La démarche clinique dans les sciences humaines
La démarche de recherche clinique a sa place dans les sciences humaines depuis deux siècles. Depuis W. Dilthey, nous savons que les «sciences de l’esprit» relèvent d’une épistémologie particulière, puisque ces sciences se donnent pour objet l’étude de l’homme par l’homme. On étudie l’homme en tant qu’homme, avec toutes les qualités de l’être humain, sans en écarter aucune a priori. C’est une posture opposée aux méthodes des sciences de la nature qui, elles, ne travaillent qu’à l’exploration de variables limitées, qui peuvent être ainsi «objectivées».
De là surgit une difficulté: qu’est-ce qui caractérise spécifiquement l’être humain en tant que tel? Les réponses sont variées, en fonction des cultures, des époques, des disciplines, des personnes.
L’être humain, en tant que personne, en tant que sujet, est au centre de la démarche «clinique». Nos préoccupations étant autant opérationnelles que théoriques, nous chercherons ici à définir les actes posés par le chercheur, qui caractérisent cette orientation.
I) L’origine étymologique du mot «clinique»
En grec ancien, le mot «Kliné» signifie «couche», «bière» pour les morts, d’où les formes dérivatives «klinikos» (médecin) et «kliniké» (soins d’un médecin au malade alité). Ce sont ces sens que l’on évoque, lorsque l’on parle d’ordinaire du mot «clinique». Cependant, si nous allons plus loin dans l’exploration de cette étymologie, nous remarquons que le verbe «klino» a comme sens premier un changement de position:«incliner, coucher, appuyer (une chose contre une autre), pencher, baisser, détourner». Ces significations sont associées avec le lit, le malade, le médecin. Une personne ne parvient plus à se tenir debout, par ses propres moyens. Elle subit un changement par rapport à sa position ordinaire. Elle est plus fragile. La personne expérimente alors une rupture, une discontinuité dans l’ordre rationnel, un affaiblissement de l’importance accordées aux priorités habituelles. Elle lève sa vigilance et les contraintes du quotidien. Dans ce contexte, la personne a tendance à se livrer plus que d’ordinaire. Elle s’autorise des révélations auxquelles la logique du quotidien impose généralement silence. Ce déplacement a pour objectif de revenir à un état de départ, un retour à l’état normal. Les significations médicales touchent au pathologique. Elles ne sont qu’un cas particulier de la posture clinique.
En effet, aujourd’hui, on utilise le terme de clinique dans d’autres domaines que la médecine. On le trouve en psychologie, en sociologie. Il semble que cette posture peut rendre compte aussi d’une forme de pratique de la pédagogie.
II) La clinique: pratique et recherche
La démarche clinique se réfère le plus souvent à une pratique professionnelle:celle du médecin, du psychothérapeute. Nous posons l’hypothèse que cette démarche peut aussi être une posture de formation et de recherche. Bien que les deux démarches puissent avoir de nombreux points communs, nous allons tenter d’expliciter la posture clinique dans la recherche scientifique. La plupart des chercheurs cliniciens sont aussi des praticiens. On dira donc de la clinique, qu’elle peut avoir un moment plus orienté vers la pratique et un moment davantage orienté vers la recherche. L’entrée dans la recherche des praticiens doit conserver la posture clinique, mais l’orienter vers d’autres buts.
III) Le noyau dur de la recherche clinique
Plusieurs éléments peuvent être dégagés qui caractérisent toute recherche clinique, et qui en constituent son noyau dur:
a) L’objet de la recherche est une ou des personnes.
