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  • : Le blog de Benyounès Bellagnech
  • : Analyse institutionnelle : Théorie et pratique au sein des institutions politiques, éducatives et de recherche. L'implication des individus et des groupes dans la vie politique et sociale.
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7 mars 2019 4 07 /03 /mars /2019 09:54

Entretien : Gaston Pineau et Christian Leray

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15 juin 2012 5 15 /06 /juin /2012 09:55

Dans trois ans, je ne serai plus à Paris 8, mais ce que j’aurais réussi, dans ma vie, notamment grâce au soutien de nombreuses personnes comme Lucette Colin, ses parents, mais aussi Charlotte et vous, c’est à construire une maison qui puisse accueillir des personnes qui ont envie de réfléchir, à leur donner l’espace de vivre et penser en groupe. Ce fut le rêve de G. Lapassade. Il l’a esquissé, mais lui aussi était entouré de proches qui vivaient encore au temps du Père !

 

Sainte Gemme, c’est un village champenois calme, tranquille. La nuit, il n’y a aucun bruit. Les étudiants qui viennent de la banlieue ont du mal à y trouver le sommeil, tellement c’est calme. Pour moi, c’est donc un endroit qui a une petite dimension de monastère. On peut venir s’y reposer, lire (la bibliothèque ne compte pas moins de 12 000 volumes). On peut y peindre. On peut faire le jardin, de la musique et bien d’autres choses. Cette maison accueille les archives de nos anciens. Aujourd’hui, elle devient une maison d’édition. Les recherches que nous menons depuis des décades les uns et les autres seront reprises, relues ; elles deviendront des ressources pour penser l’actuel et dégager des pistes pour anticiper, penser le possible.

 

Ainsi, actuellement, je relis le livre de Paul Hess, mon grand-père sur son quotidien entre 1939 et 1947, année de ma naissance. Le pauvre homme a dû quitter Reims en 1940, c’est-à-dire à 71 ans, pour prendre la route de l’exode au moment de l’invasion hitlérienne. Il est été accueilli à La Châtre, une ville d’Indre et Loire, où sa femme s’était réfugiée avec leurs cinq enfants en 1915. Il se trouve qu’il n’avait pas la TSF dans cette maison. Il n’entend pas l’Appel du 18 juin de Charles De Gaulle. Tout son journal est une sorte de méditation sur la guerre, dans laquelle il lui manque un maillon pour comprendre les enjeux politiques de ce qui se joue. P. Hess avait eu en 1914, en tant qu’handicapé, le regret de ne pouvoir servir la France sur le front ; d’où sa détermination à écrire, chaque jour, pour témoigner de la souffrance de la guerre. Il se pose des questions. Pourquoi De Gaulle qui était un grand général se trouve-t-il condamné à mort par la France de Vichy ? A-t-il vraiment trahi la France ?  En lisant les questions que se pose Paul, j’imagine qu’il est représentatif de nombreux Français de l’époque, qui devaient essayer de capter quelques vérités, d’essayer de comprendre quelque chose à travers le discours de propagande que déversaient des journaux « français », mais qui étaient à la solde des armées d’occupation. Je trouve ces 500 pages de réflexion extraordinaires, pour montrer la détermination du chercheur à expliciter l’implicite. Chaque grand livre contient une intrigue. Je suis passionné par les intrigues existentielles. Je trouve formidable de disposer de centaines d’ouvrages qui suivent ainsi des fils complexes pour nous dissimuler ou au contraire pour nous nous donner à voir des questions intimes qui ne parviennent pas toujours à s’extimiser.

 

C’est, peut-être, le ressort du Journal des moments que de varier les biais de l’analyse, pour faire sortir justement ce qui t’intéresse : à savoir l’homme derrière ses rôles. Je suis d’accord avec G. Lapassade : nous sommes aujourd’hui plusieurs. Je n’ai pas d’identité unifiée. Je croyais pouvoir travailler à la Catho. Le hasard fait qu’une conjoncture, une conjecture s’interposent entre cet intérêt personnel et la possibilité de sa réalisation sociale. Je ne m’effondre pas. Je me dis aussitôt que c’est un signe : c’est ailleurs qu’il faut aller. Et toujours ainsi. J’ai conscience d’être un être inachevé. Je ne réaliserai pas tous mes possibles. La collection Figures existera-t-elle un jour ? Je ne sais. Je ne puis rien en dire tant qu’une série de livres ne sera pas sortie ! Je le souhaite, mais il faut l’entreprendre. L’idée de garder des traces de tous les projets est déjà une manière de les réaliser. Si ce n’est pas moi, ce sera toi ou un autre qui reprendra l’idée. Et ainsi de suite. En fait, nos moments nous survivent. C’est le continuum des moments que je cherche à faire vivre. Je viens après Joachim de Flore, Henri Lefebvre, G. Lapassade, R. Lourau. Je joue mon rôle dans la vie de ce moment. Ensuite, après moi, ce sera toi, Charlotte, Camille, Louise et les autres qui ne sont pas encore nés. On vit d’un moment. Le moment vit de nous ! Mais il nous survit.

 

Augustin : Juste un mot pour terminer. Comment as-tu vécu ce dispositif de lecture de ton œuvre que j’ai proposé à mes étudiants et qui s’est ensuite élargi à quelques collègues ? Comment vois-tu l’avenir du diarisme ?

 

Remi : En fait, j’étais plongé cette semaine dans la relecture de mon journal Après Lourau. Il se termine par la critique du livre de Ahmed Lamihi et Gilles Monceau, Institution et Implication sur René Lourau. Le fondement de ma critique était que ce livre avait été conçu sans rencontre des auteurs, et que ce dispositif était justement contraire à tout ce que R. Lourau aurait pu souhaiter ! Les coordinateurs avaient cloisonné l’écriture de chacun.

 

En ce qui te concerne, tu as eu l’intuition qu’il fallait faire le contraire : faire participer chacun au travail de tous ! Tu as même tenu une sorte de journal du livre en train de se faire, racontant à chacun ce que les autres faisaient en parallèle. Tu m’as associé à ce chantier et j’ai dû être un interlocuteur des auteurs, leur envoyant des documents ou journaux dont ils avaient besoin pour produire leur contribution. Cela a eu des effets gigantesques sur moi, peut-être sur toi ?

 

Pour résumer ce que ce chantier m’a apporté, c’est de redevenir contemporain de mon Journal des moments. Je me suis réapproprié sa totalité, son mouvement. Cela m’aide à dégager l’horizon, à recenser les possibles à penser, à construire !

 

Augustin : Contemporain à ton journal ? Que veux-tu dire là ?

 

Remi : Je veux dire que certaines personnes écrivent peu et se relisent régulièrement. Ma mère connaissait par cœur son journal, qui avait pourtant un certain volume. Cela lui donnait une grande érudition de la vie de famille. En 1995, trois ans avant sa mort, elle était capable de me dater avec précision la survenue de ma première dent. Moi, je relis des carnets, mais sans intention de garder le contrôle du tout. J’erre parmi 200 ou 250 carnets. Certains sont numérisés, d’autres pas. J’en relis manuscrits que je pourrais relire dans leur version éditée. Je manque de méthode. Ton initiative, en me confrontant au tout, m’a obligé à me relire systématiquement, à concevoir une méthode. Cela me rend ma vie passée, lui donne même un certain relief. Je revis des amours, des conflits, des esquisses théoriques que j’avais oubliées. Se replonger dans le passé aide à penser le présent. On voit ce qui a avancé. Tout ce que j’ai pu vivre hier m’aide aujourd’hui à me construire un horizon, et à me donner le courage de m’engager vers la réalisation de certains possibles ! Quand dans un journal de lecture, je découvre que je ne comprenais rien à la Phénoménologie de l’Esprit et que je prends conscience qu’aujourd’hui ce texte est limpide pour moi, je m’aperçois que j’ai avancé. Je deviens contemporain de mon effort à devenir. Cela donne du courage pour se confronter à ce qui peu résister que ce soit la terre du jardin ou un livre difficile. Quand je suis arrivé à Sainte Gemme, les loirs entraient et sortaient comme chez eux. Aujourd’hui, j’ai conscience que lorsque je suis dans la salle aux archives et que je puis écouter une sonate de Beethoven sans avoir à chasser les souris, il y a des étapes de franchies vers l’humanisation ! Cela me fait croire qu’un jour prochain je pourrais avoir un piano, à queue peut-être, et que je pourrai recevoir celles de mes amies ou étudiantes qui sont ou professeurs de conservatoire ou concertistes. Je les imagine donner un concert à Sainte Gemme… Idée qui aurait été folle en 1990 !

 

Augustin : Y a-t-il d’autres acquis de cette expérience ?

 

Remi : Je pose l’hypothèque qu’un collectif est né dans cette expérience ; il a rassemblé des auteurs, et leur production collective va intéresser un certain nombre de personnes, restées sur le côté du chemin, faute d’information au moment de l’émergence de ton initiative. Ton dispositif a beaucoup plus à voir avec les pratiques de R. Lourau et de G. Lapassade, qui étaient des inconditionnels de l’agorisme, que l’initiative du livre sur l’œuvre de René Lourau,. Voilà pour le dispositif. C’est dans le sens de ce que tu mets en place aujourd’hui que l’AI pourra se développer.

 

Augustin : Et quel avenir pour le diarisme en sciences sociales ?

 

Je pense que la relecture approfondie que tu m’as imposée de mes journaux me conforte dans l’idée que ces traces rassemblées, au jour le jour, sont précieuses. Ce sont des résidus au sens d’H. Lefebvre ! Si on les fédère, on capte une énergie fantastique ! J’y retrouve en effet du vécu, mais aussi du conçu. Ainsi, en prenant connaissance du journal de lecture de Camille hier, j’ai lu à la date du 6 mai (jour des élections) qu’elle avait trouvé, sous ma plume, la notion d’ami critique dans Henri Lefebvre et l’aventure du siècle. C’était en 1988. Je parlais de la relation de Guy Debord à Henri comme d’une amitié critique. En préparant l’édition de mon livre L’amie critique qui paraît mardi, j’avais l’impression ces derniers jours d’avoir découvert ce concept en 2009, au contact de Gunter Schmid. Les idées mettent un temps à se conscientiser, à devenir des concepts opératoires pour soi, même si elles sont là depuis longtemps.

 

La relecture des journaux comme ceux de B. Malinowski, de R. Lourau, de G. Lapassade, mais aussi les nôtres fait émerger les fils rouges qui nous constituent comme individuation par rapport aux proches de nos différentes communautés de référence. Je pense qu’il y aura toujours une grande différence entre les diaristes et les autres. Je ferai peut-être quelques ouvrages théoriques avant de prendre ma retraite. Cependant, je pense que c’est mon Journal des moments qui résistera le plus à la critique du temps. Comme pour Paul Hess, on y trouvera l’effort pour comprendre et expliciter l’incompréhensible, l’absurde, les forces négatives qu’il faut apprivoiser pour faire avancer son propre monde.

 

On peut faire l’hypothèse que nos collègues des sciences humaines et sociales découvriront les ressources de cette méthode qui est exigeante, mais permet de reconstruire, à échéances variées, des enquêtes, des terrains vécus à un moment donné. Le journal permet la reprise de l’expérience et donc de son élévation constante. Cette remarque est valable pour l’auteur du journal, mais aussi pour ses lecteurs externes. Ainsi, la relecture que j’ai faites, avec G. Weigand, du journal de R. Lourau (Implication/transduction) dans le Cours d’analyse institutionnelle dont la quatrième édition vient de paraître, montre le dépassement, l’élévation, la perlaboration aujourd’hui de ce travail de René.

 

Augustin : Merci pour cet entretien qui, s’inscrivant dans la suite des deux précédents, fut une sorte de méditation au second degré sur un chantier en train de s’accomplir. Il me fait prendre conscience qu’il faudrait un jour exhumer tous les entretiens que nous avons pu faire depuis 1990. Leur lecture suivie permettrait de prendre conscience du mouvement de l’œuvre en cours.

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14 juin 2012 4 14 /06 /juin /2012 10:21

Augustin : Avant de continuer, je voudrais savoir la place que tu donnes aux IrrAiductibles. Comment situes-tu cette revue dans ce mouvement ?

 

Remi : Dans le catalogue, le premier catalogue des PUSG sorti hier, nous ne parlons pas des IrrAIductibles. En même temps, tu as pris connaissance de la lettre que j’ai envoyé à Jean Ferreux, directeur de Téraède, qui se proposait de publier notre revue. Je lui explique que la vocation des Irraiductibles sera de s’installer aux PUSG. La question a été débattue assez longuement par le comité de rédaction des IrrAIductibles depuis février. En effet, nous avons une vraie amitié pour Jean Ferreux et la maison Téraède qui publie des ouvrages proches de notre sensibilité. C’est la maison la plus proche de ce que nous voulons faire. J’ai moi-même publié quatre livres chez Jean. C’est lui qui avait trouvé le titre de notre revue en 2002.

 

Les PUSG vont reprendre un projet de 2001 qui voulait que notre mouvement publie 4 revues : une revue d’analyse institutionnelle. Elle a existé. Ce sont les IrrAIductibles, revue planétaire et interculturelle, qui publièrent 6000 pages entre 2002 et 2008. Nous allons faire un numéro 15 en juin, puis nous aurons une périodicité régulière à partir de septembre. Les autres revues que nous projetions étaient complémentaires des IrrAIductibles.

 

Il y avait, animée par Jacques Demorgon, La revue interculturelle. Ce projet s’inscrivait dans le prolongement du colloque annuel que nous organisions à Paris 8 sur le thème Pédagogues sans frontières, qui a rassemblé jusqu’à 200 personnes durant 5 jours au mois de juin. Cette revue mérite de voir le jour. Dans quelles formes ? C’est à réfléchir. Ce qui est sûr, c’est que sur ce thème-là, nous avons beaucoup produit et que nous avons très peu publié d’articles, même si nous avons fait de vraies collections sur ce thème. L’existence d’une revue interculturelle m’apparaît comme nécessaire.

 

La troisième revue serait une revue de pédagogie. En 2002, quand on en parlait, on l’intitulait L’Autogestion pédagogique. Là encore, ce sujet pourrait alimenter pas mal d’initiatives. Thierry Ducrot vient de publier un ouvrage sur ce thème à la Chronique sociale. C’est une réécriture de son master, soutenu sous ma direction.

 

La quatrième revue devait s’appeler Attractions passionnelles, une revue d’amour et de poésie. Un comité de rédaction s’était constitué et avait produit une liste de 34 numéros à produire. Cette revue, animée par Charlotte Hess et Valentin Schaepelynck, mais aussi Audrey, Liz Claire (devenue depuis chargée de recherche au CNRS), et quelques autres, s’est transformée en émission de radio. La revue pourrait aussi avoir une forme écrite. Tu vois donc qu’il y a une sorte de complémentarité entre tous ces thèmes. Je ferai ce que je peux pour relancer ces idées, car je pense qu’une maison d’édition qui se lance vraiment a intérêt à fédérer des collectifs complémentaires. Les revues organisent des collectifs. Dans ma perspective, une maison d’édition, c’est un carrefour de transversalités et de groupes.

 

 

Augustin : En t’écoutant, je suis pris par un vertige de tout ce qui va arriver, par tout ce mouvement, toute cette aventure collective dans laquelle nous sommes tous embarqués. Il y a aussi ce que tu n’as jamais cessé de reprendre à ton compte de la pensée de Charles Fourier ou d’Etienne Cabet, les socialistes utopistes du XIX° siècle. Chez eux, la communauté était un moteur essentiel de la dynamique sociale.  Nous sommes en train de toucher du doigt l’expérience de Fourier en développant la dimension de l’édition et de l’université. Une institution est en train de se créer. Je me dis que c’est une manière de répondre à tous ceux qui on critiqué les institutionnalistes, en disant qu’ils critiquent l’institution, mais n’ont jamais fait l’expérience d’institution. En créant une vraie institution avec statuts et contraintes, tu montres que l’on peut vivre l’institution en gardant la légèreté de l’être, qui t’est si chère. Il s’agit de concilier l’aventure et la réalité. Le fait que l’assemblée générale des actionnaires de votre entreprise prenne une jeune étudiante comme PDG de cette maison est la marque que vous reproduisez ce que tu as pu vivre avec G. Lapassade dans les années 1970. Cette aventure est très belle et, je le répète, donne le vertige. On rejoint l’homme et son œuvre. Remi a un nouveau travail qui va lui prendre plus de trente-cinq heures par semaine. Qu’est-ce que les PUSG vont apporter aux sciences de l’éducation et plus largement aux questions éducatives, puisque tu restes un chercheur en sciences de l’éducation, n’est-ce pas ? Comment vois-tu l’avenir ?

 

Remi : L’éducation est certainement le fondement de notre projet, une éducation pour tous, tout au long de la vie. Cependant, pour moi, je ne me suis jamais restreint à une discipline universitaire. J’ai étudié la philosophie, la sociologie, le droit, l’économie, l’histoire, la psychopédagogie. Les sciences de l’éducation comptent beaucoup pour moi. J’ai dirigé chez Armand Colin la Bibliothèque européenne des sciences de l’éducation, puis la collection Formation des enseignants au moment de la création des IUFM, mais il ne faut pas oublier la suite : la collection Exploration et interculturelle et sciences sociale, la collection Ethnosociologie, la collection  Anthropologie, la collection Anthropologie de la danse. C’est-à-dire que le découpage et la réduction des disciplines universitaires ne correspondent pas au projet des PUSG qui vont développer des recherches impliquées en histoire régionale ou autres. Rien de ce qui est humain ne nous est étranger. Les disciplines peuvent aider à approcher des objets, mais il faut en convoquer plusieurs pour aborder le réel que nous vivons. En fait, doivent concourir à l’éducation toutes les formes impliquées des sciences humaines ou sociales.

 

Je profite de cette question pour annoncer la création prochaine d’une collection Figures que j’avais envie de nommer La galerie des hommes utiles, titre d’une collection lancée par les Le Playsiens au XIX° siècle. J’envisage une série femmes et une série hommes. J’écrirai moi-même le Joachim de Flore et le Le Play. Ce seront des livres de 150 pages qui présenteront un personnage qui a joué un rôle important dans le changement social de son temps. On y retrouvera des théologiens, des philosophes, des travailleurs sociaux, des anthropologues, des éducateurs, des politiques et praticiens du développement social. Cette idée de collection, je voulais la réaliser aux Presses Universitaires de Vincennes, mais du fait de l’archaïsme de notre gouvernance, cela n’a pas marché ! Car si, dans mon expérience d’éditeur, il y a eu 12 collections qui ont fonctionné sous ma direction, il y a eu aussi de gros projets comme Figures ou Philosophies (projet sur lequel nous avons travaillé deux ans avec Gabrielle Weigand), et qui n’ont pas abouti pour des raisons différentes dans chaque cas.

 

L’avantage d’avoir une jeune femme de 23 ans comme PDG d’une entreprise, c’est son ouverture au neuf. Elle peut entendre mes propositions et voir leur utilité sociale, étant elle-même étudiante impliquée, ayant quelques résistances à lire ces ouvrages universitaires qui manquent trop souvent la prise en compte nécessaire du lecteur par les auteurs. Dans une maison d’édition, on part d’abord des idées du patron, c’est lui le véritable auteur aujourd’hui. Celui qui a l’argent, on lui attribue le pouvoir. On lui fait même croire qu’il a de bonnes idées ! Ensuite, il y a les idées des directeurs de collection ou des auteurs. Pratiquement jamais on ne ressent le besoin de donner une place aux lecteurs. Nous sommes de vrais pédagogues. Nous pratiquons l’improvisation pédagogique, c’est-à-dire que nous construisons nos cours en tenant compte des personnes que nous avons en face de nous. Nous aimons mettre à la disposition de nos étudiants des textes non seulement qu’ils peuvent comprendre, mais en plus qui les mettent en action, qui les aident à agir. Puisque notre public est constitué de personnes déjà engagées dans la vie sociale en France ou à l’étranger, il faut écouter notre public !

 

Augustin : En t’écoutant, je repense à une formule d’Erasme : « Ma patrie, c’est là où je me sens bien ! ». Dans le cadre de cette description de ton atelier, c’est notre troisième entretien. On y trouve à la fois de la nostalgie, et une projection sur le futur.  Les projets sont là. Il y a même de nouveaux projets qui émergent dans la dynamique même de cet entretien (Figures). Cet échange est pour moi un moment très fort. Moi, qui suis un lecteur nécessaire de ton œuvre, moi, qui me bats pour mettre cette œuvre à la portée des étudiants, je connais l’homme. Remi, tu présentes plusieurs facettes. Remi, c’est à la fois l’imprévisible, l’aventurier, le stratège. Il nous reste surtout cette capacité spécifique que tu as à rebondir, de saisir le présent dans le moment. Est-ce qu’aujourd’hui, R. Hess est devenu un sage ? Dans un contexte tendu où tu viens de vivre des difficultés à l’Institut catholique, où tu découvres qu’une cousine t’a dénoncé auprès de ton employeur comme un mauvais chrétien, où tu as à faire face à des incompréhensions bureaucratiques… tu rebondis ! Tu rebondis constamment. A ton âge, d’autres pensent à leur retraite. Toi, où es-tu ?

 

Remi : Ta citation d’Erasme me fait sourire. Un long compte-rendu paru en 1981 dans la revue Connexions, à propos de mon livre Le temps des médiateurs, le socianalyste dans le travail social, l’auteur disait en conclusion : « Finalement, la socianalyse, c’est ce que fait R. Hess là où il est ! ». C’était un peu ironique, mais c’est vrai que beaucoup de situations que nous vivons sont des analyseurs et qu’il faut les vivre comme tels ! Il faut écrire son journal pour prendre la mesure de ce que nous sommes par rapport à d’autres. Marc-Antoine disait que lorsqu’on croise un ivrogne vomissant sur le trottoir, il faut l’observer et écrire ce que l’on avait vu dans ses carnets. Selon lui, il y a à tirer des gens de bien, mais davantage encore des « méchants », des « vicieux ». Selon lui, décrire l’ivrogne nous invite à avoir un rapport contrôlé à l’alcool. Pour lui, on ne peut pas concentrer toutes ses observations sur les héros. Il faut être attentif aux situations de crise, à tous les tordus qui nous entourent. Compte-tenu du fait qu’un de mes oncles a été dénoncé à la Gestapo et déporté, je ne pensais pas que la délation puisse être une pratique familiale. Elle l’est ! Il faut penser à partir de là. C’est ce que je tente de faire dans mon journal Le moment de l’épreuve. Comment surmonter l’épreuve ? C’est en partant de l’épreuve que l’on peut explorer des possibles ! Ma devise d’enfant était « Quelque soit l’obstacle ! ». Longtemps, j’ai été coureur de haies. Il me fallait passer, quoiqu’il arrive, quitte à renverser l’obstacle. Aujourd’hui, je contourne les obstacles. J’essaie de ne plus rentrer dedans.

 

En fait, sur le long terme, je crois que je suis des fils rouges qui ne sont pas inscrits dans la temporalité bureaucratique. En prendre conscience me permet de me construire en dehors des identifications institutionnelles. Je travaille à la fac de Paris 8, c’est certain. J’ai cru que je pourrais être utile à Catho, où j’espérais mettre en place un doctorat à distance, une chose impossible à Paris 8, du fait du conservatisme de la gouvernance. Finalement, ce n’est pas possible non plus à la Catho où la doyenne a pris ombrage de ce chantier, où les éléments réactionnaires de ma famille ne m’y voient pas à ma place... Pour eux, il faut aller à la messe le dimanche pour enseigner la philosophie ! Je ne suis pas sûr qu’ils aient raison. Mais, c’est ainsi. Il y a des personnes qui vivent encore au temps du Père (les soldats qui voient le monde à travers le filtre binaire : les alliés et les ennemis), d’autres sont déjà au temps du Fils (comme les moines du XII° siècle, ils développent les métiers). Moi, je crois avoir eu la chance d’accéder au temps de l’Esprit (celui de l’amour et de la création artistique). C’est une chance pour moi, mais je ne veux pas scandaliser. Dans notre société, il y a plusieurs demeures dans la Maison du Père ! Du coup, pour prendre une expression de mon père, je me dis : « Bien faire et laisser braire ! ». Donc, je déserte les terres archaïques, et je crée ma propre université, avec ses services : notamment les Presses.

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13 juin 2012 3 13 /06 /juin /2012 15:55

Augustin Mutuale

 

Du Journal des moments

à la relance des Presses Universitaires de Sainte Gemme

 

Entretien du 12 mai 2012 avec Remi Hess

 

 

Augustin Mutuale : Nous venons de vivre trois mois d’une expérience d’écriture collective sur ton œuvre. J’aimerai savoir quelles ont été les conséquences de cette expérience pour toi et pour notre communauté de recherche.

 

Remi Hess : Merci de me poser cette question. En fait, je me suis aperçu que je ne relisais qu’assez rarement mes journaux, et de toute façon, jamais dans une volonté d’appropriation de la totalité de ce Journal des moments. En temps ordinaire, je travaille autour de quelques thèmes qui occupent tout mon esprit pendant un certain temps, excepté la tenue de journaux que je tiens systématiquement sur des terrains bien délimités comme mon journal de la maison, mon journal du jardin, mon journal pédagogique ou de danse que je tiens sur la très longue durée. Donc, je relis un carnet ou un type de carnets dans une époque particulière, dans un contexte réflexif singulier. En conséquence, j’oublie des pans entiers de ces traces journalières déposées à d’autres époques ou sur des thèmes qui ne sont plus dans le présent du moment d’aujourd’hui.

 

Pour répondre à ta question, le premier effet du chantier que tu as lancé a été de m’obliger à regarder le Journal des moments, du point de vue de la totalité, de l’universel. J’ai du me représenter une sorte de cartographie des journaux tenus depuis 1964. Il y a la profondeur du champ, presque 50 ans, et aussi une évaluation de la surface des moments que je n’avais pas vraiment faite, même si depuis quelques années, je ressentais le besoin de produire une liste des journaux tenus que j’ai pu intituler Plan pour une édition du journal des moments. Une première version a été publiée dans L’accompagnement d’une mère en fin de vie. Ce travail de construction d’un plan avait déjà été suscité par des chantiers réflexifs antérieurs.

