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  • : Le blog de Benyounès Bellagnech
  • : Analyse institutionnelle : Théorie et pratique au sein des institutions politiques, éducatives et de recherche. L'implication des individus et des groupes dans la vie politique et sociale.
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13 janvier 2010 3 13 /01 /janvier /2010 10:20

Mostafa Bouaziz

Pr d'histoire, membre du CM2S-Fac-Ain-CHOK

Casablanca

gsm : 212 61 10 00 42



Je serais honoré de votre présence à ma soutenance de thèse de doctorat d'Etat en sciences sociales, spécialité histoire: «Les nationalistes marocains au XXème siècle, 1873-1999» qui aura lieu à la faculté des lettres Ain Chock Casablanca, avenue 2 Mars, Hay Imara, le Mardi 19 Janvier 2010 à partir de 15h , salle polyvalente Driss Chraibi.

 

 

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12 janvier 2010 2 12 /01 /janvier /2010 09:39

Qu’est-ce que l’analyse institutionnelle?

Penser, agir après la mort de René Lourau?


Wroclav, le dimanche 23 janvier 2000


Je suis à l'hôtel GEM, dans la chambre 125. Je suis là pour faire de l'observation participante dans un groupe de formation d'animateurs trinationaux (français, allemand, polonais). J'ai déjà vécu cinq jours, fin septembre 1999, avec ce groupe (à Cologne). Travailler dans un tel groupe pose des problèmes de dissociation. On est tiraillé entre les trois langues… Je n’ai jamais pensé me mettre au polonais. Et, depuis hier, je fais l'effort de m'y plonger… Mon inscription active dans le groupe est difficile pour moi, car j'ai tendance à penser à R. Lourau, à sa mort, le 11 janvier dernier, à son enterrement le 18 et aux conséquences de sa disparition pour moi, pour l'analyse institutionnelle et pour ses étudiants.

 


***

 


Je pense beaucoup à ce qui pourrait advenir. J'avais prévu la mort de mon père (1997), de ma mère (1998), mais je n'ai jamais imaginé la disparition de René Lourau. Je souhaitais un autre scénario pour lui, pour moi. J'étais persuadé que René vieillirait bien, et je m'imaginais avec lui dans des occasions particulières, comme il en avait créées, lorsque Henri Lefebvre était encore vivant, et que René le recevait chez lui pour des fêtes où le banquet était le prétexte de discussions gratuites, passionnées et à bâtons rompus. J'imaginais ce futur. Le texte en était déjà écrit. Et puis, sa mort: tout est perturbé. Je croyais tellement à la vie de René, que je n'avais pas pris au sérieux son départ à la retraite. Je n'ai pas annulé la réunion de préparation au colloque de l'interculturel du lycée St Germain en Laye, qui m'a empêché d'assister à ce pot organisé pour lui faire fête à cette occasion.

 


Ces derniers temps, j’étais en phase avec lui sur le terrain de la lutte politique et pédagogique. Du fait de cette solidarité à la fois politique et pédagogique, il me semble qu'il me faut noter tout ce qui me traverse la tête à propos de R. Lourau. Ce ne sera pas toujours beau, simple. Ce que je vais écrire n'est pas un panégyrique de René, bien au contraire… Car je ne suis pas sûr que nous ayons eu raison de travailler comme des dingues depuis si longtemps.

 


R. Lourau a publié son premier ouvrage en 1969. J'étais déjà son étudiant. Il a fait paraître mon premier livre en 1974, dans une collection qu'il dirigeait. A nous deux, en trente ans, nous avons sorti cinquante livres! Si on rajoute ceux de Georges Lapassade, qui fut celui qui lança René sur le chemin de l'analyse institutionnelle, et de quelques proches, on doit pouvoir faire une liste de 150 ouvrages… Tout n'est pas estampillé comme institutionnaliste… Mais quand même! C'est un sacré morceau de route, ensemble, même si, parfois, on a pu se trouver en désaccord.

