Communication pour le colloque du quarantième anniversaire
de Paris VIII
Symposium7 L'inter/pluridisciplinarité
L´université et la diaspora des irréductibles du capital
A Benyounès Bellagnech, un irréductible
L´université et la diaspora des irréductibles du capital : des ponts entre les mondes
Comment exploiter les vertus nomades de l´interculturel? L´expérience narrative peut fournir des pistes à nos réflexions. Nous nous intéressons aux expériences de vies de ceux qui vivent la mer agitée de la diaspora culturelle et politique des irréductibles du capital traversée par les inégalités qui alimentent les privilèges et requièrent la misère de plusieurs. Les irréductibles sont des puissances dans un monde de puissances spécialisées (Lefebvre, 2000). Leurs expériences narratives ont besoin de conditions pour s´affirmer dans un monde si pauvre en expérience (Benjamin, 2000; 2000a). Les discussions qui concernent la culture et les espaces de critique des médias essaient d´analyser cette tendance de notre contemporanéité. L´appel de consommation, la vitesse et la dispersion qui rendent difficile l´action interculturelle, nous renvoient à un texte classique de Benjamin intitulé «Expérience et Pauvreté », dans lequel comme il dit, les hommes n´aspirent pas à de nouvelles expériences. Ils aspirent à se libérer de toute expérience.
Nous nous intéressons à la puissance des ressources populaires de la narration. C´est une stratégie pour inclure les irréductibles dans le monde, pas dans un processus d´exclusion, mais dans un processus commun, interculturel. Cette ouverture entre-expériences – différences culturelles – nous aide à comprendre un mondial interculturel qui se fait quotidiennement.
Les irréductibles nourrissent leurs forces, à travers des mémoires de luttes éthiques qui ne peuvent pas être exterminées, en affirmant la capacité de réinvention de l´histoire qu´ils portent. Leurs compromis, rêves de liberté et de sagesse, ne s'éteignent jamais. Leurs expériences essaient de re-signifier l´histoire, d´illuminer leurs luttes, de disséminer les cultures et ses différences, sans aucune prétention à la vérité.
Nous voulons partager avec vous, dans ce Colloque, l´expansion d´une recherche d´un commun, expérienciel, interculturel dans laquelle je m´engage, où l´université a une place fondamentale. Cette recherche universitaire se réalise sur des terrains – les soi-disant favelas – à Rio de Janeiro, qui connaissent des effets du globalitarisme. Nous essayons de contribuer à l´inscription de l´université dans la lutte pour la minoritaire histoire.
Cette recherche est à la manière de Barthes (2002 :183) de l´ordre du Plus tard. Donc, c´est un processus où la préparation des matériaux, en vue d´un traitement méthodique, est expansive, ouverte aux possibilités. Avec cette façon d'aborder, nous pouvons comprendre nos déplacements par l´analyse institutionnelle, par la psychologie, par la philosophie, par l´éducation, par l´anthropologie, par l´histoire, par les histoires orales de vie collectives des habitants de ces communautés pauvres (Ozório, 2007; 2007a; 2007b; 2004; 1994). Nous cherchons à donner une luminosité à la pratique et au discours, en privilégiant plus les frontières où habitent les hybrides.
Il faut remarquer mon implication en tant que chercheuse sur ces terrains. L´implication dans le quotidien du travail renforce une sensibilité ethnologique et un compromis affectif qui à mon avis est indispensable pour ceux qui travaillent avec les communautés (Lourau, 1997; Ozório, 2004 ; 2007 ; 2007a). Le chercheur, avec sa différence, et les participants, les résidus du système capitaliste, ces irréductibles, sont tous des acteurs-sujets du processus. D´ailleurs, ceux-ci, comme des puissances constituées dans le monde, ont une place fondamentale dans ce travail de recherche-action.
L´intérêt pour les cultures minoritaires instrumentalisées à des fins d´assimilation, le “multiculturalisme” lié à une volonté politique plus ou moins explicite de renforcer la « paix civile», l´appauvrissement de l´expérience et l´apologie de l´information (Benjamin, 2000a:115) nous invitent à penser-aimer-faire autrement. Notre problématique considère la narration d´expériences de vies comme une praxis qui intègre avec profit l´hybridité en ce qu´elle permet de problématiser la question des frontières.
Le narrateur emprunte la matière de son récit à l´expérience (Benjamin, 2000:121). Raconter les histoires de vies est un art, dit Benjamin (2000). Raconter les histoires de vies dans un collectif est un art singulier, celui qui donne accès à ce commun, expérentiel, interculturel qui se fait au moment de la narration. Les histoires de vie racontées dans un collectif communisent (praxis) le vécu, exposent le narrateur à l´autre qui lui donne des conditions pour que ses histoires soient narrées. Il s´agit d´un processus narratif qui fait jouer une sorte d´herméneutique qui com-prend (dans le sens français de prendre ensemble) soit un sujet, soit un groupe qui se fondent dans l´histoire mais qui font et sont faits par l´histoire (Ozório, 2004 ; 2004a ; 2005 ; Delory-Momberger, 2000). Cette expérience narrative porte aussi bien une dimension subjective qui échappe à la pure objectivité que son hybridisation par le commun qui se fait pendant le processus. Cette communisation peut fonctionner comme désignation libératrice, non substantielle.