 

En fait, pour ne prendre qu’un exemple, à ta demande, Anne-Valérie Revel a voulu lire le journal que j’ai tenu à la mort de René Lourau. Je savais qu’il existait, mais je ne l’avais relu ces huit dernières années. En lisant ce texte, ton étudiante envoie un texte pour dire que ce journal lui parle. Du coup, je me replonge dedans. Je le trouve riche effectivement, surtout avec le recul du temps. Dans ce journal, j’évoque le journal de Georges Lapassade, La Souillarde, qui a été écrit à la même époque (années 2000 et 2001). Je devais le publier en 2008 au moment où les Presses Universitaires de Sainte Gemme (PUSG) ont dû arrêter la collection Moment du journal et journal des moments, puisque l’imprimerie avec laquelle nous travaillions fermait ses portes. En plus, cela arrivait au moment de la mort de G. Lapassade. Donc, tout un chantier qui avait été lancé par Véronique Dupont en 2004 s’était trouvé bloqué. Entre 2008 et 2012, d’autres chantiers se sont ainsi endormis, comme la revue des IrrAIductibles.

 

Le réveil des IrrAIductibles a précédé de peu ton initiative. C’est en octobre 2011 qu’un collectif se recrée autour de cette revue pour la ressusciter. Une réunion hebdomadaire du comité rassemble une douzaine de personne : elle est très vivante. Camille qui assurait le secrétariat des IrrAiductibles se met alors à taper mes journaux récents. Tu as pris connaissance de certains textes numérisés qui ont commencé à circuler. Du coup, ton idée de livre est devenue un facteur de relance d’un processus déjà conçu il y a dix ans.

 

Je pourrais prendre un autre exemple pour montrer comment le commentaire d’un tiers amplifie mon œuvre, à mes propres yeux. Tu as donné à lire Les jambes lourdes à Yann Strauss. En même temps, tu as regardé ce texte. Tu as attiré mon attention dessus. Je l’ai relu. Et finalement, je vais le publier. Donc, tous ces journaux qui ont été lus, ensemble, par trente cinq étudiants ont provoqué pour moi, mais aussi pour notre communauté de référence, une prise de conscience sur le chantier du Journal des moments. Et comme ces carnets, ces journaux sont intrinsèquement liés à d’autres journaux comme ceux de G. Lapassade, comme les tiens ou ceux des étudiants de l’époque où ils ont été écrits (Pascal Nicolas-Le Strat en 1992-93, Kareen Illiade en 2003, etc.), c’est toute la production de journaux, au moins depuis 1992, qui se trouve revisitée. Le commentaire amplifie l’œuvre de notre Ecole.

 

Evidemment, un bonheur n’arrivant jamais seul, il y a, dans ce contexte, la renaissance des Presses Universitaires de Sainte Gemme.

 

 

Augustin : Tu parles de l’effet de cette écriture collective. Peux-tu dire ce que cette expérience apporte au renouvellement du chantier des PUSG, dans ce moment de relance d’un processus lancé il y a dix ans ? J’ai l’impression que nous sommes parvenus à un moment de maturité de la création collective. Ce que tu as vécu avec R. Lourau et G. Lapassade a été une expérience décisive pour toi. Ces aventures furent aussi des moments forts de l’existence de notre mouvement institutionnaliste. Aujourd’hui, n’assistons-nous pas à un revival de cette expérience où les différents chantiers convergent, se rejoignent ? Dans le catalogue des PUSG que j’ai entre les mains, je compte 16 collections qui seront lancées le 1er juin aux Presses Universitaires de Sainte Gemme. Et les IrrAIductibles ? Auront-ils leur place dans cette entreprise ? N’est-ce pas aux PUSG qu’il faut les éditer ? Nous aurions une revue. Sa place est dans cette maison. Qu’est-ce que cela te fait de voir tout cela, toi qui as débuté avec R. Lourau et G. Lapassade ? La traversée du désert est finie. Un vrai élan se retrouve ! Qu’est-ce que représente pour toi les PUSG à l’aube de tes 65 ans ?

 

Remi : Un des journal que j’ai tenu depuis 2000, peut-être même avant, c’est mon Journal d’éditeur. J’ai créé ma première collection chez Anthropos en 1981. Elle n’a eu qu’un titre car, après 15 ans d’activité intense, le patron a déposé son bilan. J’ai attendu 1988 pour repartir chez Méridiens Klincsieck puis chez Armand Colin. Dans ces deux maisons, j’ai fait une centaine de livres. En 1996, j’ai été de nouveau sollicité chez Anthropos qui été relancé par le directeur d’Economica qui avait racheté l’entreprise qui avait errée quinze ans. On m’a demandé d’y relancer le secteur « sciences humaines et sociales ». J’y ai associé Lucette. Elle a créé la collection « Education ». Ensemble, nous avons fait « Exploration interculturelle et sciences sociales ». Moi-même, j’ai développé « Ethnosociologie », « Anthropologie », « Anthropologie de la danse ». Dans ces collections, avec Lucette, nous avons fait 200 livres. Ce fut une aventure importante pendant douze années. J’ai aussi créé des collections chez Téraède, chez Petra. Dans ces entreprises, plusieurs anciens étudiants se sont impliqués. Ces anciens étudiants ont ainsi été initiés à ce métier de directeur de collections à mon contact. Ahmed Lamihi, Christine Delory, toi-même, Valentin Schaepelynck se sont lancés dans l’animation de collections. En 2004, les Presses Universitaires de Sainte Gemme étaient pour moi une tentative d’éditer des livres impliqués qui n’étaient accueillis chez mes éditeurs antérieurs. En fait, une collection se crée quand on ne trouve pas ailleurs de lieu pour éditer un certain nombre d’ouvrages autour d’un thème nouveau. Les PUSG se sont données comme paradigme l’écriture impliquée. Evidemment, mon Journal des moments y avait sa place, et quand je dis « mon », je devrais dire « notre », puisque c’est une caractéristique du mouvement de l’AI que d’avoir produit des textes impliqués. R. Fonvieille, M. Lobrot, R. Lourau, G. Lapassade ont ouvert une voie. Je me suis engouffré dans cette direction, d’autant plus volontiers que j’étais l’héritier d’une tradition familiale d’écrits biographiques.

 

Le hasard a fait que je rencontre en 2012 Marc Bourgain, un imprimeur habitant Sainte Gemme, connaissant le travail accompli par Véronique et moi entre 2004 et 2008 et souhaitant le prolonger. Les choses ont été très vite, puisqu’entre janvier et mai 2012, une vingtaine d’ouvrages ont été conçus et seront édités le 1er juin, lorsque les statuts de l’entreprise seront acceptés par le Tribunal de commerce de Reims.

 

Nous nous trouvons ainsi devenir virtuellement la première maison d’édition en Champagne-Ardennes, puisque les autres éditeurs champenois ne sortent pas plus de cinq livres par an. Nous, nous sortirons vraisemblablement vingt livres par trimestre. Cela est facilité par le fait qu’en tant que directeur de collection, Lucette, vous, moi, nous nous sommes faits une carte de relations. Nous avons 300 auteurs dans nos catalogues. Je suis heureux que le paradigme de l’AI, le paradigme de la construction de l’expérience, de l’éducation tout au long de la vie se trouvent ainsi installés dans une maison régionale, mais à vocation nationale ou même internationale (dès les premiers titres, nous aurons des auteurs de plusieurs pays). Nous allons d’ailleurs déposer, parallèlement aux statuts de notre société anonyme, les statuts associatifs de l’Université de Sainte Gemme qui aura la vocation de susciter et de développer des recherches et de concevoir des animations culturelles régionales, mais aussi des chantiers internationaux. Jusqu’à maintenant, ces choses ont fonctionné pendant quinze ans dans l’informel. Aujourd’hui, nous instituons les choses pour passer d’un tâtonnement artisanal à un niveau de production industrielle. Nous avons le soutien d’une équipe d’experts en gestion.

 

A quelques temps de la retraite, je me vois ainsi devoir me reconvertir dans le rôle d’aide à la publication de jeunes chercheurs. Effectivement, c’est la fonction qu’a jouée G. Lapassade pour moi, en 1971. Cette année-là, il m’a demandé de participer à un livre qu’il concevait (L’analyseur et l’analyste). J’y ai publié deux chapitres et l’avant-propos. Je n’avais que 24 ans. Ensuite, nous avons travaillé en équipe, et comme le dit l’auteur de l’article sur le moment G. Lapassade, il y a eu beaucoup de productions communes entre 1971 et 2008. Je m’inscris ainsi dans un continuum que vous prolongez déjà.

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4 avril 2009 6 04 /04 /avril /2009 09:20

Entretien avec Georges Lapassade

 


Benyounès Bellagnech
 : Cela ne relève pas de la psychopathologie.

 

G. Lapassade : On fait appel à des guérisseurs, à des exorcises.

 

Benyounès : C’est pour les cas extrêmes, parce que si tu prends tous les gens qui sont habités ; moi, j’en ai connu dans ma famille, de temps en temps, des gens qui tombent, ils commencent à sortir leur langue, on peut dire que c’est un état hystérique. C’est très expressif. On ne pense jamais à les amener chez le médecin, ni chez le voyant, la voyante, ni chez le marabout, ni chez quelqu’un d’autre. On ne pense pas à faire ça. On redoute, parce que de temps en temps, quelqu’un  conduit un tracteur ; on craignait que cela lui arrive au moment où il conduit le tracteur. On a peur pour lui, on a peur pour sa vie, cela n’est jamais arrivé, cela ne pose pas de problème. C’est un exemple parmi d’autres.

 

G. Lapassade : Et, il était possédé !

 

Benyounès : Oui, oui, il était possédé, j’en ai connu deux autres, une fille et un garçon, c’étaient des amis à l’université. Comme par hasard, pour la fille, cela ne lui arrive jamais à l’extérieur, cela ne lui arrive que quand il y a quelqu’un. Une fois, elle était chez moi je ne savais pas, cela lui est arrivé, elle était étendue et quelqu’un qui la connaissait, m’avait dit que cela lui arrive, elle est comme ça. Puis, il y avait un autre copain, lui, cela pouvait lui arriver à l’extérieur. De temps en temps, quand tu le vois avec des bleus sur les yeux, on dirait en le voyant qu’il a été tabassé à mort, c’est indescriptible. Toutefois, ni lui, ni sa famille, ne reconnaissent l’état pathologique de cette expression, de ce symptôme de cette crise où le corps est malmené.

 

G. Lapassade : On ne fait pas appel à des …

 

Benyounès : Cela non, dans ces cas dont je t’ai parlé, non ; peut-être dans d’autres. Cela, c’est ce que j’ai vécu, ce que j’ai vu ; des gens que je connais.

 

G. Lapassade : Ces choses, dont je te parle, sont beaucoup plus présentes et l’on pourrait se demander pourquoi, elles sont plus familières chez vous qu’ici. C’est curieux, il y a une familiarité avec la dissociation, une sorte d’arrangement qui s’opère, sauf qu’il y a quand même des rituels thérapeutiques qui sont des thérapies de dissociation par exemple le Ndepp africain, on ne cherche pas à éliminer, à l’éradiquer, à l’enlever, mais à s’accorder avec, à l’aménager et c’est ce que l’on appelle l’adorcisme. Il y a cette table que l’on construit au cours du rituel du Ndepp que j’ai vu et auquel j’ai assisté à Dakar. Sur cette table, l’ex-malade guéri est tenu chaque semaine, pendant toute sa vie, d’apporter du lait et autres ; parce que, maintenant, le rab est là. Il est dans l’autel, c’est un aménagement de la dissociation. Cette table, qui fait autel, correspond, je l’ai dit tout à l’heure, chez les Gnaouas, chez les thérapeutes maghrébins à ce que l’on appelle la Mida. La Mida, c’est la table. Une table autel, une table religieuse, à fonction religieuse, donc c’est l’aménagement de la dissociation. La dissociation passe par la table et la personne guérie, libérée va faire des hommages chaque semaine, toute sa vie sur cette table. On ne cherche pas à éliminer la dissociation, mais à la fixer dehors. Et de faire en sorte que la personne finisse par faire un culte domestique.

 

Augustin Mutuale : Et, cette position est que, selon toi, c’est lié au fait qu’en Afrique, on se dit que la dissociation est une réalité qui ne peut s’illuminer. Donc, on doit cohabiter avec ou plutôt ce qui pourrait être un regard positif de la dissociation, en disant que c’est une ressource que l’on doit gérer, sinon elle peut partir dans tous les sens.

 

G. Lapassade : Une ressource, excuses-moi je t’ai coupé, une ressource, cela veut dire que lorsqu’on s’en sert, elle devient utile. Mais, je dis que c’est une ressource pour les professionnels de la dissociation et pas pour tout le monde.

 

Benyounès : Toi, tu as appelé cela l’institutionnalisation dans le livre.

 

G. Lapassade : Oui, c’est une institutionnalisation

 

Benyounès : L’institutionnalisation, cela veut dire les possédés dont il parle …Ils deviennent comme des marabouts…Ils deviennent les plus importants du groupe dans lequel ils vivent et ils ne sont pas touchés par ce symptôme. Cela devient, son institutionnalisation, c’est une sorte de vénération de cet état de quelqu’un qui est habité par des esprits qui viennent de l’extérieur. C’est ça son institutionnalisation, il devient un repère, il peut devenir guérisseur. Il est vénéré, il a plus d’importance que dans le reste du groupe dans lequel il vit. Par rapport à cela, Georges, j’ai une question peut-être…

 

G. Lapassade : On peut parler de Mejdoub aussi.

 

Benyounès : Oui, on peut parler de Mejdoub aussi, celui qu’on a fait venir ici, celui qu’on a connu ici, c’est un vrai Mejdoub ! On sent qu’il nous dérange

 

G. Lapassade : C’est toi et moi qui l’avons fabriqué comme Mejdoub

 

Benyounès : Oui, tout à fait, c’est vrai, je lui ai dit. Lui, il écrit et cela est la nouveauté, parce que normalement, il (le Mejdoub) n’écrit pas, il parle dans la rue, il parle quand il a envie de parler, il fait ce qu’il a envie de faire et il s’en fout du contexte. Pour lui, il n’y a pas de contexte, il n’y a pas de situation. Mejdoub, c’est ça. Quand il a quelque chose à dire, il le dit dans la rue, soit les gens se rassemblent autour de lui ; cela ne l’empêche pas d’aller dans son délire. Le Mejdoub, il a un art de s’exprimer et cet art, il l’utilise à volonté. Récemment, je lui ai dit que je suis prêt à défendre jusqu’au bout, ce qu’il écrit. Il a une manière d’écrire qui n’existe pas, cela veut dire qu’il crée des choses qu’on ne voit pas par ailleurs. C’est un Mejdoud. Sa nouveauté est de transformer l’état de Mejdoub, l’état de parole, comme tu disais tout à l’heure en Afrique, c’est la parole. Lui, il vit en tant que Mejdoub ici en Occident. Il est dissocié et sa dissociation, il la transforme en écrit et ça c’est génial. La question que je voulais te poser, c’est venu de là…

 

G. Lapassade : Moi, je commence à me sentir un peu dissocié par cet exercice-là. Depuis combien de temps vous m’interviewez ?  Presque une heure.

 

Benyounès : Du point de vue méthodologique, c’est cette discussion qui m’a amené à poser cette question. Est-ce que l’on ne pourrait pas dire, toi en tant qu’ethnologue, - parce que ce que tu rapportes, c’est en tant qu’ethnologue, sur le terrain que tu as observé-, est-ce que l’on ne pourrait pas dire que l’ethnologue observe les groupes connus, c’est-à-dire institués quelque part. Est ce qu’il n’est pas enfermé dans l’observation des groupes connus.

 

G. Lapassade : Qu’est ce que cela veut dire ? Je ne comprends pas.

 

Benyounès : Cela veut dire que toi, ton expérience au Maroc, c’était Essaouira ; le lieu où tu allais pour observer les Gnaouas, pour travailler sur eux.

 

G. Lapassade : J’allais à Essaouira parce que je me suis habitué à aimer Essaouira, c’est une ville où les Gnaouas sont privilégiés. D’ailleurs, cela rejoint un peu le thème de l’Afrique, ce qui est très curieux, d’ailleurs, dans le Maghreb et même au Maroc, les Gnaouas sont dans un coin. On peut les voir, je pense à Safi par exemple, on peut les voir faire le Halka, le halka c’est le cercle. On peut les voir faire le Halka, à la fin du jour, à la tombée de la nuit, pour ramasser un peu d’argent, pour faire la quête et ils font cette sorte de spectacle en rond ; les gens sont debout, autour de lui, devant lui, devant eux. Ils font, comme on le voit, la jemâa, ils dansent, ils jouent avec leurs castagnettes de fer ; d’autres le goumbri, qui est une sorte de guitare africaine. On les connaît plus dans ce rôle là que dans les nuits rituelles avec dissociation, avec des états de possession. Des adeptes, des adeptes, ce ne sont pas seulement des malades dans ces soirées, ce sont des gens qui sont aptes à la dissociation, aptes à rentrer en transe et soi-disant à incarner les esprits. Et qu’un esprit, c’est une dissociation puisque le médium qui danse, qui est possédé comme on dit, à la fois, devient un esprit, mais garde son identité.

Gérard Althabe racontait qu’il avait beaucoup travaillé sur le Troumba de Madagascar et qu’un jour, un médium qui y assistait, s’était orienté vers lui et il l’avait agressé verbalement, en lui disant « fous le camp, qu’est ce que tu viens faire à nous regarder ici. Tu n’as pas de place ici, tu n’as pas à nous espionner ». Cela s’est passé pendant le rite et après quand le rite a pris fin, le même médium est allé s’excuser auprès d’Althabe. Donc, il savait ce qu’il était en train de faire en tant que médium rituellement possédé, mais il l’a avoué, si on peut dire, il l’a manifesté quand il s’est excusé auprès de lui. C’est-à-dire que même s’il était en état de possession, comme je le dis, il y avait un « observateur » de tolérance, un veilleur, comme dit Hilgard, il y avait un veilleur, un surveillant. Un sur-veillant est en soi un observateur caché. Hilgard, un observateur caché de l’état d’hypnose, de transe. Dans l’état de transe, il y a dissociation puisqu’il y a un veilleur qui n’est pas en transe. Cela se voit à la fin du livre, et dans beaucoup d’autres exemples, de Moreau de Tours, qui était un psychiatre, qui a publié un livre qui s’appelle Du haschich et de l’aliénation mentale, et qui, lui, consommait du haschich. Comme c’était à la mode vers 1850, il y avait Baudelaire qui participait à cela à l’Ile Saint Louis. Il y avait un club où les gens consommaient des drogues pour expérimenter cet état-là, des pratiques artificielles comme l’a écrit Baudelaire. Et Moreau de Tours, tout à la fin, disait, de son livre sur le haschich où il parle de sa consommation de haschich : « Je deviens apte à regarder mes délires ». Donc, il y avait une période où il ne délirait pas. Il se regardait délirer, il y a là une dissociation. D’ailleurs, c’est ce qui se passe dans les états psychédéliques, avec des gens qui consomment des substances, le cannabis par exemple.

 

Augustin : Donc là, il y a dissociation par le produit comme le chaman, comme…

 

G. Lapassade : Comme le kif, comme le haschich qui sont des produits psychédéliques, des drogues comme on dit régulièrement, ce sont des produits dissociatifs. Ils accentuent la dissociation.

 

Augustin : Quand on pense au guérisseur en Afrique noire, on te dit : prends tel ou tel produit et tu rentres dans un autre monde où tu vois les choses.

 

G. Lapassade : Oui, c’est ça, la dissociation. Une part de toi va ailleurs, comme la possession. Et, c’est curieux, on devait parler de l’Afrique et on parle de la dissociation, comme si c’était le même sujet. Ce matin, dans cet entretien, cela a tourné à la dissociation, c’est peut-être qu’en Afrique, elle est plus courante et plus banale. On ne fait pas attention. Elle est quotidienne, elle est mieux vécue. Elle est recherchée même quand il y a les drogues et des trucs comme ça. Elle est recherchée aussi chez nous, chez les toxicos. Alors, est-ce que l’on a parlé de l’Afrique ou de la dissociation ?

 

Augustin : On a parlé …de la dissociation africaine. C’est quand même important, on avait lu ce texte ; c’est tout de même de la dissociation.

 

G. Lapassade : Le texte de l’entretien ! Avec l’entretien dont vous m’avez parlé !

 

Augustin : Oui, là c’est du parlé, mais tu nous as donné en tant qu’ethnologue ton point de vue, ton regard sur la dissociation africaine, cette expérience de la dissociation. C’est peut-être pourquoi lorsque l’on fera un papier sur l’entretien, on te le redonnera à relire, pour voir si nous pouvons le compléter encore par d’autres questions de ton expérience avec l’Afrique. Tu peux toujours rajouter, tu verras s’il y a des choses sur lesquelles nous pouvons te questionner.

 

G. Lapassade : Par exemple le Ndepp avec l’autel du rab, la table, l’expérience que j’ai faite avec Rouch, c’est ce qu’on faisait et que j’ai rendu en 1966 à partir de Tunis. J’ai rencontré Jean Rouch, on était très amis. Il est mort assez récemment. J’ai été invité au festival. J’ai rencontré aussi Michel Leiris. J’ai amené Rouch à Leiris et j’ai amené Rouch dans la banlieue de Dakar, au grand Yoff où nous avons assisté ensemble à certains moments de la semaine entière que constitue le Ndepp.

 

Augustin : Il a fait un film là-dessus.

 

G. Lapassade : Oui, il a fait un film Les maîtres fous, film qui l’a rendu célèbre, qui est un rite de possession. Les médians, des gens, c’étaient des travailleurs immigrés au Ghana qui faisaient le rite dans lequel ils égorgeaient un chien. Ils mangeaient le chien et ils rentraient en transe. Ils imitaient, ils incarnaient dans ce rituel les autorités anglaises. Par exemple, pour symboliser la perruque des soldats de la Reine, ils se cassaient un œuf sur le crâne, ça dégoulinait.

 

Augustin : C’est un beau film, il y a eu un festival, je ne sais où ! Moi, j’ai suivi cela au cours d’un festival sur Jean Rouch…

 

Benyounès : Chaque année, il y a quelque chose sur Jean Rouch à Beaubourg.

 

Augustin : Je ne l’ai pas suivi à Beaubourg.

 

G. Lapassade : C’est un très beau film. On en finit là !

                                                                       

 

Cet entretien collectif a été réalisé par :

Amélie Grysole  à la caméra

Augustin Mutuale, Benyounès Bellagnech,

Alain Monlouis, Laurent Kallyt.

Aziz Kharouni au son et à la retranscription

Revu et corrigé par Bernadette Bellagnech

Publié in Les IrrAIductibles n°11 « Etudes africaines »

 

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4 avril 2009 6 04 /04 /avril /2009 09:08

Entretien avec Georges Lapassade

 

Alain Monlouis : Parles nous de transe au Brésil.

 

G. Lapassade : Je suis allé au Brésil, quand j’en ai eu l’occasion, pour des voyages – mission universitaire – en été 1970, je crois, mais ce n’est pas pour autant que j’ai laissé le Maghreb. J’ai continué à aller au Maghreb, c’était facile, c’était moins cher, beaucoup moins cher d’aller au Maroc. J’avais pris mes habitudes marocaines à Essaouira essentiellement. Tandis qu’au Brésil, j’y suis allé deux fois, une fois en 1970, dans le cadre d’une rencontre internationale de pédagogie qui était financée par l’entreprise Olivetti, dans sa filiale au Brésil qui faisait des machines à écrire. Alors, ils nous ont invités à plusieurs, il y avait Michel Lobrot, il y avait pas mal de psychosociologues français et de pédagogues français. Puis en 1972, j’y suis allé pour remplacer René Lourau qui était invité, mais qui n’y est pas allé, je ne sais pas pourquoi. Voilà, comment j’ai fait ces deux grands voyages au Brésil. Mais, c’est durant le second, où j’ai pu voir de près ce que l’on appelle populairement la macumba, mais que l’on appelle officiellement la Lumbanda. J’avais assisté à l’éducation des médiums, excusez-moi, je vais parler par association, par transduction. Oui, j’ai assisté à la formation des médiums parce que j’étais avec un jeune étudiant dont le père était en plein dans le mouvement de la Macumba et en particulier devait assurer une formation des médiums. Il faut savoir qu’il y avait une grande influence, non pas de thérapeutes comme Janet, mais de l’instituteur qui s’appelait Rivail qui s’est donné un pseudonyme, Alain Cardec qui a fondé l’église cardéciste de Cardec qui est présente un peu partout, même ici en France, mais plus souvent présente au Brésil. Où elle s’est mélangée, la pratique cardéciste. Le genre d’hypnose s’est combiné avec les rites africains. De façon très spectaculaire, démonstrative, ce mariage du cardécisme et de l’Afrique, de l’Africanisme, si on peut dire, a été particulièrement vif. A Haïti, où les responsables du vaudou, le rite du vaudou, le rite de possession aussi mais non thérapeutique sont appelés parfois Maïkiseur qui est une déformation du mot magnétiseur de Mesmer. Mesmer appelait ça magnétisme animal et on appelait au 19ème siècle, les gens qui pratiquaient en fait l’hypnose, on les appelait les magnétiseurs. Cela a été importé en Haïti, grâce à un des frères de la famille Puységur dont l’aîné était devenu célèbre parce qu’il avait systématisé l’hypnose qui était implicite chez Mesmer, son autre frère, officier de Marine a apporté le Mesmérisme en Haïti où il s’est combiné avec le vaudou.

Il faut que je sorte des choses là, la nuit, c’est que ma pensée va très vite. Donc ce mécanisme psychologique, je vois où je veux arriver, en voyant où je veux arriver, j’y arrive, mais en laissant de côté, en traversant, en oubliant les chaînons qui me font arriver là où j’arrive.

 

Augustin Mutuale : Je reviens un peu sur la dissociation, tu as parlé de Janet, tu te situes où par rapport à Janet, à Hilgard et à l’Afrique dans ce domaine de la dissociation ? Ta pensée se  porte dans quelle direction ?

 

G. Lapassade : Janet définit la dissociation pathologique et c’est Hilgard qui l’a normalisée. Ma pensée est celle de Hilgard le plus souvent, c’est-à-dire, comme normalité et comme ressources. Pour Hilgard, c’est une ressource ; ce qu’il illustre très simplement en disant, le fait qu’un automobiliste peut, à la fois, conduire et surveiller la route et regarder devant lui  sinon il risque de lui arriver un accident. Il doit surveiller son trajet, ce qui se passe devant lui, derrière ou à côté et en même temps, il peut discuter, parler avec son voisin, son passager. C’est là la dissociation toute simple. Il en a deux d’interventions, de contrôles. C’est la route et le discours et la présence de son voisin, de son passager, c’est une dissociation simple et il y en a tout le temps dans la vie. C’est la même chose, pour un enseignant, il peut parler devant les gens et rêver à ce qu’il va faire aux prochaines vacances. Il peut aussi surveiller et regarder son public, c’est une autre chose que d’élaborer son discours. Il y a tout le travail d’élaboration pour te répondre, il faut construire quelque chose, construire un discours et d’autre part, je peux être attentif à ce qui se passe autour de moi, à droite et à gauche, à la caméra qui est en face de moi, etc. Donc, c’est une dissociation, mais normale.