Le point commun de toute recherche clinique, c’est le fait que «l’objet» de la recherche est toujours une personne, un sujet individuel ou collectif. Le travail s’accomplit directement sur le terrain. Le chercheur s’engage, en tant que personne, auprès des personnes ou des groupes étudiés. Alors que le praticien des sciences sociales envoie des questionnaires, travaille à partir de documents ou de statistiques élaborées à partir de ces questionnaires, le chercheur clinicien se confronte personnellement à la singularité des personnes et des situations, qu’il étudie. Il prend place dans le temps et l’évolution des personnes ou groupes étudiés. Dégager ce point commun de toute recherche clinique conduit à faire quelques remarques.
b) Polysémie des termes d’individu, sujet, personne
D’abord, dans les sciences humaines, on ne peut pas dégager une acception claire et simple de la notion de personne ou de sujet. Suivant les disciplines ou les courants de pensée, on rencontre les termes de personne, de sujet, voire d’individu. Ces termes seraient à distinguer. De plus, la notion de personne ou la notion de sujet ne sont pas, elles-mêmes, univoques. On peut les utiliser dans des acceptions variées.
c) Le postulat de l’auto-réflexion dans la situation intersubjective
Malgré le problème de définition, on peut constater que toutes les démarches cliniques de recherche s’appuient sur la capacité de réflexion des êtres humains en situation d’intersubjectivité, et dans la croyance que ces êtres humains sont capables de produire une auto-théorie qui rend compte de leur expérience. Dans De l’angoisse et la méthode, Georges Devereux parle de la conscience que l’être humain a de sa conscience et de celle des autres. Pour W. Dilthey, cette capacité permet de construire la compréhension de l’autre. Ainsi, la personne ou le sujet peuvent être définis comme étant des êtres pensants actifs et l’objet de cette pensée.
La personne est un être auto-réflexif, un être d’expérience, de subjectivité, d’intériorité.
d) Le refus
La personne est capable de dire non, c’est-à-dire de se démarquer, de se situer ailleurs que celle qui se situe en face d’elle.
e) L’historicité
La personne intègre en elle et pour elle le passé, le présent et l’advenir dans un mouvement permanent de va et vient entre ces différents moments. La personne a conscience de sa permanence et en même temps de sa capacité de changement. Sa perception intime d’elle-même évolue dans la durée. La personne pondère différemment l’importance qu’elle donne à une expérience, suivant les périodes temporelles.
f) D’ici à là
La personne pondère différemment l’importance qu’elle donne à une expérience, selon les espaces anthropologiques qu’elle occupe. Comme l’a montré Francis Imbert, dans Si tu pouvais changer l’école, un enfant ne parle pas de la même manière de l’école, suivant qu’il est situé à l’intérieur de son établissement ou, au contraire, à l’extérieur.
g) La multitude des variables
On voit donc que la parole d’une personne varie constamment en fonction de nombreuses variables. Les paramètres à prendre en compte pour situer un discours sont innombrables. Toute recherche portant sur des personnes, qu’elles soient des sujets individuels ou des collectifs (groupes, organisations, institutions) doit reconnaître ces qualités.
Toutes ces observations constituent le noyau dur de la recherche clinique.
IV) Caractéristiques de la recherche clinique
Pour nous résumer, nous dirons que toute recherche clinique doit donc comporter au minimum :
-la reconnaissance de l’histoire individuelle du sujet,
-l’expérience vécue et élaborée,
-l’invention continue de soi,
-la personne totale en situation,
-la singularité et la totalité de la personne, prenant en compte à la fois son fonctionnement psychique, son mode relationnel, l’histoire vécue,
-les évènements extérieurs et les contextes,
-la manière dont la personne concrète gère une situation problème.
De plus, la recherche clinique prend en compte les effets de la recherche. La recherche clinique se préoccupe des effets qu’elle a sur les personnes. La recherche peut, en effet, produire des effets de changement sur les personnes étudiées et les aider à la prise de décision dans des situations critiques. La recherche peut aussi avoir un effet direct ou indirect sur une population analogue. Les résultats d’une enquête sur les procédures pédagogiques avec un groupe d’enseignants pourra avoir des effets sur des collègues, qui n’ont pas participé à cette recherche. La recherche, faite dans une perspective clinique, garde donc toujours à l’esprit l’horizon de la pratique.
V) Les quatre formes cliniques de la recherche
Dans les sciences humaines pratiquant la recherche clinique, ou contenant des éléments cliniques dans la recherche, on peut distinguer quatre orientations: l’orientation scientiste, l’orientation de la recherche clinique impliquée, l’orientation ethnométhodologique, l’orientation de l’analyse institutionnelle.
