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  • : Le blog de Benyounès Bellagnech
  • : Analyse institutionnelle : Théorie et pratique au sein des institutions politiques, éducatives et de recherche. L'implication des individus et des groupes dans la vie politique et sociale.
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28 avril 2010 3 28 /04 /avril /2010 10:35

  

 

Comment produire notre livre sur le journal d’intervention ?

Entretien avec Remi Hess (9)

 

Interventions et formation 

Mon envie de travailler avec toi vient du fait que la moitié de la formation du nouveau Master est sur l’intervention, et que notre équipe a oublié de penser des outils sur cette question... Les étudiants de 1987 voulaient une école d’intervention. Aujourd’hui, nous l’avons ! Mais, on n’en a pas conscience ! Maintenant, que l’on a ce master « Education, formation et intervention sociale », où le journal d’investigation est reconnu comme l’outil central de la formation en M1, le journal de recherche étant proposé en M2, il faut produire les outils…

 

Ce qui caractérisait la socianalyse, c’était la commande. La réussite de ma vie fut de me voir adressé très tôt des commandes d’intervention. Se former, c’est répondre à des situations concrètes, c’est s’engager dans une intervention, répondre à des demandes. C’est stimulant pour créer ! Quel travail que de répondre à Renato Curcio ! S’il savait ! C’est la commande sociale qui te constitue comme sociologue, anthropologue, intervenant, bref comme spécialiste, quelqu’un qu’on reconnaît comme compétent. R. Lourau disait que c’est la place qui donne la compétence. Comme étudiant, tu crois, parfois, que c’est parce que tu es compétent, que tu vas trouver du travail ; lui, René Lourau, disait que c’est parce que tu as trouvé du travail, que tu vas devenir compétent. La commande est structurante. Plus tu te vois adressé des commandes sociales, plus tu deviens sujet. Ma génération s’est formée en faisant des interventions.

 

Dans ce travail d’écriture, serait aussi utile une nouvelle visite des concepts de l’AI : demande, commande, implication… sans trop souligner que c’est de l’analyse institutionnelle, mais plutôt en insistant sur une dialectique entre intervention et formation ; intervenir par la formation et se former par l’intervention. Cette posture permettrait de dépasser une contradiction qui a pu traverser notre courant, une dialectique que G. Lapassade avait lancé : socianalyse ou intervention interne. Moi, je fais de l’analyse interne, car je tiens mon journal ; j’essaie de comprendre les problèmes auxquels je suis confronté au jour le jour. Je fais une auto-analyse de mon vécu institutionnel, que j’élabore sur le plan théorique. Dans le journal, je transforme le vécu en conçu. Cette pratique d’intellectualisation du quotidien me permet de me former à l’analyse, à la compréhension de la complexité de la vie des groupes et des organisations. Du coup, les membres de ma communauté de référence ou des personnes de l’extérieur peuvent se dire que la position que j’occupe par rapport à moi-même me rend susceptible de les aider à démêler leurs problèmes. L’expérience élaborée te pose comme un sujet supposé savoir. Il y a une dimension imaginaire dans ce que l’on projette sur l’autre, même s’il y a du réel derrière tout cela ; mais, à un moment, tu dois constater que tu deviens crédible pour aider les autres à s’analyser, à se construire.

 

Comment s’institue-t-on ? En tant que personne ? En tant que groupe ? Peut-être que, sans vraiment encore nous en rendre compte, ce que nous mettons en place ensemble aujourd’hui, c’est une nouvelle école de socianalyse, une socianalyse renouvelée et légitimée par la théorie du journal ?

 

 

Entretien avec Remi Hess réalisé par Anne-Claire Cormery

http://lesanalyseurs.over-blog.org

 

 

 

 

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27 avril 2010 2 27 /04 /avril /2010 11:45

  

 

Comment produire notre livre sur le journal d’intervention?

Entretien avec Remi Hess (8)

 

 

Aujourd’hui, nous avons médité sur la temporalité, c’est-à-dire sur l’utilisation de la méthode progressive-régressive dans la construction de l’écriture de notre ouvrage…

 

Des dimensions pas encore travaillées sur le journal d’intervention pourraient se formuler sous forme de questions : que signifie faire lire un texte impliqué, impliqué parce qu’on l’écrit d’un certain lieu et d’un certain point de vue, qui est spécifique, différent de l’espace occupé par les lecteurs ? Qu’est-ce qui fait que ce type de texte provoque une résonance morphique dans la communauté de référence ? Pourquoi des gens réagissent-ils, ou au contraire ne réagissent-ils pas, à une lettre ou un texte qu’on leur envoie ? Certains réagissent tout de suite et d’autres ne réagissent pas. Pour ceux qui ne réagissent pas, s’il y a des résonances en eux, ils ne sont pas en mesure de les formaliser, cela reste informel. Il leur manque du temps, de la motivation pour le faire. C’est un peu comme des secousses sismiques : ils sont touchés, mais restent incapables de les analyser. Mais ce non-formel, cet « à formaliser », est élément constitutif, quand même, de la communauté de référence et des échanges, même si on n’y répond pas : c’est là, c’est posé entre nous ! On pourra certainement le reprendre, le mettre en forme un jour, prochain ou lointain... Il en est ainsi des questions restées en suspens, dans la communauté de référence que je formais avec H. Lefebvre et R. Lourau, sur la question de l’Etat, autour des années 1975-78. R. Lourau n’a pas répondu aux questions posées sur «équivalence et non équivalence», par H. Lefebvre, tout au long d’une centaine de pages de De l’Etat. Cela reste entre nous. C’est un chantier que je vais reprendre. Il est un futur proche, ce désir de reprise, depuis 1980 ! Cela fait maintenant trente ans. La durée n’a pas de prise sur l’intensité des questions d’une communauté de référence. La communauté de référence est aussi faite de ces questions auxquelles on répond pas, mais qui nous font vivre ! L’emprise de ces choses entre nous est faite de formel et d’informel. Dans des formes d’attractions passionnelles qui restent à décrire, la communauté de référence est capable de gérer, le mot est vraiment impropre, du formel et de l’informel… Ce n’est pas de la gestion, du management, c’est plutôt de la maintenance, ou mieux encore : du ménagement. On se ménage des questions qui restent dans les limbes, dans l’entre-deux de nos moments !

 

Réfléchir au sens de la décision qu’on prend de faire lire son journal d’intervention est une autre dimension du travail à mener entre nous. Si on dit quelque chose de vraiment important pour nous, on prend le risque de susciter des effets : les retours peuvent être forts.

 

Quand on lit un journal, il y a des résonances, et le lecteur fait une interprétation selon certains points. Ce que je te dis à toi, aujourd’hui, Chère Anne-Claire, bien que nous parlions de la même question, est différent de ce que j’ai pu dire à Bertrand ces jours derniers : dans nos deux dialogues, il n’y a pas une idée, pas un mot identique. C’est d’ailleurs assez stupéfiant de comparer nos deux dialogues, tenus à quelques jours d’intervalle. Notre relation est autre que celle que j’ai construite avec Bertrand. Chaque lecteur du journal trouve ainsi quelque chose que les autres n’ont pas trouvé, du fait que chacun ne se trouve pas exactement dans la même position, dans les mêmes problématiques, dans les mêmes contextes de vie.

 

La communauté de référence produit quelque chose, mais elle le travaille de façon plurielle, dans le travail personnel, dans les interactions interindividuelles, dans la dynamique de sous-groupe, dans un plus grand groupe qui a toujours la vocation de s’ouvrir à Augustin, Kareen, Loïc, Isabelle, et encore davantage, selon les contextes. C’est ce mouvement d’attractions passionnelles, pour reprendre l’expression de Charles Fourier, qui est intéressant. Il faut voir aussi ce que F. Guattari appelait le transfert et le contre transfert, ce que nous nommons l’implication dans l’analyse institutionnelle, c’est-à-dire en quoi un texte écrit par l’un implique l’autre, les autres ?

 

J’ai tenu mon journal sur la guerre que m’a fait Jean-Louis. Si je le faisais circuler, cela pourrait avoir des effets. Jean-Louis, comme il n’écrit pas de journal, a réinterprété notre conflit. La mémoire fait en général oublier certains détails, et aujourd’hui, il dit que c’est moi qui a créé l’incident, et que j’ai gagné et qu’il a perdu… C’est une réélaboration psychique. Or, mon journal révèle que c’est lui qui a créé la guerre et qu’au final, je n’ai pas gagné du tout, car le poste, objet du problème, a été défini à la va-vite, et si on m’avait demandé mon avis, je ne l’aurai pas du tout défini, comme ils l’ont fait, au dernier moment. J’ai l’impression d’avoir perdu dans cette affaire, et lui pense que j’ai gagné… Ce qui est intéressant dans le journal, c’est qu’en écrivant les faits au jour le jour, on peut restituer très précisément la manière dont les choses se sont passées, donc les analyser, donc entrer dans leur compréhension.