 

Augustin : Pourquoi, alors, la thérapie, parce que si tu restes sur la dissociation, sur la normalité de la dissociation ?

 

G. Lapassade : Parce que je pense à ce que j’ai écrit dans un livre qui vient de paraître, il y a un mois qui s’intitule Le mythe de l’identité. Il y a un chapitre anthropologique dedans. Dans ce chapitre, je prends deux figures essentielles de la religion, disons, certaines religions traditionnelles, qui sont le Chaman et le Médium ou la médium et d’ailleurs, peut-être, je ne le dis pas assez. Il est caractéristique que les deux ont en commun, leur formation, leur vocation. La forme que prend leur formation et leur carrière et leur vocation réunies ; dans les deux  cas, très souvent, mais pas toujours, il y a un trouble à l’adolescence, une dissociation adolescente. Ils font des fugues ou elles font des fugues. Et les fugues si l’on regarde le manuel mondial, j’ai oublié son nom, de la pathologie, de la psychiatrie, dans sa 4ème édition, il y a un chapitre sur la dissociation où parmi les aspects de la dissociation pathologique, mais là ce n’est pas pathologique, en milieu de psychiatrie, il y a la fugue, la fugue dissociative qui est bien connue quand même, comme pathologie. Il se trouve que, aussi bien que les Chamans et les médiums, souvent, au départ de leur vocation, il y a des fugues. Ils se réfugient dans la forêt ; ils sortent de chez eux. On voit même cela au Maroc ou en Algérie, dans les vocations de certaines Talaâs, de certains guérisseurs, comme on les appelle des médiums. Il y a cette sorte de tradition d’une fugue adolescente, au départ. C’est une dissociation qui va se retourner, se transformer en dissociation normale. On n’élimine pas la dissociation comme le voulait Janet. La thérapie occidentale viserait à l’élimination de la dissociation, tandis que là, on s’arrange avec, on se réconcilie en la transformant. C’est spectaculaire dans ce que j’ai pu en vivre chez les chamans et les médiums et même, chez le client de base, d’une intervention qu’on appellera thérapeutique, en Afrique, la dissociation n’est pas éliminée comme un trouble définitivement pathologique dont il faut se libérer… en reconstruisant les identités, mais elle est, quelque part dans un coin de la personnalité. Elle est constitutive de la personnalité et même du métier quand il s’agit d’en faire un métier. La Talaâ, les spécialistes de la dissociation, les gestionnaires de la dissociation, à but thérapeutique restent dissociés. Donc, on peut dire, qu’en Afrique, à la différence de l’Europe, il y a aménagement de la dissociation, il n’y a pas eu tentative d’élimination. (…)

 

G. Lapassade : Est-ce que j’ai répondu à la question ?

 

Augustin : Oui, oui !

 

G. Lapassade : C’est un trait de l’Afrique, de la psychologie africaine, des Africains, cette disponibilité de la dissociation, peut-être que les Africains sont moins unifiés que les Européens, et qui sont plus porteurs d’une dissociation, d’une dissociation constitutive de leur identité.

 

Laurent : Est-ce qu’il existe une dissociation culturelle ?

 

G. Lapassade : Qu’est-ce que tu entends par dissociation culturelle ?

 

Alain : Par exemple, si je prends le cas des Antilles sur lequel je travaille un tout petit peu. Aux Antilles, on a plusieurs oppositions que l’on peut retrouver chez les individus. On a des oppositions qui sont liées à des faits historiques, une opposition Matriarcat-Patriarcat. Les systèmes familiaux vis-à-vis des individus qui étaient esclaves, qui étaient souvent issus du système matriarcat, qui ont été mis en esclavage par des gens qui sont souvent issus du système patriarcal. Ces gens-là se sont retrouvés sur une terre où ils doivent produire des biens et tout cela. Il y a une autre dissociation en leur langue, et leur langue se retrouve en dissociation avec une autre langue.

 

G. Lapassade : J’ai du mal à te suivre, je ne comprends pas très bien !

 

Alain : Je dis, si je prends le cas des Antilles…

 

G. Lapassade : Là, où il y a le vaudou, qui est un rite dissociatif, par éclair puisqu’il y a possession rituelle.

 

Alain : Avant de parler du vaudou, je veux parler de l’opposition entre ce qui est du patriarcat et du matriarcat , entre des systèmes familiaux qui créent de la dissociation chez les individus.

 

G. Lapassade : Oui, parce que les individus vivent à la fois dans le matriarcat et dans le patriarcat.

 

Alain : Parce qu’en fait c’est ce qui se passe, les Européens sont du système patriarcal, eux, ils ont épousé ce patriarcat de fait, alors que ces gens-là venaient d’un système matriarcal.

 

G. Lapassade : Donc, les Haïtiens, ils ont les deux.

 

Alain : Ils ont les deux, et quelque part, ils n’arrivent pas à se situer quand on a les deux.

 

G. Lapassade : Oui, les Européens ont imposé une dissociation.

 

Alain : Ils ont imposé une dissociation.

 

G. Lapassade : Une dissociation, comme on dit ici pour les enfants d’immigrés. On leur impose une dissociation, puisqu’ils vivent dans leur famille une certaine tradition, une certaine culture et une façon de vivre que l’école rejette. Que la société ambiante rejette, donc, il y a ici, une création, chez les enfants d’immigrés et chez les immigrés eux-mêmes, d’une dissociation.

 

Alain : Cela crée une perte de repères et cela peut entraîner la folie.

 

Augustin : Dans les écrits, je voudrais savoir si la dissociation est une ressource.

 

G. Lapassade : Pour Hilgard.

 

Augustin : Je veux savoir pour toi, Georges

 

G. Lapassade : Oui, je vais te donner un exemple très simple. Pour pouvoir te répondre, il me faut à la fois me brancher sur ta question, me centrer sur ta question, créer avec toi une paire, c’est-à-dire un court-circuit, mais je n’abandonne pas pour autant les autres. Même, s’il y a un court-circuit avec toi, une relation duelle qui se construit avec toi, il n’en existe pas moins une relation avec les autres et c’est une dissociation.

 

Augustin : D’accord, là, c’est la réalité banale et quotidienne, mais il y a une crise de la dissociation. A un moment, tu parles qu’une personne fugue. Moi, je travaille avec des adolescents, il y a des fugues.

 

G. Lapassade : Parce qu’ils sont dissociés.

 

Augustin : Dissociés, cette dissociation, il y a un moment donné où elle doit passer par une phase de normalisation ; donc il y a une thérapie.

 

G. Lapassade : Alors, comment on fait avec les adolescents ? Il y a une thérapie de la dissociation, mais ce n’est pas de la thérapie africaine

 

Augustin : Comment on fait ? Ce n’est pas de la thérapie africaine. Moi je te pose la question : Quel est ton regard par rapport à la thérapie de la dissociation ? Prenant l’exemple de ce que faisait Tobie Nathan avec l’ethnopsychiatrie ici, est ce que toi tu as un regard par rapport à une thérapie de la dissociation ?

 

G. Lapassade : Moi, je ne suis pas un praticien de thérapie, d’aucune thérapie. Est ce qu’il faisait de la thérapie de dissociation Tobie Nathan ? J’ai très bien connu Tobie Nathan, j’ai même publié dans sa revue un article sur la dissociation. Je pense qu’il n’utilisait pas le mot dissociation. Je n’ai pas suivi tout son enseignement ; parce que pour lui, c’est un concept occidental correspondant à des réalités seulement occidentales et qu’il préfère employer le langage indigène comme on dit, quand il s’occupait d’autre culture. Il n’était pas porté à généraliser la notion de dissociation, même pour les enfants d’immigrés. Il était beaucoup plus culturaliste. Tu as travaillé avec Nathan ?

 

Augustin : J’ai travaillé… La mère de mon fils était psychiatre avec Nathan. Mais, j’ai travaillé parce que je suivais…et puis il y avait une personne qui a publié beaucoup avec Lucien qui était professeur qui enseigne encore là, avec qui, j’ai eu à suivre un peu ses travaux. C’est ce qui m’avait touché, ce qui me pose comme question, si je peux t’interroger : comment et où dans cette tranche de la dissociation, mets-tu la possession ?

 

G. Lapassade : Mais la possession, c’est la forme. C’est ce que va dire René Schérer, d’ailleurs, avec qui, que j’ai pris comme l’un des collaborateurs, l’un des auteurs de mon livre collectif que j’ai dirigé, qui s’intitule Regards sur la dissociation adolescente. Il disait : « Il y a sept regards, il y a sept cas de dissociation dans le cadre de la possession. C’était un petit landais, qui était dans ma région, qui a été possédé du démon. C’était un Catholique et qui a été exorcisé par les moines, par des religieux d’une abbaye dont j’ai visité l’entrée au nord du Béarn dans les Landes. J’ai trouvé ce cas dans les bas-fonds de la bibliothèque municipale de Pau où il dormait ; je l’ai sorti et je l’ai publié. Ainsi, j’ai pu publié le cas d’enfant de Puységur qui était insupportable pour sa famille et pour tout le monde et que Puységur avait soigné par le Mesmérisme qui était une sorte d’hypnose. Et il a publié le journal. C’est un livre entier, même deux livres, c’est le journal de cette thérapie.

Alors, Schérer avait écrit la conclusion de ce livre et il me disait un jour : finalement le cas le plus limpide de ce qu’on appelle la dissociation, c’est la possession du petit landais parce que là au moins on voit la dissociation. Cela veut dire quoi dans ce cas-là : c’est la possession, c’est la définition religieuse d’une dissociation, de la dissociation. Mais on ne l’appelle pas dissociation dans le langage religieux, on l’appelle possession. Or, cela veut dire quoi la possession, c’est-à-dire que la personne vit comme s’il avait le diable dans la peau. Son identité est dissociée, une part d’elle reste à peu près normale et l’autre part, la foi est devenue le diable, finalement, qui la persécute. Donc, la possession est un cas limpide de la dissociation. La dissociation est appellation laïque de la possession, si l’on peut dire. Dans les œuvres de Janet, il y a un cas très, très riche que j’ai souvent cité, qui est le cas d’un psychiatre qui a une possession lucide parce qu’il est adoptif de possession et lucide, somnambulique et lucide. La possession somnambulique, c’est quelqu’un qu’on réveille de sa crise de possession et qui a oublié ce qui s’est passé tandis que celui qui est lucide peut parler et peut commenter sa possession. Je ne sais pas pourquoi je dis tout cela.

 

Benyounès Bellagnech : C’est pour distinguer entre la possession et la dissociation

 

G. Lapassade : La possession est la définition théologique de la dissociation ; le possédé est un dissocié en fait, il est deux êtres en lui-même ; j’ai deux âmes à moi…

 

Benyounès : En arabe, on dit qu’il est habité (Meskoun)

 

G. Lapassade : Meskoun, habité, oui, exactement, on peut partir de meskoun pour faire ce discours et c’est plus facile de le faire en arabe qu’en français, qu’en langue occidentale parce que cela est plus présent dans la culture au moins maghrébine, peut-être dans toute la culture Arabe.

 

Benyounès : On n’ose pas le dire, personne n’ose le dire ; c’est l’équivalent de l’onthologie occidentale. Dans le vécu, le Meskoun, les Djounouns, quand le Meskoun se réveille, c’est un peu proche de l’hystérie, mais cela n’a rien à voir, c’est quelque chose qui vit, cela fait partie de leur existence, c’est pourquoi je dis que c’est de l’onthologie chez eux. C’est de l’existence, c’est du vécu. Il vit avec, il cohabite avec, il crée des rituels, mais pas, pour les soigner, c’est pour les apaiser, mais sans jamais dire que cela ne sert à rien d’être habité. Non habité, c’est habité. La conclusion de Georges, dans son livre La découverte de la dissociation, c’était ça, c’est cette différence entre le traitement réel du vécu des possédés, des Meskounins (Pluriel de Meskoun) leur vécu reste normal, il rentre dans la normalité. Ils ne font pas partie de ceux qu’on doit soigner.

 

G. Lapassade : Qui ça ?

 

Benyounès : Les Meskounins, ceux qui ont les Djounouns à l’intérieur d’eux-mêmes.

 

G. Lapassade : On ne les soigne pas !

 

Benyounès : On ne les soigne pas, ils vivent comme les autres.

 

Aziz : Mais il n’empêche, qu’on dit toujours Meskoun.

 

Benyounès : Oui, on dit toujours Meskoun, c’est pour l’habitation ; c’est comme ici, on retrouve cela en Occident (…). On dit, par exemple, dans une maison où il y a beaucoup de morts, on dit qu’elle est habitée, elle est habitée par les esprits, hantée. Cela aussi existe au niveau de l’espace, des lieux géographiques.

Alain : Ce qui explique que dès qu’on rentre dans cette maison, on entend des voix, des bruits. On dit qu’elle est hantée.

 

G. Lapassade : C’est parce qu’il y avaient des fillettes qui entendaient des sons et bruits dans une maison américaine que l’on a commencé à s’intéresser au médiumnisme et à des trucs comme ça. Cela a joué un rôle très important, cette histoire de maison hantée. C’est tout au début des sciences occultes américaines et occidentales. Mais, c’est vrai dans la culture maghrébine, ces affaires de dissociation, on ne les appelle pas dissociation. En fait, c’est simple, ce sont des lieux communs, ce sont du quotidien, du moins dans les croyances populaires.

 

Cet entretien collectif a été réalisé par :

Amélie Grysole  à la caméra

Augustin Mutuale, Benyounès Bellagnech,

Alain Monlouis, Laurent Kallyt.

Aziz Kharouni au son et à la retranscription

Revu et corrigé par Bernadette Bellagnech

Publié in Les IrrAIductibles n°11 « Etudes africaines »

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4 avril 2009 6 04 /04 /avril /2009 08:48

Entretien avec Georges Lapassade

 

 

Augustin Mutuale : Il y a la parole et l’écriture. Plusieurs entretiens pourraient donner un visage à ce numéro sur l’Afrique où la parole est vivante, où même écrite, elle reste tout de même parole.

 

Amélie Grysole : Ce sera un élément intéressant tout de même. Juste avant de continuer, je voudrais demander à Georges si cela ne l’embête pas qu’on filme. (Georges est d’accord).

 

Augustin : Georges, on va t’interroger avec un certain dispositif. Avec quel dispositif, va-t-on t’interroger ?

 

Benyounès Bellagnech : On va t’interroger à l’aide du dispositif de l’entretien collectif. C’est ouvert, Augustin l’a ouvert à l’occasion de l’entretien d’aujourd’hui. On va plutôt que de t’expliquer le dispositif,  le pratiquer aujourd’hui et  revenir par la suite sur la restitution pour voir ce qu’a donné la discussion. Nous en avons discuté vendredi dernier. Nous voulions savoir ce que t’avait apporté l’Afrique. Par exemple, comment se fait-il qu’à un moment donné, tu t’es retrouvé à aller chaque année au Maroc, pour travailler au départ sur la possession, ensuite sur les Gnaouas, sur Essaouira ... C’est de ce parcours-là qu’on voudrait que tu nous parles.

 

Georges Lapassade : Je vais essayer de répondre, de donner une réponse possible et ce n’est peut-être pas la seule. Avant d’aller au Maroc travailler sur les Gnaouas…, j’avais découvert les Gnaouas, mais très peu. Le mot est très peu utilisé. En Tunisie, il y a une communauté importante de Noirs. Pour laquelle, je vous conseille, je vous suggère à consulter deux chercheurs, auteurs d’ouvrages, d’une part Abdelhafid Chlyeh pour les Gnaouas du Maroc et Rihda Ennafa, enseignant en sciences de l’Education, qui habite maintenant à Paris, dont je ne connais pas l’adresse. Vous pouvez la retrouver en lui demandant de ma part. Je suggère cette double possibilité avec A. Chlyeh qui a écrit sur les Gnaouas du Maroc et l’autre qui a écrit des articles sur ceux de la Tunisie.

 

Benyounès : Ton premier voyage, en Afrique, c’était dans le cadre de la coopération ?

 

G. Lapassade : Oui, j’étais coopérant en Tunisie, plus exactement à l’université de Tunis à partir d’octobre 1965. Je me suis tout de suite intéressé au Stambali ; c’est-à-dire au rituel des Gnaouas de Tunis. Ce qui m’a amené à me poser des questions sur la communauté noire de Tunisie et l’ensemble des problèmes culturels des Noirs. Et, c’est comme cela que j’ai appris quelques mois plus tard, vers mars-avril 1966, l’organisation du premier festival des Arts Nègres. Ils l’ont appelé ainsi, car il était à l’initiative de Léopold Senghor qui était le chantre de la négritude avec Aimé Césaire et quelques autres d’une part, et d’autre part André Malraux qui était ministre de la Culture de De Gaulle. Ensemble, ils ont produit cet énorme festival. C’était le premier et il n’y en pas eu d’autres ensuite, à ma connaissance. Ils avaient produit le premier festival mondial des Arts Nègres où se sont retrouvés des Noirs d’Amérique, d’Afrique, de la Jamaïque, des Antilles, bref, de partout. Je me suis rendu à ce festival. C’était le premier voyage que je faisais en Afrique noire, c’était à Dakar. C’était très riche. A ce festival de Dakar, en avril 1966, j’étais avec Jean Rouch qui était un africaniste très connu. Nous avons assisté ensemble à un rite de possession le Ndepp sénégalais, c’étaient des (inaudibles –descendants du peuple Lebou), c’est-à-dire des pêcheurs de la Côte atlantique du Sénégal. J’aurais beaucoup à dire sur ce rituel qui était beaucoup plus complet, riche, plus développé ; cela a duré une semaine entière, avec des phases bien déterminées, des sacrifices …

La création de l’autel que j’ai appelé l’autel de la dissociation. Je n’ai pas assisté à tout, mais j’y étais aux grandes étapes du Ndepp. De ce rituel que Balandier décrit dans son ouvrage L’Afrique Ambiguë où il a consacré tout un chapitre sur le Ndepp et l’Afrique.

D’ailleurs, je ne sais pas pourquoi, j’ai parlé des Gnaouas lors d’une émission radio à Dakar et cela était arrivé aux oreilles du président Léopold Senghor qui, quelques temps après, était venu en visite officielle en Tunisie. Il m’a invité à le rencontrer. C’était un entretien très cordial, très amical où il disait que pour lui, Bourguiba était un ami, mais que pour Bourguiba, il était son petit nègre.

 

Benyounès : C’est à partir de là et en tant qu’enseignant que tu as fait venir un groupe de Stambali pour faire une représentation au sein de la faculté de Tunis ?

 

G. Lapassade : Je ne sais pas, je ne crois pas car on m’avait dit que ce n’était pas possible. Les étudiants m’avaient dit que c’était très secret. Dans les familles, c’était fermé, tu ne pouvais pas y avoir accès. Ce dont ils avaient tort d’ailleurs. Il faudrait que tu en organises toi-même un. Mais, moi, je n’avais pas une famille à traiter, je ne pouvais pas avoir le concours des noirs du Stambali. Mais j’en ai organisé un dans un Institut de sports, cela a provoqué un scandale parce que les garçons et les filles se sont mis à danser, mais à danser… mais danser à la manière des danses modernes. Aussitôt, le directeur de l’Institut des sports a téléphoné au ministre qui m’a convoqué. Cela a fait un scandale et cela a affaibli ma position à Tunis où je suis resté un peu plus d’un an. Mais ils n’ont pas fait le rituel. Ils ont fait leur musique et cela a fait danser. On dit que les Gnaouas… Moi-même j’ai fait un article, un entretien. L’intervieweur qui a publié l’article de nos entretiens, l’article a été publié dans Jeune Afrique…. Pourquoi j’ai parlé de lui, mais cela m’a échappé, je ne me rappelle plus du début de ma phrase.

 

Benyounès : Tu étais en train de parler de comment s’était déroulé le rituel que tu avais essayé d’organiser et qu’il n’avait pas  fonctionné comme tu le voulais.

 

G. Lapassade : Et qui n’a pas fonctionné comme rituel. D’ailleurs, je voulais, à ce propos, (c’est des propos complètement décousus que je tiens là) dire que contrairement à ce qui s’est dit, un peu partout, dans les journaux où l’on a dit, même dans l’article, l’entretien dont l’auteur est celui qui m’a interviewé, celui qui a publié l’article dans Jeune Afrique, j’ai oublié son nom…

 

Augustin : Olivier Barlet

 

G. Lapassade : Olivier Barlet, c’est un spécialiste de l’Afrique et du cinéma africain en général. Il a intitulé cela, Les Gnaouas, thérapeutes de la différence. Je pense que cela est un peu abusif de présenter les Gnaouas comme des thérapeutes, bien que si on leur demande, ils disent oui, sur le plan publicitaire à cette image de musiciens thérapeutes, mais en fait, il faut le préciser, même si on ne parle pas davantage des Gnaouas aujourd’hui, ce ne sont pas les Gnaouas qui font la thérapie, mais c’est la thérapie d’une voyante, d’une voyante. Peut-être, parmi les Maghrébins, ici, toi Benyounès, peut-être Aziz et d’autres, s’il est au courant quand il y a thérapie, mais pas thérapie dans le sens psychanalytique mais ce que j’appellerais une thérapie de la dissociation. Le ou la responsable de cette thérapie, c’est le voyant ou la voyante qui fait appel, entre autres, aux Gnaouas pour assurer un moment thérapeutique comme dans le Ndepp auquel j’ai fait allusion. Le rituel de possession sénégalais, les danses de possession viennent clôturer une semaine d’actions ou d’actes thérapeutiques dont le plus important, le jeudi, c’est le sacrifice d’un animal et la construction d’un autel sur des poteries qui contiennent les boyaux de cet animal. Donc, le rite de possession collectif, les danses de possession collective sont spectaculaires menées d’ailleurs par un guérisseur ou une guérisseuse. Les danses de possession, dans le quartier où il y a eu l’intervention, viennent le dernier jour pour clôturer une semaine thérapeutique, dont probablement l’acte fondateur le plus important, pour la première fois, c’est le sacrifice conduisant le même jour à la création d’un autel sur lequel on pourrait faire des offrandes au rab (part dissociée de la personnalité). C’est pourquoi, je dis que c’est un autel de la dissociation parce qu’au départ, il y a l’idée d’une possession plus ou moins par le rab qui est un animal, un être mystérieux, un peu comme un djinn comme dans les pays arabes…Donc, cet esprit possesseur tourmente une personne et ce qu’on appellera la thérapie en langage occidental consiste à libérer, à soulager cette personne, non pas par la suppression du symptôme qui est l’origine du trouble qui est une possession mal vécue. On ne met pas fin à la possession, mais on la déplace, c’est-à-dire cet esprit, ce rab qui tourmente la personne, n’est plus dans la personne tourmentée mais dans cet autel où la personne, pendant toute sa vie, va porter des offrandes, du lait et autres produits.

Si vous voulez, c’est intéressant du point de vue de la thérapie africaine. C’est une thérapie de réconciliation du possédé et de son possesseur qui est considéré comme bénéfique. Ce qui est très différent de l’unique forme de possession que l’on connaît et que l’on a connu en Europe qui est la possession diabolique. Et puisque c’est une possession diabolique, on ne peut pas se réconcilier avec le diable. Le diable doit être expulsé, c’est un exorcisme. Ce qui est très important en Afrique, dans la culture africaine, il y a aussi de l’exorcisme en Afrique, mais il y a cette pratique inconnue, non pratiquée dans l’ensemble de l’Europe à part quelques exceptions ; il y a une pratique adorciste qui consiste à construire une réconciliation. Donc, une sorte d’arrangement avec la dissociation. Ce n’est pas seulement une pratique pour mettre fin à la dissociation pathologique car il y a des dissociations qui ne sont pas pathologiques. Cela est une autre affaire, on peut en parler, si vous voulez, mais la dissociation pathologique, c’est l’éclatement de l’identité chez le possédé occidental qui prétend être possédé par le diable, par un mauvais esprit. La seule solution, c’est de faire partir cet esprit, c’est de le chasser. C’est de l’exorcisme ; tandis qu’en Afrique, très souvent, ce n’est pas de le chasser, c’est de l’amadouer et de faire ami ami avec lui.

 

Benyounès : Cohabiter.

 

G. Lapassade : Cohabiter, cela est très important pour l’étude du rite africain, on en est là. Quand on parle des Gnaouas de façon trop rapide, on pense qu’ils sont des exorcistes. Comme je viens de le dire et je le redis, ce ne sont pas les Gnaouas qui sont les thérapeutes, c’est une voyante, une thérapeute. Il y a deux appellations de voyantes au Maroc. La voyante, habituelle, celle qui tire les cartes, celle qui lit dans le marc de café et quelque chose comme ça, c’est la Chouafa. Mais il y a un autre type de voyante, c’est la Talaâ qui vient du mot  Talaâ qui veut dire monter et elle, elle fait monter les esprits. C’est pour cela qu’on l’appelle la Talaâ. Celle-ci est dans l’état de transe, médiumnique car c’est un médium celle-là, ce n’est pas comme l’autre, le médium met sa bouche, son corps à la disposition d’un esprit ami d’elle, - ce n’est pas un tourmenteur-, avec qui elle s’est réconciliée, avec qui elle travaille pour décrire, diagnostiquer une maladie et indiquer ce avec quoi il faut la traiter. La Talaâ,  non seulement n’est pas attachée aux Gnaouas, mais peut faire appel aux Gnaouas comme à des assistants. Une chose importante chez elle, qui me semble fondamentale et ressemble au Ndepp, c’est l’existence d’une table, la mida. Une table qui n’est pas une table de travail, c’est comme un petit guéridon qu’elle a dans la pièce où elle officie, dans sa pièce secrète. Sur cette table, elle met chaque semaine des aliments. Elle alimente son ou ses esprits possesseurs et collaborateurs. C’est elle qui est au centre de la thérapie et c’est cette thérapie qui est africaine assistée par les Gnaouas dont leurs rôles sont d’être des assistants. Ils ne sont pas des thérapeutes, contrairement à ce que l’on raconte quelquefois dans la presse, etc. C’est comme si on compare, dans l’église catholique, le prêtre et l’organiste qui tient l’orgue. Ce n’est pas l’organiste qui est au centre du rituel, de la messe, c’est le prêtre - et l’organiste est son assistant. Voilà ce qu’on peut dire pour recentrer la question des Gnaouas, leur collaboration à  ce qu’on appelle une thérapie.

 

Benyounès : Tout ce que tu viens de nous dire, est-ce qu’on pourrait appeler cela du savoir, c’est du savoir recueilli sur le terrain. Au départ, ce sont des données sur le terrain que tu as observées.