 


Voilà des idées qui me passent par la tête. L'heure de ma prochaine réunion arrive. Il est 15 h.

 


16 h30

 


Pause d’un quart d'heure. Je suis heureux que le soir soit tombé. Je m'installe au bureau de ma chambre. J'allume la lumière, et je voudrais noter quelques idées survenues pendant que j'étais en réunion.

 


R. Lourau est enterré au cimetière des Evreuses à Rambouillet. J'ai eu un mal fou pour le trouver en voiture, le mardi 18. Il est mal indiqué. Il faisait froid le jour de son enterrement. Il y avait beaucoup de monde… Pourquoi? Certes, j'avais contribué à ce que Le Monde parle de la cérémonie (petites annonces parues le 15, article sur trois colonnes paru dans le numéro des 16-17 janvier). Mais je ne suis pas sûr que ce soit ces annonces qui aient amené les gens. Ils avaient un lien fort à René. Cela mesure sa transversalité. Le nombre de gens qu'il touchait, ou qu'il avait touché. Si j'étais décédé à sa place, cela aurait-il été le cas? Je ne peux pas me rendre compte.

 


Quand on vit, on a parfois l'impression d'être très seul. Je suis sûr que René a vécu cela assez fort. En même temps, le sentiment de solitude est peu acceptable, du fait de la transversalité, qui se construit tout au long d'une vie. Je n'ai pas pensé à lire l'annonce de Syllepse, passée dans Le Monde du 17-18. On m'a rapporté qu'Yves E. avait trouvé de mauvais goût l'annonce passée avec Lucette. Si nous ne l'avions pas faite, la mort de Lourau serait passée inaperçue, car je pense que c'est cette annonce qui a amené Patrick Kéchichian, journaliste au Monde, à prendre conscience de l'information : un intellectuel est mort. Il a lu mon article dans le Dictionnaire des philosophes. Il a fait le raisonnement suivant : 4 pages en 1984 dans ce dictionnaire, cela vaut trois colonnes du Monde. Imaginons qu'il n'y ait eu que les trois lignes de Julie et Julien. Cela aurait-il été lu? Yves aurait dit que l'on cherchait à se faire de la pub! Je trouve "analyseur" ce point de vue. Il nous renvoie à ce qu'a été l'analyse institutionnelle. Presque plus personne ne parlait de Lourau. Il avait toutes les peines du monde à se faire éditer. Nous-mêmes, Lu et moi, avons eu des difficultés à imposer à notre éditeur les trois livres que nous avons sortis de lui. Récemment, un éditeur me disait que le dernier manuscrit reçu de R. Lourau avait été lu dans sa maison, avec un a priori favorable, mais que le ton, le style rendait l'aventure éditoriale injouable. Les chiffres de vente de ces trois livres que nous avons fait, en 1996 et 1997, n'ont pas dépassé trente exemplaires dans l'année.

 


Était-ce faire de la pub sur le dos de René que de dire : il vient de mourir; il était l'auteur de tel et tel livre? Personnellement, je remercie d'avance l'éditeur qui fera cela avec moi. Avec le système actuel de distribution des livres, beaucoup de lecteurs virtuels ne savent même pas que les livres existent. Alors! Mais c'est vrai que les gens comme Yves, qui n'ont jamais fait l'effort d'écrire un livre sont mal placés pour juger de ce que pense, en lui-même, un auteur, un écrivain que personne ne lit plus. Pourquoi ne pouvait-on plus, aujourd'hui, lire R. Lourau avec le même enthousiasme que dans les années 1970-1975? C'est une question importante à laquelle je crois pouvoir apporter quelques éléments de réponse.

