Comment produire notre livre sur le journal d’intervention ?
Entretien avec Remi Hess (5)
Les années 1990 ?
J’ai oublié les années 1990. C’était une sorte de passage par l’hédonisme en temps de crise, c’est-à-dire qu’il y a eu le journal institutionnel à une époque où l’on critiquait l’institution, et après, il y a eu le journal des moments, c’est-à-dire un journal où il était important de se construire comme personne. C’est là que les pauvres disent qu’on est bourgeois, parce que l’on a les moyens d’acheter un carnet et un stylo, et surtout qu’on a le temps d’écrire.
Le journal des moments serait alors une dérive esthétique, une désinvolture de l’être, en temps de crise. On transforme un vécu pénible en aventure de soi. C’était l’époque où l’on voulait lutter contre le vieillissement. Il y avait déjà l’agression des institutions, mais on arrivait à survivre, à s’en sortir par une esthétique, car, comme le disait Marc-Antoine Jullien, on vieillit beaucoup moins vite, lorsqu’on écrit son journal. C’est vrai que le diariste vieillit moins vite que les autres. De plus, ceux qui n’écrivent pas leur journal vivent plus mal la crise. On peut faire des statistiques : ceux qui refusent le journal sont en état d’apoplexie permanente ; même s’ils ne se suicident pas, ils vont donc mourir 20 ans avant nous. Ainsi, le diariste croit sauver sa peau dans l’écriture de ses journaux.
Il y a un journal politique dans les années 1970, un journal individualiste dans les années 1990 et maintenant ? Ne pourrait-il pas y avoir le journal critique, le journal qui pousse les financiers dans leurs retranchements.
Tu veux citer le journal d’Augustin Mutuale : c’est un journal de justification, c’est un journal qu’il sort le jour où l’on envisage de le licencier. Ce texte lui permet de dire : « voilà ce que je fais, ce que j’ai fait. Si vous voulez me juger, lisez-moi !». Le problème des financiers est qu’ils veulent pouvoir évaluer très vite. Ils refusent l’évaluation régressive-progressive ! Ils prennent des critères néo-simplistes, c’est-à-dire le nombre d’actes dans la journée. Dans tous les métiers du soin, de la thérapie, du relationnel, de la pédagogie et du social, les critères retenus sont des critères néo-simplistes, c’est-à-dire qu’ils ne comprennent pas du tout les spécificités du travail. Pour nous qui inscrivons notre pratique d’aujourd’hui dans une histoire, il n’y a que le journal qui peut décrire la complexité du réel, car il rend compte d’où l’on vient et où l’on va !
On pourrait avoir une première partie du Journal d’intervention sur l’institution, une deuxième partie sur le journal comme éducation individuelle tout au long de la vie, donc une intervention sur soi-même, une espèce d’introspection, et le journal de demain dont l’horizon est de maintenir les communautés de références, en ayant le projet d’animer des communautés de conscientisation collective de la crise du social. Si c’est publié chez Renato Curcio, il faut terminer un peu en fanfare ! Un retour à une pensée critique, ce ne serait pas mal, non ?!
J’improvise. Toi qui m’écoutes, comment reçois-tu cette dérive ? Ne nous manquait-il pas quelque chose sur les années 1990 ?
J’ai retrouvé un entretien que j’ai eu avec G. Lapassade, où il dit qu’il faut passer par le journal. Il faut citer ce passage, parce qu’il est vraiment intéressant. En 2000, G. Lapassade montre que la seule façon pour un Maghrébin de se construire en France, c’est de lui faire tenir son journal. Pour faire exister les étudiants, il leur faisait tenir leur journal. Je pense qu’il y a déjà, chez lui, l’intuition du chaos. Lui, il parlait de dissociations, il disait que l’étudiant maghrébin en France était dissocié, qu’il n’avait plus de référence, et que la seule chose qui pouvait le maintenir, c’était le journal. Georges a dit aussi que lui et moi, nous étions de grands dissociés, et que notre façon d’échapper à la dissolution est justement l’écriture du journal. Selon lui, c’est la seule chose qui nous maintient !
L’idée d’aujourd’hui, je ne l’avais jamais eue avant, est que la dernière institution serait le journal. C’est le journal qui te maintient la tête au-dessus de l’eau, car tu domines tout avec le journal. Tu objectives le chaos et donc, tu restes sujet du chaos. En décrivant le chaos, tu l’ordonnes. Actuellement, je colle mes lettres dans mes journaux ; j’écris donc des lettres, en réalité. Je n’ai plus le temps de faire lire mes journaux ; je pense que la lettre est un moyen où les gens ont encore le temps d’avoir une petite synthèse d’une situation.
Description, analyse, compréhension, ça me semble très important. La compréhension, c’est plus fort que l’analyse, c’est prendre avec, c’est l’élévation dialectique hégélienne ; on dépasse, on transduque le chaos, pour l’élever ailleurs.