V. 1) L’orientation scientiste
Cette orientation participe du paradigme classique de la science. Dans les sciences de la nature, on utilise la logique hypothético-déductive, la méthode expérimentale, on travaille à partir de dispositifs objectivants. Il existe donc une orientation clinique qui n’a pas fait sa coupure totale avec le rationalisme des sciences de la nature. Malgré cette limite, ce courant a produit beaucoup de recherches, est parvenu à obtenir des résultats.
Dans cette posture, le chercheur est l’initiateur et le maître d’oeuvre du processus: il construit une distance entre lui et son objet. Dans cette perspective, il y a une tendance à penser que tout observateur se vaut. Le chercheur scientiste est préoccupé par la structuration rationnelle du dispositif de recherche. Il construit des hypothèses, élabore une méthodologie. Cette structuration rationnelle est pré-déterminée et reste déterminante, même si elle se voit parfois interrogée et ré-articulée, quand le réel bouleverse cette structure. Ainsi, pour J. Piaget, les interrogations épistémologiques fondent des hypothèses, sources de questions. Ces questions sont posées à cet individu en développement qu’est l’enfant. Les réponses données apportent les premières solutions aux interrogations épistémologiques. Une réarticulation du problème est alors possible, tenant compte des hypothèses de départ et de leur transformation après le «choc du réel».
Dans cette perspective, les résultats doivent conduire à des lois d’ordre général. Pourquoi parler de cette démarche scientiste? Elle semble bien loin du noyau dur de la recherche clinique que nous avons d’abord tenté de caractériser. Si nous avons signalé cette orientation, c’est qu’en permanence, et presqu’à l’insu de des chercheurs qui la pratique, elle comporte un grand nombre de moments cliniques dans la structuration même du dispositif de recherche. Essayons de cerner ces moments cliniques.
1) Le moment de l’objet
Les scientistes parlent constamment de leur objet. Pourtant, ces objets sont des personnes, des sujets ! Les scientistes étudient cliniquement leurs objets, sous quatre angles différents.
a) Ils peuvent étudier des cas individuels : une personne ou un groupe, dans sa singularité et sa spécificité.
b) Ils peuvent se donner pour objet des cas pathologiques, domaine d’élection de la clinique.
c) Leur objet peut être des pratiques, des situations inter-subjectives, étudiées dans leurs processus et leurs effets.
d) Parfois, ils étudient leur objet dans son milieu ordinaire. Le chercheur scientiste fait donc parfois du terrain, dans la durée.
2) Le moment des méthodes
Le chercheur scientiste peut, tout en demeurant dans un cadre général de logique hypothético-déductive, solliciter l’expression de l’expérience individuelle, l’extériorisation de l’intériorité de la personne ou du sujet étudié. Dans cette perspective, «la tâche des méthodes cliniques est de rendre apparente la logique interne du cas, grâce au recueil de faits se déroulant dans le temps, et à la mise en relation de données de nature diversifiée. On peut alors caractériser le cas. Ensuite, on passe à des classifications de plusieurs cas significatifs (Postic-De Ketelé, 1988, p. 130). Pour ces auteurs, l’observation clinique structurée permet de contrôler les conditions d’apparition de certains comportements, analyser les démarches successives adoptées par le sujet lorsqu’il cherche à atteindre un but… On analyse les processus mentaux sous-jacents à l’action observée» (Ibid.).
Dans la même perspective, J. Piaget propose à l’enfant des tâches standardisées, celui-ci parle à haute voix de sa résolution de chaque tâche. Le chercheur doit adapter son mode d’investigation aux réactions de l’enfant, dans sa manière de poser les questions et dans la séquence des tâches à présenter ou à répéter (Ibid., p. 131).
D’autres formes de passation de tests (d’intelligence, projectifs) ont une composante clinique.
Dans ces formes méthodologiques, on constate que la relation du sujet de la recherche (le chercheur) à son objet est toujours construite dans la distance. Elle se veut rationnelle. Chacun reste dans son statut: l’un est l’objet de la réflexion de l’autre, même si les paroles de l’«objet» sont les données de la recherche. Très souvent, le signe de cette objectivation de la parole de l’autre est l’anonymisation des témoignages. D’une certaine manière, on peut s’étonner que cette captation de la signature de l’autre par le chercheur, soit le modèle de la déontologie du psychologue ou du sociologue!