 


On a tort d'attendre la mort des gens pour leur rendre hommage, et célébrer l'énergie que l'on a pu tirer de leur pensée. Cependant, faire ce travail, en retard, sera toujours meilleur que de ne pas le faire du tout. Cela me conduit à penser que l'on devrait commencer à organiser des hommages aux gens de ma génération qui ont vraiment apporté quelque chose. Dans mon environnement, je pense à Jean-René Ladmiral, à Pascal Dibie, à Michel Authier, par exemple. Pour ma part, je jugerais nécessaire que les étudiants qui ont fait leur thèse sous ma direction, que j'ai aidé à un moment opportun pour obtenir un poste universitaire, fassent le travail de réunir des textes sur moi. Ce travail, qui fait partie d'une tradition intellectuelle, a une force qui peut aider le mandarin libertaire, lorsqu'il s'affronte à la mesquinerie des conservateurs du savoir, empêchant le partage social des connaissances. René Lourau, en lisant ces derniers paragraphes, trouverait que je verse encore dans la mégalomanie.

 


Et pourtant, si l'on voulait bien réfléchir vraiment à la série de questions : Qui fait quoi? Quand? Depuis quand? Où? Comment? Pourquoi?, on prendrait conscience de ce que quelques-uns nous apportent depuis si longtemps. L'universitaire est éduqué à être égoïste, à défendre sa petite carrière, son petit territoire. Les mandarins libertaires qu'ont été les institutionnalistes ont fait leur travail, certes! Mais, ils y ont pris plaisir. Et cela, ce n'est pas si fréquent. Ils se sont beaucoup prêtés (plutôt que donnés). Parfois, certains ont pu trouver que ce n'était pas assez. Mais pourquoi ne pas reconnaître qu'un R. Lourau a fait beaucoup plus, pour beaucoup plus de monde que beaucoup d'autres?

 


Georges Lapassade et moi-même devons être célébrés de notre vivant. Il faut se mettre au travail. Ahmed Lamihi et quelques autres pensent à cela. Mais l'initiative doit-elle émaner de la périphérie ou du centre? La difficulté de se mettre à plusieurs pour faire quelque chose de cet ordre est d'éviter la dispersion. Lors de la mort de quelqu'un, lorsque cinquante personnes écrivent, leurs textes ont en commun de partager une émotion. Cela fait unité, cela donne corps au recueil. Du vivant de la personne, comment produire un ensemble qui ait une consistance, qui ait une vraie identité? C’est un problème éditorial à prendre en compte.

 

21 h 30

  
Je viens de boire une bière avec Christine Delory-Momberger. Évidemment, nous avons parlé de R. Lourau. Je lui ai avoué que j'avais commencé "le journal de mon livre sur Lourau"… En même temps, je me demande si ce livre a une chance de voir le jour. R. Lourau voulait toujours adjoindre à son dernier livre le journal qu'il tenait pendant l'écriture d'un ouvrage. Mon problème à moi, c'est que je distingue le journal qui me semble mériter d'exister en soi et pour soi, du livre théorique qui a une autre destinée.

 


Ainsi, j'aurais pu écrire le journal de ma non écriture de la Théorie des moments, ce livre que R. Lourau voulait faire avec moi. Mais comme ce livre me tient vraiment à cœur, le jour où je m'y mettrai, je ne ferai que ça. J'écrirai ce livre d'une traite. Il n'y aura pas de place pour faire un journal. Ce sera une écriture intense, exclusive, à plein temps. Pas question de dispersion, pas de transductions continuelles.

 


Je suis dissocié continûment, sauf quand je décide qu'il est grand temps de faire un livre. Alors, je sais me mettre sur une chose et une seule. On me reproche, dans le courant de l'AI, ma dispersion. Dans une lettre de septembre 1995, Antoine me disait que mon intérêt pour le tango brouillait mon image sur l'ethnographie de l'école… Il trouvait cela négatif.

 


Concernant l'AI, c'est encore pire. Il est des phases où j'ai produit des livres sur l'AI et d'autres où j'ai fait d'autres choses. Je ne suis pas sûr que ce ne soit pas ce que les autres font. Mais, souvent, les universitaires se plaisent à donner l'image d'une unité de personnalité, d'une cohérence dans la pensée. J'y ai renoncé très tôt. Pourquoi mentir? Pourquoi ne pas reconnaître que nous sommes multiples?