 

C’est exactement ce qui s’est passé entre Dominique de Villepin et le général Rondot. On veut rétablir les faits de l’affaire Clearstream, 4 ans après. On découvre tout d’un coup qu’il y a un mec qui a tenu son journal de marche, et qui peut dire que tel jour, il y a eu un coup de téléphone entre X et Y !… Quelle force, par rapport à la mémoire : on ne se souvient plus exactement, il y a rien de bien assuré qui soit demeuré ! On est complètement à côté de ce que les autres ont vécu, et dont ils ont gardé les traces rigoureuses.

 

Une autre dimension du travail à développer : l’articulation de notre journal d’intervention avec d’autres dispositifs de travail. Il faut voir en quoi d’autres outils de l’intervention, par exemple la constellation socianalytique, qui est une réunion d’amitié, un peu thérapeutique mais aussi institutionnelle, que l’on organise autour de quelqu’un qui pète les plombs dans un groupe, s’articule avec le journal. En quoi les outils de l’intervention s’articulent avec le journal d’intervention ? Le journal d’intervention, pour l’instant, c’est nous, c’est toi, moi, G. Lapassade, mais il est mort !… c’est un petit groupe de gens qui ont distribué leur journal à d’autres gens, à l’intérieur d’un groupe, d’une organisation. A côté, d’autres (les psychothérapeutes institutionnels, par exemple) ont inventé des formes différentes de travail. Peut-on penser leur articulation ?

 

Est-ce qu’on ne pourrait pas essayer de voir, si on accepte le concept de quasi-journal, la place de l’enregistrement de l’implication des gens, comme le propose Saïda, dans son texte dans Cultures et sociétés ? Ce type de pratique a-t-il un rapport avec le journal ? Dans les périodes de crise existentielle, il y a beaucoup d’analyses, et cette analyse-là est vraiment riche, si on arrive à la capitaliser. Pour les personnes qui n’écrivent pas leur journal, comment capter cette parole ? Cela peut aussi produire du sens, même pour les diaristes. On ne dit pas les mêmes choses dans le journal et dans des entretiens. N’est-ce pas d’ailleurs ce que nous tentons de faire, aujourd’hui ?

 

On a bien bavardé, cet après-midi. J’imaginais finir notre livre aujourd’hui, mais on ne l’a pas fait : il y avait trop de travail. Il fallait s’organiser psychiquement, intellectuellement. Notre travail va me donner l’énergie nécessaire pour reprendre l’écriture du livre, et essayer de voir comment le construire autrement, pour que le passé ne soit pas trop lourd. Si on démarre par du présent, ça sera plus vivant. Le passé passera mieux.

 

Il y a beaucoup de choses sur le journal dans cet écrit, mais peut-être pas suffisamment sur l’intervention. Puisque tu as relu La sociologie d’intervention, (on a retrouvé tout à l’heure ton journal de lecture sur la sociologie d’intervention), il nous faudrait ensemble, compte tenu de ton intérêt pour l’intervention, faire une cartographie de ce qu’il reste à faire. Des choses que je voudrais mettre dans Le journal d’intervention auraient plutôt leur place dans La sociologie d’intervention. Ne faut-il pas faire deux livres ? Nous pourrions refaire La sociologie d’intervention, dans le même mouvement, c’est-à-dire renvoyer le lecteur à La sociologie d’intervention dans Le journal d’intervention, dire qu’on ne veut pas traiter telle partie ici, mais que le lecteur la retrouvera dans l’autre bouquin.

 

Le chapitre sur H. Lefebvre ne devrait-il pas aller dans l’autre bouquin ? Dans La sociologie d’intervention, on va enlever l’article sur la SEL qui est nul, car cela ne correspond plus du tout à ce que l’on fait aujourd’hui : à la place, on va donner 4 ou 5 exemples d’interventions pour montrer la complexité de l’intervention aujourd’hui : il pourrait y avoir des interventions que j’ai faites ou que Patrice a faites. On pourrait choisir 7 ou 8 moments d’intervention, où la sociologie se développe. Si on fait les deux bouquins en même temps, on se donne un gros chantier, et si on fait deux livres, pourquoi pas trois ? Il y aurait Le journal d’intervention, La sociologie d’intervention, et Interventions et formation. Un se divise en trois, selon l’expérience de G. Lapassade dans la réédition de Groupes, organisations, institutions, qui fut l’occasion de faire naître L’analyseur et l’analyste et L’autogestion pédagogique.

 

 

Entretien avec Remi Hess réalisé par Anne-Claire Cormery

http://lesanalyseurs.over-blog.org

 

 

 

 

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26 avril 2010 1 26 /04 /avril /2010 11:17

  

 

Comment produire notre livre sur le journal d’intervention?

Entretien avec Remi Hess (7)

 

 

Reconstruire notre livre

 

Je suis content, Anne-Claire, que tu trouves utile de revisiter le passé, mais en même temps, que tu suggères de partir du présent. Peut-être qu’il faut construire notre livre, selon une méthode progressive-régressive, c’est-à-dire que la première partie que j’ai écrite pourrait, en fait, être la seconde. On pourrait partir du présent, remonter dans le passé et revenir au présent pour dégager l’horizon ! Si je n’ai pas rendu mon livre plus vite, c’est que je n’étais pas content de cette pesanteur du passé. Commencer par le passé, cela intéresse les historiens, mais ce n’est peut-être pas ça qui nous intéresse, nous praticiens. Le passage par le passé n’est peut-être qu’un moment, et qu’il nécessaire de s’engager dans la problématique en parlant du présent. Aujourd’hui, c’est le point de départ. Il faut diagnostiquer l’état des choses, pour remonter ensuite dans le passé. Le journal est un outil important : il faut en transduquer l’histoire dans le présent.

Il faudrait parler de ces problèmes avec d’autres. Etre auteur, ce n’est pas vraiment faire des briques, c’est voir comment les briques peuvent être agencées : c’est dans cette activité de construction que se trouve l’auteur collectif. Je ne peux pas faire ce travail tout seul. C’est au dessus de mes forces. Je n’en ai plus le désir. Il y a tellement d’idées dans les échanges avec Bertrand, Swan, Augustin, toi ou Kareen ! Il y a des gens qui bossent vraiment sur la question. Si on met en commun nos expériences et nos pratiques, un fil rouge, une ligne doit pouvoir se dégager. En même temps, restons dialectique ! Si l’on n’a pas le temps de faire cette Commune d’écriture collective, on peut faire le bouquin quand même : le chantier sera une sorte d’étape, un moment de synthèse provisoire, pour rendre l’impossible d’aujourd’hui, (la transmutation de nos dissociations en tornade transductive !) comme le possible de demain !

Un jour, j’ai rêvé à l’Université Catholique pour faire notre révolution culturelle. Ils sont d’accord avec le principe du journal. On a en commun la personne !

Au départ, je me suis demandé si tu étais concurrente par rapport à Kareen. Peut-on mettre plusieurs personnes sur un thème ? Gérer la recherche dans un domaine, lorsqu’il est important, suppose de se mettre à plusieurs et de travailler les complémentarités. Depuis un an, j’ai pris conscience que toute personne qui travaille sur le journal l’aborde différemment des autres. Ce n’est pas une concurrence, mais plutôt le balisage d’un domaine, d’un monde à conquérir ensemble...

 

A.C : C’est pour ça qu’on travaille dans des collectifs, pour mutualiser les apports de chacun.