 

G. Lapassade : Oui, la mida, la mida, je l’ai vue une fois. Parce que c’est considéré comme quelque chose que l’on ne doit pas voir. Que l’étranger, même un Marocain, l’étranger à la maison ne doit pas voir. Elle est gardée dans une pièce particulière par la Talaâ et cela ressemble à l’autel du Rab dont j’ai parlé tout à l’heure qui a été construit du côté de Dakar, dans la banlieue de Dakar à la fin des cérémonies du Ndepp.

 

Benyounès : Tu as commencé à nous parler du festival de Dakar, au Sénégal, ensuite de la Tunisie où tu as commencé à t’intéresser à ces groupes. Concrètement, tu voulais savoir ce qui se passait. Par la suite, tu as pris l’habitude de partir au Maroc chaque année. Et c’est là où tu voulais approfondir ton travail d’observation.

 

G. Lapassade : Là, j’étais moins efficace, moins rapide, moins profond, je dirais au Maroc qu’au Sénégal, c’est curieux. J’ai passé beaucoup de temps dans les pays du Maghreb, en Tunisie et surtout au Maroc, mais je n’ai eu accès même pas à une thérapie. Je n’ai pas eu accès à une thérapie ; ce qu’on appelle une thérapie par une voyante, par une thérapeute. Je n’y ai pas eu accès du tout. Je n’ai vu que les Gnaouas dans leur rôle autonomisé de musiciens. Ce rôle est plus connu en Occident et donne lieu, maintenant, à un festival des Gnaouas chaque année à Essaouira. Cela, oui, je l’ai vu des quantités de fois, mais, comme je te l’ai dit, et il faut bien le comprendre, ce rite qu’ils pratiquent, ils n’en sont pas les dirigeants, c’est la voyante qui les convoque pour un moment dans la séance thérapeutique où il y a autre chose que l’intervention des Gnaouas. Mais ces Gnaouas se sont autonomisés avec la médiatisation, ma propre action de propagandiste des Gnaouas depuis 1969 et maintenant, ils sont connus par le festival international ou mondial des Gnaouas qui se tient chaque année à Essaouira. Ils sont devenus des vedettes de la mondialisation, ils jouent avec les musiciens de jazz, etc. Il faut bien voir que ce n’était pas cela, au début, que probablement, ils intervenaient essentiellement comme des assistants d’un ou d’une thérapeute dont ce n’était pas le seul acte thérapeutique, loin de là, puisque le sacrifice était davantage thérapeutique. Mais j’ai vu le sacrifice par les Gnaouas, j’y ai assisté. C’était un Gnaoui, qui était connu à Essaouira, qui se promenait avec sa djellaba rouge sang. J’insiste là-dessus, parce qu’il faut redresser la situation et la conviction quasi générale sur cet aspect-là. Peut-être que, Rihda  Ennafaa, pour la Tunisie et Chlyeh, dans leurs deux ouvrages, ils n’ont pas été assez clairs sur ce que je viens de dire, ce partage des rôles et des responsabilités dans des séquences thérapeutiques.

 

Augustin : Est-ce que c’est suite à cela que tu as construit le concept de la dissociation ?

 

G.Lapassade : Non, je n’ai pas construit seulement ce concept suite aux Gnaouas ; c’est extérieur à cela, je ne sais pas comment je suis venu à cela. Je n’ai pas construit ce concept, il vient de Pierre Janet, si tu veux, très rapidement, il y a deux étapes dans la dissociation, il y a la définition de la dissociation comme pathologique et ça c’est Janet et ses successeurs, mais Janet ne faisait que constituer l’aboutissement, comme je l’ai montré dans mon livre La découverte de la dissociation. Janet n’était que l’aboutissement d’un siècle entier de travaux, depuis Mesmer qui doit être à l’origine de l’hypnose, si vous voulez, qui faisait des cures à Vienne et à Paris, par la transe autour d’un baquet qui contenait de l’eau qu’il disait magnétisée. Il y avait des gens autour, c’est un peu plus que cette table ; il y avait des gens autour qui plongeaient un bout de ferraille dans l’eau magnétisée par Mesmer, disait-il, un peu comme de l’eau bénite et c’était ça sa thérapie. Ensuite, il y avait son disciple, le Marquis de Puysegur qui avait remplacé Satan par des « passes », il y avait de ça aussi ; il y avait des cordes qui cachaient un arbre magnétisé, etc. Il y avait aussi le baquet de Mesmer et il avait tout un rituel de mise en hypnose de ses clients. Et, puis, il y a eu Janet. Janet connaît très bien ce que je viens d’évoquer et moi-même, j’ai évoqué les différentes séquences de la trace du passage de  Mesmer à Janet dans mon livre sur la découverte de la dissociation. Janet n’a pas parlé de dissociation, il a parlé de désagrégation mentale, il pensait que les hystériques souffraient de désagrégation, de l’affaiblissement de la personnalité et de leurs capacités énergétiques, ce qui permettait à la maladie de s’installer par déficit ; alors que c’est faux, ce n’est pas par déficit, c’est par le conflit que vient l’hystérie. Mais, dans la dissociation, il y a eu ensuite un spécialiste de l’hypnose, un experimentaliste qui s’appelle Ernest Hilgard dont les ouvrages sont introuvables même ici en France, Bernheim qui disait dans son ouvrage, où il soutient qu’à côté de la dissociation pathologique, il peut y avoir une dissociation normale. Ouvrage que j’ai repris moi-même ensuite pour parler de la dissociation normale qui semble avoir des ressources .

 

 

Cet entretien collectif a été réalisé par :

Amélie Grysole  à la caméra

Augustin Mutuale, Benyounès Bellagnech,

Alain Monlouis, Laurent Kallyt.

Aziz Kharouni au son et à la retranscription

Revu et corrigé par Bernadette Bellagnech

Publié in Les IrrAIductibles n°11 « Etudes africaines »

 

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24 mars 2009 2 24 /03 /mars /2009 20:45

De la pédagogie institutionnelle au moment pédagogique

 

Autour de Remi Hess (novembre 2006)

 

 

Augustin Mutuale : Tu nous as bien raconté ton entrée dans la pédagogie institutionnelle, découverte à la fac et le terrain auquel tu as été confronté. Ce que tu racontes est intéressant, mais tu parles trop de la dimension de ton « être-prof ». Dans cette intervention, ne pourrais-tu pas développer davantage ta dimension de travailleur social ?

 

Remi : C’est une remarque très juste. Au départ, quand j’ai opté pour la sociologie, j’envisageais de devenir travailleur social, effectivement. Je ne pouvais pas me représenter être prof ; je voulais être travailleur social. Je voulais être un médiateur entre le centre et la périphérie. Je me suis retrouvé prof de lycée, dans une discipline que je n’ai jamais étudié, avec des enfants qui ne voulaient pas étudier cette discipline : de fait, je me suis retrouvé travailleur social. J’ai toujours considéré le métier de prof en banlieue, comme de l’animation socio-culturelle, du travail social. L’étude de la sociologie était une bien meilleure formation pour se préparer à être prof que l’IUFM d’aujourd’hui, l’École Normale, le CPR, ou les établissements qui existaient à cette époque-là.

 

Durant ma formation de prof, j’ai séché beaucoup de cours, j’ai écrit ma thèse. C’était tellement nul le niveau de formation des profs que j’ai séché au maximum. J’avais été reçu dernier au concours d’entrée : sur 142 reçus, j’ai été le 142ème. Il faut dire que je n’avais rien préparé du tout, j’avais passé le concours comme ça. Au concours de sortie, en ayant suivi le minimum de cours, je me suis retrouvé 13ème au niveau national. Ce qui montre le niveau nul de la formation. En ne suivant aucun cours, j’avais fait mieux que ceux qui avaient suivi les cours.

 

J’ai enseigné pendant plusieurs années à des élèves en difficulté, étant moi-même un prof en difficulté. Par exemple, quand l’inspecteur est venu, pour la première fois dans ma classe, il a dit :

-Monsieur, je dois vous dire que, dans toute ma carrière d’inspecteur, je n’ai jamais rencontré un prof aussi nul que vous.

Pourquoi avais-je une mauvaise inspection ? Parce que je me suis dit :

-Voilà un inspecteur qui vient de Paris, tout le monde prépare un cours pour faire semblant que cela marche bien ; moi, j’ai fait des Sciences de l’éducation, je vais lui montrer ce que c’est qu’une vraie classe.

J’ai fait la classe comme d’habitude : c’était le chaos, les élèves savaient pourtant que l’inspecteur était là… Il m’a convoqué dans le bureau de la directrice, en me disant :

-Je vais vous faire une liste de choses que vous devez changer dans votre pédagogie et dans les trois semaines, je reviens. Si vous n’améliorez pas votre attitude, vous serez viré de l’Éducation Nationale.

 

Comme j’étais rentré dans l’Education nationale, après avoir passé un après-midi à regarder les thèmes des épreuves, je n’avais pas investi du tout sur le statut que l’on m’avait donné. Je me disais : ils vont me foutre dehors, ce n’est pas grave, je vais retourner en usine, devenir un sociologue de terrain. Le métier de prof pour moi n’avait aucune existence, ne représentait rien, il fallait se couler dans un moule qui me semblait désuet. Je ne croyais pas du tout au titre de prof. Je me sentais sociologue et je me disais en situation d’intervention au lycée.

 

La seule chose que je prenais au sérieux : la relation aux élèves. Passer un an au lycée me semblait une expérience riche, mais parmi d’autres. Je me suis toujours considéré comme un ethnologue explorant les institutions : changer de lieu, de métier ne me semblait pas inintéressant. Ce que je veux dire, c’est que je n’étais pas un « chronique », c’est-à-dire, que  l’inspecteur décide de me virer, je m’en moquais complètement. Pour montrer à quel point, je me moquais de l’inspecteur, au moment de l’inspection j’étais en train d’écrire un livre sur La socianalyse : j’ai décidé d’y introduire la narration de mon inspection. Je devais rendre le manuscrit huit jours après.

 

L’inspecteur arrive, je raconte tout sur la visite de l’inspecteur dans mon livre, comme si j’écrivais mon journal. Dans ce chapitre sur la visite de l’inspecteur, j’ai opté pour un style ironique, critique, disant que cet inspecteur général se prenait pour un Évêque, qu’il visitait un curé dans une paroisse rurale, et qu’en fait il me reprochait de ne pas parler latin. Je me moquais de lui… Le bouquin paraît trois semaines après. J’ai apporté un exemplaire à la directrice. La directrice, qui était pourtant communiste, a été effrayée ; elle pensait que j’étais maoïste, elle disait :« Vous êtes fou, vous allez me faire virer… ». Moi, je me disais : « Je m’en fous d’être viré, je dis la vérité, je dis ce qu’il a à dire, l’inspecteur est un con ! »

 

 Finalement, l’inspecteur a été au courant du bouquin, il a dû lui-même être effrayé et le rapport que j’ai reçu, quand il est parvenu dans ma classe, ce rapport était du genre « Monsieur Hess est un jeune prof qui est plein de dynamisme, qui a de gros problèmes, mais sa bonne volonté lui permettra, bientôt, je l’espère, de trouver des solutions à ses problèmes ». J’ai eu un rapport comme ça qui m’a suivi. Les notes pédagogiques étaient basses, ma note administrative était encore plus mauvaise, la plus basse de toute l’Académie. Et cela parce qu’un jour, ayant un train à prendre pour aller suivre un séminaire à Paris, je suis parti cinq minutes avant la fin du cours. Mes élèves, au lieu de rester gentils, comme je le leur avais demandé, ont pris les chaises et les tables, ils se sont bagarrés. L’un d’entre eux s’est ouvert la tête. Les autres l’ont emmené à l’infirmerie. Quand l’infirmière lui a demandé à quelle heure c’était arrivé, il a répondu qu’il devait être midi moins cinq, quand M. Hess est sorti de la classe. Alors, j’ai eu une enquête, j’ai eu 12 en note administrative. A l’Education nationale, si vous n’avez pas 17 en note administrative, vous êtes très mauvais. La directrice me convoque et me dit :

-Voilà, je vous avez mis 12.

-Merci.

Je signe ma note sans discuter.

Elle rajoute :

-Vous ne protestez pas ! 

Je lui ai répondu :

-Je suis content d’avoir la moyenne !

 

Ma désinvolture rendait la directrice folle !

Durant toute ma carrière d’enseignant du secondaire, j’ai eu une note pédagogique basse et une note administrative nulle.

Je me disais :

-Ces choses n’ont pas d’importance pour moi. Je ne suis pas professeur, je suis un sociologue en situation d’observateur-participant. Il vaut mieux que ce soient les profs, les collègues chroniques, ceux qui passeront toute leur vie ici, qui avancent au grand choix ; moi, j’avancerai toujours à l’ancienneté, parce que, de toute façon, je ne resterai pas longtemps dans cette carrière…

Je suis resté douze ans quand même ; mais j’ai fait ma thèse aussi.  

 

Par rapport à ma classe, j’avais de bons rapports aux élèves ; parce que je ne cachais pas tout cela, j’aimais raconter mes aventures aux élèves. Je leur disais qu’ils étaient des élèves poubelles et que moi, j’étais un prof poubelle aussi, et qu’en fait, vivre dans une poubelle ensemble, ce n’était pas si mauvais que cela :

-Nous allons aménager la poubelle !

Aménager la poubelle, cela voulait dire : négocier avec l’établissement, ne plus être dans une salle comme les autres, construire un préfabriqué dans la cour, pour pouvoir faire du bruit sans déranger les autres ; parce que dans ma classe, les collègues pensaient que c’était le chahut permanent. Tous les profs, tous les pions disaient :

-La classe de Hess c’est incroyable !

 

Ils venaient voir ce qui s’y passait . En fait, j’avais installé une classe autogérée ; c’est-à-dire qu’il n’y avait plus de table et de chaise comme ici ; il y avait des petits groupes qui travaillent les uns avec les autres, chacun faisait ce qu’il voulait. On avait un programme, pour le Bac, il fallait le faire. C’était des élèves de seconde, première ou terminale ; je leur ai expliqué que, s’ils voulaient avoir le Bac, il fallait faire le programme. Et, que moi, je n’avais pas envie d’enseigner et que, eux, ils n’avaient pas envie d’apprendre. Donc, comment organiser tout cela ? J’avais quinze heures par semaine avec eux. J’ai négocié pour travailler le programme quatre heures par semaine et, le reste du temps, on pouvait « s’amuser ».

 

Le paradoxe, c’est que dans ma classe, alors que l’on me donnait des élèves « plus durs », les résultats au Bac étaient parfois supérieurs aux autres classes. On m’avait donné tous les mauvais élèves et, avec ma pédagogie, j’avais d’aussi bons, voire meilleurs résultats que les autres. Moi, je croyais que j’étais un génie. Un jour, j’ai appris que les élèves trichaient au moment des examens ; ils trichaient mieux que les autres, c’était assez rigolo.

 

J’ai suivi mes élèves. Quand je vois ce que sont devenus mes élèves, ils ont tous réussi à devenir quelqu’un ; il y en avait une qui voulait être coiffeuse, finalement, elle possède une salon de coiffure important. Une autre voulait être institutrice ; elle l’est devenue. D’autres se sont lancés dans le commerce… Je les ai aidés à réaliser leur projet. Je les ai aidés à construire leur projet de vie, à s’organiser, à planifier leur entrée dans la vie. Ma rencontre avec Raymond Fonvieille a été décisive pour me confirmer dans mes options pédagogiques.

 

Avoir le Bac était nécessaire pour faire ce qu’ils avaient envie de faire : on s’organisait en conséquence.

 

Je passais pour un prof original, mais plusieurs collègues traditionnels me reconnaissaient une efficacité sur des élèves qu’ils ne pouvaient pas supporter. Au départ, je pense que je faisais du travail social. Je prenais des risques par rapport au droit. Certains élèves venaient coucher chez moi, parce qu’ils fuyaient de chez eux. Rétrospectivement, je pense que je prenais des risques fantastiques, mais comme j’étais désinvolte (je ne tenais pas à garder mon statut), je faisais ce qu’il me semblait devoir être fait, pour faire avancer les choses. Mon épouse trouvait que parfois j’exagérais. Souvent, les parents d’élèves me respectaient. Ils sentaient que je m’occupais de leurs gosses.

 

Quand j’ai transformé ma maison en communauté pédagogique, ma femme ne supportait plus. J’étais soutenu par cinq ou six profs qui trouvaient bien ce que je faisais, et étaient prêts à m’aider. Les autres m’envoyaient tous leurs « mauvais élèves ». Eux, ils préféraient avoir des classes homogènes. Cependant, ce mouvement s’accentua, et cela finit par me poser un problème. La deuxième année, ma classe était pire que la première année ; la troisième, pire que la deuxième. Au bout de cinq ans, j’ai eu tous les déviants du bahut. Ma classe exerçait une réelle attractivité.

 

 On envoyait dans la classe de Remi Hess tous ceux dont on voulait se débarrasser. Pour moi, c’était devenu insupportable : à partir du moment où les élèves prenaient l’habitude d’envahir mon domicile, qu’ils en faisaient une institution, cela a produit des effets pervers, notamment au niveau conjugal. J’avais des problèmes très durs à gérer.

 

Certains de ces élèves étaient en rupture : je faisais du travail social. J’avais ré-inventé l’appartement thérapeutique pour lycéens, c’était assez délirant ! J’ai senti que, si j’avais pu faire cela pendant cinq ans, je ne tiendrais pas longtemps, que l’institution allait me casser et que si les professeurs me soutenaient, leur soutien était aussi une démission. En dehors des cinq collègues qui étaient vraiment parties prenantes de mon chantier, les autres restaient très dubitatifs. La directrice voyait d’un mauvais œil cette équipe, elle nous cassait : d’une année sur l’autre, on n’avait pas les mêmes classes… C’était très dur. J’ai demandé ma mutation.

 

Je ne sais pas, si c’est intéressant de raconter ma biographie ici, parce que j’ai déjà eu l’occasion de le faire. Mais, il m’est arrivé plein d’aventures ; alors j’ai décidé de quitter cette ville où j’étais labellisé comme un prof complètement déviant, et j’ai demandé une mutation dans une autre ville où je suis arrivé, en m’habillant comme un prof traditionnel, pour essayer de me construire comme un autre, un autre prof, une autre identité, un autre homme. J’ai investi sur le contenu des cours.

 

Quand en 1971, j’étais arrivé au bahut, les surveillants croyaient que j’étais un élève. Ils me disaient :

-Vous, là-bas, venez ici…

J’avais vingt-trois ans, j’étais jeune.

Avec cinq ans de plus, j’avais déjà une tête de prof.

Je suis arrivé dans un autre bahut, j’ai fait autre chose.

Je ne vous raconterai pas la suite, mais par rapport à la question d’Augustin, je dis que j’ai réussi à faire un cocktail, un cocktail harmonique, assez amusant d’une vraie formation pédagogique intégrant le travail social, grâce à la pédagogie institutionnelle. Je prenais mes élèves pour des personnes. Je voulais construire une amitié entre ces élèves et le groupe de professeurs, jeunes, qui tournaient autour de nous, souvent avec des motivations plus « politiques » que pédagogiques, encore que nous avions réussi à créer un groupe de réflexion pédagogique, qui rassemblait, une fois par semaine, une quinzaine de professeurs de différents établissements de Charleville, où j’ai conduit cette première expérience.

 

Je tirais ma force de plusieurs choses. Sur le plan intellectuel, j’étais très fort : j’avais un doctorat de sociologie, une licence en droit, une licence de philosophie, le Capet d’économie. J’avais aussi une solide expérience sociale d’ouvrier ou d’habitant d’un quartier ouvrier. Avec des élèves, eux-mêmes fils d’ouvriers, je me sentais à l’aise. Mon expérience était rare à une époque où les profs étaient, en général, des gens recrutés parmi les bons élèves ; d’ailleurs, moi, j’étais l’un des rares mauvais élèves à avoir réussi le CAPES.

 

Ma pathologie (une tendance à la dissociation) était très rare dans l’Education nationale, donc précieuse sur le terrain. En effet, la logique des épreuves des concours, et la composition des jurys allaient dans le sens d’un recrutement de paranoïaques, de pervers ou d’obsessionnels ; les jurys écartaient les psychotiques et les schizophrènes. Dans leur logique, ils avaient fait une erreur en me recrutant. Je cumulais une série d’originalités : l’appartenance de classe, la maladie mentale et une bonne formation pédagogique : c’était extrêmement rare d’avoir tout cela en même temps. Ce cocktail me donnait une capacité d’attraction des élèves à problèmes, et en même temps une grande disponibilité pour les écouter et les comprendre.

 

Ma schizophrénie me permettait de vivre les situations les plus difficiles, comme une aventure, c’est-à-dire positivement. Je construisais comme une expérience positive, ce que n’importe quel autre prof aurait considéré comme un calvaire, une impossibilité de travailler ; quand mes élèves se battaient à coup de chaise dans la classe, je leur disais :

-Vous faites trop de bruit, vous êtes fatigants, je n’arrive pas à lire le Monde, laissez-moi terminer mon article.

 

Dans ces situations limites, j’étais dans un coin de la salle. Eux, ils se battaient à coup de chaises. Au lieu de les engueuler, je me contentais de renoncer à enseigner. Quand les élèves ne m’écoutaient pas, je leur disais :

-Si vous ne m’écoutez pas, moi, je ne pourrais pas enseigner.

Avec le temps, ils me respectaient, les élèves !

Et quand on bossait, on bossait. C’est vrai, très peu de profs peuvent supporter l’anomie. Ils veulent maintenir un certain standing dans la classe ; moi pas.

J’avais suivi les cours de René Lourau, les cours de Georges Lapassade et je m’étais formé à tout le mouvement des groupes : après la dynamique de groupe, on s’est formé au psychodrame. J’avais participé à des psychodrames, au happening de Living Théâtre à Nanterre. J’avais une  formation très rare, que malheureusement l’on n’avait pas jugé bonne de reprendre. A cette époque-là, j’ai fait de la bioénergie, toutes les formes de groupes du potentiel humain. Je les ai intégré dans ma pédagogie ! Je faisais crier les élèves. J’ai demandé l’appui de psychologues.

 

Kareen: En fait, depuis que je suis arrivée à la faculté, en analyse institutionnelle particulièrement, j’ai remarqué qu’historiquement l’analyse institutionnelle est très liée au groupe des surréalistes. Comment faire le lien entre les deux mouvements ? Qu’est-ce qui a pu naître de cette convergence ?

 

Remi Hess : Kareen m’a fait conscientiser de façon très aiguë que j’étais, en fait, un surréaliste. Avant, je n’arrivais pas à comprendre René Lourau. Il y a eu une faille entre moi et René Lourau, une vraie coupure. Je le trouvais surréaliste, mais pour moi le mot avait un sens d’irréaliste. Effectivement, René Lourau avait été professeur de français, il avait lu André Breton qu’il admirait. Breton était quelqu’un qui, (je ne sais pas si vous connaissez la littérature surréaliste ?), mélange à la fois le réel et le rêve. Moi, je ne rêvais pas. Je pensais, à l’époque, que je n’avais pas d’inconscient, et si j’ai pu me plonger un jour dans la littérature surréaliste (je n’en ai guère de souvenir), je n’avais pas accroché.

 

Je n’arrivais pas à comprendre les gens qui croyaient à l’inconscient, ou plutôt qui lui accordaient une importance primordiale dans leur vie. Pour moi, c’était surréaliste de rencontrer des gens qui surinvestisaient leur inconscient, parce que moi, je me concevais dans le réel. J’ai toujours eu l’impression d’être réaliste. René Lourau m’apparut, un peu, comme un malade mental, certes sympathique, mais malade mental. J’installais la pédagogie institutionnelle dans l’hypothético-déductif, alors que René Lourau l’installait dans le monde transductif. On pourrait dire que je n’ai pas compris René Lourau, à ce niveau, avant sa mort. J’ai maintenu entre nous cette conscience d’une faille logique. René Lourau est mort en 2000. Assez vite, après son décès, j’ai décidé d’écrire un livre sur lui. J'ai commencé à revisiter toute ma biographie, dans ce rapport très fort que j’avais eu avec lui. Il avait été mon directeur de thèse… Je me suis passionné pour lui et son œuvre, même si je n’en comprenais que des fragments. J’avais été son éditeur. Mais, je bloquais toujours sur certains bouquins où le surréalisme avait une place très importante : par exemple, il a écrit un bouquin sur le rêve, Le rêver. Qu’est-ce qui se passe dans le rêve ? Il a essayé d’expliquer le rêve, autrement que Sigmund Freud. Toute la théorie du rêve de Freud, il l’a refusée : il voulait reconstruire le rêver, autrement.

 

C’est un enchaînement de petits faits qui m’a déniaisé par rapport au surréalisme. En 2002, un collègue de la fac m’a brutalisé, m’a jeté par terre. J’ai été blessé gravement. Je suis resté deux mois sur un lit, avec un ménisque déchiré : on n’arrivait pas à identifier ce que j’avais exactement. Je souffrais beaucoup, j’avais du mal à dormir, et je cherchais une potion magique pour me faire dormir. J’ai commencé par lire Hegel, ses œuvres complètes en allemand. D’ordinaire, avec ce type de potion, je m’endormais dès la première ligne ; mais là, je restais éveillé sans aucun problème. J’ai lu Hegel, Lukacs, et d’un trait la thèse de Marcuse sur Hegel. Alors que pendant de longues semaines, j’avais énormément travaillé, (cela faisait deux  mois que j’étais sur mon lit), un médecin m’a dit :

-On sait maintenant ce que tu as, on va t’opérer !

Je suis parti à l’hôpital. On m’a fait absorber des produits, des somnifères ou je ne sais pas quoi. J’étais dans un état à demi inconscient. Cela ne m’était jamais arrivé d’être drogué. Je n’avais jamais expérimenté les psychotropes : dans ma vie, je n’ai guère pris de médicaments ; le seul médicament que je prends régulièrement, c’est du Bourgogne rouge, du Chablis ou des choses comme cela, un cigare de temps en temps, mais pas plus.

 

Mon opération a eu un effet incroyable. Je suis entré dans un état d’hallucination totale et prolongée. Ce jour-là, en rentrant chez moi, j’ai relu Le rêver de René Lourau, d’un trait, et j’ai tout compris d’un seul coup ; j’ai même commencé à rêver, alors que je n’avais jamais rêvé ; j’ai commencé un rêve que René Lourau aurait dû rêver, s’il avait voulu vraiment réussir son livre. Au réveil, j’ai écrit mon rêve, parce que R. Lourau décrit ses rêves, et que se lancer dans l’écriture d’un livre sur lui impliquait que je respecte le principe d’implication. Quand le produit a arrêté de faire ses effets, j’ai arrêté de rêver. J’étais retombé dans la déchéance d’un pauvre mec qui n’a pas d’inconscient.