 


Christine m'a relancé sur l'idée de créer une revue : Pédagogues sans frontières. J'ai trouvé le sous-titre : L'Europe de l'éducation. Je lui ai confirmé mon intention de lancer une revue.

 


Pour moi, la mort de Lourau a été un choc. Je veux précipiter les choses, les faire aboutir. Contrairement aux obsessionnels qui attendent la mort de l'autre, pour s'autoriser à commencer à exister, je crois qu'il faut faire ce que l'on pense devoir faire dès qu'on en a l'idée. Or, j'ai eu la détermination de diriger le laboratoire d'AI, comme me l'avait demandé René, mais il s'est accroché à cette fonction jusqu'au bout.

 


Sur le terrain des revues, j'ai été pressenti pour prendre la direction d’une importante revue, lorsque le directeur actuel en sera empêché. J'ai accepté l'idée, mais, en même temps, ne voulant pas gérer deux revues, j'ai refusé de me lancer dans une autre aventure analogue. En même temps, je ne souhaitais pas pousser dehors quelqu'un qui est heureux de faire fonctionner quelque chose qu'il a créé, et développé, et qui fait merveilleusement son travail, malgré la fatigue de son âge. Par contre, là où je me suis trompé, c'est peut-être dans le fait de m'interdire de créer ma propre revue. Pédagogues sans frontières est un groupe fidèle qui se réunit une fois par mois depuis mai 1997. Pourquoi dépendre des autres pour publier nos textes? Il est grand temps d'avoir notre revue. Cette forme a d'immenses avantages. Cela crée une "communauté" scientifique. Ce mot se différencie de collectif. Christine insistait sur ce thème.

 


Le choix de créer cette revue est aussi lié à la mort de R. Lourau. De son vivant, je ne pouvais que regarder de loin les tâtonnements des Cahiers de l'implication dont je n'étais pas exclu (j'ai publié un long texte dans le n° 2; Lourau m'a commandé un article pour le n° 4, trois jours avant sa mort), mais dont il avait confié la gestion et l'animation à une autre génération d'étudiants que la mienne. Je ne sais pas comment les disciples de René Lourau vont se sortir de cette mort. Une revue qui perd son directeur a toujours devant elle un problème. Qui peut succéder à René? est une question que tout le monde se pose.

 

 

Vendredi 21, chez G. Lapassade (auquel j'avais été apporté son dernier livre, sorti le jour même: Regards sur une dissociation adolescente), nous nous sommes retrouvés, autour de la table avec Raymond Fonvieille, Ahmed Lamihi, Abdel… Raymond a dit :

- Antoine succédera à René à la direction du laboratoire. Gilles succédera à René à la direction des Cahiers de l'implication.

 


C'était une telle évidence pour lui! Je ne parviens pas à comprendre pourquoi. Je crois savoir qu'Antoine était à couteaux tirés avec René. Il s'est très peu impliqué dans le labo. Quant à Gilles, excellent secrétaire de rédaction, a-t-il vraiment, aujourd'hui, l'étoffe d'un directeur de revue? On peut se poser la question. Diriger une revue me semble demander une solide transversalité dans un milieu. Est-ce le cas de Gilles? La revue Pour a commencé son déclin, le jour où l'on a forcé Rolande Dupont à partir. C'est elle qui connaissait tout de cette revue.

 


Personnellement, je crois avoir dit :

-Moi, je suis pour l’autodissolution du labo et de la revue. Le meilleur moyen d'être fidèle, c'est de faire autre chose. René n'est-il pas le théoricien de l’autodissolution?

 


Cet après-midi, j'ai pensé qu'il me fallait entreprendre une correspondance avec Georges Lapassade. Il mérite que je discute son article sur l'institutionnalisation. Il regrettait que personne ne lui ait répondu. Je termine une correspondance d'un an avec Hubert de Luze. Cela a été profitable pour moi. Avec Georges, cela serait plus exigeant au niveau du contenu. Je pense qu'en rentrant à Paris, je vais lui écrire une lettre pour proposer la discussion.