  

R H : Oui, j’étais agacé dernièrement par une «production » de notre collègue P. Boumard, bon ami, par ailleurs. Qu’il m’autorise ici, à me moquer de lui ! Il a publié un livre en Italie qui s’appelle Les ethnographes et la tribu des enseignants, ou un truc comme ça. C’est une sorte de manuel sur l’ethnographie de l’école. Il fait 10 pages sur le journal, et il se demande ce qu’est le journal de l’ethnographe ! Il parle du journal institutionnel ; il dit que G. Lapassade ne fait pas de journal de recherche, mais un journal thérapeutique, car il a trouvé un texte où G. Lapassade dit que le journal l’aide à gérer son angoisse ! Il dit que je pratique le journal institutionnel, mais que lui pense que c’est mieux de faire un journal institutionnel « collectif », etc. Ce chapitre met les gens en concurrence et cherche à les évaluer. Il les oppose. Il les labellise. Il croit pouvoir montrer que la différence engendre la concurrence, alors que je vois dans l’appartenance commune à notre communauté des diaristes le ferment d’une coopération. Lui joue de cette dialectique, de cette tension entre identité et différence, pour en sortir une résultante de concurrence, alors que je pose que cette tension débouche sur la complémentarité… Ainsi, après avoir évalué chacun d’entre nous (Untel a vu ceci, Untel a vu cela) notre théoricien nous prépare un lapin, qu’il va bientôt sortir de son chapeau !  P. Boumard qui a été marin (!) nous propose un nouveau concept : celui du journal de bord ! Merci, Cher collègue, pour cet apport magistral ! P. Boumard a inventé le journal de bord ! Ma mère, si elle vivait encore, le trouverait absurde, elle qui a tenu un tel journal pendant 60 ans ! Tout le raisonnement de Patrick est de dire que des gens proposent différentes appellations du journal, mais que, tout bien pesé, la vérité, c’est le journal de bord. Il ne se rend pas compte que le journal d’investigation, c’est une manière différente de positionner le journal, par rapport au journal de recherche, ou au journal de lecture, mais que quelque soit le nom donné à cette pratique, c’est toujours la même et que le seul discriminant, c’est la diffusion que l’on fait de cette construction quotidienne. Il ne se rend pas compte que chaque appellation correspond à une posture qu’on prend pour écrire son journal, à un moment ou à un autre, mais qu’au cours de notre vie de diariste nous avons quinze manières de nommer nos journaux. Ce que je voulais souligner ici, c’est que ce qu’il nous présente comme une activité de penseur (son effort pour trouver la bonne appellation pour la pratique du journal), est vide de sens : il ferait mieux de se mettre à écrire un journal et à le faire circuler !

Je passe ! Moi, je n’arrive pas à écrire un journal intime. J’ai du mal à trouver où est mon intimité, parce que dès que je parle de ça, je construis quelque chose, et j’arrive à trouver une loi un peu générale qui tend mon texte extimisable. J’aimerais bien avoir un journal intime, écrire des choses, que je ne pourrais pas donner à lire, mais je n’y arrive pas. Car, plus j’explore les profondeurs de mon « intériorité », -je vais bientôt atteindre le fond !- plus je me dis que ces poissons pourris que je remonte au jour le jour pourraient être intéressants, si je les donnais à lire à ma communauté de référence. Je ne veux pas trop m'étendre sur mes déceptions amoureuses ou autres, mais si je me mets à écrire sur cela, je suis sûr que j’en ferai des trouvailles extimisables. Promis, Anne-Claire, je vais faire un effort pour descendre au fond du fond, un jour d’ennui particulier !

J’ai des très beaux carnets que Céline Cronnier m’a ramenés d’Inde : je voudrais écrire dedans ce journal intime, mais je n’y arrive pas. En même temps, les supports sont trop beaux, pour en faire des journaux institutionnels… J’ai pu dire que je n’avais pas d’inconscient, et…

 

A.C : et tu découvres que tu n’as pas d’intimité non plus !

 

R H : C’est un vrai problème. Je ne sais pas quelle est la part d’intime dans mon travail, car le journal traque des choses très fortes. Par exemple, Anissa Benamouda m’écrit une longue lettre fortement impliquée en réponse à mes lettres : elle dit que je décris très bien le chaos du social. Dans le journal d’intervention, on écrit quelque chose qui nous semble être une description de quelque chose de fort pour nous, mais est-ce que c’est intime ? Je ne sais pas, mais ça nous fait travailler psychiquement ! On fait un choix dans tout ce qu’on vit. On va se centrer sur un truc qu’on va décrire très bien, et qu’on va essayer d’analyser, parce qu’on a une hypothèse d’analyse, on voudrait comprendre. On balance cela, tel quel, à la communauté de référence, et il y en a un qui dit qu’il fait un pas de coté, qu’il n’est pas d’accord. Prenons l’exemple de Rose-Marie : elle vient d’écrire une lettre sur la Catho, où elle montre qu’elle ne me suit pas dans mon intérêt de connaissance sur ce terrain ! On ne savait pas très bien ce qui n’allait pas avec elle, mais je sentais qu’elle avait des réticences par rapport à moi. Finalement, elle arrive à le dire. C’est idéologique ! En tant que Républicaine espagnole, elle ne supporte pas la Calotte ! Il y a un moment où l’on est dans l’écriture impliquée. On écrit nous-mêmes sur quelque chose qui nous tient à cœur, qui nous chauffe, et sur les 40 ou 50 personnes de la communauté de référence, ceux qui partagent avec nous cette manie, pour parler comme Fourier, il y en a une qui s’oppose complètement, ou au contraire, qui adhère complètement, et qui pousse le truc plus loin. Est-ce intime ? Rose-Marie fait passer quelque chose de profond en elle à l’expression : on pourrait dire qu’elle fabrique de l’extime, à partir de l’intime ! Le journal, la lettre seraient une fabrique de l’extime : une transformation de ce que l’on a sur le cœur, en énonciation critique, mise à la disposition de la série fouriériste !

 

Entretien avec Remi Hess réalisé par Anne-Claire Cormery

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25 avril 2010 7 25 /04 /avril /2010 14:27

Comment produire notre livre sur le journal d’intervention ?

Entretien avec Remi Hess (6)

 

 

Pédagogie du journal

 

 

Pour le moment, ce mouvement que je cherche à décrire manque de coordination. Nous sommes une petite aristocratie de gens qui écrivons des journaux. Dans ce sens, je suis un bourgeois ; les gens qui souffrent, qui sont dans la survie, n’ont pas l’énergie d’écrire. C’est le défi du journal : comment le démocratiser ? Comment faire écrire les gens que tu accompagnes ? On ne peut pas écrire à la place de ces personnes, les SDF par exemple. Et puis, les gens qui aident les autres, il faut aussi les aider. C’est un problème politique.

 

Pendant un certain temps, je n’avais pas compris que la pédagogie frontale n’avait aucun effet sur le changement de comportement : ce n’est pas parce que je dis que le journal est très bien, que les gens vont en tenir un ! Il faut qu’ils en aient un dans les mains, pour être convaincu. L’initiation au journal ne se fait pas sous forme de cours, mais sous forme d’échanges d’expériences : il faut qu’on voit comment c’est fait. On tourne depuis 30 ans autour de ces questions : journal- intervention- pédagogie. Comment transmettre la pédagogie du journal ?

 

Peut-être que notre effort d’écrire plusieurs livres sur le journal d’intervention, le journal de recherche, etc. va créer une dynamique qui va faire descendre les fameux « aristocrates » vers le social ? Peut-être est-on à la veille d’une Révolution ? Armando Zambrano dit que la différence entre Philippe Meirieu et moi, c’est que moi, je tiens mon journal. C’est un petit rien, cette petite différence entre écrire ou de pas écrire son journal, mais c’est beaucoup, car entre le diariste et l’autre, il y a une différence dans la qualité d’observation : on ne voit plus les mêmes choses.

 

Dans notre travail, ce qui est intéressant, c’est de se remettre à écrire ensemble pour évaluer notre pratique. Au lieu de faire des interludes imaginaires, nous allons faire de vrais interludes avec des gens qui ont envie d’évaluer ce qu’est le journal aujourd’hui. Si on fait 3 heures de dialogues, donc 3 interludes, on pourrait décrire l’état du social et ce qu’on a à apprendre de l’époque où nous vivons, et comment nous pouvons utiliser notre manie, comme outil d’intervention.

 

Car, dès qu’on ouvre un journal sur un thème, on en fait « une occasion prochaine » d’intervention. Un journal de recherche, c’est déjà une recherche ; et, d’une certaine manière, c’est déjà une intervention. Nous sommes à la fois très sérieux dans ce que nous faisons du fait de la durée de notre implication, mais, en même temps, aujourd’hui, il semble nous manquer encore une petite étincelle pour une théorisation forte, afin que notre geste esthétique devienne politique. Cette prise de conscience a provoqué chez moi une crise par rapport à cette commande de Renato Curcio ! Je ne veux pas faire du copier-coller. Comment faire de ce livre une véritable intervention, si on veut donner à notre manie une force de changement aujourd’hui ?

 

 

Entretien avec Remi Hess réalisé par Anne-Claire Cormery

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24 avril 2010 6 24 /04 /avril /2010 10:50

Comment produire notre livre sur le journal d’intervention ?