Le mode de transcription des données est cohérent avec la conception de l’objet et de la relation chercheur-objet. La transcription ne relève que les éléments en rapport avec la question de recherche pré-établie. Elle gomme l’inter-action de la relation : ce qui rend pauvre la production de la personne questionnée. Parfois, on constate un vrai réductionnisme de la parole de l’autre, de la part du chercheur. Il y a donc, dans ce type de posture, une vraie dyssymétrie. Le sujet décrit est transparent. Le chercheur aussi. Il discourt sur la parole de l’autre, en se dissimulant dans l’ombre de l’objectivité. Il devient opaque. Le texte clinique produit dans un tel cadre est construit comme un document médical ou une fiche de botanique. Par rapport à ce discours, le chercheur est en totale position d’extériorité. Certains ont même pu s’interroger sur l’authenticité de certains cas présenté par la clinique psychanalytique ou psychosociologique.
Le traitement des données est aussi cohérent avec cette perspective de rationalisation. Ainsi, J. Piaget effectue une double analyse. Il produit une analyse fonctionnelle des particularités du raisonnement de chaque enfant et une analyse structurale, constituée de la comparaison à la norme «épistémique» du développement selon les âges approximatifs.
Cependant, lorsque l’objet de la recherche est constitué de pratiques sociales, le chercheur peut tout de même avoir la préoccupation déontologique d’un retour des résultats aux sujets étudiés. Ce qui peut provoquer des effets pervers. La publication des Héritiers ou de La reproduction, de Pierre Bourdieu a entraîné un effondrement de l’engagement pédagogique. Les effectifs du mouvement Freinet se sont effondrés en quelques années.
Dans cette perspective scientisme, le chercheur produit une clinique de l’explication, forme classique de la recherche. La personne devient objet de la recherche. Sa parole est suscitée, son expérience est au cœur de l’enquête. Et en même temps, on lui enlève toute sa dimension vivante. Parole et expérience sont cadrées dans un cadre réducteur: l’intérêt et le dispositif du chercheur, qui développe un commentaire qui veut expliquer les dires et comportements des acteurs, des praticiens, etc. Il y a des causes. Il y a des effets. Le chercheur nous fait croire qu’il est hors du jeu. Le moment clinique est alors intégré à une perspective scientiste, expérimentale. Il est traité sur le mode de la cohérence de cette approche.
En sciences de l’éducation, on peut inscrire les travaux de B. Charlot, d’E. Bautier, J.-Y. Rochex dans cette perspective, même si d’une recherche à une autre, le rapport à la clinique peut évoluer.
V. 2) L’orientation de la recherche clinique impliquée
En France, cette orientation a été portée par le département de sociologie de l’université de Nanterre, dans les années 1966-1974, dans la mouvance du philosophe Henri Lefebvre qui a suscité de nombreuses enquêtes qualitatives sur le quotidien, la ville. R. Lourau, R. Hess, P. Ville ont participé à ce mouvement, etc. Puis, à partir de 1973, l’orientation de la recherche clinique impliquée a été portée par le département des sciences de l’éducation de Paris VIII, principalement dans sa composante critique. Cette école de la théorie critique française, qui s’est déplacée de Nanterre à Vincennes, puis en 1980 à Saint-Denis est toujours vivante aujourd’hui. Elle est actualisée plus particulièrement, par les chercheurs du Laboratoire Experice, qui s’inscrivent dans un paradigme fondé et développé par H. Lefebvre, G. Lapassade, R. Lourau, P. Ville, M. Lobrot, R. Hess, L. Colin, J. Ardoino, R. Kohn, R. Barbier, J.-L. Le Grand, Ch. Delory-Momberger, G. Weigand, A. Coulon, etc.
