, la notion même d’un effondrement du Parti-Etat issu, envers et contre tout, de la Révolution chinoise, et celle d’un démantèlement de l’Etat chinois (séparation du Tibet, du Xinjiang, de la Chine méridionale d’avec le Nord placé sous la houlette de Pékin…) sont indissociables. Pour cette raison même, les dirigeants chinois savent que leur destin serait engagé tout entier dans le plus limité des affrontements armés, devenant une question de « tout ou rien » – et on a là, en puissance, une dynamique infiniment dangereuse.
La fuite en avant dont est faite la politique internationale de Trump et sa bande aujourd’hui consiste à liquider les derniers vestiges du droit international, en tant que celui-ci se destine à réguler les relations entre Etats, peuples, à endiguer la politique des purs rapports de forces, à placer ces relations sous le signe de normes et de règles validées par la dite « communauté internationale » et ayant force de loi pour tous. En termes pratiques, cela signifie le retour en force du « droit de conquête », tout sauf un droit, précisément, et dont l’adage de base est might is right. Les prémisses de ce basculement se repèrent aisément déjà au tournant du XX° siècle, sous les « règnes » successifs des Bush père et fils, notamment, avec les deux guerres d’Irak. Ce processus de liquidation par la puissance hégémonique de la fonction régulatrice et modératrice de la violence des Etats, telle qu’elle est susceptible de s’exercer au détriment de plus faibles, se parachève sous Trump : la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël, de la souveraineté de l’Etat hébreu sur le Golan, puis la validation annoncée de l’annexion de la partie « utile » de la Cisjordanie témoignent exemplairement de ce processus.
Transposée dans l’espace de l’Asie orientale, cette politique de la fuite en avant et du fait accompli mise au service de la relance de la dynamique hégémonique est appelée à se focaliser non seulement sur la question des îlots en mer de Chine méridionale, mais sur celle de l’« indépendance » de Taïwan. En langue hégémonique occidentalo-centrée, l’« indépendance » de Taïwan, par opposition à son « annexion » par la Chine, ça n’est jamais que l’autre nom de l’exercice du droit de conquête remis en selle par l’hegemon américain, occidental, dans cette région. Dans la mesure même où une Taïwan « indépendante » ne peut se concevoir que comme un protectorat américain, une dépendance états-unienne, à défaut d’être, formellement, une nouvelle étoile sur le drapeau de l’Union, donc une entité non seulement « arrachée » à la Chine, mais délibérément tournée contre elle, une épine délibérément enfoncée dans son talon, le sens historique et géo-stratégique d’une telle opération serait absolument limpide : l’annexion par la puissance hégémonique ragaillardie d’un territoire qui, pour avoir été arraché à la souveraineté chinoise continentale en raison des aléas de la guerre froide, n’en fait pas moins partie distinctement du monde chinois et n’en relève pas moins historiquement de cette souveraineté. L’« indépendance » de Taïwan, annoncée par les tenants de la reconquête à la Trump n’est pas ce qui place l’île hors de portée d’un coup de force de la Chine continentale, elle serait tout au contraire ce qui, résultant d’un coup de force et d’un retour de bâton hégémonique destiné à signifier à Pékin que le maître est de retour et que la règle du jeu a changé l’expose à tous les dangers, dans sa condition même de prise de guerre américaine. Résultant d’une politique du fait accompli, l’« indépendance » en trompe l’oeil de Taïwan serait évidemment appelée à être, à court ou long terme, payée au prix fort par la population de l’île – la fin de l’Histoire n’étant jamais consignée dans de tels décrets dictés par le conquérant du jour…
L’« indépendance » de Taïwan est, par excellence, ce faux-semblant, ce miroir aux alouettes, l’objet d’un coup de force discursif dont le fond se doit d’être inlassablement dénoncé, exposé : la liquidation du statut ambigu de l’île « entre » des mondes en lutte, sur la ligne de fracture où s’opposent et se séparent des zones d’influence, statut fragile, difficile mais intéressant, au profit de sa transformation en annexe, bastion, Fort Zeelandia néo-impérial face à la Chine continentale, pas même une nouvelle étoile, juste une chiure de mouche sur le drapeau de l’Union – c’est cela même que recouvre le miroir aux alouettes de l’« indépendance »15.
Une bonne petite guerre préventive contre le Chine est en préparation, destinée à repousser de quelques décennies le spectre (ou l’espoir, comme on voudra) d’un délitement irréversible de l’empire global placé sous hégémonie américaine. La fabrication du consensus autour de la notion anxiogène de l’hégémonisme galopant de Pékin fait partie intégrante de ce processus, tout comme l’agitation constamment entretenue à Taïwan et, sous la houlette de puissants lobbys, en Occident aussi, autour du motif de l’« indépendance » de l’île. Il ne fait aucun doute que plus cette agitation s’intensifiera et plus l’intégrité de la population de Taïwan sera menacée : quand surviendra l’« incident » par lequel la surenchère verbale cède la place au fracas des armes, il lui faudra bien se réveiller en sursaut pour constater qu’elle est au cœur de la tempête plutôt qu’établie en sécurité sur son promontoire à contempler le désastre – selon la figure traditionnelle du « spectateur du naufrage » imaginée par Lucrèce16. Le retour à la réalité sera alors terrible, mais pas seulement pour les apprentis sorciers et les joueurs de flûte – pour toute la population de ce pays.
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Alain Brossat
Publié le 17 avril 2019
https://entreleslignesentrelesmots.blog/2019/04/17/la-crise-hegemonique-et-son-avenir/