Entretien avec Remi Hess (5)

 

  

Les années 1990 ?

 

 

J’ai oublié les années 1990. C’était une sorte de passage par l’hédonisme en temps de crise, c’est-à-dire qu’il y a eu le journal institutionnel à une époque où l’on critiquait l’institution, et après, il y a eu le journal des moments, c’est-à-dire un journal où il était important de se construire comme personne. C’est là que les pauvres disent qu’on est bourgeois, parce que l’on a les moyens d’acheter un carnet et un stylo, et surtout qu’on a le temps d’écrire.

 

Le journal des moments serait alors une dérive esthétique, une désinvolture de l’être, en temps de crise. On transforme un vécu pénible en aventure de soi. C’était l’époque où l’on voulait lutter contre le vieillissement. Il y avait déjà l’agression des institutions, mais on arrivait à survivre, à s’en sortir par une esthétique, car, comme le disait Marc-Antoine Jullien, on vieillit beaucoup moins vite, lorsqu’on écrit son journal. C’est vrai que le diariste vieillit moins vite que les autres. De plus, ceux qui n’écrivent pas leur journal vivent plus mal la crise. On peut faire des statistiques : ceux qui refusent le journal sont en état d’apoplexie permanente ; même s’ils ne se suicident pas, ils vont donc mourir 20 ans avant nous. Ainsi, le diariste croit sauver sa peau dans l’écriture de ses journaux.

 

Il y a un journal politique dans les années 1970, un journal individualiste dans les années 1990 et maintenant ? Ne pourrait-il pas y avoir le journal critique, le journal qui pousse les financiers dans leurs retranchements.

 

Tu veux citer le journal d’Augustin Mutuale : c’est un journal de justification, c’est un journal qu’il sort le jour où l’on envisage de le licencier. Ce texte lui permet de dire : « voilà ce que je fais, ce que j’ai fait. Si vous voulez me juger, lisez-moi !». Le problème des financiers est qu’ils veulent pouvoir évaluer très vite. Ils refusent l’évaluation régressive-progressive ! Ils prennent des critères néo-simplistes, c’est-à-dire le nombre d’actes dans la journée. Dans tous les métiers du soin, de la thérapie, du relationnel, de la pédagogie et du social, les critères retenus sont des critères néo-simplistes, c’est-à-dire qu’ils ne comprennent pas du tout les spécificités du travail. Pour nous qui inscrivons notre pratique d’aujourd’hui dans une histoire, il n’y a que le journal qui peut décrire la complexité du réel, car il rend compte d’où l’on vient et où l’on va !

 

On pourrait avoir une première partie du Journal d’intervention sur l’institution, une deuxième partie sur le journal comme éducation individuelle tout au long de la vie, donc une intervention sur soi-même, une espèce d’introspection, et le journal de demain dont l’horizon est de maintenir les communautés de références, en ayant le projet d’animer des communautés de conscientisation collective de la crise du social. Si c’est publié chez Renato Curcio, il faut terminer un peu en fanfare ! Un retour à une pensée critique, ce ne serait pas mal, non ?!

 

J’improvise. Toi qui m’écoutes, comment reçois-tu cette dérive ? Ne nous manquait-il pas quelque chose sur les années 1990 ?

 

J’ai retrouvé un entretien que j’ai eu avec G. Lapassade, où il dit qu’il faut passer par le journal. Il faut citer ce passage, parce qu’il est vraiment intéressant. En 2000, G. Lapassade montre que la seule façon pour un Maghrébin de se construire en France, c’est de lui faire tenir son journal. Pour faire exister les étudiants, il leur faisait tenir leur journal. Je pense qu’il y a déjà, chez lui, l’intuition du chaos. Lui, il parlait de dissociations, il disait que l’étudiant maghrébin en France était dissocié, qu’il n’avait plus de référence, et que la seule chose qui pouvait le maintenir, c’était le journal. Georges a dit aussi que lui et moi, nous étions de grands dissociés, et que notre façon d’échapper à la dissolution est justement l’écriture du journal. Selon lui, c’est la seule chose qui nous maintient !

 

L’idée d’aujourd’hui, je ne l’avais jamais eue avant, est que la dernière institution serait le journal. C’est le journal qui te maintient la tête au-dessus de l’eau, car tu domines tout avec le journal. Tu objectives le chaos et donc, tu restes sujet du chaos. En décrivant le chaos, tu l’ordonnes. Actuellement, je colle mes lettres dans mes journaux ; j’écris donc des lettres, en réalité. Je n’ai plus le temps de faire lire mes journaux ; je pense que la lettre est un moyen où les gens ont encore le temps d’avoir une petite synthèse d’une situation.

 

Description, analyse, compréhension, ça me semble très important. La compréhension, c’est plus fort que l’analyse, c’est prendre avec, c’est l’élévation dialectique hégélienne ; on dépasse, on transduque le chaos, pour l’élever ailleurs.

 

Imagine que j’écrive dans un article du Monde que je ne comprends pas bien que le général Rondeau qui dirige les Renseignements Généraux ait le droit d’écrire son journal, et que Kareen Illiade, lorsqu’elle fait une thèse sur le journal, elle est vidée des Renseignements Généraux. Qu’est-ce qui va se passer ? Bah, ce texte va lui donner une chance d’être réintégrée assez vite ! Mais le problème, c’est que des lettres comme ça, il faudrait en écrire 10 par jour ! Et à chaque fois, pour paraître dans le Monde, il faut avoir le temps d’écrire quelques mots… Sartre agissait ainsi. C’était sa posture d’intellectuel engagé ! Moi, je suis un intellectuel impliqué, mais je ne parviens plus à trouver cette énergie d’intervention dans les médias. Cela doit venir de mon grand âge !

 

On est obligé de cibler ce que l’on juge comme important. Pour un jeune, aujourd’hui, le journal d’intervention, cela ne pourrait-il pas être d’écrire des lettres pour menacer les managers de la réprobation publique, s’ils ne changent pas d’attitude ? On peut leur envoyer des rafales de description, d’analyse et de compréhension. Leur management est absurde, il ne mène nulle part. Il faut mettre en scène cette absurdité ! La réussite de ce management terroriste vient du fait que les gens ne tiennent pas leur journal, donc ils n’arrivent pas à voir l’enchaînement de la folie. Le journal de justification dont je parlais tout à l’heure est mal nommé : ce n’est pas le bon mot, c’est le journal de retour au réel.

 

Le problème des financiers, c’est qu’ils sont dans des logiques complètement artificielles. Ils sont dans un imaginaire qui relève du délire ! Leur monde est un simulacre de vérité, car la logique comptable est une logique qui n’est pas du tout temporelle, c’est-à-dire que le plan comptable, par exemple, est établi sur une année civile, alors qu’en soi, vivre selon cette logique n’a aucun sens. Pourquoi commencer au 1er Janvier ? Je suis évalué sur mes comptes de ventes de bouquins sur l’année civile, mais un livre ne commence pas le 1er janvier, pour se terminer le 31 décembre. Par exemple, La somme et le reste sort en mai, il faudrait analyser les résultats sur la première année du livre. Donc, tout est faux, dans la logique comptable ! Les financiers ne font pas d’analyse globale. Ils prennent des critères très simples. C’est une logique terroriste, car, le plus souvent, on ne connaît pas leurs critères. On n’analyse pas les analystes. Il n’y a que le journal qui permette cette analyse, car, au détour d’une conversation, t’apprends que l’évaluateur te donne quelques éléments d’information qu’il faudra recouper avec d’autres. Si tu ne le notes pas tout de suite, c’est perdu. J’ai ouvert un journal d’édition, depuis environ 15 jours. Depuis que j’ai fait ça, j’espère améliorer mon action, sur ce terrain de l’édition. Pour décrire, il faut observer : regarder le réel attentivement. Si tu ne tiens pas de journal, tu n’observes pas les liens entre les petites choses qui font que du sens peut ensuite être dégagé !… Dans ma vie, dès que je tiens un journal sur un nouveau sujet, tout change dans les faits.

 

C’est là où j’ai besoin de toi. Je pense que mon journal est tellement important que je n’arrive plus à faire de la théorie, éditer les trucs. Je suis dans une logique où j’éclate, car je sais que j’ai une part de vérité, mais je n’ai plus le temps de gérer mon entreprise seul.