 


Je regrette de n'avoir pas écrit à René de longs courriers, comme souvent je l'ai imaginé. Il faut que l'autre parte, pour que l'on évalue tout ce que l'on a été incapable de faire. Je me suis beaucoup agité ces dernières années, mais je suis passé à côté de l'essentiel. Il faut rattraper le temps perdu. Donc:création de Pédagogues sans frontière, et échange d'une correspondance intellectuelle et théorique avec Georges Lapassade. Ce sera la meilleure façon de prolonger l'œuvre institutionnaliste de René Lourau.

 


Il est tard. J'ai beaucoup écrit aujourd'hui. Je vais me coucher.
Morgen ist auch ein Tag !

 


Remi Hess

http://lesanalyseurs.over-blog.org

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11 janvier 2010 1 11 /01 /janvier /2010 17:07
Merci pour cet article.

Hier, j'ai reçu un appel de Michel Blondeau, heureux de lire les premières pages du texte écrit autour de 2001, sur René Lourau. Il me demande de donner à Benyounès la suite de ce texte.

Je vous promets de le relire et ainsi proposer la suite, ici même, de ce livre oublié.

Remi Hess
http://lesanalyseurs.over-blog.org
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11 janvier 2010 1 11 /01 /janvier /2010 10:37

L’an un des analyseurs



Le 11 janvier 2009, notre blog, lesanalyseurs.over-blog.org, a vu le jour avec le premier article intitulé Le Carrefour des labyrinthes, titre emprunté à Castoriadis, pour signifier la complexité du contenu à développer dans ce nouveau support qu’est la publication quotidienne d’articles destinés aux gens que l’on connaît et aussi aux inconnus. Ce fut une aventure lancée avec un minimum d’atouts et de moyens; ce qui comptait à priori c’était le message à faire passer et l’ouverture d’un débat aussi large que possible.


Nouvelle aventure, nouvelle pratique qui ne part pas du vide et qu’il faut resituer dans son contexte:


Sur le plan groupal, les irrAIductibles venaient de perdre, quelques mois auparavant, Georges Lapassade et Aziz Kharouni, deux amis et piliers du groupe de travail qui avaient un rôle important dans le dispositif de la production de la revue Les IrrAIductibles.

Georges Lapassade, en tant que superviseur, conseiller, veillait sur l’avancée du travail, sur le respect des échéances de parution de chaque numéro de revue et assurait par ailleurs des contacts avec des collaborateurs. Il n’a à aucun moment été absent des réunions du comité éditorial, sauf lorsqu’il se trouvait en voyage et même dans ce cas, il n’hésitait pas à téléphoner de l’étranger pour avoir des nouvelles. Il tenait à suivre le processus de sa conception à la distribution et à la diffusion des numéros parus.

Aziz Kharouni a rejoint les IrrAIductibles en 2003 et est devenu très vite, non seulement membre actif mais militant irrAIductible; il avait été auparavant militant pour d’autres causes et savait pertinemment qu’un dispositif doit être tenu et maîtrisé. Un collectif pour lui signifiait des engagements les uns vis-à-vis des autres quant aux différentes tâches à accomplir. Cette posture donnait lieu souvent à des incompréhensions à partir du moment où la majorité des membres du collectif adoptait la posture passive consistant à attendre d’être servi par les plus actifs. Tout en assurant une présence quotidienne à la fac en salle A428, il a décidé de s’engager dans la rédaction de sa thèse, thèse qu’il n’a pas eu le temps de terminer. Le suivi de la revue était pour lui primordial.


Nous étions un peu plus de 300 à avoir participé d’une manière ou d’une autre aux 14 numéros publiés de la revue Les irrAIductibles et nous avons chacun un point de vue sur cette expérience. La disparition de deux membres actifs aurait été l’occasion de s’interroger sur la suite!