Une autre culture se met à jour, la culture comme voyage. L´inter-culture donne aussi bien de l´importance aux frontières énonciatives entre-cultures, à l´éternité, à la durée qu´à l´hétéro biographique, y compris aux conséquences de l´action humaine dans le monde. Face au capitalisme qui déqualifie, nous cherchons les sujets, les villes, les mondes qui ont des diverses expériences. Celso, habitant de Mangeira, la communauté où je travaille actuellement, explicite cette idée :
“A gente vai contar as histórias das rezadeiras, das criadoras de porco, das verdureiras, da gente daqui. A Mangueira está precisando disso. Pessoal pensa que Mangueira é escola de samba ou marginalidade. Tem no meio disso aí toda a comunidade, que ninguém conhece”,
Nous allons raconter les histoires des “rezadeiras” des “criadoras de porco”, des “verdureiras” des gens d´ici. Mangueira a besoin de cela. Les gens pensent que Mangueira est une école de samba ou le territoire des dealers. Il y a, au milieu de tout ça, la communauté, que personne ne connaît » (Ozório, 2004a).
Une conjoncture violente transversalisait notre travail sur le terrain, à laquelle la communauté répondait de façon imprévue, créative. Mangueira voulait partager ses expériences de vie avec la ville de Rio, pleine de préjugés sur ses habitants. Les mots favela et asphalte sont des analyseurs d´une ville coupée par les inégalités sociales. Le mot asphalte marque la présence des forces et formes hégémoniques dans la ville, intéressées à la reproduction de ces inégalités. Le mot favela, employé à des moments précis, n´est pas aimé par les habitants, parce que selon eux, il reproduit la ségrégation qu´ils subissent. Les habitants de Mangueira s´approprient le sens de communauté pour nommer le lieu où ils vivent (Ozório, 2004 ; 2004a ; Ventura, 1994). Ils veulent faire comprendre que cette appropriation ne peut avoir lieu que dans la communauté, et comme communauté, ainsi que le dit Nancy (2001).
Celso propose qu´on pense la ville par ses désirs (Calvino, 1990), par le contact-expérience-culture, témoignage d´un temps et de modus vivendi dans le temps. Il veut affirmer la puissance des ressources populaires. Il amène à la ville, aux mondes, les histoires des verdureiras, des rezadeiras, das criadoras de porco, de la culture locale. L´interculturel comme praxis du commun inclut dans le global le local avec sa différence. Dans le local, le monde bouge (Santos, 2001).
En réfléchissant à cette expérience comme une recherche universitaire, nous pouvons considérer le rôle de l´université en construisant entre les mondes des ponts où habitent des voix et voies multiples, pratiques avec des significations diverses en établissant des alliances entre des vies précaires, le pouvoir de la vie et une certaine esthétique de l´existence, l´esthétique du commun compris comme problématique interculturelle. Les étudiants viennent à l´université pour plusieurs raisons, l'une d´entre elles est de répondre à la commande néo-libérale de la modernisation de l´université.
Nous leur proposons des alliances avec les damnés du monde, ceux qui connaissent des chemins étroits mais des sorties absolument inventives pour faire face à la violence qu'ils subissent quotidiennement. S´il y a un processus de déterritorialisation dans ces temps libéraux qui veulent la fragmentation et l´impossibilité de la coalition des résidus, il faut remarquer aussi que la déterritorialisation peut être interculturelle. L´université s´ouvre aux résidus, fait des alliances avec les périphéries globales en montrant qu´il est possible de faire quelque chose de différent de l´obéissance. C´est un projet possible pour l´université. Ici, nous comprenons projet comme celui qui s´inscrit dans la complexité du réel. « C´est une invention au quotidien » (Berger In: Couëdel et alli., 2007 :260).
Mon travail avec Paris 8, depuis le début de mon doctorat, en 1996, contribue à l´approfondissement de ce sujet. La formidable libido sciendi de cette fac a tout un rapport avec l´étranger et ce commun qui se fait. La pédagogie du possible à l´université que le philosophe Benyounès Bellagnech (2008a) a élaboré en prenant en compte le terrain Paris 8, notamment le mouvement institutionnaliste et l´émergence de Les IrrAIductibles dans le département de Sciences de l´Éducation peut donner des pistes pour approfondir notre problématique. Le projet Le triangle de l´Ecumeur (Couëdel et alli., 2007) avec les désirs de franchir les frontières, de créer des réseaux dans les mondes nous fait penser à une politique transfrontière où l´interculturel à l´université a un rôle important.
Dans la diaspora politique et culturelle des irréductibles du capital, il y a un souffle vivifiant qui rencontre des résonances dans les inquiétudes du poète palestinien Mahmoud Darwish qui demande « ... Vers où doivent voler les oiseaux après le dernier ciel » (In: Bhabha, 2003: 198).
Projets
40ème de Vincennes - Le projet du Colloque du 11 / 14 mai 2009 et ses prolongements festifs – Sans Acccents - décembre/2008.
Notes
“rezadeiras” : femmes qui ont plusieurs pratiques religieuses pour soigner les habitants.
“criadoras de porco” : femmes qui élèvent des cochons et les vendent ensuite pour vivre.“verdureiras” : femmes qui vendent les plantes (« verdures ») qu´elles cultivent comme une autre source de revenu.
Bibliographie
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Lucia Ozorio
Psychologue, socianalyste, professeur du Centre Universitaire Celso Lisboa, Chercheuse titulaire d´Experice (Centre de recherche en éducation habilité, Paris 8– Paris 13) des universités Paris 8 et Paris 13, France et du laboratoire Lipis – PUC-Rio de Janeiro.
Mis en ligne par Bernadette Bellagnech
http://lesanalyseurs.over-blog.org