 

En 1970 ou 1980, on était des individus qui tenaient leurs journaux, l’un à côté de l’autre. Nous formions un mouvement, le mouvement du journal. Le deuxième temps des années 1990, c’est l’intensification du journal, c’est-à-dire, le journal existentiel : on passe sa vie à écrire son journal. G. Lapassade a écrit des journaux très détaillés. Il y a un risque de tomber dans la contemplation  : on vit une auto-suffisance du journal ; effectivement, pour survivre individuellement, cela peut paraître suffisant. Aujourd’hui, la réalité nous fait penser que cette écriture, qui a pu être critiquée comme narcissique, pourrait se muer en solution politique, pour mettre à plat, entre autres, le discours délirant des financiers. Quand tu vois que la crise financière est passée, et que 6 mois après, tout repart comme avant, sans qu’il n’y ait aucune leçon tirée sur ce qui s’est passé, et qu’on renvoie les gens à une rentabilité et une comptabilité des actes, en distribuant des boni aux fous qui nous gouvernent, on se dit que notre monde est complètement irresponsable !

 

Le problème du journal, c’est qu’il faut du temps pour le lire, et beaucoup d’amour. Tu ne lis pas les journaux des gens que tu n’aimes pas. De toute façon, les gens que tu n’aimes pas, ils n’écrivent pas, et en plus ton journal, quand ils tombent dessus, leur donne des boutons ! Il y a un problème de fusion dans la communauté des diaristes ! C’est dans le libidinal, dans l’affect que se fait d’abord l’échange des journaux.

 

Il faut essayer de repenser le journal institutionnel comme un journal politique, peut-être par les blogs, je ne sais pas, on va en parler à Kareen ! On est face à un défi : le journal devrait être l’arme qui révèle le social. L’anecdote de l’amende, où on me colle une prune, alors que j’ai payé mon parking, si c’était bien écrit, si on ouvrirait un blog sur les conneries de la police : «la police nous surveille, surveillons la police », ça serait vraiment bien. Il faudrait des sites de journaux, de veille, etc.

 

 

Entretien avec Remi Hess réalisé par Anne-Claire Cormery

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23 avril 2010 5 23 /04 /avril /2010 11:47

Comment produire notre livre sur le journal d’intervention ?

Entretien avec Remi Hess (4)

 

 

Aujourd’hui ? Le changement de contexte

 

Comment penser le journal d’intervention aujourd’hui ? Cette question des Italiens nécessite de décrire le social, qui est maintenant complètement différent de celui de 1970.

 

Vers 1973, au moment où on va créer l’école de Vincennes, il a des gens qui sont travailleurs sociaux dans des institutions. On leur dit qu’on va les former, en les aidant à analyser leur expérience professionnelle :

-Vous allez entrer dans l’écriture, en analysant votre expérience professionnelle !

Le journal institutionnel marche très bien, car tout le monde a un boulot. En même temps, c’est la pagaille, car les chefs sont cons ; il y a donc des conflits partout, mais on analyse les conflits. Un professionnel qui raconte ce qui se passe provoque du dérangement : souvent, il est vidé, mais ça ne le dérange absolument pas, parce que le lendemain, il retrouve un travail. Entre 1968 et 1972, 1000 enseignants sont exclus de l’Education nationale. Or, pour comprendre comment nous vivons la situation, il faut rappeler qu’en 1970, il n’y a pas de problème d’emploi…

 

Le journal institutionnel est beaucoup plus difficile aujourd’hui, parce que si tu dis un mot qui ne plaît pas à Sarkozy, tu es renvoyé dans un avion au Mali du jour au lendemain. Ce n’était pas du tout le cas avec De Gaulle. Il fallait vraiment avoir assassiné son père et sa mère, pour être interdit d’Université. On était entièrement libre. Aujourd’hui, le contexte a changé, les gens sont fragilisés ; ils tiennent donc des journaux de fragilités. Si on veut répondre à ta demande de mettre des choses plus actuelles, il faut donc montrer que l’intervention n’est plus ce qu’elle était. L’intervention de Renato à Milan en ce moment, c’est de rencontrer les enfants des rues qui n’existent pas pour l’administration Italienne.

 

Journal institutionnel ou journal professionnel ?

 

Quand tu dis que c’est un journal professionnel et non institutionnel qui va questionner le rapport à la profession, tu mets le doigt sur quelque chose : y-a-t-il encore de l’institution ? Il ne peut plus y avoir d’intervention institutionnelle, dans des lieux où il n’y a plus d’institution en face. Par exemple, Anissa Benamouda me dit qu’elle est éducatrice dans une boîte où il n’y a plus de direction, plus d’intendance ; il n’y a plus rien ! Est-on dans l’autogestion complète ? Ce n’est pas sûr. Les professionnels vivent la situation comme un chaos ! Il n’y a plus de chef, pour assumer ces boulots-là. Dans le travail social, on ne sait plus où l’on est, ce qu’on fait, qui nous paye !

 

 

A.C : Dans le N°12 de Cultures et sociétés, quelqu’un a écrit un article sur le démantèlement du social. Il explique que les institutions n’ont plus de visage, que personne ne les incarne.

 

R : Avec cette question, nous commençons à donner du corps à notre chantier. Qu’est-ce que c’est que le journal d’intervention aujourd’hui ? Ne pourrait-on pas faire l’hypothèse que le journal, c’est justement l’institution. C’est l’institution du sujet, de la personne, du travailleur social qui se pose la question : qu’est-ce que je fais là ? C’est lui qui donne de la consistance sociale à son existence et donc à son contexte ! Je pense que l’on pourrait partir de cette idée qu’il n’y a plus d’institution. C’est le chaos : il y a de la folie, c’est délirant ! Il y a des managers, quelque part, qui se donnent pour mission de désorganiser le social. Leur slogan, c’est «travailler plus, pour détruire le social». Quand tu dis à un gardien de la paix : «si vous ne faites pas 40 contraventions dans la journée, on vous fait une retenue sur salaire», il veut faire son chiffre. Il n’y arrive pas ! Qu’à cela ne tienne ! Il met des contraventions à des gens qui ont payé leur ticket de stationnement. Et après, pour ne pas payer ta contravention, tu passes environ 40 heures de ta vie à envoyer des lettres recommandées. Nos dirigeants organisent un chaos total. Imagine que je sois payé 100 euros de l’heure, chaque contravention que tu me mets, alors que j’ai payé mon ticket de stationnement, fait perdre beaucoup d’argent à l’Etat. Je puis chiffrer la perte à 4000 euros, en ce qui me concerne (plus les charges sociales : cela tourne donc autour de 7000 euros !). Peut-être voudrait-on que je ne dise rien, que je prenne conscience qu’il faut assurer le salaire d’une jeune femme sans emploi ! Or, mon premier réflexe, c’est que je ne veux pas me laisser faire ! Je crie à l’injustice, à l’incompétence des gardiens de la paix, à leur manque de formation ! Je vais négocier la contravention, au lieu de faire mon boulot… J’ai vécu l’expérience : cela demande six mois de démarche ! C’est remonté jusqu’au préfet de Seine-Saint-Denis ! Et encore, parce que j’ai fait jouer le piston ! Sans cela, l’histoire aurait duré un an ! C’est un chaos organisé ! Après, les évaluateurs de la Cour des comptes pourront se poser la question : faut-il continuer à payer les professeurs d’université aussi cher ? Est-ce nécessaire de donner un salaire de haut fonctionnaire, à des gens qui passent leur temps à écrire des lettres pour refuser de payer leurs contraventions ?

 

La logique selon laquelle il faut travailler plus, pour foutre la pagaille partout est actuellement portée par le Président de la République ! Je suis contre la politique de N. Sarkozy, depuis cette expérience faite, alors qu’il était encore Ministre de l’intérieur... Même mon maçon, en s’appuyant sur d’autres expériences, pensait que cette idée « de travailler plus » était délirante. Lui et moi étions d’accord qu’il faut travailler moins, mais mieux. Nous avons à la tête de l’Etat, en gros depuis 1980, des gens qui ont fait de la finance un absolu. Pour gagner trois sous, ils mettent en l’air des régions entières : un responsable des ressources humaines met les gens au chômage. Il gagne 40 centimes au niveau des écritures du bilan comptable, mais au bout du compte, cela coûte 15 milliards à l’Etat pour recycler les gens, leur alcoolisme, la dégénérescence de leurs enfants, la violence dans les banlieues qui en découle, etc. Il n’y a plus un seul dirigeant important, capable de penser en termes d’économie sociale. S’il faut réfléchir à la finance, c’est en relation étroite avec le social. L’argent et le social ont un rapport. Or, maintenant, tout est cloisonné. Il n’y a plus de rapport ! Tous les rapports sont détruits. Avant, les experts étaient des gens expérimentés (expert, expérience, cela a la même racine !). Maintenant, on choisit à tous les niveaux des personnes que l’on nomme « experts», parce qu’ils n’ont pas d’expérience, et ne connaissent rien à ce qu’ils sont censés évaluer  ! C’est effarant ! On leur donne des critères : ils remplissent une grille, sans comprendre les tenants et aboutissants de ce qu’ils font !