 

Je me suis dit que j’allais comprendre René Lourau. Je me suis plongé dans la relecture de l’ensemble de l’œuvre de René Lourau, mais j’ai même été plus loin : pour la comprendre, je me suis mis à lire tous les auteurs lus par R. Lourau, ou même qu’il aurait pu lire. J’ai décidé de lire André Breton. J’ai acheté cent livres sur le surréalisme, et j’ai lu tous ces auteurs-là, d’un trait. C’est à cette époque que j’ai rencontré Kareen. Elle avait fait de la peinture, elle connaissait bien Dali, et elle m’a offert, pour mon anniversaire, Le journal d’un génie. Ce fut le point de départ, pour moi, d’une possible articulation entre la littérature louraldienne, le surréalisme et l’analyse institutionnelle.

 

Quand je vous raconte mon attitude au lycée, je vous montre que l’administration n’avait aucune pression sur moi, parce que je m’en foutais qu’elle me vire immédiatement. J’avais une profonde désinvolture de l’être qui passait aux yeux de beaucoup pour un comportement déviant. Je n’investissais pas sur l’Etat. Je ne faisais pas l’expérience de l’Etat inconscient. Contrairement à René Lourau, je parvenais à objectiver mes rapports à l’Etat. Je ne croyais pas à l’autorité. Je ne surinvestissais pas sur l’institué.

 

C’est une époque où je ne faisais pas trop la distinction entre le jour et la nuit ; parce que les élèves pouvaient venir dormir chez moi, je pouvais dormir dans la classe… Comme j’avais aboli la frontière entre le jour et la nuit, j’avais aboli tout ce qui fait qu’une institution scolaire empêche les élèves de se mettre en autogestion ; ainsi, j’acceptais qu’ils puissent se promener dans les couloirs pendant les heures de cours ; je leur faisais même des mots, pour les autoriser à aller boire des coups en ville pendant mes cours… L’administration ne comprenait rien.

 

Je m’aperçois à l’instant où je vous parle, que j’étais surréaliste depuis le début, que j’étais un dissocié peut-être, mais que j’avais un inconscient qui avait pris la place de la conscience. D’ailleurs, j’ai arrêté de me prévaloir d’une absence d’inconscient. J’ai dit à ceux qui étaient entrés dans mon discours précédent, que j’avais trouvé un inconscient, en bas d’une page d’une œuvre d’André Breton, je l’ai saisi et je crois que, depuis 2003, j’ai un inconscient, même s’il n’est pas trop dissocié de ma conscience.

 

Comment expliquer que je ne rêve pas ? Une hypothèse : l’absence de rêve nocturne viendrait du fait que je rêve ma vie, quand je suis éveillé. Les gens qui rêvent la nuit réalisent des projets qu’ils ne parviennent pas à vivre dans leur vie diurne. Moi, je vis tout ce que je peux souhaiter, parfois de façon différée, mais j’ai constamment le sentiment que ce que je désire va survenir. J’ai une confiance infaillible. Je pense que c’est un héritage familial, c’est-à-dire que je pense que j’ai une force qui plie le réel à mes désirs : donc, je ne vis pratiquement pas de frustration. Logiquement, je ne peux pas avoir d’énergie pour accomplir des désirs la nuit, que je ne réaliserai pas le jour. Du coup, la nuit, je dors. Je me repose.

C’est une hypothèse !

(Bruits dans la salle !).

 

Un jour, quelqu’un a dit de moi, et je conclurais là-dessus :

-On ne fera jamais faire à Remi Hess quelque chose qu’il n’a pas envie de faire !

C’est peut-être Lucette qui a dit cela ? Je ne me souviens plus.

Je pense qu’il y a très peu de gens qui s’autorisent à vivre leur désir.

Qui peut dire cela de lui ? Moi.

Lucette Colin a été ma directrice d’UFR. Elle avait conscience que l’on ne pouvait pas me gérer. Elle pensait que j’étais un professeur ingérable. Elle m’a dit, un jour dans son bureau, en tête à tête :

-Je voudrais quand même te dire que tu es le principal obstacle à la mise en place de ma politique !

 

Quand on sait, par ailleurs qu’elle est mon épouse depuis trente ans, on a envie de rigoler !

N’est-ce pas une belle chute ?

 

Augustin : Merci à vous, les étudiants, merci à toi, Remi !

 

(Fin de la troisième partie)

                        

Entretien organisé par Augustin Mutuale, Benyounès Bellagnech et

 Saida Zoghlami

réalisé en collaboration avec Kareen Illiade,

et transcrit par Aziz Kharouni

     Université de Paris 8-Vincennes à Saint-Denis

 Le jeudi 16 novembre 2006

 

 

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24 mars 2009 2 24 /03 /mars /2009 20:32

De la pédagogie institutionnelle au moment pédagogique

 


Autour de Remi Hess
(novembre 2006)

 

 

Benyounès : Donc, ma question serait celle-là : Remi Hess, as-tu conscience de cet apport important de l’interculturel, comme nouvelle dimension de l’analyse institutionnelle ?

 

Remi Hess : Avant de répondre à la question : « Est-ce que j’ai conscience de mon apport de l’interculturel au sein de l’analyse institutionnelle ? », je voudrais reprendre la genèse de ton intervention, tu dis que je suis quelqu’un qui a beaucoup publié, en tant que personne et en tant qu’éditeur. Juste avant que l’entretien ne commence, je venais d’apprendre que j’ai un nouveau bouquin qui est paru cette semaine dans une de mes collections. C’est vrai que c’est une activité extrêmement importante dans ma vie. On pourrait dire que j’ai réussi dans l’édition quelque chose que d’autres n’ont pas réussi, par exemple René Lourau : il aurait voulu diriger une collection, mais il s’est fait renvoyer par son éditeur, au bout de trois bouquins publiés.

 

En 1972, René Lourau a créé la collection « Psychothèque » aux éditions universitaires, avec Jean-Michel Palmier. Au bout de trois livres, son nom disparaît. La collection a publié plus de trente livres, mais Jean-Michel Palmier a continué tout seul. Je n’ai jamais demandé à René le détail du différend. En 1972, il a aussi commencé chez Anthropos, la collection « Contre-sociologie ». Il a publié Les analyseurs de l’Eglise de lui en 1972 et mon livre sur Les Maos, que nous évoquions tout à l’heure. Ensuite, cette collection n’a pas eu de suite. Pourquoi ? Je ne peux pas vraiment l’expliquer. Ce que je constate, c’est très difficile de réussir dans l’édition. Henri Lefebvre aussi a fait cette tentative de création de collection. Ce fut un échec. Peut-on dire que la collection que René Lourau a dirigée n’a pas réussi, parce que les éditions dans notre terrain sont des éditions qui ne sont pas rentables, qui ne touchent pas le grand public, etc. Je n’en suis pas sûr, car aussi bien le livre de René que le mien ont été épuisés. Ils se sont bien vendus. Il y a donc autre chose.

 

Le travail éditorial est un chantier délicat, qui demande beaucoup de persévérance et en même temps de souplesse, je dirai d’opportunisme en même temps que de détermination dans une ligne éditoriale précise. Comment faire vivre l’édition? C’est un problème délicat. En ce qui me concerne, pourquoi ai-je réussi là où mes maîtres ont échoué ? Quel a été mon secret ? Je peux dire que j’ai réussi dans l’édition, parce que j’ai intégré le paradigme de Freinet qui disait : il faut faire pour nos élèves les outils dont ils ont besoin pour apprendre.

 

En fait, ce que je fais avec les bouquins que j’édite, ce sont des polycopiés améliorés. J’essaye de répondre aux questions des étudiants d’aujourd’hui, avec des questions que les étudiants de l’année dernière ont posées. Ma méthode, c’est ça. Parfois, il y a trois ou quatre ans entre le moment où un livre est conçu, commandé, et le moment où il paraît, parce qu’on n’arrive pas à suivre à cette vitesse-là. Les livres que je commande à Kareen, à Augustin, à Benyounès, ou à des vieux profs de la fac, ont tous ce point commun de vouloir répondre aux questions que les étudiants se posent aujourd’hui. Et, j’essaye de faire coller le chantier éditorial à la pédagogie. C’est pour cela que j’apporte un carton à chaque cours. Je dis à mes étudiants :

-Voilà des trucs qui devraient vous parler. Cela correspond aux questions que se posaient les étudiants l’année dernière.

J’ai réussi à faire des éditions propres qui soient dans les librairies, etc.

R. Lourau ou G. Lapassade faisaient des polycopiés, des photocopies de textes. Il y a toujours eu cette méthode pédagogique dans l’analyse institutionnelle. Je l’ai simplement élevé, déplacé dans le monde de l’édition.

 

 Henri Lefebvre avait voulu créer une collection, il n’a jamais réussi à la faire. J’ai réussi là où d’autres ont échoué avant moi, même à l’intérieur de notre courant, mais si j’ai réussi, je peux remarquer que j’apportais des compétences autres : mes maîtres avaient constitué des œuvres, ainsi qu’une communauté d’auteurs, et moi en ayant fait douze ans de pédagogie du commerce (j’ai été professeur de commerce), j’ai réussi à trouver les mots qu’il fallait pour persuader un éditeur qu’il n’allait pas perdre d’argent dans ce chantier.

 

Ce n’est pas facile pour un intellectuel de faire cela, parce que les intellectuels sont très fiers de ce qu’ils produisent, mais ils ne savent pas parler à des commerçants ou à des artisans. Donc là, j’ai choisi l’interculturel. L’interculturel ce n’est pas seulement la rencontre des ethnies, mais cela peut être aussi la rencontre entre les métiers, le choix de travailler ensemble, entre des gens de métiers différents, des intellectuels, des artisans, des commerçants. Donc, je suis d’accord avec Benyounés qui me connaît très bien, car comme le disait Augustin « Benyounès fait partie de mes lecteurs nécessaires », c’est-à-dire qu’il lit mes journaux, avant même qu'ils soient tapés, donc il me connaît parfaitement.

 

C’est vrai que, quand on regarde un petit peu mon itinéraire, la pratique du journal, je crois que je l’ai porté plus loin que n’importe qui, mais en même temps, je ne l’ai pas inventée : G. Lapassade, M. Lobrot, R. Lourau avaient tenu des journaux. Je n’ai pas inventé cette pratique dans notre mouvement, même si j’ai beaucoup travaillé à la légitimer. Autre domaine que j’ai beaucoup labouré : la théorie des moments ; je l’ai portée plus loin qu’Henri Lefebvre ou que René Lourau mais, là encore, elle était là avant moi.

 

L’interculturel pourrait-il être mon apport spécifique ? On pourrait se dire : Remi Hess a réussi quelque chose que les autres n’avaient pas conçu. Mais là encore, je ne suis pas d’accord. Benyounès est trop gentil avec moi, car moi qui connais un peu le sujet, hier, dans ma conférence, j’ai dit :

-Raymond Fonvieille introduit la problématique de l’interculturel en 1954, dans sa classe où il disait à ses élèves : « Il faut arrêter d’être franco-français, on va se faire une correspondance scolaire avec une classe russe » ; lui qui ne parle pas russe, il décide d’échanger des lettres avec des élèves russes, justement pour explorer l’interculturel.

 

Je pense que j’ai travaillé beaucoup sur l’interculturel, c'est vrai, mais si on cherche bien, c’était déjà dans le mouvement Freinet, c’était déjà chez Fonvieille. J’ai trouvé des textes de René Lourau sur les interférences interculturelles. Il se questionnait, quand il était en Argentine :

-Les mots que j’utilise en France, puis-je les utiliser en Argentine ? Lorsque je parle d'intervention, les Argentins associent l’intervention à la survenance des militaires dans la vie privée des gens ! Donc, quand j’emploie ce mot d’intervention, ce qu'entendent les Argentins, ce n’est pas l’intervention socianalytique de Patrice Ville, c’est autre chose. Ils contextualisent le mot autrement, etc. Peut-on utiliser les mêmes mots en France et en Argentine ?

 

Ces questions introduisent l’interculturel comme niveau de l’analyse institutionnelle, voire de l’analyse multiréférentielle à laquelle Jacques Ardoino s’était attaché. Ces questions relèvent de l'herméneutique. René Lourau s’est posé ces questions, qu’avec Gaby Weigand, nous avons aussi énormément travaillé, sur le terrain franco-allemand. Gaby m’a parlé de l’« horizon des mots » dès 1985, qui, comme toutes les thématiques de l’« herméneutique » la travaillait très fortement.

 

Donc, par rapport à la question de mon apport à l'analyse institutionnelle, je pense que je n’ai rien inventé du tout. J’ai simplement porté plus loin des moments qui étaient là dans notre mouvement. Je vais chercher, quand même, pour savoir si j’ai inventé quelque chose. Je pense que j’ai simplement poussé plus loin certaines choses, davantage que les autres. Je pense que ma richesse, mon génie, c’est d’avoir reconnu des maîtres ; c’est-à-dire, Henri Lefebvre, je devais apprendre beaucoup de lui ; Georges Lapassade, il a fait beaucoup, je vais apprendre beaucoup de lui ; René Lourau, c’est la même chose. J’accepte d’avoir des maîtres. Il y a beaucoup de gens qui refusent d'avoir des maîtres, y compris dans l’AI. Par exemple mon épouse, Lucette Colin, dit : « Je n’ai pas de maître ! Ni dieu ni maître ! » Elle est un peu anarchiste !

 

Et moi, j’accepte tous les dieux et tous les maîtres. C’est une autre posture ! J’accepte de seconder tout chef de chantier qui travaille un moment que je veux partager.

 

 Je me suis converti au culte de «Emanja», une déesse brésilienne, la déesse de la mer. Au Brésil, vénérer Emanja, cela ne m’empêche pas du tout d’être catholique ou protestant ou communiste, le polythéisme ne me dérange pas du tout, non plus. Si vous voulez, je suis plutôt pour accepter ce que les autres peuvent m’apporter. Je ne vais pas m’aliéner à leurs pensées, je ne vais pas faire le ramadan parce que je trouve cela contre-productif pour moi. J’ai de la chance d’être catholique de naissance, et puisque je refuse le carême chez les Catholiques, je ne vais pas faire le ramadan. Je préfère prendre dans chaque religion ce qui peut me faire jouir, ce qu'il a de jouissif ou productif pour développer ma personnalité.

 

Dans la religion catholique, on nous a inventé le péché : Jésus pardonne les péchés. Dans cette période difficile, je suis d'avis qu'il ne faut pas mettre notre Sauveur au chômage. Puisque son job, c'est de pardonner les péchés, j'accepte cette religion du péché. J’accepte de faire des péchés pour permettre à Jésus de faire son boulot, donc de les pardonner : à chacun son job.

 

Ainsi, je m’invente une religion avec des choses sympas. Si j'entends des prêtres qui disent que les dieux nous demandent de faire des choses que je juge « connes », je refuse parce que ce n’est pas possible que Dieu, qui est l’intelligence suprême, nous propose des choses « connes ». Je refuse tout ce que les prêtres et les ayatollahs disent sur ce que Dieu pense, parce que moi j’ai une relation intime à Dieu, beaucoup plus proche que ce que disent les prêtres et les ayatollahs, qu’ils soient catholiques, protestants ou autres. Je me suis fait ma religion. Cela dit, j’accepte les maîtres. Si j’accepte de dire ceci, je le dois à Lefebvre qui, dans Le manifeste différentialiste, refusait la standardisation. Il encourageait chacun de nous à cultiver ses différences. Je ne cache pas mes sources.

 

Il peut m’arriver de prendre les idées de quelqu’un, par exemple la théorie des moments. Vers 1994, j'étais tellement dedans que j’ai cru l’avoir inventée. C’est, après, quand j’ai relu La somme et le reste d’Henri Lefebvre, que je me suis dit :

-Comment ai-je pu oublier qu’il avait écrit 300 pages sur la théorie des moments ?

Parfois, on est tellement dans une théorie que l'on en oublie ses sources. On a tellement intégré le discours de l'autre, que soi-même, on l’explique mieux que l’autre : à un moment donné, on est content quand même de retrouver la référence à l’autre, dans la mesure où cela permet de percevoir le continuum, et la spécificité de notre posture, par rapport à celle de notre maître. Mon expérience, c’est d’avoir accepté d’être disciple : à partir du moment, où l'on a accepté d’être disciple, on peut devenir maître à son tour, parce qu'on peut accepter quelqu’un qui vous propose de travailler avec vous : vous savez ce que qu'on peut attendre d'un maître.

 

Je ne dois pas tout à Henri Lefebvre, je ne dois pas tout à Georges Lapassade, je ne dois pas tout à René Lourau. René Lourau m’énerve dans certains contextes, Georges Lapassade aussi, Henri Lefebvre aussi. On n’est pas maître dans toute sa transversalité, mais sur un, deux ou trois moments : sur ces terrains spécifiques, j’accepte un chef de chantier. Raymond Fonvieille a été mon maître dans la  relation à la classe, René Lourau dans la construction du dispositif, Georges Lapassade dans l’étude de la bureaucratie, Henri Lefebvre dans la théâtralisation pédagogique, etc. Dans mon optique, on peut multiplier les maîtres, on peut multiplier les Dieux ; on est très libre, parce qu’on peut jouer un maître contre un autre. La liberté, c'est de pouvoir changer régulièrement de chef de chantier.

 

Dans telle religion, on demande de faire ceci ; telle autre demande le contraire : on peut choisir ce qui nous arrange aujourd’hui, comme ça, on est tranquille. Plus on a de maîtres, plus on est libre, plus on est reconnu comme un Saint, un membre de la communauté de référence, dans des moments très différents, plus on est soi-même un Dieu, c’est-à-dire, plus on est un être impliqué, plus on s’accepte comme quelqu’un de différent des autres.

 

L’humain est justement quelqu’un qui accepte ce qui le rapproche des autres et qui accepte aussi de dire, je ne suis pas les autres ;  c’est-à-dire, toi, tu n’es pas Kareen, moi, je ne suis pas Augustin. On arrive sur terre à des moments différents, on ne fait pas les mêmes choses, Kareen ira plus loin que moi dans certains domaines. Augustin est plus loin que moi dans le domaine de la philosophie, j’ai assisté à sa soutenance de thèse ;  je ne comprenais rien des débats qui se déroulaient entre les profs et lui. Je me suis dit :

-J’ai fait vingt ans de philosophie et je n’arrive pas à suivre, je suis dépassé.

Mais, cela n’est pas grave, il faut accepter d’être dépassé par l’avant, et d’être dépassé par l’après ; c’est-à-dire concrètement pour revenir à la question de Benyounès, de reconnaître le moment interculturel comme là avant moi, et d’accepter de m’inscrire dans ce continuum interculturel.

 

Dans le continuum interculturel, j’ai beaucoup travaillé, j’ai beaucoup fait avancer les choses. Au départ, cela venait de la problématique franco-allemande de notre famille alsacienne, ensuite il y a eu Paris 8 et la découverte du mondial à travers les étudiants. Le franco-allemand reste tout de même mon ancrage de base dans la problématique interculturelle. Ainsi, la chose dont je suis fier en ce moment, c’est ma correspondance franco-allemande avec Gaby Weigand, c’est-à-dire qu’une Institutionnaliste, une pédagogue, puisse m’écrire en allemand depuis des années, et que je lui réponde en français, c’est pour moi une grande fierté. Quand je relis nos lettres, je m’aime, je nous aime. On a vraiment apporté notre pierre au continuum institutionnaliste. On arrive à se comprendre, mais quand on ne se comprend pas, on comprend pourquoi on ne se comprend pas ; ça, c’est très intéressant. L’interculturel, ce sont pour moi des personnes, des groupes, des problématiques très concrètes. En échangeant avec Gaby, j’ai toujours la curiosité de savoir si un moment que je vis en France, est transposable dans le contexte allemand ou pas. Et si c’est non, j’essaie de comprendre pourquoi. Est-ce que j’ai répondu à ta question ?

            Un étudiant
: Vous avez dit que vous remplacez un mot par un autre, vous parlez du moment pédagogique plutôt que de situation pédagogique. Quelle différence ?

 

Augustin : Justement, il y a un débat sur situation et moment…

 

Remi Hess : J’ai réfléchi à cela, j’ai consacré la deuxième partie du livre que j’ai écrit avec Gaby Weigand à cette question. Dans La relation pédagogique (il est épuisé ; on ne le trouve plus aujourd’hui, mais peut-être il va réapparaître un de ces quatre), nous distinguons situation et moment. Il faut éclaircir et expliciter cela : situation et moment.

 

Pour nous, une situation, c’est quelque chose de nouveau, c’est quelque chose dont on ne maîtrise pas les éléments. Cela survient dans ta vie à l’improviste : par exemple quelqu’un t’agresse dans un couloir de la fac, tu n’as pas prévu l’agression, tu réagis, tu improvises.

 

Par contre, le moment est une sédimentation de situations antérieures bien appropriées, construites comme expériences ; ce qui fait du moment une forme sociale qui est presque devenue routine. Prenons l’exemple du cours ; je répète mon cours tous les ans dans la même salle. Cette année, je suis monté au premier étage ; d’habitude, c’était au rez-de-chaussée. La semaine dernière, je suis arrivé en retard, parce que je cherchais mon cours au rez-de-chaussée, en C022. J’avais complètement oublié que j’avais changé de salle. Quand on est ritualisé, quand on est sécurisé dans une forme sociale qui se reproduit, même avec des variantes, on parle de moment.

 

La situation surprend. Ainsi, au lycée, il y a un inspecteur qui arrive, il perturbe la vie de la classe. On ne peut pas faire classe comme d’habitude. Je suis obligé de mettre mes habits du dimanche, par exemple.

 

Beaucoup employaient le concept de situation dans le sens d’un moment ; ainsi, les Situationnistes, un groupe qui polémiquait avec Henri Lefebvre, disaient qu’ils étaient les théoriciens de la situation ; en fait, il y avait beaucoup de moment dans leur situation. Je ne peux pas rentrer dans le détail des discussions situationnistes, mais j’ai écrit un chapitre sur eux, dans mon livre Henri Lefebvre et l’aventure du siècle (Paris, Métailié, 1988, 360 pages).

 

Dans La relation pédagogique, nous abordons également le concept de situation dans  le contexte de l’interactionnisme symbolique. Sur le terrain de la pédagogie, dans le livre de Lapassade, Microsociologie de la vie scolaire, il y a une très bonne présentation du courant des situationnistes pédagogiques. Je pense qu’ils n’ont pas connu le concept de moment, c’est la limite de leur courant intellectuel, ils donnent beaucoup d’importance à l’ici et maintenant, mais ils n’étudient pas assez comment les choses s’inscrivent dans l’historicité. Par exemple vous, vous pouvez croire que les universités ont toujours existé : aujourd’hui, il y a 70% d’une classe d’âge qui passent le baccalauréat. On peut dire que tout le monde peut avoir le bac. Moi, quand j’ai passé le bac, il n’y avait que 8% des élèves qui passaient le bac. Donc, il fallait voir que l’université était pratiquement interdite aux gens qui n’étaient pas des favorisés sociaux. On peut croire que la fac, telle qu’elle existe, a toujours existé, mais non, c’est très récent, c’est très conjoncturel. Donc, je pense qu’il faut toujours historiciser les situations. Si on se met à historiciser les situations, on travaille le moment, c’est-à-dire, d’où l'on vient et où l'on va.

 

Je me pose une question :

-Si je pars en retraite demain, est-ce que la réalité de la  fac va changer? Est-ce que les gens vont reprendre mes thèmes de cours, comment cela va se passer après moi ? Ce n’est pas seulement : d’où je viens ? de qui je suis l’héritier ? mais suis-je parvenu à transmettre ce que je sais, mon métier par exemple, à des gens qui vont le continuer ? Il y a des métiers qui s’arrêtent, parce qu’on n’a pas formé des gens pour continuer.

 

Ainsi, les psychosociologues ont pratiquement disparu de l’université française, alors qu’ils étaient très importants dans les années 1968-1970. Ils n’ont pas formé de jeunes, ils n’ont pas su transmettre : finalement, c’est une discipline qui va disparaître dans cinq ans. La plus jeune psychosociologue, Florence Giust-Desprairie (qui a trois ans de moins que moi), n’a cité dans ses livres que des gens morts. Jamais, elle n’a cité un contemporain ou quelqu’un de plus jeune. Ce fait vient d’une névrose fréquente à l’université, que l’on pourrait synthétiser dans la formule de ma grand-mère Suzanne Hamel : après moi, le déluge ! L’histoire de la psychosociologie s’arrête avec Florence. Elle a été avalée d’un côté par la psychologie et de l’autre par la sociologie. Ce que j’ai pointé chez Florence, on le retrouve chez tous les autres psychosociologues de la génération d’avant. Ils n’ont pratiquement jamais cité G. Lapassade, R. Lourau ou moi-même, alors qu’un livre comme Groupes, organisations, institutions, de Georges Lapassade, dont la cinquième édition est parue en 2006, est l’un des plus grands livres de la psychosociologie.

 

Si les institutionnalistes ne se battent pas pour défendre leur paradigme, alors ce paradigme sera absorbé par la sociologie ou par autre chose. Si on veut défendre une identité, il faut vraiment penser au continuum : d’où l’on vient, et surtout où l’on va ?

 

Ces questions me semblent très importantes. Les situationnistes, en général, et les psychosociologues en particulier, sont des gens qui ne vivent que dans l’ici et maintenant. Certains ethnographes tombent aussi dans ce travers : ils ne voient pas les continua dans lesquels ils pourraient s’inscrire. Le courant américain ou anglais pourrait tomber sous le coup de ma critique, excepté Peter Woods, qui sait faire une place aux biographies d’enseignants, donc à une certaine forme de pensée de la durée, de la temporalité. Chez cet ami, il y a une reconnaissance de l’importance des histoires de vie.

 

Je veux montrer une tendance : certains collègues sont davantage dans l’ici et maintenant que dans l’historicité. Comme on me l’a soufflé tout à l’heure, sous l’influence de G. Lapassade, j’ai eu parfois cette tendance jusqu’en 1985…. C’est ma rencontre intellectuelle avec Gaby Weigand, et à partir d’elle avec tout le courant de la Geistswissenschaftpädagogik, qui ont réveillé mon sens de l’histoire. Je leur dois d’avoir pris conscience de la nécessité de penser le moment. Quand j’étais jeune, j’étais heureux dans l’ici et maintenant, j’étais spontanéiste, je vivais dans le présent immédiat, probablement en rébellion contre le poids de l’histoire qui avait pesé sur ma famille. En 1978, dans Centre et périphérie, j’emprunte à Henri Lefebvre la notion de moment ; mais à ce moment-là, le concept n’est que spatial, anthropologique, et je ne lui donne pas de dimension historique.

