La crise hégémonique et son avenir (6)
Le gros marronnier de l’« hégémonisme chinois » qui cache la forêt de la formation hégémonique réelle
Pour les partisans du statu quo hégémonique placé sous la houlette des Etats-Unis, qu’ils l’entendent comme bien suprême ou comme moindre mal, la politique du fait accompli pratiquée par l’Etat chinois en mer de Chine méridionale, la militarisation des îlots disputés – tout ceci serait donc la manifestation la plus irrécusable non seulement du trait expansionniste mais aussi bien hégémoniste de la montée de la puissance chinoise. Que l’Etat chinois pratique dans ce contexte ce qu’on peut appeler une politique de grande puissance régionale, fondée sur le fait accompli et le droit du plus fort, cela serait difficile à contester. Mais cela signifie-t-il pour autant que l’on doive voir dans cette « scène » la miniature ou le premier pas d’un projet d’expansion et de conquête globales, destinées à se projeter à l’échelle du Pacifique, de l’Asie du Sud-Est toute entière, jusqu’à menacer l’Australie, comme le fit le Japon pendant la Seconde Guerre mondiale – puis à l’échelle de la planète ? C’est ici, précisément que la rhétorique qui incrimine l’« hégémonisme » chinois passe de la réalité au fantasme, aux fantasmagories peuplées de toutes sortes de cauchemars historiques (Pearl Harbour et les suites…) et de projections du « modèle » américain sur les réalités chinoises.
A supposer que tout empire, au fil de son histoire, de ses succès et de ses vicissitudes, soit animé par un principe constant, une sorte d’idée fixe, il apparaît constant que, sous cet angle, la Chine, dans sa dimension impériale même, diffère du tout au tout de l’empire américain. Autant, de la conquête de l’Ouest aux deux guerres d’Irak, se poursuit la dynamique portée par la pulsion de la frontière ouverte, autant l’idée fixe de la puissance chinoise est de se maintenir en sécurité dans ses frontières, d’y exercer sa souveraineté sans rencontrer d’opposition, de neutraliser toutes les tentations centripètes, tout ce qui menace l’empire d’émiettement, de repousser les invasions. C’est précisément la raison pour laquelle l’empire doit être maintenu en son unité par une main solide (gouverné sur un mode autoritaire) et entouré de solides glacis, de ces marches épaisses et infranchissables – le Tibet, le Xinjiang, la Mongolie extérieure… Ce que le pouvoir chinois veut établir en mer de Chine méridionale, envers et contre tout, c’est un mur maritime (à supposer qu’une telle notion fasse sens), dans un contexte où la maîtrise des mers s’avère être un atout majeur dans la lutte pour la suprématie militaire.
Toute la différence entre les régimes matriciels des deux empires est là : l’empire américain, c’est toujours en fin de compte, un organisme qui fonctionne, qui « tourne » à la guerre. L’empire chinois, lui, fait la guerre quand il y est forcé. Ce sont là deux notions, deux tournures de la puissance qui s’opposent. La Chine a besoin d’un monde en paix (plus exactement en non-guerre) pour asseoir ses positions, à l’échelle régionale et globale, déployer sa puissance économique et être reconnue comme puissance de premier plan, exister en sécurité dans ses frontières. C’est la raison pour laquelle elle n’ira jamais se lancer dans une opération risque-tout pour récupérer Taïwan, quantité somme toute négligeable, à tous égards – à moins d’y être très directement contrainte et acculée à (tenter de) le faire.
L’hégémonisme états-unien ne peut se perpétuer, lui, qu’à la condition d’être une increvable fabrique d’ennemis inexpiables – le jeu de l’hégémonie consistant à les accréditer, successivement, dans le rôle de l’ennemi du genre humain – l’Indien, le Jap, le Rouge, et bientôt, donc, l’hydre chinoise… Les Etats-Unis ne peuvent pas vivre sans ennemis superlatifs, il leur faut toujours un mauvais objet à affronter, une figure du diable selon la théologie politique de pacotille toujours prête à refaire surface dans la psyché embrumée des généraux et politiciens à la Dr Folamour13… L’horizon dans lequel se déploie l’accroissement de la puissance de l’Etat chinois, aujourd’hui, se déploie sur une ligne d’horizon toute différente : il ne veut pas avoir des ennemis mais des obligés et, éventuellement, des tributaires, ce qui s’accompagne de tout une rhétorique de la confiance, la cordialité, la bonne entente, l’harmonie, la tolérance et la diversité – toute une pacotille axiologique, certes, mais dont, du moins, on peut dire, du moins, qu’elle ne fait pas partie de ce matériau inflammable qui se destine à attiser les nouvelles guerres froides, comme celle qui prospère notamment aujourd’hui dans le discours de ceux qui sont aux affaires à Taïwan et dont la montée visible d’une forme de maccarthysme adapté aux conditions locales, ouvertement attentatoire aux libertés publiques est l’un des signes irrécusables14.
Rien d’étonnant, donc, que dans les conditions actuelles, la puissance américaine, quoiqu’affaiblie, se trouve à l’offensive tandis que la puissance chinoise, quoiqu’ascendante, soit sur la défensive. C’est que la première retrouve ses réflexes guerriers dans un contexte où elle ne perçoit pas d’autre issue à sa rivalité avec la Chine qu’un affrontement maîtrisé (?) propre à forcer la décision et à rappeler qui, envers et contre tout, « demeure le maître » du jeu, au plan des rapports de forces militaires. Comme la puissance romaine jadis (la République puis l’Empire), l’empire américain voit dans la guerre le moyen naturel de faire face à ses concurrents, à ceux qui menacent son hégémonie. La puissance chinoise qui, elle, spécule sur la durée, le temps qui est supposé « travailler pour elle », sur une stratégie de développement progressif, palier par palier, d’enveloppement et de patience, cette direction est intellectuellement mal équipée pour faire face à la politique du fait accompli et du might is right, une politique assez distinctement inspirée des manières d’agir des fascismes européens des années 1930, la politique de Trump. Elle se voit imposer les conditions d’une guerre froide qui se met en travers de tous ses projets et contrevient à tous ses intérêts à court et long terme et qui menace toujours plus clairement de l’exposer à des affrontements auxquels elle n’est pas préparée et dont elle sait que les effets en chaîne pourraient être décuplés par l’instabilité générale qui en résulteraient, si leur issue lui étaient défavorables.
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Alain Brossat
Publié le 17 avril 2019
https://entreleslignesentrelesmots.blog/2019/04/17/la-crise-hegemonique-et-son-avenir/