 

Donc, nous sommes d’accord qu’aujourd’hui, les financiers sont au pouvoir ; et on voit où ça nous mène : la crise, le chaos. Malgré tous leurs méfaits, ces loups se distribuent des sommes incroyables à quelques-uns. Tu reçois des bonus extraordinaires pour avoir foutu la merde partout : dans les administrations, dans le système de santé, dans l’institution scolaire, même le sport ! On est dans le chaos ! Le sélectionneur de l’équipe de France de football n’a plus de raison d’être fair play, puisqu’une main, disons deux mains d’un de ses joueurs, lui permet de toucher une prime de 800 000 euros, à la suite du match contre l’Irlande. Thierry Henry, aussi, a touché une somme rondelette ! Je ne parle pas des banquiers, eux c’est en millions d’euros que se chiffrent leurs primes pour avoir produit le chaos ! C’est la fin des valeurs ! Un monde s’effondre ! Sommes-nous en 1788 ?

 

Difficile à dire, car, au lieu de réagir, la société se flagelle ! Dans le même temps où quelques-uns se partagent les boni, des groupes nombreux de travailleurs se suicident, à France-Telecom, partout ! Alors qu’on pourrait imaginer qu’ils tournent leur violence contre leur patron, leurs managers, ils se jettent par les fenêtres de leur entreprise, toujours et toujours ! Dans les années 1970, il y avait des petits chefs qui faisaient chier. Quelques Maos en ont tué un ou deux… Les autres se sont calmés tout de suite, et pour 10 ans, chez Renault, notamment !

 

Dans ce contexte de chaos que l’on retrouve dans les ruines de nos institutions, l’intervention aujourd’hui, c’est d’éviter l’implosion. Il faut agir attentivement pour que nos proches ne se tuent pas, parce que tout les pousse à se tuer ! Je porte des gens autour de moi qui ne pensent qu’à se donner la mort ! Le journal est peut-être la dernière forme de sauvetage de l’institution. C’est l’institution du journal qui maintient le social. Car c’est la communauté de référence qui maintient l’autre. Dans cet état de désagrégation du social, il faut que les médiateurs sociaux tiennent leurs journaux, pour se tenir eux-mêmes, et qu’ils puissent se faire tenir par d’autres, pour que l’ensemble du social que je décris puisse se transformer en éclat de rire généralisé, en fête, j’espère en Révolution !

 

L’horizon ? Se faire la charité ! Faire circuler les journaux, en élargissant sans cesse la communauté de référence, pour atteindre l’ensemble de la société. Il faut que les gens qui ont voté Sarkozy se rendent compte que ce n’est plus possible : il faut arrêter de voter pour des fous, pour des gens irresponsables. Je pense que le journal est le seul rempart contre la folie, contre l’atomisation ; évidemment, nous parlons du journal extime, d’intervention, ce journal qui fait réfléchir à sa vie, en lisant la vie des autres, en organisant l’hétérobiographie généralisée !

 

Est-ce que je m’écarte de notre objet ?

 

Si on veut faire de notre livre un ouvrage révolutionnaire, il faut arriver à raconter les années 1970, et montrer qu’à travers le journal, il y a une mutation profonde qui s’opère.

 

 

Entretien avec Remi Hess réalisé par Anne-Claire Cormery

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22 avril 2010 4 22 /04 /avril /2010 13:52

Comment produire notre livre sur le journal d’intervention ?

Entretien avec Remi Hess (3)

 

 

L’expérience de Reims

 

Entre 1990 et 1994, il y a mon activité à Reims. Je suis nommé professeur d’université à Reims, à la rentrée de septembre 1990, avec la mission de participer à la création de l’IUFM expérimental. Parallèlement à mon travail pour fonder l’IUFM, j’assure un service à l’université : j’ai 700 étudiants dans mon amphi. Je fais un cours magistral, et je propose le journal de lecture comme mode de validation. Je recrute 20 chargés de cours, pour lire les journaux des étudiants, parce que je ne peux pas lire 700 journaux. On pourrait dire que cette aventure relève des journaux de lecture, mais ça relève aussi de l’intervention, car cette pratique était entièrement nouvelle : elle fut analyseur ; c’était une intervention sur l’Université de Reims.

 

Ce cours était un carrefour. J’y recevais tous les étudiants de toutes les formations, de toutes les disciplines : c’était un cours optionnel qui pouvait rentrer dans tous les DEUG. Tous les étudiants s’étaient mis à suivre mon cours, parce qu’ils s’étaient donné le mot : c’est un prof cool ! Il faut dire que l’université de Reims était alors très rigide, et que mon expérience de Paris 8 me faisait construire une relation pédagogique différente. Les étudiants occupaient en permanence mon bureau ! J’avais distribué une bibliographie de 40 livres, et je disais aux étudiants de lire 2 ou 3 livres, pendant le semestre et c’était bien. Je n’avais jamais fait ça, à cette échelle, et j’étais stupéfait du nombre de pages produites. Quand j’ai vu arriver plusieurs mètres cube de journaux, je me suis dit que j’étais fou, que je ne maîtrisais plus le dispositif, et j’ai recruté les chargés de cours. Notre équipe a tout lu, et on a commenté les journaux en petits groupes. C’était intéressant. Cette forme de travail collectif pouvait être décrite comme une intervention sur l’Université.

 

On peut peut-être faire un interlude sur ça. C’est une période où le journal était pratiqué par 700 personnes à Reims !

 

A travers ces différents moments, on peut prendre conscience que le journal est un moment : un truc qui va et vient, apparaît puis disparaît. On pourrait montrer aux Italiens que le journal d’intervention, c’est une forme de continuum d’une forme d’ethnographie institutionnelle, spécifique à l’école de Vincennes qui peut déboucher sur des formes variées d’intervention.  

 

Description, analyse, compréhension 

 

Dans un journal, il y a de la description, de l’analyse et de la compréhension. La description, c’est l’ethnographie ; l’analyse, c’est l’analyse institutionnelle, c’est-à-dire qu’on est attentif aux analyseurs ; et la compréhension, c’est de dire qu’on n’a pas envie de faire la guerre, mais qu’on utilise l’injonction pour faire une œuvre. Il y a intervention, lorsqu’il y a une crise institutionnelle et qu’on utilise le journal pour la travailler.

 

Ces jours-ci, un étudiant à qui j’ai montré mes journaux m’a dit que j’étais un bourgeois, parce qu’un étudiant comme lui n’avait pas le temps de tenir un journal. Il lui fallait assurer sa survie ! Partant de son énonciation que j’avais envie de discuter, j’ai commencé à tenir un journal : Suis-je un bourgeois ? La question m’a semblé intéressante : c’est quoi la culture bourgeoise ? Je fais une enquête auprès des étudiants : suis-je un bourgeois ? Et les étudiants me répondent : non ou alors oui, que c’est une évidence ! Quelle est leur définition du bourgeois ? Pourquoi me perçoivent-ils comme bourgeois ? Ils me disent que c’est parce que j’ai du temps, que je peux écrire mon journal, alors qu’eux sont dans la survie quotidienne, et qu’ils n’ont pas le temps de tenir un journal.

 

Cette idée du journal vient à Marc-Antoine Jullien quand il se pose la question de former les jeunes qui ne vont plus à l’école. Le journal doit leur permettre de se construire, en tenant un journal dans une situation de déconstruction de l’institution, où les profs ne peuvent plus faire cours, où les étudiants ne peuvent plus venir. Il veut donner forme à l’éducation informelle. Selon lui, la seule solution pour se former dans ces conditions, c’est le journal, parce que tu arrives à transformer des situations invivables en aventure ; c’est génial de pouvoir faire une œuvre avec le chaos !

 

Dans les années 2002-2009, il y a les irrAiductibles : le mouvement de l’autogestion pédagogique qui est réactivé. Il faut relire attentivement les 830 pages de la thèse de Benyounès Bellagnech, publiées en deux tomes. C’est une illustration de l’utilisation du journal que l’on fait durant toute cette période. Ce travail a été soutenu en 2008. Il fait le bilan d’une pratique collective. Il y a un retour au collectif.