Sur le plan institutionnel, l’année universitaire 2008-2009 restera dans les mémoires pour les raisons que tout le monde connaît. Elle marque en effet le passage en force de la réforme dite autonomie des universités et ce malgré la résistance de la majorité de la profession. Cette réforme est la phase ultime d’un processus programmé plusieurs années auparavant et qui avait commencé par la mise en place du LMD pour se conclure par la loi sur l’autonomie. Les effets immédiats de ces réformes sur le fonctionnement, sur l’organisation des études universitaires se sont traduits rapidement par une sorte de perte de repères ressentie sur le terrain. N’ayant l’habitude de ne parler que de ce que l’on observe, nous avons très vite constaté que la fac est devenue une sorte d’administration de gestion de flux de dossiers, d’examens, de groupes, de comptabilité, de validation à tel point que le déplacement à la fac est vécu comme une escale pour régler un problème d’ordre purement administratif. La gestion prend le pas sur le savoir. Les marges de pensée qu’offrait l’université disparaissent petit à petit. Les 40 ans de Vincennes n’étant qu’une parenthèse qui ne tarde pas de se refermer. Notre groupe subit de plein fouet ce chamboulement, en se prêtant aux nouvelles règles du jeu administratif: rattachement au laboratoire, coquille vide, séparation entre les 3 niveaux du LMD en privilégiant les formes sur les contenus, les validations et invalidations semestrielles, multiplication des EC. Tout geste au sein de la fac doit être précédé d’une ou de plusieurs demandes d’autorisation administratives à tel enseigne qu’un travail de recherche de plusieurs années n’a de valeur que si son auteur réussit à franchir les barrages administratifs.


Il ne faut pas perdre de vue que ce qui précède est à son tour à inscrire dans un contexte politique plus global dont nous avons, avec d’autres, relevé et signalé les analyseurs dès les débuts de la décennie (voir le n°1 de la revue
Les irrAIductibles).


Dans ma recherche sur la pédagogie du possible, j’avais mis l’accent sur la dialectique entre le possible, le probable et l’impossible. Se situer dans le probable c’est espérer que ce que l’on vise c’est sa négation par le possible; il se peut aussi qu’il soit nié par l’impossible. La volonté et la liberté sont encadrées par les conditions de leur réalisation ou non, par la possibilité ou non de mettre en œuvre des dispositifs adaptés aux visions et aux objectifs négociés démocratiquement par les différents acteurs. Compte tenu du contexte décrit sommairement ci-dessus, j’en déduis que les conditions de la mise en œuvre de la pédagogie du possible dans ce cas précis ne sont pas favorables et que l’institué est en position de force étouffante. Que faire donc? Se coucher ou tenir le coup!


René Lourau disait qu’il écrivait le journal pour tenir le coup. Depuis, notre courant a bien avancé dans la pratique du journal et dans sa théorisation. Quant à moi, pour tenir le coup, je décide de créer ce blog. Ainsi, je le conçois, d’une part, dans la continuité du travail collectif mené dans le cadre des irrAIductibles depuis plusieurs années sur maints chantiers restés en friche. Tous les irrAIductibles sollicités pour participer à cette aventure ont répondu présents et ont accepté de collaborer à ce travail; et d’autre part, dans la rupture avec les facteurs de blocage qui réduisaient nos activités et nos rencontres à des rituels de bavardage reprenant les problèmes récurrents dont les solutions ne peuvent être envisagées que dans une lutte politique et idéologique radicale; je cite la précarisation, l’exclusion, le racisme, la concurrence et la lutte de places. René Lourau disait qu’il ne suffisait pas de constater la division sociale, mais qu’il fallait la combattre.


Techniquement, le blog nous permet de nous situer hors les murs et du même coup il nous éloigne de toute tentation sectaire, qu’elle soit géographique, disciplinaire, institutionnelle ou sociale, du moins au niveau virtuel.


Sans préalables, par le biais de ce blog, nous arpentons des chemins inconnus et notre réflexion se poursuit dans tous les sens. Il a fallu classer le blog dans une catégorie et nous avons choisi la politique comme recours en dernière instance ou en dernière analyse, car si nous ne nous occupons pas de la politique, elle s’occupe bien de nous, pour paraphraser Engels.