 

Alors que je faisais du terrain avec elle, Gaby Weigand m’a expliquée qu’il fallait se rendre compte de l’horizon des mots qu’on emploie. Quand j’emploie un mot, quand j’utilise un mot, il a toute une histoire derrière ? Et si j’utilise ce mot-là, il est entendu par les gens de façon inconsciente, avec cette histoire qui constitue la transversalité de ce mot. Vous voyez : pédagogie n’est pas éducation, ce n’est pas formation, chaque mot a des nuances, il faut que je sois précis, et si je suis précis dans ma langue, c’est que j’ai conscience du contexte sémantique des mots que j’emploie, d’où ils viennent et vers où je puis les faire aller. Quand je réfléchis aux mots, j’ai de l’historicité quelque part. Et cette historicité n’est pas la même d’un pays à l’autre. Le mot pédagogie ne signifie pas la même chose en Allemagne et en France.

 

Par exemple, Augustin s’interrogeait sur l’intérêt du moment pour le prof de maths, pour le prof de français ! Regardez ce livre-là : j’ai été choqué quand j’ai vu le titre Essai sur l’emploi du temps. Kareen Illiade en a modernisé l’orthographe. L’orthographe de 1808 était  tems, et non temps. Comme j’ai lu l’original plusieurs fois, je me suis habitué à voir le temps sans « p ». Donc, il y a un endroit, où on a mis le titre modifié parce que l’on a craint que les libraires disent : « vous avez fait une faute, vous êtes cons ». Le titre original, l’orthographe antérieure, on l’a cité ensuite, dans une page intérieure, mais il faut ouvrir le bouquin. Ce que je veux dire, c’est qu’il y a une histoire de l’orthographe. C’est important que les élèves sachent que les grands professeurs, que l’on respecte comme de grands penseurs faisaient des « fautes d’orthographe » dans leurs livres. Si l’on ouvre ce livre de 1808 de Marc Antoine Jullien, avec les yeux d’aujourd’hui, on va se dire que son bouquin est truffé de fautes d’orthographe. Il emploie des mots à orthographe variée et aléatoire ; ainsi, il emploie trois orthographes  différentes pour le même mot, selon les passages.

 

Il faut rendre compte de cela. Il faut montrer aux jeunes que ce sont des Instituteurs (des gens qui instituent, comme le souligne R. Lourau), qui ont dit : on va se mettre d’accord pour une orthographe du Français. Ils ont inventé l’orthographe du Français entre 1840 et  1900. Cette orthographe n’a aucun sens, sinon d’être une institution. Ils ont rendu l’orthographe difficile pour faire chier les élèves. Ils étaient de structure psychologique sadique. Pour que partout en France, en Afrique, partout où on parle le français, les gens en chient pour faire leurs devoirs et autres, ils ont conçu ce système étrange qui passe aujourd’hui pour naturel. Pourquoi est-ce beaucoup mieux d’écrire «temps», plutôt que tems, tem ou ten tout court, pourquoi mettre un P et un S. On pouvait simplifier cela. La France a mis en place une école pour unifier la Nation, et cette école-là, elle l’a confiée à des sadiques. On a souffert de cela. A d’autres moments, le système scolaire a été confié à des obsessionnels ou à des paranoïaques. Qui fait cette histoire ? L’anthropologie historique a laissé ces questions de côté, la socio-histoire ? Non, il faudrait une psycho-histoire des institutions !

 

En Allemagne, l’influence sadique était forte également, car, à cette époque, les sadiques germains obligeaient leurs enfants à écrire en gothique. Quand vous voyez un peu l’écriture gothique, vous pouvez comprendre la difficulté pour un enfant de 6 ans d’entrer dans cette graphie, très belle par ailleurs ! Combien de coups de bâton les enfants ont-ils reçu au 19ème siècle, parce qu’ils ne savaient écrire en gothique, c’est terrible ! Les gens qui ont inventé l’école, telle qu’on la connaît aujourd’hui, il faut reconnaître qu’ils étaient des pervers d’espèces variées : des fétichistes, des maniéristes, des sadiques. Ils sont parvenus à trouver une population d’élèves qu’ils ont éduqué au masochisme.

 

Dans le continuum de l’autogestion pédagogique (qui remonte avant cette prise de pouvoir institutionnelle par les sadiques), nous avons refusé le masochisme. On a imaginé une pédagogie qui avait le respect de l’enfant, de la personne. On a pensé que l’on pouvait transmettre la lecture et l’écriture sans sadisme. On s’est inscrit dans la tradition du Gai savoir.

 

Donc, à un moment (il revient dans un mouvement d’éternel retour), on dit : « il y en a marre », on ne veut plus pratiquer cette pédagogie mortifère. Moi, par exemple, je ne baisse pas une note à un étudiant qui me rend un travail avec des fautes d’orthographe, j’essaie de comprendre pourquoi il fait des fautes ; s’il veut éditer ses textes, il vaut mieux qu’il n’y ait pas de fautes, mais s’il veut seulement communiquer, ce n’est pas grave qu’il fasse des fautes. Dans un premier temps, l’essentiel, c’est qu’il développe une pensée.

 

Mes maîtres, à moi, m’ont toujours considéré comme un âne, parce que je faisais des fautes d’orthographe. J’ai retrouvé des copies en 5ème où je faisais trente fautes par page ; j’avais toujours zéro à mes devoirs. Vous voyez, cela n’a aucun sens aujourd’hui de faire ça. Je pense qu’historiser les idées, historiser les disciplines, historiser l’orthographe, historiser la pédagogie, prendre conscience que le niveau d’aujourd’hui est autre chose que le niveau d’hier, et que tout a changé. On ne peut pas dire que le niveau baisse ou que le niveau monte etc., cela n’a pas de sens. On est dans des moments différents, des contextes différents. Dans la logique herméneutique qui est la nôtre, il faut historiser, il faut remettre les choses dans leur contexte, et essayer de comprendre ces contextes.

 

Kareen : Quand j’ai fait ma recherche de DEA sur le journal, j’ai repris quelques mots, des mots qui changent leur orthographe. Je me suis aperçu de l’évolution de l’orthographe et que l’évolution de la définition du mot coïncidait, parfois, à une évolution d’époque. Par exemple, le journal en tant que journal, en tant que diarisme, est fort présent au moment de la Révolution, parce que l’individu est plus valorisé, et qu’on ressent le besoin de construire l’individu. J’ai trouvé cela intéressant en essayant de comprendre l’orthographe, en suivant l’histoire de certains mots, j’ai compris tous les mouvements qui ont été liés à un mot. J’ai compris le passé de certaines choses. J’ai trouvé cette enquête très instructive…

 

Remi Hess : Comprendre l’horizon d’un mot, c’est comprendre ce qu’il y a derrière et devant un mot. On peut choisir des mots plutôt que d’autres mots. Par exemple, tu parlais de l’éducation littéraire, il y a un mot synonyme de chosification c’est réification, dans le marxisme, on parle de réification. Pourquoi, je dis chosification, pourquoi je dis parler, pourquoi, je dis causer, souvent, j’écris causer au lieu de parler. Causer, c’est du langage parlé, ce n’est pas du langage écrit. Pourquoi j’écris avec des mots du langage oral dans mon écriture ? Pour faire de la provocation par rapport aux maîtres que j’ai eu dans le temps ? Je me dis :

-Tiens, s’ils voyaient cela, ils attraperaient une jaunisse les pauvres !

En tant qu’auteur, je joue avec la langue.

 

Un jour, un jury littéraire franco-italien m’a délivré un prix littéraire qui s’appelle Operaione, (« le gros ouvrier », c’est la traduction de l’Italien), parce que j’écris comme un « gros ouvrier ». C’était une plaisanterie de la part de mes amis (qui montraient par là même qu’ils me lisaient), parce qu’ils étaient un peu scandalisés de la façon dont j’écrivais. Selon eux, je ne rendais pas du tout scientiste mes écrits, parce que j’écrivais comme je parlais. Pour moi, c’était un choix de lutte, c’était un choix de combat. La langue, c’est une institution dans laquelle on peut faire jouer l’instituant de façon permanente. Je puis y faire la révolution ! Je pense que mes étudiants me comprennent mieux, si j’écris comme je parle, plutôt que si j’écris comme Michel Foucault ou Durkheim et les autres. Je n’ai pas envie d’écrire comme ces gens…

 

J’ai envie d’écrire pour que les gens des banlieues me comprennent. C’est un désir pieux puisque mes livres sont peu lus dans les banlieues. Je ne suis pas lu par les gens qui vivaient avec moi dans la Cité du Chemin vert, où j’ai grandi à Reims !

 

J’ai une amie qui me traduit en allemand, en changeant aussi le registre de discours que j’emploie. Elle ne garde pas mon style, restituant les idées, mais dans le style le plus académique. C’est une trahison que je juge bien sympathique, de sa part : c’est l’implication de la traductrice, qui met sa marque, puisqu’elle est une grande intellectuelle germanique.

 

Augustin (s’adressant aux étudiants) : Les livres de Remi Hess se trouvent à la bibliothèque. Centre et périphérie et La relation pédagogique (écrit avec Gabriele Weigand), sont des livres qui sont à lire et qui sont à la bibliothèque, mais par rapport au parcours de Remi Hess, ce sont des livres de fondement ; après il y a d’autres livres qui sont très intéressants. Mais si vous voulez rentrer dans la pensée de Remi, dans la pensée de tout ce qui est questionnement sur la relation pédagogique, ces deux livres peuvent vous permettre d’avoir des matériaux qui peuvent vous intéresser, parce que l’on trouve dans ces livres des idées qui ont été reprises un petit peu dans les autres livres, et surtout ont été reprises par d’autres courants.

 

Benyounès : Excuse-moi, juste une parenthèse, il y a aussi Chemin faisant et Le Lycée au jour le jour.

 

Augustin : Le lycée au jour le jour, c’est un petit bijou ; justement en parlant de Chemin faisant, Roman institutionnel d’un ethnosociologue de l’éducation, je voudrais signaler deux livres faits par Remi avec Christine Delory dont Le sens de l’histoire qui est son histoire de vie, à travers la description de 18 moments. Comment de la posture d’élève devient-on enseignant ? Je pose la question à Remi ! Comment en tant qu’élève, ancien élève, avec ce moment vécu en tant qu’élève, comment cette histoire, cette biographie en tant qu’élève, on peut la transformer et devenir un enseignant autre que les autres ? Est-ce qu’il y a dans l’enseignant qui est Remi aujourd’hui, l’élève qu’il était, et comment, en tant qu’élève qu’il était, il regarde les élèves, les étudiants que nous sommes aujourd’hui, est-ce qu’il y a un lien entre lui élève, et lui enseignant ?

 

Remi Hess : « Mauvais élève, certes, je l’ai été », je crois que c’est la première phrase de  Chemin faisan, j’ai beaucoup réfléchi à cette phrase-là : certes mauvais élève, je l’ai été, mais c’est du passé. Depuis, je suis devenu bon élève. J’ai une expérience de bon étudiant. Ma rencontre avec René Lourau a été décisive. Et pour montrer à quel point ce que je dis n’est pas une figure de rhétorique, que j’ai vraiment été un mauvais élève, je vous avouerai que j’ai redoublé mon CM2, ma troisième et ma première année de fac. Même en France, pays qui a le record du monde du redoublement, il y a très peu de gens qui peuvent se prévaloir d’une si mauvaise scolarité. Donc, j’étais un mauvais élève, mes parents étaient effondrés, tristes, je ne sais pas comment le dire, mais j’ai été le malheur de mon père et de ma mère, surtout de ma mère, de mon père aussi, parce qu’ils avaient été de bons, d’excellents élèves et que la vie difficile qui fut la leur les avait empêchée de faire des études.

 

Ma mère, alors qu’elle était la première de sa classe, a arrêté l’école à l’âge de quinze ans, parce que son père avait quitté le domicile conjugal. Elle était l’aînée d’une famille de quatre enfants. Elle était obligée de se faire embaucher et de travailler pour élever ses frères et sœurs ; sa mère ne travaillait pas. Donc, ma mère aurait rêvé de faire des études ; quand elle a grandi, elle a appris le piano, par elle-même, elle a appris l’anglais ; elle a suivi des cours du soir, etc. C’était une bonne élève. Et, elle avait le rêve que ses enfants deviennent de bons élèves ; qu’ils réalisent ce qu’elle n’a pas pu faire.

 

Mon père avait été premier du canton au certificat d’études, et donc il avait droit à une bourse pour quitter l’école primaire pour aller au lycée. Il avait passé le certificat à treize ans. Comme il était âgé pour entrer en sixième, on l’a mis en cinquième. Il n’avait pas fait le latin en sixième ; il était dans une classe où l’on faisait du latin et de l’allemand ; il avait donc sauté la première année ; malgré ses efforts, il n’a jamais rattrapé son retard et il a échoué au premier bac, bien qu’il soit inscrit au tableau d’honneur… Le discours entendu à la maison était : l’école, c’est catastrophique, cela rend malheureux, parce que si on est bon élève, on ne peut pas faire des études, parce que la vie vous empêche d’y aller ; ça c’est  le discours de ma mère ou le discours de mon père. Le message que j’ai entendu : même si on est très bon, on est quand même mauvais ; l’institution vous rejette.

 

Il faut dire que mon grand-père était un peu limité parce que, au lieu de faire redoubler mon père en première, il lui a dit : « Tu es trop con, maintenant, tu vas aller bosser ». Mon père a travaillé comme ouvrier, alors qu’il avait atteint le niveau de première, à une époque où moins d’un pour cent des élèves allaient au lycée. Ce fut une expérience assez frustrante, surtout quand elle s’ajoute au vécu de la Guerre de 1914 entre 5 et 11 ans, et de la Guerre de 1939-45 comme prisonnier de guerre en Allemagne…

 

Ces biographies-là sont des biographies de certains d’entre vous. Aujourd’hui, il y a une deuxième chance ; à l’époque, il n’y avait pas de deuxième chance, pas d’éducation tout au long de la vie, organisée. Donc, mes parents n’arrivaient pas à comprendre comment, placés dans de bonnes conditions, je n’arrivais pas à étudier ; alors, ils me changeaient toujours d’école. J’ai fait sept écoles différentes entre mon entrée à l’école et mon bac par exemple. Ils pensaient que c’était l’école qui ne marchait pas, donc ils me changeaient d’école. Certes, j’étais mauvais élève, mais je comprenais bien comment fonctionnaient les Institutions pédagogiques. J’ai fait l’ethnologie du système éducatif, en tant qu’élève. Je me suis aperçu qu’à chaque école correspondait un projet d’établissement, parce que mes parents me mettaient chez les Chanoinesses de Saint-Augustin, à l’école des Frères, chez les Jésuites, une fois à la Providence, qui était une institution diocésaine. Je connais parfaitement toutes les congrégations, et leur singularité pédagogique, je les ai toutes faites. J’ai fait le lycée de garçons, j’ai fait le lycée de filles ; c’est pour vous dire, que je connais tous les dessous de l’éducation, du primaire au secondaire ; c’était l’époque où l'on avait des blouses au lycée : les filles portaient des blouses et, nous, on ne savait pas si on devait porter des blouses roses ! Nous n’étions que sept garçons au lycée. Je me suis très bien amusé cette année-là ; c’était extraordinaire. Mais, j’étais un mauvais élève ; j’étais le dernier de la classe, pas vraiment le dernier, car il y avait toujours un élève derrière moi ; quand j’étais avant, avant, avant-dernier sur trente-quatre, j’étais vraiment heureux, j’étais très content.

 

J’ai bénéficié d’une très bonne formation en Sciences de l’éducation, à une époque où elles n’existaient pas encore, dans l’université française. Je ne sais que dire de ma formation dans le secondaire. Un des éléments, à mon avis, de mon échec à l’école, était sociologique. Je vous ai dit que l’année où j’ai passé mon bac, il y avait huit pour cent des élèves qui allaient au Bac. J’ai fait du latin et du grec ; mais mes parents n’avaient pas intégré la culture secondaire.

 

Nous sommes originaires d’une famille qui a été massacrée par les guerres. Mon grand-père avait une bibliothèque, mais en 1914, sa maison a été bombardée : tout a brûlé. Il n’en restait rien le soir du 19 septembre 1914. Je ne sais ce qu’il avait comme bibliothèque. Ensuite, jusqu’en 1927, ils ont vécu à cinq dans une maison de deux  pièces, du fait que toutes les maisons ont été effondrées après la guerre : à Reims, il ne restait que 22 maisons en 1918. Donc, la vie d’écolier ou de lycéen de mon père n’a pas été très facile. Mon père a vécu toute son enfance de 1909 à 1927. De zéro an jusqu’à cinq ans, il a été heureux, et de cinq à trente ans, il vivait dans des conditions de survie. Il ne vivait pas dans des conditions de vie normales pour réussir. Lui-même, il n’avait pas eu accès à la littérature, il n’avait pas de livres chez lui. Mon père a fait toute la Guerre de quarante, comme prisonnier de guerre. Il a été mobilisé en 1939, il est rentré en 1945 ; je suis né en 1947, mes parents étaient très pauvres. C’était la merde quoi, il n’y avait pas de quoi se loger, on a revécu, à nouveau dans deux pièces entre 1945 et 1953.

 

On a commencé à bien vivre, au niveau de l’espace, quand mes parents ont trouvé une maison ouvrière, avec un jardin : on avait six pièces ! On était six personnes et il y avait six  pièces ! Cela nous a paru immense. C’étaient des petites pièces, mais c’était génial. Ma mère paraissait heureuse ; nous avons été très heureux. On était dans un quartier ouvrier, et ils me mettaient dans une école du centre : je faisais deux kilomètres pour aller à l’école. Dans la cité, j’étais avec des enfants qui ont commencé à travailler à treize ans, qui étaient ouvriers d’usine, qui avaient des mobylettes. Et, moi, j’aurais préféré avoir une mobylette et avoir un couteau pour me battre au couteau ; parce que l’on se castagnait, plutôt que d’aller à l’école faire du latin et du grec !

 

Mes parents me mettaient chez les Jésuites où les élèves n’étaient pas des gens comme moi ; c’étaient des enfants du XVIe arrondissement de Paris, qui prenaient le train le dimanche soir, parce qu’ils étaient internes ; moi, j’étais externe là-dedans. Je n’avais aucun rapport avec ce milieu… Pourquoi ai-je atterri dans ce collège ? Parce que mon père avait été en colonies de vacances avec le recteur de cet établissement ; un jour, il avait rencontré le recteur sur un marché. Le recteur lui demande s’il a des enfants et mon père lui répond :

-J’ai des enfants, j’ai des problèmes avec mon fils aîné, il ne veut pas apprendre.

Le recteur lui propose de me prendre. Du coup, j’étais le petit pauvre dans une école de bourgeois. Je ne sais pas si vous avez fait cette expérience-là, mais ce n’est pas facile. Vous êtes avec des gens qui sont très riches, qui viennent à l’école en Rolls et vous, vous avez du mal à avoir des chaussures qui ne soient pas trouées… Ma mère faisait attention à ce que je sois bien habillé, mais quand même. Le soir, vous rentrez dans un quartier où les gens se castagnent, ils voulaient voler mon sac, c’était la banlieue quoi ?

 

Donc, le tiraillement entre le centre et la périphérie, je l’ai expérimenté de l’intérieur ; j’ai fait un livre qui s’appelle Centre et périphérie. En écrivant ce livre, j’ai repensé à cette espèce de mouvement permanent que j’ai fait entre le centre et la périphérie. Je n’ai pas vraiment appris le latin et le grec, je me sentais très mauvais dans ces matières-là ; je n’ai pas eu le sentiment d’apprendre l’anglais, j’ai pu être bon en géométrie une année ou deux ; j’étais bon en dessin et en gymnastique, mais cela avait de très faibles coefficients. J’étais totalement inadapté, on ne m’expliquait pas les histoires de coefficients, c’est-à-dire, vous avez deux matières à travailler, c’est les Maths et le Français de la sixième à la troisième ; moi, c’était les deux seules matières que je ne travaillais pas.

 

Donc, j’ai appris beaucoup de choses sur le fonctionnement des institutions, le fonctionnement de l’école, le fonctionnement des classes sociales, les origines de classes, les positions de classes, les aspirations de classes. Quand j’ai lu cela chez les disciples d’Althusser en 1968, j’ai su que j’avais compris de l’intérieur toute cette réalité, qu’il suffisait de mettre des mots un peu savants sur ces expériences pour être sociologue. Pour moi, ce n’était pas une pratique théorique, mais une expérience pratique. Il me manquait encore les concepts théoriques pour mettre tout cela en forme. J’ai fait sociologie pour essayer de comprendre comment je pouvais conceptualiser mon expérience. Je voulais comprendre comment fonctionnait la société, pour essayer de m’en sortir, essentiellement au niveau psychologique.

 

Quand j’ai commencé à étudier l’Analyse Institutionnelle, j’ai trouvé les concepts qui correspondaient à l’analyse de la position que j’avais, c’est-à-dire, j’ai compris que j’étais un bourgeois dans ma banlieue et j’ai été un prolo chez les Jésuites. La situation qui constituait mon destin : je serais toujours un médiateur social, c’est-à-dire que je serais entre deux classes, entre deux cultures, entre deux milieux, entre deux âges, aussi, car, comme je l’ai expliqué, on me prenait pour un vieux, quand j’étais jeune et l'on me prend souvent pour un jeune parmi les vieux. Je n’arrive même pas à occuper mon âge ; je suis un dissocié, j’ai des problèmes de construction de ma personnalité. Tout cela pour dire que l’analyse institutionnelle, en 1968-70, m’a apporté les concepts et les dispositifs qui me permettaient de faire ce que Reich avait proposé : une psychanalyse pour le peuple, c’est-à-dire une psychanalyse pour les gens qui n’ont pas les moyens de se payer une analyse.

 

A l’époque, c’était le plein emploi, il n’y avait pas de chômage, j’ai découvert récemment que je m’étais fait embaucher comme ouvrier à dix-neuf ans. C’est vrai que dès que j’ai eu mon bac, j’ai été un étudiant-travailleur. Il n’y avait pas de problèmes de petits boulots, il y avait un accès facile au boulot. Il fallait travailler quarante-cinq heures par semaine. Comme je ne pouvais pas être à la fois à la fac et en usine, j’entrais à l’usine vers le premier juin, quand j’avais passé mes UV et je restais jusqu’en décembre, c’est-à-dire que je faisais six mois, six mois et demi et en décembre, je rattrapais les deux mois de retard à la fac. J’étais étudiant à plein temps pendant le reste de l’année universitaire. J’ai pris conscience de cela assez récemment. Quand j’ai écrit Chemin faisant, j’ai oublié que j’avais travaillé seize  trimestres, en cotisant à la sécurité sociale, comme ouvrier. Actuellement, je suis en train de découvrir que je me suis inventé une biographie en 1996 de quelqu’un qui avait passé le concours de professeur un peu par hasard, qui était devenu prof et qui a commencé une vie professionnelle à vingt-trois ou vingt-quatre  ans. Ce n’est pas tout à fait vrai.

 

J’ai commencé à travailler beaucoup plus tôt, mais j’ai refoulé complètement tout cet épisode. En fait, c’est un épisode très formateur parce que j’ai fait beaucoup de boulots différents : j’ai été durant six mois manutentionnaire. J’accompagnais un camion à décharger dans des succursales d’une entreprise rémoise. Je prenais le camion pour aller livrer telle ou telle succursale du Familistère, des petits épiciers dans la campagne : il fallait charger les camions, puis les décharger. C’étaient des boulots qui faisaient hésiter pas mal de gens. C’était fatigant. J’ai cinquante-neuf ans, et je découvre que j’ai cotisé pendant quarante années, je pourrais peut-être prendre ma retraite l’année prochaine. C’est le dossier de retraite que préparait la fac qui m’a révélé cela. J’avais refoulé ces quatre années, ces seize semestres d’expériences sociales et populaires ; je raconte souvent dans mes biographies que j’étais paysan. C’est vrai, à dix ans, mes parents me mettaient à la campagne l’été, ils n’avaient pas beaucoup de vacances ; je passais deux mois à la campagne. J’ai appris à traire les vaches, à guider les chevaux, à faire les moissons… J’ai appris plein de métiers : je pourrais vivre à la campagne, je pourrais être cultivateur, bien qu’aujourd’hui, il faille passer un CAP pour être viticulteur ; je ne sais pas si j’ai les capacités pour le faire. Ce n’est pas pour les examens théoriques, je crois que cela va assez vite, mais c’est pour le stage ; il faut passer trois mois de stage dans une vigne. Et, je n’ai pas assez de temps, en ce moment, pour aller faire un stage de taille de vigne. Cela aurait été mon rêve d’avoir un CAP de viticulteur…

 

Mon adolescence fut une période bizarre où mes parents, n’ayant pas assez de moyens pour payer de longues études à leurs enfants, nous ont mis au boulot : on faisait cela très naturellement, on était très contents, on avait de l’argent… En fait, c’était une forme d’éducation assez intéressante de rentrer dans tous ces milieux. Par exemple, quand j’ai vécu Mai 68, j’étais un étudiant gauchiste ; en même temps, j’étais ouvrier au milieu de la CGT, des Communistes, anti-gauchistes… À l’usine, on m’appelait le Cohn-Bendit des Docks… J’avais des cheveux longs… Je ressemblais à Cohn-Bendit. Je croyais que j’allais convertir la classe ouvrière au maoïsme. Je distribuais des tracts, je disais qu’il fallait élever le niveau de conscience des ouvriers.

 

Mon père qui avait été ouvrier rigolait de bon cœur. J’emmenais le Monde sous le bras, pendant la pause, je le lisais aux ouvriers. C’était mon maoïsme. C’était complètement délirant. Quand j’y réfléchis aujourd’hui, il y avait de jeunes ouvriers qui venaient me voir en me disant :

-On a compris ton message, on vient d’adhérer à la CGT.

 Ou ils adhéraient au PC.

J’ai complètement échoué par rapport à mon imaginaire politique, cela ne marchait pas du tout comme je le rêvais. Cependant, ces expériences furent une formation. Je me suis formé à me sentir à l’aise dans tous les milieux.

 

J’ai passé le CAPET en sciences et techniques économiques, parce que j’avais des problèmes de fric. Je venais d’avoir une fille en 1971 et avec ma femme, on n’avait pas d’argent. On s’est dit :

- Il nous reste trois cents francs, c’est le prix de l’inscription au concours, on va aller s’inscrire.