 

Il faut aussi revoir le travail de Kareen Illiade, avec l’entrée dans l’enseignement en ligne, les blogs… La thèse qu’elle vient de soutenir, Le journal pédagogique, une éducation tout au long de la vie, a un sous-titre «L’université qui change». Ces nouvelles expériences pourraient entrer dans l’explicitation du continuum.

 

 

Entretien avec Remi Hess réalisé par Anne-Claire Cormery

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21 avril 2010 3 21 /04 /avril /2010 11:30

Comment produire notre livre sur le journal d’intervention ?

Entretien avec Remi Hess (2)

 

 

L’Effet Baué

Certes, le journal est toujours un peu intime : c’est la vision du monde de celui qui écrit, et ce n’est jamais le réel qu’on décrit. Le journal objective une subjectivité ! Et, à partir du moment où on le fait lire, ce qu’il contient de plus intime se maintient dans le texte, car l’intime ne s’oppose pas à l’extime. Le débat intime/extime est souvent mal posé. Il y a le journal pour soi qui se transforme en journal d’intérité, lorsque tu décides de communiquer ton journal à une communauté de référence. Cette communauté peut être une personne (le mentor de Marc-Antoine Jullien, pour le journal de formation), ou un groupe de 3, 20 ou 100 personnes. Il reste toujours quelque chose de très personnel qui est décrit dans le journal et, si on le fait circuler, c’est qu’on a confiance en l’autre, pour qu’il en parle d’une manière empathique, dans une logique qui n’est pas celle de vous détruire. On ne donne pas son journal à lire à quelqu’un qui vous fait la guerre... Là encore, on pourrait imaginer des exceptions. Mais, en général, dans un premier temps, on fait lire son journal à des amis. Dans l’épisode de 1982-83, quand j’écris mon journal de professeur de lycée, je suis en conflit avec mon patron. Et, je n’ai pas donné mon journal au proviseur du lycée, où je travaillais. Il a pu tomber dessus ; la documentaliste a pu lui montrer, mais je n’ai pas inscrit ce personnage dans la communauté de référence, à qui je voulais le donner à lire. Je pense que cet aspect du problème était déjà présent, chez moi, en 1982-83, mais je ne l’avais pas encore explicité. Ce ne sera qu’en 1987, que, dans son travail de Maîtrise, Olivier Baué va clarifier les choses.

Dans la piscine dont il était le responsable, sous son impulsion, des gens tiennent leurs journaux, des instituteurs ou des maîtres nageurs, pour décrire comment les enfants entrent dans la natation. Or, dans cette équipe pédagogique, certains résistent à l’écriture du journal. Ils participent avec les auteurs de journaux à des réunions d’analyse collective. Mais Olivier s’aperçoit que les critiques qui sont faites aux diaristes ne sont pas du tout les mêmes, dans leur nature, lorsqu’elles émanent des gens qui tiennent leurs journaux, ou de ceux qui refusent l’engagement dans ce travail. Il décide que ne pourront lire les journaux que les auteurs de journaux, pour ne pas avoir à se défendre contre des critiques faciles.

Certes, j’ai déjà rencontré quelques personnes qui, sans tenir de journaux, étaient dans la posture empathique vis-à-vis des diaristes. Cependant, dans les groupes qui travaillent l’analyse de pratiques à partir de la lecture de journaux, depuis cette très belle démonstration de 1987, un principe (principe qui peut avoir quelques rares exceptions) s’est imposé : on ne peut plus donner à lire des journaux à des gens qui ne tiennent pas leur journal (Effet Baué). Notre communauté de référence est une communauté de diaristes. Quand on donne son journal à quelqu’un qui n’est pas diariste, c’est qu’on pense qu’il pourrait le devenir, c’est-à-dire qu’il a une compréhension telle, de ce travail d’objectivation de la subjectivité, qu’on espère susciter chez lui un effet d’entraînement.

Ce que je peux faire, c’est terminer la relecture du numéro 9 de Pratiques de formation, mettre en forme les apports de chacun, et ensuite, on pourrait faire une 4ème partie sur le journal de 1987 à 2009, c’est-à-dire faire quelque chose sur Olivier Baué (ce me semble important). En rangeant ma bibliothèque à Saint Gemme, j’ai retrouvé son mémoire. Je voulais t’emmener à Saint Gemme, parce que j’ai constitué un mur avec tous les documents sur le journal, mais ce n’était pas facile d’y partir.

 

 

Anne-Claire : Rester à Paris nous aura permis de passer chez Anthropos, en début d’après-midi.

  

R : Oui, on a fait autre chose. Je dois aller à Saint Gemme un peu plus tard, pour voir ma fille aînée.

Tu me fais remarquer que les interventions que je commente dans ce texte ne sont pas très actuelles. Je pense que tu as raison. Au départ, je suis parti pour faire le continuum du journal, la chronologie, la genèse du mouvement. Peut-être qu’il faut réduire à un chapitre, ou un chapitre avec plusieurs paragraphes, 3 pages sur Olivier Baué, 3 pages sur L’Université en transe, car ça fait partie du continuum du journal d’intervention.

 

 

L’université en transe

En octobre 1986, il y a eu un mouvement étudiant contre un projet de loi Devaquet, qui voulait augmenter les frais d’inscription à l’Université. Je suis alors directeur du département. J’ai dit aux étudiants dans mes cours de tenir leurs journaux, comme je le fais tous les ans ; mais à partir de novembre, il n’y a plus eu de cours du tout ! Le mouvement dure deux mois, et on retrouve les étudiants en janvier. En discutant avec les étudiants dans les assemblées générales ou dans les couloirs, j’ai des retours sur leur rapport au journal. Des étudiants me téléphonent ; j’en vois dans les manifs : ils me disent qu’ils continuent à écrire. Ils tiennent leur journal de la grève. Ils ont transformé leur journal d’analyse institutionnelle en journal de grève. Cette prise de conscience me rend curieux… Je réussis à lire quelques journaux, et je m’aperçois que le contenu est formidable pour faire avancer notre recherche… Dans un premier temps, des étudiants expliquent qu’ils sont contre la grève, alors que d’autres sont dans le comité de grève ; donc on voit sur 50 journaux toutes les formes du vécu de la grève. Je raconte ça à G. Lapassade qui est à la fac 24h/24, et qui tient un journal sur ce qui se passe dans les assemblées générales, qui sont pratiquement journalières. Il me dit qu’avec ce que les étudiants sont en train d’écrire, on doit pouvoir faire un livre. Il téléphone à un éditeur (Syros) qui donne son accord. On a eu l’idée de faire ce livre vers la mi-décembre. Il est alors axé sur la grève à Saint-Denis.

G. Lapassade pense alors qu’il faudrait suivre les manifestations dans les rues et les décrire. Elles ont leur place dans notre livre. Pour que le livre marche bien, il pense qu’il faut trouver un homme de lettres, quelqu’un qui sache écrire : il pense alors à Patrick Boumard, qui n’était pas prof à Paris 8 ; il était alors à Nantes, mais il faisait les manifs à Paris.

A l’époque, G. Lapassade et moi, nous étions dans l’ethnométhodologie. L’écriture de journaux nous fait découvrir que les filles qui étaient le 1er Novembre contre le mouvement étaient les plus enragées le 20 Novembre. Elles séquestraient des journalistes. Il y avait donc des conversions : on observait un basculement de l’hostilité la plus grande, à l’adhésion la plus grande. Il se trouve qu’à Nanterrre, en 1968, en tant qu’étudiant, j’avais vécu le même mouvement intérieur. A la mi-mars, je m’étais battu contre le boycott d’un partiel, estimant que les grévistes étaient des saboteurs. Dix jours plus tard, j’allais occuper la Tour administrative ! Donc, ayant lu Jules-Rosettes, ethnométhodologue américaine, qui avait étudié les conversions dans les phénomènes de transe, Georges et moi, nous sommes intéressés au contexte de ces états de transe, et particulièrement de conversion chez les étudiants.

P. Boumard nous ayant donné son accord, notre livre, on l’a fait entre le 8 et le 15 Janvier. Il est paru vers le 15 mars : c’est un agencement de textes d’étudiants diaristes, de l’enquête que G. Lapassade a fait dans les AG, et de ce que P. Boumard a pu décrire dans les manifs. La thèse du livre : l’Université en transe signifie que le mouvement fait passer le collectif d’un état de conscience à un autre état de conscience. C’est un livre intéressant, car il fut aussi une intervention sur la fac. Les étudiants sont entrés dans la grève pour que les frais d’inscription n’augmentent pas ; et à la fin, ils nous ont demandé à faire des interventions, à aller sur le terrain. E mars, on a créé une école d’intervention.

