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24 avril 2019 3 24 /04 /avril /2019 15:40

La crise hégémonique et son avenir (2)

 

Le gros marronnier de l’« hégémonisme chinois » qui cache la forêt de la formation hégémonique réelle

 

Repartons donc de la crise de ce système hégémonique qui, si elle est à l’évidence intensifiée en Asie orientale par la montée de la Chine envisagée comme puissance concurrente, est globale, mondiale – son épicentre est à l’évidence situé aux Etats-Unis, dans les centres du pouvoir comme dans les entrailles de la société « américaine » – l’élection de Trump et, plus globalement, le « trumpisme » en sont des manifestations criantes – mais, disons-le tout de suite, à double tranchant aussi. Quand un système (une formation) hégémonique s’effondre ou entre en crise, tout particulièrement dans un monde où les circuits d’interaction et d’intégration réciproque se sont allongés au point de s’étendre à l’échelle de la planète, cela appelle nécessairement l’apparition de ce que Deleuze appelait des prétendants1. On l’a bien vu lorsque l’empire soviétique hégémonisé par la Russie s’est volatilisé, les prétendants ont tout de suite été sur le terrain et les Bulgares qui, la veille fumaient encore des cigarettes issus des champs de tabac locaux, se convertir aux Marlboro en même temps qu’à la démocratie. On pourrait même argumenter qu’en fait les prétendants sont toujours là, qu’ils se tiennent depuis toujours à l’affût des signes d’essoufflement de la formation hégémonique, prêts à s’engouffrer dans la moindre brèche, si bien que cette pression constante est appelée à jouer un rôle plus ou moins direct dans la chute de cette formation, lorsque se multiplient les indices de fragilité de celle-ci. En ce sens, on pourrait dire qu’une hégémonie (émergente ou montante) se dessine toujours dans le filigrane du déclin d’une autre.

Le destin des hégémonies maritimes est à ce titre riche d’enseignements, dans la mesure même où celles-ci, quelles qu’elles soient, dessinent toujours un « monde » fait inextricablement de lignes de commerce, de quadrillage militaire des espaces maritimes, de circulation de produits et marchandises d’un continent vers un autre, d’interactions culturelles, de courants de migration, etc. On voit bien que le déclin de l’hégémonie britannique sur les mers, à la fin du XIX° et au début du XX° siècle, est inséparable du défi lancé par l’Allemagne, il n’y a aucun sens à parler de la fin d’une telle suprématie sans la replacer dans le contexte d’un affrontement, d’une concurrence, de la « dialectique » de l’hégémonie fatiguée et des prétentions impatientes qui la soutient et l’accélère – de la même façon, donc, qu’il n’y a aucun sens à catéchiser sans fin à propos de l’« hégémonisme chinois » sans replacer ce que l’on entend par là dans une configuration dans laquelle se produit un affrontement entre un « établi » et un prétendant.

Mais encore faut-il s’entendre sur ce que l’on entend par prétendant, sur ce qu’on lui prête comme intention, comme dispositions, s’entendre sur la manière dont on problématise, dans ce contexte, cet affrontement.

C’est une évidence : dans un monde de plus en plus intégré par la multiplication et les densifications des facteurs d’interdépendance (ce qui ne veut pas dire globalisé au sens d’homogénéisé, puisque dans ce monde même, les disparités entre nantis, immunisés et laissés-pour-compte, exposés ne cessent de s’accroître), les enjeux hégémoniques deviennent de plus en plus vitaux. Ils ne se déploient plus, depuis la Seconde Guerre mondiale déjà, à l’échelle régionale simplement, mais mondiale, et ce de façon toujours plus impérieuse. Mais en même temps, ce qui complique le tableau, un autre trait de notre époque est qu’elle est censée avoir banni le dit « droit de conquête » – en récusant notamment devant l’Histoire l’entreprise nazie de conquête de l’Europe et le rêve du Japon nationaliste et expansionniste d’exercer une mainmise directe sur toute l’Asie de l’Est. En d’autres termes, le régime hégémonique de la puissance tend à s’imposer dans des conditions où les formes de domination associées à la conquête, la colonisation, l’expansion impériale et les guerres impérialistes, la domination de vive force sont supposées avoir été bannies dans la sphère des relations internationales, des relations entre peuples, Etats, nations. Ce désaveu du « droit de conquête » par la dite « communauté internationale » est ce qui a créé un terrain propice à la première intervention des Etats-Unis et de leurs alliés en Irak, suite à l’invasion du Koweit par Saddam Hussein. On se rend compte aujourd’hui, avec la reconnaissance par Trump de l’annexion du Golan par Israël et l’annexion annoncée par l’Etat hébreu des parties « utiles » de la Cisjordanie occupée, que ce rejet du droit de conquête est moins irréversible qu’il y paraît, placé non pas sous le signe des principes universels mais de triviales considérations d’opportunité : détestable, pour les démocraties occidentales lorsque c’est la Russie qui annexe la Crimée, suspensive lorsque c’est Israël qui poursuit sa conquête de l’Est, sur le modèle de la « conquête de l’Ouest » américaine.