Imagine que j’écrive dans un article du Monde que je ne comprends pas bien que le général Rondeau qui dirige les Renseignements Généraux ait le droit d’écrire son journal, et que Kareen Illiade, lorsqu’elle fait une thèse sur le journal, elle est vidée des Renseignements Généraux. Qu’est-ce qui va se passer ? Bah, ce texte va lui donner une chance d’être réintégrée assez vite ! Mais le problème, c’est que des lettres comme ça, il faudrait en écrire 10 par jour ! Et à chaque fois, pour paraître dans le Monde, il faut avoir le temps d’écrire quelques mots… Sartre agissait ainsi. C’était sa posture d’intellectuel engagé ! Moi, je suis un intellectuel impliqué, mais je ne parviens plus à trouver cette énergie d’intervention dans les médias. Cela doit venir de mon grand âge !
On est obligé de cibler ce que l’on juge comme important. Pour un jeune, aujourd’hui, le journal d’intervention, cela ne pourrait-il pas être d’écrire des lettres pour menacer les managers de la réprobation publique, s’ils ne changent pas d’attitude ? On peut leur envoyer des rafales de description, d’analyse et de compréhension. Leur management est absurde, il ne mène nulle part. Il faut mettre en scène cette absurdité ! La réussite de ce management terroriste vient du fait que les gens ne tiennent pas leur journal, donc ils n’arrivent pas à voir l’enchaînement de la folie. Le journal de justification dont je parlais tout à l’heure est mal nommé : ce n’est pas le bon mot, c’est le journal de retour au réel.
Le problème des financiers, c’est qu’ils sont dans des logiques complètement artificielles. Ils sont dans un imaginaire qui relève du délire ! Leur monde est un simulacre de vérité, car la logique comptable est une logique qui n’est pas du tout temporelle, c’est-à-dire que le plan comptable, par exemple, est établi sur une année civile, alors qu’en soi, vivre selon cette logique n’a aucun sens. Pourquoi commencer au 1er Janvier ? Je suis évalué sur mes comptes de ventes de bouquins sur l’année civile, mais un livre ne commence pas le 1er janvier, pour se terminer le 31 décembre. Par exemple, La somme et le reste sort en mai, il faudrait analyser les résultats sur la première année du livre. Donc, tout est faux, dans la logique comptable ! Les financiers ne font pas d’analyse globale. Ils prennent des critères très simples. C’est une logique terroriste, car, le plus souvent, on ne connaît pas leurs critères. On n’analyse pas les analystes. Il n’y a que le journal qui permette cette analyse, car, au détour d’une conversation, t’apprends que l’évaluateur te donne quelques éléments d’information qu’il faudra recouper avec d’autres. Si tu ne le notes pas tout de suite, c’est perdu. J’ai ouvert un journal d’édition, depuis environ 15 jours. Depuis que j’ai fait ça, j’espère améliorer mon action, sur ce terrain de l’édition. Pour décrire, il faut observer : regarder le réel attentivement. Si tu ne tiens pas de journal, tu n’observes pas les liens entre les petites choses qui font que du sens peut ensuite être dégagé !… Dans ma vie, dès que je tiens un journal sur un nouveau sujet, tout change dans les faits.
C’est là où j’ai besoin de toi. Je pense que mon journal est tellement important que je n’arrive plus à faire de la théorie, éditer les trucs. Je suis dans une logique où j’éclate, car je sais que j’ai une part de vérité, mais je n’ai plus le temps de gérer mon entreprise seul.
En 1970 ou 1980, on était des individus qui tenaient leurs journaux, l’un à côté de l’autre. Nous formions un mouvement, le mouvement du journal. Le deuxième temps des années 1990, c’est l’intensification du journal, c’est-à-dire, le journal existentiel : on passe sa vie à écrire son journal. G. Lapassade a écrit des journaux très détaillés. Il y a un risque de tomber dans la contemplation : on vit une auto-suffisance du journal ; effectivement, pour survivre individuellement, cela peut paraître suffisant. Aujourd’hui, la réalité nous fait penser que cette écriture, qui a pu être critiquée comme narcissique, pourrait se muer en solution politique, pour mettre à plat, entre autres, le discours délirant des financiers. Quand tu vois que la crise financière est passée, et que 6 mois après, tout repart comme avant, sans qu’il n’y ait aucune leçon tirée sur ce qui s’est passé, et qu’on renvoie les gens à une rentabilité et une comptabilité des actes, en distribuant des boni aux fous qui nous gouvernent, on se dit que notre monde est complètement irresponsable !
Le problème du journal, c’est qu’il faut du temps pour le lire, et beaucoup d’amour. Tu ne lis pas les journaux des gens que tu n’aimes pas. De toute façon, les gens que tu n’aimes pas, ils n’écrivent pas, et en plus ton journal, quand ils tombent dessus, leur donne des boutons ! Il y a un problème de fusion dans la communauté des diaristes ! C’est dans le libidinal, dans l’affect que se fait d’abord l’échange des journaux.
Il faut essayer de repenser le journal institutionnel comme un journal politique, peut-être par les blogs, je ne sais pas, on va en parler à Kareen ! On est face à un défi : le journal devrait être l’arme qui révèle le social. L’anecdote de l’amende, où on me colle une prune, alors que j’ai payé mon parking, si c’était bien écrit, si on ouvrirait un blog sur les conneries de la police : «la police nous surveille, surveillons la police », ça serait vraiment bien. Il faudrait des sites de journaux, de veille, etc.
Entretien avec Remi Hess réalisé par Anne-Claire Cormery
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