On a été reçus tous les deux. J’ai été reçu en économie pour enseigner dans des lycées professionnels, dans des lycées techniques. J’ai tout de suite eu des classes difficiles, des classes d’enfants qui n’avaient pas fait le choix de cette orientation, et qu’on avait orienté contre leur gré, dans ces classes que l’on disait « poubelle ».

 

  

(Fin de la deuxième partie)

                        

Entretien organisé par Augustin Mutuale, Benyounès Bellagnech et

 Saida Zoghlami

réalisé en collaboration avec Kareen Illiade,

et transcrit par Aziz Kharouni

     Université de Paris 8-Vincennes à Saint-Denis

 Le jeudi 16 novembre 2006

 

 

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24 mars 2009 2 24 /03 /mars /2009 19:51

De la pédagogie institutionnelle au moment pédagogique

 

 

Autour de Remi Hess (novembre 2006)

 

 

            Le comité des irrAIductibles a eu l’idée d’un entretien avec Remi Hess, directeur adjoint du Laboratoire Experice, équipe d’accueil Paris 8-Paris 13, sur le thème d’une réflexion sur son cheminement pédagogique, le faisant partir de la pédagogie institutionnelle en 1968 pour se diriger vers la construction, avec Gabriele Weigand, d’une théorie du moment pédagogique en 1994. Cette théorie vient prendre sa place dans une théorie plus générale et une pratique permanente de l’autogestion pédagogique.

 

Plusieurs animateurs de la revue sont venus le questionner, dans le cadre de son enseignement sur Les théories de l’expérience, cours de master de sciences de l’éducation, qu’il assure pour l’option « éducation tout au long de la vie ». C’est le contenu de cet entretien réalisé en présence d’une centaine d’étudiants, le jeudi 16 novembre 2006, que nous restituons aujourd’hui.

 

Depuis que cet entretien a été conduit, la théorie des moments de Remi Hess a fait l’objet d’une exploration plus collective. En effet, un livre, rassemblant une trentaine d’auteurs, et coordonné par Mohamed Daoud et Gabriele Weigand, vient de paraître à Constantine sous le titre : Quelle éducation pour l’homme total ? Remi Hess et la théorie des moments (mai 2007, 425 pages). Il sera diffusé lors du colloque qui portera le même nom, et se déroulera à Paris 8 du 27 au 29 juin 2007. En septembre, un livre de Remi Hess sortira sur l’apport d’Henri Lefebvre à cette théorie des moments… Remi Hess prépare avec Gabriele Weigand une synthèse sur le sujet, pour une collection de philosophie qu’ils créent aux éditions Anthropos.

 

 Augustin Mutuale : En tant qu’historien, peux-tu nous dire à quel moment tu situes l'émergence du mouvement institutionnel ? A quel moment la pédagogie institutionnelle s’inscrit-elle dans ce courant ? Et peux-tu nous dire comment tu es arrivé à penser le moment pédagogique ?

 

Remi Hess : A quel moment ai-je rencontré la pédagogie institutionnelle ? J’étais étudiant en 1er année de sociologie en 1967-1968 à Nanterre où j’ai vécu Mai 68, et, en décembre 1968, je me suis retrouvé dans un cours de René Lourau. Ce cours fut mon premier contact avec l’analyse institutionnelle, la pédagogie institutionnelle et l’autogestion pédagogique.

 

René Lourau était un enseignant tout à fait particulier : il refusait de dire quoique ce soit, il était assis sur une chaise dans un coin de la salle, et il attendait que les étudiants organisent le cours. Comme dans ma vie, je n’avais jamais vu une situation pareille, j’étais interloqué, agacé : les séances duraient deux heures. A la première séance, personne n’a rien dit. Au bout de deux heures, René Lourau s’est levé, et il est parti. Il y avait un autre professeur qui l’a remplacé. A la deuxième séance, même chose ; je me suis levé au bout de dix minutes, et je me suis dit : « Ce professeur est nul », et je me suis cassé, pourtant lors de la troisième semaine, je suis revenu, et j’ai alors compris qu’il fallait qu’on s’organise.

 

Assez vite, j’ai été mobilisé par cette injonction muette qui consistait à dire que c’était aux étudiants d’organiser le cours. J’ai finalement découvert et compris que René Lourau voulait nous dire :

-Je ne suis pas un professeur didacticien, je suis là pour répondre aux questions des étudiants, il faut que ces derniers travaillent, avant que je puisse produire quelque chose.

 

Ce cours m’a énormément marqué, parce que René Lourau mettait au cœur de son enseignement la personne de l’étudiant, et ce dernier était considéré comme l’auteur du cours. Pour trouver des réponses aux questions que me posait cette attitude, j’ai beaucoup travaillé l'œuvre de René Lourau : j’ai essayé de comprendre d’où venait cette théorie-là, pourquoi il faisait cela… J’ai découvert  progressivement tout le courant de l’autogestion pédagogique, qui avait précédé le mouvement de 1968. J’ai fait cette rencontre avec René Lourau, juste après Mai 68 : j’étais alors en deuxième année de sociologie. J’avais déjà une année de sociologie à Nanterre, et j’avais déjà été conquis par le directeur de thèse de René Lourau : Henri Lefebvre.

En 1967-68, Henri Lefebvre faisait ses cours dans un amphi de 2000 places : c’était une véritable star. Il a été la locomotive du mouvement de Mai. Il y avait donc Henri Lefebvre qui faisait son cours, tout seul, en première année, devant ses 2000 étudiants et de l’autre côté, l’année suivante, dans une petite salle du 3° étage du bâtiment de sociologie, il y avait son assistant, René Lourau qui ne faisait plus aucun discours. Donc, Henri Lefebvre et René Lourau constituaient les deux  pôles, les deux styles pédagogiques le plus opposés de notre département. Leur complicité, par ailleurs, organisait un dispositif de pédagogie dialectique, au niveau du département.

 

Durant ma scolarité, dans le primaire ou dans le secondaire, j'avais eu des maîtres qui étaient, finalement, assez traditionnels, voire autoritaires. J'avais connu une exception : en CM2, année où j’avais eu Micheline Bonneville comme enseignante. C’était une maîtresse adepte de la pédagogie du Père Faure, un Jésuite qui s'était donné pour mission d'adapter la pédagogie de Freinet à l'enseignement catholique, et d’organiser une pédagogie très individualisée, s’inspirant du personnalisme.

 

Ainsi, à Nanterre, j’ai pu ressentir une résonance morphique entre les deux situations, et établir un lien entre mon expérience de la classe de Micheline Bonneville et le séminaire de René Lourau. Si vous voulez, entre mon expérience de CM2, d’une part, et ce que faisait René Lourau dans son cours d’analyse institutionnelle d’autre part, disons que je percevais le continuum d’une pédagogie où l’on met l’enfant ou le jeune au centre du dispositif. La pédagogie de Micheline était très appareillée, celle de René pas du tout.

 

Donc, alors que j’avais plutôt été un mauvais élève dans tout mon cursus secondaire, je me suis mis à bosser comme un dingue avec René Lourau. Je ne me suis pas contenté de lire, mais j’ai mis en place à Reims où je suivais, parallèlement à mes cours de sociologie à Nanterre, des cours de droit, un groupe d’analyse institutionnelle. Nous étions une vingtaine d’étudiants à nous réunir une fois par semaine pour analyser les problèmes du milieu étudiant. Ce groupe regroupait des étudiants engagés dans différents groupes politiques ou syndicaux. C’était un groupe transversal aux facs de lettres, droit, médecine et sciences. Il y avait déjà quelque chose des irrAIductibles, dans ce groupe : on se réunissait chaque semaine ! On parlait beaucoup, et l’on écrivait des tous petits textes. Il y avait Pierre Vancraeÿenest, étudiant en médecine, qui jouait un rôle particulier. Il est devenu président de la MNEF locale. Très vite, René Lourau a pris conscience de l’intérêt de mes expériences en milieu étudiant à Reims. Il est venu animer une journée en Champagne, dans le cadre d’un séminaire résidentiel.

 

René Lourau m’a demandé d'écrire des articles dans des revues. La première fois, c’était en 1970, j’étais en troisième année de fac. J’ai écrit l’article demandé à la main, et René m’a expliqué que l’on ne peut pas publier un article qui n’est pas tapé ; j’ai demandé à ma sœur de me le taper à la machine, et c’est ainsi que j’ai vu mon premier article publié dans la revue Autogestions, une revue des éditions Anthropos.

 

René Lourau appartenait au Groupe de pédagogie institutionnelle qui s'était institué en 1964, avec Raymond Fonvieille, Georges Lapassade, Michel Lobrot et quelques autres. Ce groupe avait eu une influence nationale assez considérable en Mai 1968 ; ainsi, Raymond Fonvieille, instituteur membre de ce groupe, avait été élu Directeur de l’Institut National de la Recherche Pédagogique (INRP) par une assemblée générale, dont l’ancien directeur avait dû démissionner, sous la pression du mouvement social. Donc, Raymond Fonvieille, instituteur de base, ancien responsable du mouvement Freinet, membre du GPI, s’est retrouvé directeur de l’INRP. Né en 1924, enseignant depuis 1947, mon année de naissance, il avait eu une grande influence dans le mouvement Freinet, avant de se lancer dans l'autogestion pédagogique.

 

Ayant été associé dès 1969-70 à ce mouvement, beaucoup de gens qui ont lu mes livres et débarquent à la Faculté aujourd’hui, pensent que je suis de la génération de Georges Lapassade, et que je dois avoir un peu plus de quatre-vingt ans : en fait j’avais vingt-six ans, en 1973, quand j’ai soutenu ma thèse. Dans cette période instituante, j’ai été associé à la génération précédente. J’ai eu beaucoup de chance de connaître personnellement ces gens-là, de me lier à eux, à une époque où ils n’étaient pas encore très connus. Par exemple, un jour où R. Fonvieille faisait une conférence, en mars 1974, à Vincennes, sur la tenue de son journal de classe, j’ai osé lui dire :

-C’est bien, ce que tu dis là est formidable, mais tu devrais écrire des livres, tu n’as jamais écrit de bouquins.

Après son intervention, Raymond est venu me voir, et il m'a dit qu'il allait le faire, dès qu'il serait retraité.

Finalement, Raymond a écrit quatre livres sur ses expériences. L’aventure du mouvement Freinet, ou Naissance de la pédagogie autogestionnaire sont des livres, que j’ai vraiment commandés à Raymond, à partir de ses travaux dans sa classe. C'était audacieux, car à cette époque, je n'étais pas éditeur ! Je n’étais même pas auteur, puisque mon premier livre n’est paru qu’en septembre 1974. Mais je le suis devenu, et j’ai été l’éditeur de ces livres.

           

Le deuxième aspect de la question d'Augustin Mutuale, c’est comment le moment est arrivé là-dedans. Il y a une différence fondamentale entre le type de pédagogie traditionnelle que j’avais connu principalement à l’école, une relation du maître à l’élève qui s’organise dans la classe pour construire l’autorité du maître, de la discipline, et la pédagogie telle que René Lourau la mettait sur pied. L’autogestion pédagogique, c’est un autre moment, c’est autre chose, c’est une autre ambiance, c’est un autre phénomène humain que l'on expérimente. Comment décrire la différence entre une pédagogie autoritaire et une pédagogie autogérée par exemple ? Le paradoxe, c’est que je réfléchis tout haut à cette question de l’autogestion pédagogique, alors que je parle en amphithéâtre ! Est-ce qu'en ce moment, je suis en train de faire une pédagogie autoritaire ou une pédagogie autogérée ? Je tiens le rôle de celui qui cause : je fais le mandarin, je fais le didacticien. Est-ce que la pédagogie autogestionnaire peut supporter des moments de pédagogie magistrale, par exemple ? C’est une des questions assez complexes auxquelles je me suis intéressé. Je me suis intéressé à définir le moment pédagogique, son institution, dans le sens de « sa manière de s’instituer », c’est-à-dire la manière dont s’institue la situation de vivre avec un maître ou avec un autre, et de voir si cette forme d’institution peut se définir. Est-ce que ce que l'on construit correspond à une pédagogie frontale, où l’un parle et les autres reçoivent, ou, au contraire, à une pédagogie active, nouvelle, autogestionnaire ? C’est un prolongement de la théorie des climats de Kurt Lewin, conçu comme « moment ».

 

Comme l’a dit Benyounès, le groupe des « IrrAIductibles » a plutôt l’habitude de travailler, en cercle, et ensemble : tout le monde est mis sur un même pied d’égalité ; ça, c’est la première chose que font les autogestionnaires. Ils déconstruisent le dispositif induisant la pédagogie frontale (les tables des élèves, installées en lignes face au maître), et ils mettent tout le monde en cercle. Il y a deux ans, Liliane Orand, une ancienne étudiante de Vincennes, a dit, dans un colloque qu'elle organisait, que les Vincennois n'avaient pas changé ; à l’époque de Vincennes, Liliane fréquentait mes cours, et l'on ne s'était pas revu depuis. Or, la première chose qu’avait fait Kareen Illiade qui m’accompagnait dans cette intervention, en rentrant dans la pièce, avait été de changer la disposition des tables : elle a mis le dispositif en rond et Liliane a dit :

-Vous n’avez pas changé, vous êtes toujours pareil.

Cela fait trente-cinq ans que je n’ai pas changé. Quand je rentre dans une classe, je réfléchis toujours au dispositif, c’est-à-dire qu'à la suite de Georges Lapassade, j’aime bien dire : « la pédagogie, c’est la science du dispositif » ; c’est-à-dire l’art de réfléchir à ce que l’on met en place, quand on construit une pédagogie frontale, ou qu’au contraire on met les tables en cercle.

 

L’expérience réfléchie de la classe, c’est l’expérience conscientisée du dispositif. Est-ce qu’un professeur autoritaire vous forme un caractère autoritaire ? Par exemple, un maître coranique de Tunisie ou des Comores, c’est quelqu’un qui ne supporte pas qu’on parle sans qu’il ait donné la parole, etc. Il construit l’autorité du Foundi (le maître coranique). Je fais l’hypothèse que tout enfant qui est passé par l’école coranique aux Comores a un petit Foundi dans la tête. Son expérience d’élève le modèle. Son expérience particulière, il a tendance à en faire un universel : c’est ainsi que l’on enseigne. Il croit que tous les professeurs sont ainsi. Les étudiants Comoriens, par exemple, n’osent pas rentrer dans ma salle, si le cours a commencé ; ils attendent qu’il y ait une pause, ou ils attendent l’année suivante, parce qu’ils n’osent pas rentrer dans un cours qui a commencé une semaine ou deux auparavant. Donc, grâce à René Lourau et Georges Lapassade, j’ai pris conscience qu’il y a une aliénation au dispositif, qui est absolument considérable. Est-ce qu’on peut être sujet de ces dispositifs qui nous sont imposés discrètement et passivement ? Est-ce qu’on peut prendre de la distance, et penser les dispositifs dans lesquels on est impliqué ? Peut-on se former à expliciter l’implicite des dispositifs ? Cela est un problème pour l’analyse institutionnelle en général : peut-on comprendre les institutions dans lesquelles on est ? Il y a beaucoup de gens qui pensent que les institutions sont naturelles, comme les arbres, les fruits… Pour eux, les institutions sont là, depuis toujours. On ne peut pas les changer. Il ne faut surtout pas y toucher.

 

A l’époque des rois de France, la monarchie de droit divin faisait croire aux gens que le roi était naturellement celui qui devait exercer le pouvoir. A la suite d'Alexis de Tocqueville et de quelques révolutionnaires, parmi lesquels Marc-Antoine Jullien, on a découvert que les institutions sont faites par les hommes. On se donne les institutions dans lesquelles on vit. La manière d’organiser ma maison, la manière d’organiser ma tête, d’organiser mon rapport aux autres, j'en suis l’auteur : si je vis comme un être assujetti, c’est parce que j’ai envie d’être assujetti. Mais j’ai conscientisé à Nanterre qu’il y a d’autres manières de vivre que la pédagogie d’assujettissement.

 

La réflexion sur le moment est une réflexion sur cette espèce de choc émotionnel que j’ai eu, au contact de la pédagogie de René Lourau, quant à la critique radicale de la pédagogie que j’avais expérimentée, pendant toute ma scolarité (sauf l’année de CM2), sans jamais me révolter, mais en prenant sur moi de souffrir de l’aliénation qu’elle produisait. Mais à 10 ans, je ne pouvais pas comprendre ce qui s’était passé lors de cette première expérience alternative, se démarquant de la pédagogie bureaucratique ; cela avait été une situation, ce n’était pas un moment ; c’est-à-dire que mon expérience de pédagogie ouverte n’était pas quelque chose qui s’était répétée : enfant, je ne l’avais rencontrée qu’une fois. Pour que l’on puisse penser, il faut qu’il y ait une seconde fois.

 

Ce n’est que lorsque j’ai rencontré René Lourau que j’ai compris que, dans mon enfance, j’avais rencontré une maîtresse qui prenait en compte, autrement, la construction du dispositif. Ce qui fait moment, ce qui commence à devenir une problématique du moment, c’est quand il y a une succession. J’ai exploré et construit ce continuum en écrivant un livre sur la pédagogie institutionnelle, pour fonder mon inscription dans ce mouvement que je commençais à percevoir tant dans sa dynamique historique d’anthropologique. J’ai essayé de montrer que je voulais m’inscrire dans un continuum dans lequel m’avait précédé Georges Lapassade, René Lourau, Michel Lobrot, Fernand Oury. Et si l’on montait plus loin : Le Père Faure, Célestin Freinet, plus loin encore l’éducation nouvelle avec Pestalozzi et les grands pédagogues du monde entier, qui ont expérimenté cette forme de responsabilisation d’élèves dans toutes les cultures et dans tous les temps, même s’ils sont marginaux. Par exemple, j’ai lu un article d’Opapé sur un Gabonais qui pratique la méthode régressive progressive. Il y a donc des continua de gens, un peu partout, qui prennent en compte cette question du dispositif et qui pratiquent autrement ce dispositif, et qui développe une pensée critique... Est-ce clair ?

 

Benyounès Bellagnech : Pour poursuivre ce débat, je voudrais juste rappeler une chose. Quand on a pensé à ce dispositif d'entretien, on s’est dit qu’il était ouvert. En effet, ici, on a la chance d’être dans une grande salle et il y a du monde : des questions peuvent être posées, par tous ceux qui sont là. Je vais poser ma question : dans sa préface au premier livre de Remi Hess intitulé Les Maoïstes Français, René Lourau évoquait en 1974 une polémique avec Annie Kriegel. C’étaient les débuts de l’Analyse Institutionnelle : la notion d’implication était centrale dans l’analyse institutionnelle. Dans cette présentation, René Lourau répondait à Annie Kriegel en lui disant que nous, nous avions fait le choix d’une recherche impliquée, c’est-à-dire que nous acceptons de reconnaître que l’on est impliqué dans ce que l’on fait : on le dit et on l’explique, on cherche à l’expliciter. Ma question porte sur l’implication qui a été dès le départ un concept fondateur de pratiques pédagogiques, éditoriales, de recherche qui furent perçues comme alternatives, par rapport à ce qui se faisait avant… Remi, peux-tu nous expliquer ce parcours de l’implication d’une part, et d’autre part, nous dire comment vous vous êtes situés par rapport au monde de ceux qui se veulent non impliqués, car il y a des pédagogues, des chercheurs qui refusent l'implication et qui vous font la guerre… Ils donnent l’impression que ce qu’ils font, ils le font comme ça, et que cela n’a rien à voir avec tout le reste. Voilà donc, le deuxième volet de ma question.

 

Remi Hess : Il y a plusieurs questions dans ton intervention. Le texte de René Lourau que tu évoques est écrit comme préface à mon premier livre ; parce qu’on était dans le département de sociologie où il y avait Annie Kriegel, qui fut une dirigeante du Parti communiste, pendant de nombreuses années, et qui avait fait sa carrière de sociologue comme historienne, socio-historienne du Parti communiste. Son idée, à elle, c’est que pour comprendre le Parti communiste, il fallait avoir été dirigeant du Parti : « il n’y a que les dirigeants pour comprendre le Parti », disait-elle. Je n’étais pas un dirigeant maoïste, mais militant de base, assez critique d’ailleurs, et je m’étais autorisé à parler des maoïstes, à faire une thèse sur eux, à partir d’une expérience à la base. Je parle du mouvement, je m’autorise à parler du mouvement auquel je participe, depuis sa périphérie. Donc, René Lourau tente d’expliciter le fond du débat avec Annie Kriegel sur centre et périphérie. La question qu’il pose dans ce texte : faut-il être au centre pour comprendre les choses ? Ou peut-on aussi comprendre les choses et produire un savoir, à la périphérie ? Pour moi, il y a un lien entre la théorie de l’implication, évoquée par Benyounès, et la dialectique centre et périphérie. Dans l’analyse institutionnelle, René Lourau principalement et les autres auteurs qui se sont ralliés à notre mouvement disent : il n’y a pas de différence fondamentale entre le centre et la périphérie, c’est-à-dire, le groupe qui entoure, aujourd’hui, Ségolène Royal, par exemple, la cellule du Parti socialiste de Saint-Denis dans un café, ou je ne sais pas où. Il n’y a pas de différence structurelle : on va trouver, rue de Solférino, autour de Ségolène, des militants de base, qui vont avoir une implication périphérique, et puis dans la section de Saint Denis, parmi les militants qui sont là, vous avez quelqu’un qui se prend pour un bureaucrate et qui va organiser la section, etc. Donc, il y a des chefs partout, des petits chefs, des grands chefs, il y a des périphéries partout : il n’y a pas d’endroit où il n’y a pas de contradictions dissociables.

                                                                                                                             

 En 1974, Valéry Giscard d’Estaing venait d’être élu Président de la République et l'on disait qu’il était névrosé, conscient de sa névrose, et entré en psychanalyse. Cela me faisait rigoler. On disait que lui aussi, le Président, avait un inconscient, c’est-à-dire qu’il était travaillé, qu’il était miné par la question du désir, comme les gens à la base. C’était le premier dirigeant politique à oser dire qu’il était un malade mental, et qu’il se soigne ; en général, les hommes politiques ne disaient pas cela. Jusqu’alors, ils gardaient leur folie pour eux. Valéry Giscard d’Estaing était un personnage très intéressant, car, bien que de droite, il était en rupture par rapport au Gaullisme. Dans ce mouvement, les dirigeants politiques comme les dirigeants du PC, d'ailleurs, étaient des statues du Commandeur, c’est-à-dire des gens qui se présentaient comme Saddam Hussein, Staline, des personnages incarnant le pouvoir d’Etat, encore de droit divin, un peu comme le roi de France, avant 1789. Donc, Mai 1968 est passé par là : même un dirigeant politique de droite comme Valéry Giscard d’Estaing reconnaissait ses contradictions. Il se présentait comme une personne, traversée par la complexité. Il participait à la montée de l’implication, à l’explicitation de tout ce qui traverse le dispositif. Annie Kriegel nous combattait, en affirmant que nos théories étaient complètement idiotes.

 

Aujourd’hui, tout le monde a oublié Kriegel, tout le monde recherche des terrains à la base, et ce que montrait René Lourau s’est imposé : la position que l’on occupe dans le social n’a pas beaucoup d’importance pour produire de la connaissance. L’essentiel, c’est d’expliciter les implications qui nous traversent du mieux qu’on peut ; c’est-à-dire en quoi, la place que nous occupons nous permet de comprendre ou de ne pas comprendre certaines choses. Par exemple, moi : je suis professeur à l’université, j’ai un statut dans le corps enseignant de l’université et en même temps, je ne suis pas dans les instances dirigeantes. Je ne suis pas au conseil de l’université ; j’y ai été, mais maintenant je ne le suis plus, je ne suis pas président, je ne suis pas directeur de l’UFR, et en même temps, je ne comprends pas toutes les décisions que prennent nos dirigeants ; donc, je suis constamment travaillé par des éléments de centralité et des éléments de périphérisation. Expliciter ma place, expliciter ce que je suis, la position complexe que j'occupe permet de produire du savoir. Qu’est-ce que je peux produire de spécifique, de la place que j’occupe ? Donc, je veux analyser le champ de vision que je peux avoir du point où je suis, et en même temps tenter de délimiter tout ce qui m’est caché, tout ce que je ne comprends pas.

 

Par exemple, ce matin, je voulais faire une photocopie d’un rapport de thèse que je voulais envoyer pour que le nouveau docteur ait son diplôme. Je n’arrivais pas à trouver une photocopieuse pour faire la photocopie du rapport. Je me souvenais, cette semaine, avoir été au bureau de poste : l’employé m’avait dit que pour les lettres, si je ne payais pas 15 euros pour le Chronopost, il y a de fortes chances que ma lettre se perde. Cela m’inquiétait que ce rapport, que j’avais mis trois heures à écrire, puisse être perdu et qu’il me faille tout recommencer. Je voulais une photocopieuse. J’ai découvert en cherchant une photocopieuse, que la moitié des bureaux des Sciences de l’éducation était fermée ; et celui qui était ouvert, sa photocopieuse  ne fonctionnait pas… J’ai fait l’analyse de l’institution simplement avec ce petit problème de devoir faire une photocopie, parce que je n’ai pas eu confiance dans la fiabilité de la poste. Si j’envoyais ce rapport-là ainsi, je n'étais pas sûr qu'il arriverait, parce que les postes sont actuellement en voie d’être privatisées, et font n’importe quoi : si vous ne payez pas quinze euros, vous n’êtes pas sûr que votre colis arrive : c’est dingue !

 

Donc, ce que je produis là, c’est de la sociologie vulgaire, c’est-à-dire qu’un grand sociologue à la Kriegel pourrait dire : ce n’est pas comme cela qu’on parle de la société ! Henri Lefebvre, René Lourau, moi et les irrAIductibles, nous répondons :

-Est-ce que le quotidien des gens, ce que l’on vit tous les jours, c’est-à-dire les effets de la bureaucratie sur notre vie quotidienne, n’est-ce pas parler de la société ? Par exemple parler du problème des étudiants étrangers, dans une colonne du Monde, pour discuter avec Nicolas Sarkozy, est-ce que c’est plus légitime pour produire de la connaissance que d’aller à Bobigny à quatre heures du matin, pour faire la queue avec les gens qui sont là pour obtenir leurs papiers ?

 

Il y a une analyse sociale qui se produit, à la fois, à l’intérieur des pages du Monde et sous la pluie battante de Bobigny. Donc, il n’y a pas à opposer les deux postures : les contradictions sociales se reproduisent partout. On est déterminé par l’espace et le temps institutionnel dans lequel on est, on vit, on survit depuis sa naissance. On vit avec cela.