Ce mouvement s’inscrit dans la perspective d’une science de l’homme qui se veut l’étude de l’homme par l’homme. Il plonge dans les difficultés spécifiques à cette étude, en s’appuyant sur des dispositifs, construits à partir de méthodes et de techniques, globalement cliniques: recherche qualitative et compréhensive. Chaque auteur de ce mouvement apporte des nuances qui lui sont spécifiques en fonction de sa ou ses disciplines de formation, de ses objets. Ainsi, si G. Lapassade et L. Colin ont fait l’expérience de la psychanalyse, J. Ardoino est plutôt psychosociologue; Ch. Delory-Momberger est ethnologue; H. Lefebvre, R. Barbier, R. Hess, R. Lourau, P. Ville sont sociologues, etc. La plupart ont été des pédagogues, philosophes, consultants, intervenants, etc.
1) Le moment de l’objet
La recherche clinique impliquée se confronte à des objets variés que l’on peut regrouper dans des niveaux correspondant à la taille des objets d’études. La recherche clinique impliquée travaille sur la personne (psychanalyse, histoire de vie), sur l’inter-individuel (la production d’intérités entre deux ou trois personnes, par l’étude de correspondances, par exemple), sur le groupe (classe), l’organisation (établissement scolaires, par exemple), les institutions (la famille, l’Etat, l’entreprise), des objets interculturels et transnationaux.
Quelque soit l’objet et le niveau du travail, l’orientation clinique impliquée distingue le champ d’observation et le champ d’analyse. Ainsi, le champ d’intervention peut être une classe que l’on est invité à observer, mais le champ d’analyse pourra être, plus largement, l’institution de l’école. Cette démarche clinique construira des dispositifs prenant en compte un niveau d’intervention: la personne ou le groupe. Mais les autres niveaux qui se réfractent dans cet objet ne seront pas écartés, mais mobilisés au contraire dans une perspective d’analyse multi-référentielle, pour produire une analyse de la complexité des situations décrites. Ainsi, on n’écartera pas le moment individuel, du fait que l’objet d’étude est le groupe, etc.
L’analyse multiréférentielle s’est progressivement complexifiée. Dans les années 1960, G. Lapassade et J. Ardoino, principalement, ont exploré les niveaux de groupe, de l’organisation, de l’institution (G. L.), auxquels J. Ardoino a rajouté l’individuel et l’inter-individuel. A partir des années 1980, L. Colin, R. Hess, G. Weigand ont exploré les situations internationales et interculturelles qui complexifient le fonctionnement des groupes, des organisations et des institutions.
2) Demande et commande
Une des caractéristiques de cette orientation de la recherche clinique impliquée est de réfléchir à l’institutionnalisation des dispositifs de recherche.
Le chercheur impliqué ne gomme pas les chemins de la commande. Est-ce lui qui a suscité la recherche? Est-ce au contraire une personne ou un groupe qui est à l’origine du travail?
Un philosophe, militant d’un parti politique, se voit contesté ses écrits, son action par les dirigeants du parti qui l’excluent. Le philosophe tente de comprendre. Pourquoi, comment, un comité central serait-il habilité à donner des instructions au philosophe, concernant ses objets de pensée, ses méthodes? Le philosophe se met à produire un texte dans lequel il critique et analyse les tensions entre philosophie et politique. Vrai chercheur à orientation de recherche clinique impliquée, il invente une forme d’autobiographie philosophique et politique, portant en elle les questions de son temps. La situation d’exclusion a produit un effet analyseur que le philosophe saisit pour travailler, pour penser. Où est la demande, la commande?
Dans le cas de l’ethnologue, la demande vient souvent de lui. Il cherche à entrer sur un terrain qu’il a choisi. Il explore l’accès au terrain comme un moment délicat: l’ethnie qu’il veut étudier ne lui demande pas forcément cette intervention, peut même la rejeter (cf. R. Hess, Gérard Althabe, une biographie entre ailleurs et ici, le chapitre sur l’Afrique). L’orientation de la recherche clinique impliquée en ethnologie est fondée par G. Althabe qui tente de trouver sa place dans les groupes qu’il traverse, en négociant une réciprocité dans les échanges.
Dans le cas de la psychanalyse, le psychanalyste, en ouvrant son cabinet, en posant une plaque sur sa porte, donne à voir qu’il propose son aide. Il peut greffer une recherche sur sa pratique. Il a donc une demande qu’il exprime ainsi. Le client qui sonne à sa porte a une autre demande.