 

Il faudrait rappeler cette époque, et donc créer un chapitre sur L’université en transe. P. Boumard a été associé à cet épisode.

 

Entretien avec Remi Hess réalisé par Anne-Claire Cormery

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20 avril 2010 2 20 /04 /avril /2010 16:07

Comment produire notre livre sur le journal d’intervention ?

Entretien avec Remi Hess

 

Ce texte est un décryptage, par Anne-Claire Cormery, d’un entretien du 30 octobre 2009, qui a été relu et légèrement amplifié par R. Hess le 27 novembre 2009.

 

Le 30 Octobre, j’ai passé l’après-midi avec Remi, dans le cadre d’un projet éditorial. Renato Curcio a fait une commande à Remi d’un livre sur le journal d’intervention pour Sensibili Alle Foglie, la maison d’édition italienne qu’il dirige. Remi a écrit environ 150 pages, dans lesquelles, notamment, il veut construire le continuum du journal d’intervention. Il revisite précisément le n°9 de Pratiques de formation sur ce thème paru en 1985, et qu’il considère comme une sorte de Manifeste de l’Ecole de Vincennes, sur le journal de formation et d’intervention. En plus, de cette relecture de textes anciens émanant de G. Lapassade, R. Lourau…, Remi a produit quelques dialogues sur le journal à partir d’échanges récents qu’il a pu avoir avec différentes personnes sur cette question du journal (interludes). Dans ces interludes, il a utilisé encore un texte que je lui avais donné… Il n’est pas satisfait par ce travail qu’il voudrait donner à lire comme la production d’un collectif... Il ne voit pas bien comment mettre en forme finale cette présentation. Il me sollicite pour finaliser cet écrit. J’ai lu cet écrit. Nous regardons à nouveau ensemble ce texte écrit en juin 2009.

 

Lorsque je branche le dictaphone, nous sommes dans le bureau de l’appartement de Remi, lui, devant son ordinateur, et moi, devant son texte imprimé.

 

Anne-Claire Cormery : Pour l’instant, tu as fait trois parties, la première où tu détailles l’intervention avant Vincennes, avant les années 1980, la deuxième sur les années 1980 et pour la troisième, tu as précisé qu’il s’agissait de différentes dimensions du journal d’intervention. Tu aimerais faire une partie sur ce qui se passe aujourd’hui ?

 

Remi Hess : La troisième partie regroupe des chutes. J’avais envie de montrer l’importance des quasi-journaux, la correspondance par exemple. J’ai mis le numéro de Cultures et Sociétés en annexe pour puiser des trucs dedans. J’aurai dû relire tout ça avant de te recevoir. J’ai honte : je te fais perdre ton temps.

 

Anne-Claire : Non, pas du tout, cela me permet de voir comment tu retravailles tes écrits. 

 

Remi : Alors, regardons !… Il n’y a rien sur G. Lapassade et son livre De Vincennes à Saint Denis. 

 

A.C : Non. Je n’ai rien vu sur ce travail.

 

R : On l’a oublié.

 

A.C : Je ne crois pas non plus que tu te sois cité. Je n’ai rien vu sur Le lycée au jour le jour.

 

R : Oui, dans la chronologie, l’écriture, elle s’arrête à J. Bizet et P. Boumard (1985).

 

A.C : Oui, nous n’avons pas la même pagination, mais l’écriture complète s’arrête après le troisième interlude. C’est toute la troisième partie, en fait, qui n’est pas écrite… à partir de la question des quasi journaux. 

 

R : Ouais je me suis arrêté : avant c’est bon !

 

A.C : Avant en fait, il y a l’interlude 3 et d’ailleurs je crois que…

 

R : C’est un texte de toi.

 

A.C: Oui, c’est un extrait de ma note de recherche de M2.

  

R : Bon, maintenant, je vois où nous en sommes. On est dans la merde ! On a encore beaucoup de travail ! As-tu le n° 9 de Pratiques de formation dans ta bibliothèque ?

 

A.C : Non.

 

R : Ce n’est pas possible! C’est le plus grand numéro sur le journal. Il date de 1985, et n’est plus réédité. Il faut qu’on le réédite sous cette nouvelle forme. Il ne faut pas écarter des gens qui étaient dedans. C’est très important pour moi de faire cette chronologie, parce que je ne l’ai pas fait dans La pratique du journal : personne de ta génération ne peut savoir comment ce mouvement est né, comment notre école s’est agencée. Ce livre-là est donc intéressant pour ça : faire cette genèse est très intéressante. On a déjà 400 000 caractères. C’est déjà un très gros livre. Il faut que le retravailler autrement. On va aller discuter ailleurs, on n’y arrivera pas sinon.

Je te propose de passer dans le salon, pour parler de ta lecture de ce texte, et de la manière dont on va reprendre tout cela, pour construire un livre qui ne rentre pas en concurrence par rapport aux autres bouquins en cours.

Ce qui est original dans ce livre, c’est de dire que le numéro 9 de Pratiques de formation date de 24 ans, qu’il est introuvable, mais en même temps indispensable, car si on veut faire exister l’école de Vincennes, il faut savoir d’où elle vient.

 

Le journal d’intervention est demandé par les Italiens. J’ai essayé de contourner l’idée, car j’étais ennuyé, j’avais l’impression qu’il n’y avait pas grand-chose à dire à dire sur cette question. Dans un livre sur le journal, on aurait pu faire un chapitre sur le journal d’intervention, mais en dehors de toi, d’Olivier Baué, d’Augustin Mutuale, enfin dans des circonstances très particulières, de G. Lapassade… sur 30 ans, il n’y a pas eu tellement de gens qui ont réussi à faire lire leur journal en situation d’intervention, de façon systématique.

Le journal d’intervention, bien qu’il existe depuis 1982-83, me semble être une pratique vraiment marginale par rapport à d’autres pratiques, comme le journal de lecture ou de recherche.

Lui, Renato Curcio est vraiment dans l’intervention : il veut reprendre l’analyse institutionnelle et construire la socianalyse. C’est un disciple enragé de G. Lapassade ; il dépense beaucoup d’énergie là-dedans, donc on doit l’aider à expliciter la place du journal dans le projet d’intervention institutionnelle.

 

Anne-Claire : Alors, comment faire ce livre ? 

R :  Dans La pratique du journal (1998), je ne signale même pas le Numéro 9 de Pratiques de Formation.

Dominique Hussaud, une étudiante de maîtrise plus jeune que toi (elle avait 24 ans en 1985), et qui était d’Orléans, avait créé une association pour diffuser les journaux institutionnels, et ça marchait bien. Ce fait me semble intéressant de montrer : en 2009, il y a 10 travailleurs sociaux en France qui savent ce que c’est que le journal et l’utilisent dans une perspective d’analyse institutionnelle. Ces dix personnes ont vraiment travaillé la question. Ils ont entre 25 et 40 ans, mais ce type de groupe existait déjà il y a 10 ans, il y a 20 ans. Ce type de groupe de base (des amis) a toujours été un peu marginal à l’université, mais, ils publiaient quand même des articles. Si on faisait une enquête bibliographique, on s’apercevrait qu’en 1985, il y avait déjà un groupe fort actif, puis en 1987, il y en avait un autre… En 1990-94, il y a un fort groupe à Reims. Vers 1996, à Paris 8, il en y a d’autres encore, avec G. Coïc… Ainsi, il y a un continuum du journal institutionnel ou du journal d’intervention, sous la forme d’une pratique constituant un groupe de base. On parle aujourd’hui de communauté de référence. Ce continuum n’a jamais été dégagé. Il faut s’y attacher en montrant la permanence et en même temps les différences qui apparaissent en fonction des époques.

 

Une différence peut apparaître dans le choix de l’appellation que l’on donne au journal. Toi, dans ton mémoire, tu introduis la notion de journal professionnel. Ce que je vois, c’est qu’il y a plusieurs appellations, mais, quel que soit le nom du journal, il n’y a pas tant de différences, dans les pratiques. Globalement, on peut distinguer deux sortes de journaux : le journal intime ou le journal extime. Le journal d’intervention, et donc ce qui caractérise le collectif virtuel qui travaille dans ce que nous pouvons nommer l’Ecole de Vincennes, c’est le journal extime. On l’écrit pour l’autre. Dans un premier temps, on donne à lire un journal à des gens proches, on propose une intérité, c’est un journal d’intérité, avec une communauté de référence.

 

Entretien avec Remi Hess réalisé par Anne-Claire Cormery

http://lesanalyseurs.over-blog.org

 

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