 

Quoi qu’il en soit de ces petits et grands arrangements des grandes puissances dites démocratiques avec les principes, il demeure que l’hégémonie est aujourd’hui établie comme le régime qui surdétermine tous les jeux de puissance et les rapports de force entre les Etats et les blocs de puissance. Tout s’y enchaîne, dans une configuration mondiale globalisée, intégrée. Mais précisément, l’exemple mentionné plus haut de la lutte pour la suprématie sur les mers qui oppose l’Allemagne à l’Angleterre au début du XX° siècle montre que les jeux hégémoniques et la lutte pour l’hégémonie sont parfois plus complexes que ce qui se donne à voir dans l’explicite de la rivalité nouée entre une puissance déclinante et une puissance ascendante, d’un « établi » et d’un prétendant. En effet, la rivalité sur les mers entre l’Angleterre et l’Allemagne trouve son débouché avec la Première Guerre mondiale (sans pouvoir en être mentionnée comme la cause directe, principale et unique, évidemment), une guerre européenne plus que mondiale à proprement parler, soit dit en passant – et, au bout de cette séquence, c’est un troisième larron, les Etats-Unis, qui ramasse la mise et commence à disposer ses pions sur l’échiquier mondial en vue de l’établissement de son système hégémonique.

On peut donc tout à fait imaginer qu’il y ait un faux-semblant dans la figure trop simple, trop manifeste qui semble s’imposer aujourd’hui comme le principe général d’intelligibilité du cours des choses, de la dynamique en cours à l’échelle globale – celle d’une confrontation toujours plus directe entre un hegemon de plus en plus « fatigué », en bout de course, et un prétendant pressé et en pleine croissance – puissance « américaine », donc contre puissance chinoise… C’est qu’en effet, une formation hégémonique n’est pas un sujet de la politique, de la puissance au même titre qu’un monarque ou même qu’un gouvernement démocratique. C’est un agencement infiniment plus complexe, ce qui a pour effet que la lutte pour l’hégémonie présente un tableau infiniment plus composite et, à plus d’un titre énigmatique, susceptible d’être peuplé de toutes sortes de leurres, que la confrontation ouverte de deux potentats dans un conflit local. On ne peut pas exclure qu’une tout autre historicité, infiniment plus touffue et difficile à déchiffrer, se cache derrière ce qui se donne à voir, par exemple, dans l’intensification des opérations militaires susceptibles de déboucher sur un incident majeur en mer de Chine ou dans la guerre économique, le bras de fer entre Chine et Etats-Unis à propos de Huawei, etc. Toutes sortes de bifurcations peuvent se produire au fil de l’affrontement en cours, susceptible de déboucher sur une recomposition profonde de la configuration générale dans laquelle se déroule la lutte pour l’hégémonie.

Il n’est pas difficile d’imaginer par exemple qu’un affrontement militaire, même limité, qui aurait lieu en mer de Chine méridionale ou à l’occasion d’un incident armé entre Taïwan et la Chine et qui tournerait en défaveur de l’Etat chinois (la fameuse « leçon » préventive dont rêvent tous les faucons de Washington et les fauteurs de guerre de l’« Etat profond » états-unien), un tel « incident » serait susceptible d’exercer des effets en chaîne imprévisibles en Chine même, en affecter la stabilité et la légitimité du régime aux yeux de la population du pays. C’est bien la raison pour laquelle, d’ailleurs, un tel scénario a aujourd’hui la faveur des va-t-en guerre militaristes et autres hégémonistes ultra-trumpistes à Washington – « avant qu’il ne soit trop tard ». Si un tel scénario était appelé à se réaliser, il est bien évident qu’il modifierait radicalement la configuration même dans laquelle se produit aujourd’hui l’affrontement entre l’hegemon réel et le supposé prétendant.

 

(....)

 

Alain Brossat

 

Publié le 17 avril 2019

https://entreleslignesentrelesmots.blog/2019/04/17/la-crise-hegemonique-et-son-avenir/

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