Parfois, la recherche naît du fait que l’Etat ou une institution commanditaire (une fondation, un organisme de recherche) lance un appel d’offres. Un chercheur à orientation de recherche clinique impliquée peut y répondre en créant et défendant une interaction avec un terrain.
Dans d’autres situations, la commande peut surgir d’un besoin social. A la mort de son mari, une mère de famille, en fin de vie, pose un problème à ses enfants. Compte-tenu de son aphasie, ils décident, en l’absence d’institution susceptible de prendre en charge leur mère, de se relayer auprès d’elle. L’un est sociologue, l’auteur est formateur, l’une est infirmière, l’autre est institutrice. Ils ont des temporalités différentes, donc des disponibilités difficiles à conjuguer. Pour penser leur coordination, ils inventent un dispositif: ils écrivent un journal à quatre mains (ils sont quatre). D’abord à visée pratique, ce journal devient objet de recherche… L’infirmière tire de cette expérience un article dans une revue professionnelle. Un éditeur le lit et demande un ouvrage réflexif sur l’accompagnement des personnes en fin de vie. Du statut d’enfant, ce groupe familial s’est transformé en laboratoire de recherche à orientation clinique impliquée.
Si le contexte du cas précédent est domestique, parfois, la demande peut être au niveau d’un pays. Un enseignant colombien doit se réfugier en France pour raison politique. Il se forme aux sciences de l’éducation, à la pédagogie. Après dix années d’exil, il rentre dans son pays. Il s’engage dans la formation des enseignants. Rapidement, il constate que 4 millions d’enfants en âge scolaire traînent dans la rue. Comment intervenir? Des collectifs de professeurs font du porte à porte, anime des moments pédagogiques dans la rue.
Dans un lycée, un professeur observe des situations de maltraitance de la part de l’administration. Il se met à écrire un journal institutionnel, qu’il fait circuler en espérant que la socialisation des observations conduise à un changement des pratiques de l’institution.
Une autre enseignante observe que les enfants surdoués sont maltraités dans leur établissement. Les parents sont mécontents. Ils proposent qu’une classe expérimentale leur soit consacrée. L’enseignante entre dans le processus en tentant d’en dégager une perspective de recherche. Ses travaux la conduisent à prendre un poste universitaire où on lui confie la formation d’enseignants pour ce type d’enfants. Puis elle s’engage dans une recherche internationale pour explorer comment ces expériences peuvent avoir des retombées sur les pratiques éducatives, dans leur ensemble… Dans cet exemple, la succession des moments fait émerger plusieurs niveaux d’intervention: d’abord le niveau inter-individuel (la relation maître-élève), ensuite l’expérience au niveau d’une classe expérimentale, puis au niveau de l’établissement, ensuite au niveau de la formation des professeurs, au niveau international: à chaque fois, modification de la perspective, des demandes, des commandes (surgissent des commanditaires qui acceptent de financer la poursuite du processus, etc.).
Un sociologue à orientation de recherche clinique impliquée est contacté par une grande entreprise de production d’énergie atomique. On voudrait qu’il aide à la résolution de conflits dans une centrale nucléaire. Ce sociologue constitue une équipe et répond à la demande. Les interventions se succèdent. Après vingt années, il constate qu’il a répondu à 200 demandes d’intervention auprès de ce commanditaire. Il écrit une thèse où participe au jury l’un des acteurs.
V.3 L’orientation ethnométhodologique
Le chercheur entre dans un groupe, une tribu. Pour comprendre le discours, le langage commun des membres, il se fait membre de la tribu, entre dans les interactions des membres du groupe. Il acquiert les mots du groupe en posant des accomplissements pratiques. C’est en faisant la cuisine que l’on apprend les ethnométhodes de la cuisinière, en faisant le jardin avec un jardinier que l’on apprend les ethnométhodes des jardiniers, etc. Dans cette perspective, l’ethnométhode est un savoir-faire pratique partagé par les membres de la communauté de pratique.