 

Voilà la réponse sur l’implication. On est des sociologues impliqués. Tous les sociologues sont impliqués. Il y a des sociologues qui reconnaissent leur implication et il y en a qui la nient, qui ne veulent pas dire d'où ils parlent ; ainsi, quand Emile Durkheim dit : « je veux étudier les faits sociaux comme des choses », posture reprise par Pierre Bourdieu. Ils prétendent qu’il faut objectiver le réel ! Souvent, ces gens oublient d’analyser la position qu’ils occupent dans le dispositif. Emile Durkheim étudie le suicide mais il ne nous dit pas, que s’il étudie le suicide, c’est qu’il a eu un père ou un frère qui s’est suicidé. Les Institutionnalistes pensent que c’est très important de savoir comment une question de recherche surgit dans la biographie du chercheur. Est-ce que j’ai répondu de façon satisfaisante à ta question ?

 

Benyounès : Les collègues, les pédagogues et les chercheurs, c’est-à-dire ceux à qui on a affaire au jour le jour, quand on est à l'université, beaucoup sont dans la non implication : peux-tu en dire un mot ? Je ne comprends pas comment un pédagogue peut ne pas être impliqué, alors qu’il se prétend pédagogue ?

 

Remi Hess : Je regrette que Kareen Illiade vienne de sortir, car elle pourrait répondre mieux que moi, sur ce point. Hier, nous étions à l’IUFM d’Evreux, et l’on parlait devant une salle de deux cents professeurs en formation. Nous avons parlé de la place du biographique, de la pratique du journal dans la formation des enseignants. Il y avait une partie de la salle qui était intéressée par ce que l’on racontait, et il y a une autre partie qui était totalement hostile à l’idée de tenir un journal. Il y avait une fille qui disait :

-Le journal, c’est subjectif, on raconte ce que l’on est, soit, mais un professeur doit être objectif.

Donc, il y avait un combat théorique, celui qui fait ta question.

J’ai expliqué à notre interlocutrice qu’un journal est objectif, dans la mesure où on objective la subjectivité, en mettant à jour l’implication qui nous traverse. Celui qui refuse de tenir un journal croit être objectif parce qu’il n’écrit pas sa subjectivité, mais le fait de ne pas écrire sa subjectivité est déjà une forme de subjectivité : un rapport au monde qui refuse d’objectiver sa subjectivité justement. De même qu’en 1968, on disait que refuser de faire de la politique, c’est déjà faire de la politique, de même, refuser d’analyser son implication, c’est déjà une forme d’analyse de l’implication. Pour un instituteur, refuser de se mettre en cause personnellement dans sa formation, c’est refuser d’analyser son expérience d’élève, c’est refuser de voir les déterminismes qui ont pesé sur nous, par exemple dans la pédagogie autoritaire que l'on a subie, et que l’on reproduira donc sans s’interroger !

                       

Un collègue espagnol que j’ai beaucoup lu en 1986-1990, Miguel Zabalza, dit que si un enseignant n’analyse pas les souffrances qu’il a ressenties en tant qu’élève, il va reproduire la maltraitance vécue comme élève auprès de ses propres élèves. Donc, il y a une analyse qui est nécessaire si l'on veut progresser. La psychanalyse propose une analyse sur le divan, la socianalyse propose une analyse, plutôt groupale, de ces phénomènes-là. J’ai inscrit notre démarche socianalytique dans le continuum de questions que Wilhelm Reich se posait à l’époque où il travaillait avec Freud. Il disait à son ami :

-Ta méthode est bonne, elle est coûteuse en temps et en argent. Qu’est-ce que l’on fait avec les prolétaires qui ne peuvent pas aller voir un psychanalyste, qui n’ont pas le temps ni l’argent de se payer une thérapie ?

Toute la question de Reich, à l’époque, c’était justement de penser une psychologie de masse et du fascisme. Si l'on n’analyse pas les déterminations groupales qui pèsent sur le sujet, sujet pas seulement individuel, mais aussi les groupes, les organisations, on accepte que ces groupes-là soient manipulés, se laissent objectiver dans des transes, dans des transes de foules qui sont en général destructrices pour la société. Wilhelm Reich développait cette pensée avant la période nazie. Ensuite, on a bien vu que l’hitlérisme avait fonctionné comme un délire de masse qu’il a bien fallu analyser.

                                                                       

Dans les IUFM, aujourd’hui, beaucoup d’élèves refusent d’analyser leur implication, c’est-à-dire d'analyser leur place, en tant que personne, dans leur destin professionnel. Ce que je trouve assez fou, c’est que les gens s’identifient à un statut, s’identifient à un rôle. Je suis un fonctionnaire de l’Etat : on me donne un programme, j’applique ce programme. Je suis un "professionnel". Et, c’est tout. J’ai droit à ma paie à la fin du mois !

 

Cela ne marche pas comme cela : les classes, elles, ne sont pas faites d’élèves moyens, c’est-à-dire de personnes anonymes. Elles sont faites de vraies personnes, d’enfants qui ont des problèmes, qui ont des biographies, à la fois au niveau psychologique, au niveau relationnel, au niveau culturel, au niveau linguistique… Donc, si on n’analyse pas ses propres implications, on ne peut pas aider les autres à progresser, car quand on n’analyse pas ses propres implications, on ne peut pas dégager des axes pour l’action, on ne peut pas agir, changer les choses. On est dans la reproduction de l’institué.

 

Augustin Mutuale : Aujourd’hui, nous cherchons à préciser les liens qu'entretiennent les notions de relation pédagogique, de pédagogie institutionnelle, et de moment pédagogique. Il y a donc ce double dispositif qui est intéressant à notre mise en scène. D’un côté, c’est le désir d’aller jusqu’au bout des positionnements de Remi Hess, et de l’autre, c’est la dimension particulière du contexte (un entretien dans un cours), où chacun peut apprendre quelque chose, en tant qu’étudiant, par rapport à la pédagogie institutionnelle et au moment pédagogique. Pour cela, on peut essayer de recentrer les choses et de dire : s’il y a quelqu’un qui n’a pas lu le livre de Remi Hess et Gaby Weigand, La relation pédagogique, il peut le faire. Dans ce livre, dans la pratique de la formation à la vie, tu dis que le moment est un espace-temps. Il est la sédimentation des situations vécues sur une longue période. J’ai vécu chaque situation nouvelle, en la construisant à partir de mes expériences antérieures : « explorer un moment » passe, donc, par un mouvement de description de ma manière de fonctionner ici et maintenant. Mais cet « ici et maintenant » n’est compréhensible que si je me lance dans une enquête sur les étapes de constitution de mes routines. Je dois essayer de comprendre ce qui, dans mon présent, est érigé à partir de mon passé.

 

D’accord, mais un professeur de mathématiques, d’histoire et de géographie, à quoi cela lui sert-il d’être dans la question du moment ? Tu parlais tout à l’heure aussi de la question du journal ; pour un étudiant, à quoi cela lui sert de construire son moment ? Dans la suite de la publication des Moments pédagogiques de Janusz Korczak (Paris, Anthropos, 2006), tu as écrit avec Kareen Illiade un texte : Moment du journal et journal des moments, où tu explicites ta position sur les journaux. Je reviens sur cette question : à quoi sert de comprendre ce qu’est un moment pédagogique, à quoi ça sert pour un futur enseignant de se rendre compte que j’ai bien une identité ailleurs, que j’ai d’autres moments, d’autres choses ailleurs, alors que je suis un professeur de mathématiques ? En quoi penser le moment sert dans une relation pédagogique ?

 

Remi Hess (s’adressant à Kareen Illiade) : Alors, oui ! Vas-y, lis le passage qui semble répondre à la question

 

Kareen : Je ne sais pas si vous connaissez Janusz Korczak ? Né en 1878, c'est un grand médecin et pédagogue polonais. Si vous avez l’occasion d’étudier la pédagogie, vous allez tomber forcément sur lui : vous apprendrez beaucoup de choses. Janusz Korczak faisait un parallèle entre la médecine et la pédagogie ; c’est-à-dire, dans le moment pédagogique, il note la nécessité de faire un diagnostic, comme on le fait en médecine lorsque l'on recense tous les symptômes : la fièvre… Ainsi, selon lui, le pédagogue doit observer : le sourire, les larmes, les joues rouges, qui sont pour l’éducateur des symptômes. Si vous arrivez à décrire dans votre journal ce qui se passe par rapport à telle ou telle situation, vous serez capable de faire un diagnostic, et donc de trouver une solution, et dans tous les cas de mettre en place un dispositif plus adéquat par rapport à un enfant, par rapport à un groupe d’enfants, etc. Je pense que la description des moments est le meilleur atout pour un instituteur, pour un professeur, ou pour quelqu’un qui veut simplement comprendre sa propre pratique pour avancer. Il faut prendre un temps de recul, sur ce qu’on pratique au quotidien, afin d’avoir un regard « clinique » sur ce quotidien.

 

Remi Hess : On peut reprendre les choses autrement : on est ici dans un cours intitulé « Théorie de l’expérience » ; on se pose la question : comment les gens donnent-ils une place à leur expérience dans la théorie. Par une exploration de situations antérieures, qu’on a vécues, qu’on a expérimentées et qu’on a construites comme une expérience de vie, j'explore un moment que je conçois, que je définis. L’appropriation du moment me donne souvent une solution pratique à la situation nouvelle dans laquelle je me trouve. Par exemple, Kareen dit que pour Korczak, la situation pédagogique, c’est une situation qui doit être décrite, parce que, si on décrit les symptômes, on peut porter un diagnostic ; et si on porte un diagnostic, on peut proposer un traitement : on est dans un modèle théorique médical sur lequel Korczak s’appuie pour développer une intervention pédagogique.

 

Dans les questions d’Augustin, il y avait aussi le professeur de mathématiques. Pour un professeur de sociologie, de psychosociologie, on comprend qu’il puisse s’intéresser au dispositif : c’est son objet, c’est un peu notre objet en sciences de l’éducation, mais en maths ? Est-ce important pour un professeur de maths de réfléchir sur le fait d’être un professeur autoritaire ? Peut-on enseigner les mathématiques de façon autogérée ? D’abord, dans l’analyse du moment, il n’y a pas que la dimension organisationnelle dont je vous parle, il y a aussi la dimension idéologique. Par exemple, le professeur peut enseigner le programme, parce que le ministre demande d’enseigner tel programme à tel niveau. Mais, un philosophe allemand qui s’appelle Weniger a montré que si on n’enseigne pas l’histoire de ce qu’on est en train d’enseigner, on ne forme pas l’élève. Par exemple, les théories mathématiques, elles sont, souvent, au lycée, naturalisées comme des institutions. On peut enseigner la règle de trois, que la terre tourne autour du soleil : tout cela est présenté, parce que ça existe. C’est moins excitant pour un enfant curieux de savoir que la terre tourne autour du soleil que de savoir qu’en 1200, personne ne croyait que la terre tournait autour du soleil. La découverte que la terre tourne autour du soleil est quelque chose de récent, et cela a donné lieu à des polémiques très graves. Donc, le professeur de physique, de maths, s’il n’enseigne pas le contexte de découverte de ce qu’il enseigne, n’enseigne que des formules, des recettes, des théorèmes ; mais il n’enseigne pas du tout, à l’élève à apprendre les mathématiques ou la physique.

 

Les mathématiques, c’est un processus, c’est l'institutionnalisation d'une connaissance en savoirs ; et comprendre les mathématiques aujourd’hui, c’est comprendre comment des questions se sont posées à un moment donné, dans un contexte précis… Dans le moment, il y a beaucoup d’éléments, il y a les situations antérieures, cela est important, il y a les situations d’aujourd’hui et il y a des situations à faire advenir. Hegel, dans Phénoménologie de l’esprit, insiste bien sur le fait que le savoir philosophique, c’est la connaissance des erreurs qui ont précédé l’énonciation théorique actuelle. Un professeur de mathématiques peut comprendre l’intérêt de cette posture dans son enseignement. S’il adopte cette posture, il produira un autre type d’élève.

 

Par exemple, il ne faut pas que le prof pense à l’élève, tel qu’il est aujourd’hui, par exemple un élève turbulent, chiant, qu’on a envie de foutre à la porte, etc. ; mais il faut qu’il se projette sur ce que ce garçon-là va devenir dans trois mois, dans trois ans, dans dix ans. Le prof est celui qui construit un continuum entre hier, aujourd’hui et demain.

 

Ce que je trouve génial dans la théorie des moments, c’est qu’elle s’appuie sur une méthode, qui est complètement oubliée aujourd’hui, qui s’appelle la méthode régressive progressive. Par exemple dans le numéro des Sciences Humaines de ce mois-ci, il y a un dossier sur la sociologie historique, où il n’y a pas un mot sur Henri Lefebvre, pas un mot sur la méthode régressive progressive, rien sur la théorie des moments. Cela montre le niveau intellectuel de Sciences humaines, depuis que je ne suis plus au Conseil scientifique de cette revue. C’est stupéfiant de voir qu’ils chosifient la relation entre le présent et le passé. Pour nous, Lefebvre, Lourau, moi, Benyounés, les IrrAIductibles, il y a une dialogie constante, une dialectique permanente, que l’on peut faire fonctionner entre le présent, le passé et le futur. On ne s’intéresse pas au passé pour le passé comme les fonctionnaires de l’Histoire. On s’intéresse au passé pour essayer de comprendre d’où viennent les contradictions de la situation d’aujourd’hui, et l'on s’intéresse au présent parce que nous avons envie de nous projeter dans l’advenir. Donc, il y a une dialectique permanente dans notre façon de regarder les gens, et l'on se dit en écoutant un élève poser une question : qui est-il, d’où vient-il et où va-t-il ?

 

On a toujours cette dialectique-là, qu’on a d’ailleurs abordée la semaine dernière, avec les intervenants qui étaient là, la sociologue uruguayenne Ana-Maria Araujo et le pédagogue colombien Armando Zambrano. Ils nous disaient :

-Il y a des moments historiques, la lutte armée, par exemple ; mais que devient le pays une fois que la lutte armée est passée par là ? Il faut voir comment les choses se développent.

 

La théorie des moments, c’est une théorie qui nous dissocie constamment : on vit le présent, mais on cherche à voir dans le passé l'origine des contradictions que l'on vit aujourd'hui, pour en penser le dépassement.

 

Beaucoup de gens pensent que je suis dissocié. Lorsqu’on me pose une question, je donne l’impression d’être ailleurs, que je n’écoute pas. Or, répondre à une question, c'est en faire l'analyse : je me dissocie entre le présent, l’ici et maintenant de la question, mon passé, dans lequel je puise des expériences antérieures pour répondre à la question du présent. C'est la dissociation temporelle. Mais, il peut aussi y avoir une dissociation spatiale : on me pose une question sur « ici », mais pour répondre, j'explore l'expérience que j'ai pu faire ailleurs. Je ne cache pas le fait que je pense à autre chose, et en même temps je pense à ceux qui me posent des questions : prendre une question au sérieux, c'est la réfléchir dans son historicité et dans son étendue.

 

La plupart des situations sociales ne sont pas vécues sur le mode du sérieux, qu’elles mériteraient. Ainsi, hier, à la fin de ma conférence, j’étais très fatigué : avec Kareen Illiade, nous avons parlé pendant trois heures dans un Amphi. Après, tous les formateurs de l’IUFM nous ont emmenés au restaurant : ils nous ont mis tous les deux aux places d’honneur, autour d’une grande table. Ils voulaient tous parler avec nous. Nous étions une table de huit : et tous, ils lançaient des conversations différentes, il y avait au moins trois ou quatre conversations en même temps. Alors que j’étais crevé, il me fallait être attentif à quatre sujets de conversation en même temps. J’avais beaucoup de mal à suivre, mais je n’ai pas voulu privilégier une conversation plutôt qu’une autre. J’ai voulu essayer d’écouter toutes les conversations en même temps. C’est là le problème du moment, c’est-à-dire que je n’avais pas envie d’être le chef du chantier que représentait le repas. Je trouve que c’était à quelqu’un d’autre de dire :

- Ecoutez, on ne va pas parler tous en même temps. On va essayer de construire un moment commun, de traiter les questions ensemble.

 

Dans les traités du savoir-vivre du 18ème ou 19ème siècle, la maîtresse de maison a ce rôle de construire le dispositif de la rencontre. Elle a une mission. On attend que la maîtresse de maison soit à table pour commencer à manger ; son rôle est de distribuer la parole à chaque convive, chacun à son tour, pour que chacun puisse s’exprimer… Dans le savoir-vivre du 19ème, il y a une pensée du dispositif. Ce code indiquait que quelqu’un doit devenir chef de chantier, et dire dans quel dispositif on va travailler. Cela évite le chaos : quand tout le monde parle en même temps, le groupe part dans tous les sens.

 

C’est le chaos, encore, dans une classe, quand chaque élève décide de ce que l’on va faire aujourd’hui. Il y en a qui veulent faire du français, d’autres des maths… C’est possible, mais il faut se structurer, changer les tables de places, faire de la pédagogie par atelier. Il faut changer le mode d’organisation : on ne peut pas faire tout en même temps. Donc, la théorie des moments, c’est aussi, à la fois quelque chose de très dissocié et en même temps qui vise à dire qu’il faut construire le moment pédagogique. Si l'on est à l’école, avant de commencer à travailler, il faut construire une socialité : d’abord, il faut se mettre d'accord sur le fait que l'on est tous là pour travailler. Dans la pédagogie traditionnelle, il y a un moment où le prof affronte les élèves : c’est une conquête, c’est un combat pour construire le moment du silence qui va permettre la pédagogie. Ce combat est, en fait, une négociation. Quelqu'un dit :

- Camarades, laissons à la porte nos autres moments, nos autres problèmes et essayons de construire un dispositif d’échange pour pouvoir travailler ensemble.

 

Dans l'émergence du moment, il y a ça aussi. S’il y a des élèves qui pleurent, comme dit Korczak, ils ne peuvent pas être dans le moment pédagogique. Cela veut dire, peut-être, que leur papa vient d'être tué à la guerre. Janusz Korczak a écrit ce texte Moments pédagogiques, entre 1914 et 1918 : s’il y a un élève qui vient de perdre ses deux  parents et qu’on lui demande d’apprendre à lire, le gosse n’a aucune envie d’apprendre à lire. Le moment dans lequel il est alors, c’est celui où il se découvre comme orphelin. Ce qu’il est en train de découvrir est plus fort, submerge complètement tout autre moment, et singulièrement le moment pédagogique.

 

Le prof ne peut pas transformer le quotidien en moment pédagogique dans n’importe quelle condition. Il faut qu’il tienne compte des gens qui sont là. Quand vous êtes dans une classe de 5ème ou de 4ème où vous avez des élèves qui découvrent l’amour, qui sont fous amoureux d’une fille, si vous croyez que vous allez leur apprendre la règle de trois, parce que c'est prévu dans le programme, vous vous trompez. Cela ne marche pas comme cela. Ils pensent à autre chose : ils imaginent voir leur nana, ils veulent écrire à leur nana, etc.

 

Installer le moment pédagogique, c’est un combat pour dire : oublions le moment antérieur. Mais est-ce possible ? Essayons de construire un moment pensable. Ce qui me plait dans la théorie des moments : c’est à la fois, une théorie politique, une sociologie, une histoire et une pédagogie du rapport au monde, une psychologie, une qualité de présence aux autres et à soi-même. Cela suppose que l’on prenne en compte la complexité de la personne, et donc des groupes !

 

Un étudiant pose une question sur le suicide chez Durkheim

 

Remi Hess : Etudier les faits sociaux comme des choses : Durkheim pense que l’on peut étudier les faits sociaux, les faits humains comme on étudie les pierres, les cailloux, la botanique… C’est-à-dire que Durkheim revendique une science positive de l’humain. A mon avis, c’est un grand ignorant, parce que les humains ce ne sont pas des choses. Si vous étudiez l’humain comme une chose, vous n’étudierez qu’une partie de lui-même. Par exemple, vous allez dire qu’il y a 80% d’eau dans le corps humain. L’humain, c’est davantage que 80% de flotte au mètre cube. Un scientifique dit des choses qui sont vraies, du point de vue des sciences de la nature, mais qui n’ont aucun intérêt du point de vue des sciences de l’homme. Dans les sciences de l’homme, c’est la complexité de l’être, c’est la complexité du sujet, c’est la personne dans son ensemble qui intéresse. Avant Durkheim, il y a eu Wilhelm Dilthey.

 

Wilhelm Dilthey est né en 1833, décédé en 1911. Je vous le présenterai un jour, car il mérite qu’on lui consacre toute une journée. Il propose de distinguer les sciences de la nature des sciences de l’homme. Ces deux disciplines ne relèvent pas de la même méthode épistémologique. Pensez au fait que Dilthey a fait cette distinction avant 1880 et que Durkheim nous propose en 1895 d’étudier l’homme comme une chose, c’est absurde. Durkheim est moins subtil que Dilthey. Il me semble dans la position de quelqu’un qui voulait démontrer que la terre est le centre du monde, que le soleil tourne autour de la terre, quinze ans après la mort de Copernic. Sa posture est à peu près la même : c’est un ringard, c’est un mec du 19ème. Les gens du 20ème devraient être ailleurs, surtout après les théories physiques de la relativité, qui introduisent dans les sciences de la nature elles-mêmes de la complexité. Mais non ! Dans notre département, beaucoup de « pédagogues » croient que Durkheim a encore un intérêt, qu'il est encore un modèle auquel on peut s'identifier.

 

Une collègue m’a dit un jour entre quatre yeux :

-Toi ou moi, notre drame, c'est que nous ne serons jamais Durkheim !

Il faut être fou pour penser des choses comme cela.

Je suis Remi Hess. J’ai du mal à être Remi Hess, et elle se demande si elle ne peut pas être Durkheim ! Lui est un homme, elle est une femme. Il a vécu au 19ème, elle vit au 21ème. Les gens qui vivent ce genre de dissociation, dans d'autres milieux, on les met normalement dans un asile psychiatrique. Dans l'université, ces dissociations semblent esthétiques. Je me demande tout de même de temps en temps si Paris 8 n’a pas une dimension d’hôpital de jour ! Vous avez des gens comme ça : ils s’identifient à leur objet de recherche. Si on veut étudier Durkheim, on peut l’étudier comme symptôme, c’est-à-dire comme une maladie des sciences sociales au XIX siècle. On peut objectiver Marx... On peut étudier Marx, avec ses limites du point de vue d’aujourd’hui. On peut objectiver les gens, leurs œuvres, faire de l'herméneutique pour comprendre les contextes de production d'une œuvre, mais, se prendre pour Durkheim, rêver d'être Durkheim ! Vous vous rendez compte ! Etre triste de ne pouvoir être Durkheim… (bruits et rires).

 

Le contexte paradigmatique des années 1860 mérite d'être revisité : il faut relire Dilthey. Les Institutionnalistes s'inscrivent dans ce continuum, même si certains n’en ont pas conscience. Ils connaissent aussi les relations d’Heisenberg, c’est-à-dire que, même en physique, on sait que la place qu’occupe le physicien détermine le dispositif d’expérimentation des particules, la vitesse des électrons, qu’il va étudier. Telle est ma conclusion sur la place du chercheur dans le dispositif. Étant donné qu’en physique, on a reconnu la relativité, comment ne pas le reconnaître en sciences humaines, où c’est encore plus fort. Voilà ce que je voulais dire.

 

Question : (inaudible).

 

Remi Hess: Il le faut, au contraire!  Ce n’est pas la même chose, Kareen !

 

Kareen: Je pense que, ça a été de tout temps, cela a été toujours un grand débat, la question de rendre le plus objectif possible. Or, il y en a certains qui vont dire que la part subjective, il faut l’éliminer à tout prix. On ne veut prendre que l’objectif, et ce qui reste, c’est le dehors : du subjectif… Ceux-là s’orientent vers une posture positive. Et de l’autre côté, il y a une autre posture qui consiste à dire : dans toute recherche, il y a du subjectif, puisque le chercheur est obligatoirement un sujet. Donc, là, on essaye davantage de comprendre l’implication du chercheur dans son dispositif, afin d’être le plus objectif possible dans sa recherche principale. C’est là une différence. Dilthey a créé, je dirais, a fondé les sciences humaines comme monde spécifique. Son effort, à l’époque, consistait à montrer qu’on ne peut pas appliquer les méthodes et la méthodologie des sciences positives aux sciences humaines, puisque nous n’appartenons pas du tout au même univers épistémologique justement. En fait, il trouvait cela vain d’essayer de ranger un humain dans une boîte, comme on peut essayer de ranger des objets dans des boîtes. Donc, là est la grosse différence.

 

Augustin : Je rappelle que l’entretien d’aujourd’hui, c’est la pédagogie institutionnelle, le moment pédagogique, est-ce qu’il y a une question, une observation ?

 

Benyounès : Ce n’est pas une question, mais je fais une observation. Cette limitation  est  relative parce qu’on a, en face de nous, Remi Hess. Certains d’entre nous l’ont lu, et d’autres assistent à ses cours, ils ont lu peut-être une partie de son œuvre. Remi a produit une trentaine d’ouvrages, quelques centaines d’articles, une œuvre d'éditeur. Moi, je propose que le débat soit orienté de façon plus globale sur cette expérience, parce qu'on ne va peut-être pas renouveler cette discussion avec Remi. Il faut en profiter pour poser des questions.

 

Dans son œuvre diversifiée, Remi Hess écrit beaucoup de journaux, j’ai la chance d’en lire beaucoup. Dans son Journal du Brésil, Remi restitue le contexte d'une conférence devant deux cents personnes ; on lui pose la question :

- Quel est votre apport à l’analyse institutionnelle?

Remi a répondu tout simplement :

- Mon apport réside dans la pratique du journal.

Je trouve cette réponse très modeste, mais je la comprends. Il parle à des Brésiliens, qui sont loin, qui ne connaissent probablement pas toute son œuvre. Il simplifie. Moi, je dis qu’il y a cela, la pratique du journal, d'accord, mais tout à l’heure, il parlait des moments. Il en a fait la théorie. C'est un apport qui lui est spécifique. Il a ajouté une dimension paradigmatique importante à l’analyse institutionnelle : l’interculturel. L’interculturel est un paradigme qui a été introduit, non pas par Remi tout seul, mais par tout un groupe de travail dans le cadre de l’OFAJ, dans ses relations avec le monde extérieur.

 

Remi Hess : L’OFAJ, c’est l’Office franco-allemand de la Jeunesse.

 

 

Fin de la première partie

 

 

Entretien organisé par Augustin Mutuale, Benyounès Bellagnech et

 Saida Zoghlami

réalisé en collaboration avec Kareen Illiade,

 et transcrit par Aziz Kharouni

 

 

                    Université de Paris 8-Vincennes à Saint-Denis

 Le jeudi 16 novembre 2006

 

 

 

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