V.4 L’orientation de l’analyse institutionnelle
On distingue deux formes de l’analyse institutionnelle.
a) L’analyse interne produite par les membres d’un groupe à travers des réunions, des assemblées. Cette forme s’est d’abord développée dans la psychothérapie institutionnelle, puis dans la pédagogie institutionnelle ou l’autogestion pédagogique. On pense collectivement l’institution.
b) La socianalyse qui est une forme d’intervention. Les membres d’un groupe ressentent le besoin de faire appel à un groupe extérieur pour les aider à analyser un problème. Dans la rencontre des deux groupes (groupe-client et groupe d’intervention), une analyse se produit.
Dans ces deux formes, on tente d’expliciter l’implicite en prenant en compte les analyseurs qui surgissent dans la vie de l’institution. Un analyseur est un événement qui survient et produit une crise. L’analyse institutionnelle s’attache à percevoir le passage des groupes objets (ceux qui sont constitués par l’organisation) aux groupes sujets (qui parviennent à expliciter leurs implications dans la situation, la transversalité, etc.).
L’analyse institutionnelle prône des formes de travail autogérées et l’intervention.
VI) La place du journal dans la clinique
Certaines formes d’approches cliniques sont plutôt verbales (groupes Balint). D’autres s’appuient sur la capitalisation journalière que constitue le journal. Celui-ci peut être tenu par un chercheur ou un groupe de chercheurs. Ce journal fait l’objet d’une lecture et d’un commentaire par un groupe de pairs (le groupe de référence).
Dans toutes les pratiques de journaux, le diariste (celui qui tient son journal) s’entraîne à améliorer le regard qu’il porte sur son objet: personne, groupe, organisation, institution.
Le journal peut se centrer sur un objet particulier, sur un moment de la vie institutionnelle.
Cette pratique est une des caractéristiques de l’Ecole de Vincennes qui l’a mis en place entre 1974 et 1976, en a fait la théorie à partir de 1985 (n°9 de Pratiques de formation).
Bibliographie
Ardoino, J., Education et politique, Paris, Anthropos, 1999.
De Luze, H., L’ethnométhodologie, Paris, Anthropos, 1997.
Delory-Momberger, Ch., Hess, R., Le sens de l’histoire, moments d’une biographie, Paris, Anthropos, 2001.
Deulceux, S., Hess, R., Henri Lefebvre, sa vie, ses œuvres, ses concepts, Paris, Ellipses, 2009.
Devereux, G., De l’angoisse à la méthode, Flammarion.
Hess, R., La sociologie d’intervention, Paris, PUF, 1981.
Hess, R., Gérard Althabe, une biographie entre ailleurs et ici, Paris, l’Harmattan, 2005.
Hess r.; Weigand, G., L’observation participante dans les situations interculturelles, Paris, Anthropos, 2006.
Hess, O., G., B. et R., L’accompagnement d’une mère en fin de vie, Un journal à 4 mains, Paris, Téraèdre, 2009.
Illiade, K.; Hess, R. Les formes de l’écriture impliquée, dossier du n°12 de Cultures et sociétés, Paris, Téraèdre, 2009. Avec des contributions de Swan Bellele, Lucette Colin, Anne-Claire Cormery, Bertrand Crépeau, Sandrine Deulceux, Augustin Mutuale, Carole Pancheret, Saïda Zoghlami.
Lapassade, G. (1965), Groupes, organisations, institutions, Paris, 5° éd., Paris, Anthropos, 2006.
Lapassade, G.; Lourau, R., (1971), Les clés pour la sociologie, Paris, Seguers.
Lefebvre, H. (1959) La somme et le reste, Paris, Anthropos, 4° éd., 2009.
Lefebvre, H. (1968) Le droit à la ville, 3° éd., Paris, Anthropos, 2009.
Lourau, R., Le journal de recherche, matériau pour une théorie de l’implication, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988.
Imbert, F. , Si tu pouvais changer l’école.
Kohn, Ruth, Les enjeux de l’observation, Paris, Anthropos, 1998.
Weigand, G.; Hess, R., Analyse institutionnelle et pédagogie.
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Weigand, G., La passion pédagogique, un récit de vie recueilli par R. Hess, Paris, Anthropos, 2007.
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G. Weigand et R. Hess
http://lesanalyseurs.over-blog.org