L’anniversaire est habituellement l’occasion des bilans, ce que nous ne ferons pas aujourd’hui et nous laissons à nos collaborateurs, utilisateurs et lecteurs le soin de cette tâche qui s’inscrit dans la continuité du blog.


Le 11 janvier 2000 René Lourau nous a quitté. Dix ans après, son œuvre continue de nous inspirer. En publiant dans ce blog, René Lourau et la fondation de l’analyse institutionnelle, Remi Hess est notre représentant dans le meilleur hommage que l’on puisse rendre à R. Lourau en nous aidant ainsi à rester sur ses traces.


Benyounès Bellagnech
http://lesanalyseurs.over-blog.org 

 

 

 


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10 janvier 2010 7 10 /01 /janvier /2010 14:10

La démarche clinique dans les sciences humaines

 

 

La démarche de recherche clinique a sa place dans les sciences humaines depuis deux siècles. Depuis W. Dilthey, nous savons que les «sciences de l’esprit» relèvent d’une épistémologie particulière, puisque ces sciences se donnent pour objet l’étude de l’homme par l’homme. On étudie l’homme en tant qu’homme, avec toutes les qualités de l’être humain, sans en écarter aucune a priori. C’est une posture opposée aux méthodes des sciences de la nature qui, elles, ne travaillent qu’à l’exploration de variables limitées, qui peuvent être ainsi «objectivées».

 

De là surgit une difficulté: qu’est-ce qui caractérise spécifiquement l’être humain en tant que tel? Les réponses sont variées, en fonction des cultures, des époques, des disciplines, des personnes.

 

L’être humain, en tant que personne, en tant que sujet, est au centre de la démarche «clinique». Nos préoccupations étant autant opérationnelles que théoriques, nous chercherons ici à définir les actes posés par le chercheur, qui caractérisent cette orientation.

 

 

I) L’origine étymologique du mot «clinique»

 

En grec ancien, le mot «Kliné» signifie «couche», «bière» pour les morts, d’où les formes dérivatives «klinikos» (médecin) et «kliniké» (soins d’un médecin au malade alité). Ce sont ces sens que l’on évoque, lorsque l’on parle d’ordinaire du mot «clinique». Cependant, si nous allons plus loin dans l’exploration de cette étymologie, nous remarquons que le verbe «klino» a comme sens premier un changement de position:«incliner, coucher, appuyer (une chose contre une autre), pencher, baisser, détourner». Ces significations sont associées avec le lit, le malade, le médecin. Une personne ne parvient plus à se tenir debout, par ses propres moyens. Elle subit un changement par rapport à sa position ordinaire. Elle est plus fragile. La personne expérimente alors une rupture, une discontinuité dans l’ordre rationnel, un affaiblissement de l’importance accordées aux priorités habituelles. Elle lève sa vigilance et les contraintes du quotidien. Dans ce contexte, la personne a tendance à se livrer plus que d’ordinaire. Elle s’autorise des révélations auxquelles la logique du quotidien impose généralement silence. Ce déplacement a pour objectif de revenir à un état de départ, un retour à l’état normal. Les significations médicales touchent au pathologique. Elles ne sont qu’un cas particulier de la posture clinique.

 

En effet, aujourd’hui, on utilise le terme de clinique dans d’autres domaines que la médecine. On le trouve en psychologie, en sociologie. Il semble que cette posture peut rendre compte aussi d’une forme de pratique de la pédagogie.

 

 

II) La clinique: pratique et recherche

 

La démarche clinique se réfère le plus souvent à une pratique professionnelle:celle du médecin, du psychothérapeute. Nous posons l’hypothèse que cette démarche peut aussi être une posture de formation et de recherche. Bien que les deux démarches puissent avoir de nombreux points communs, nous allons tenter d’expliciter la posture clinique dans la recherche scientifique. La plupart des chercheurs cliniciens sont aussi des praticiens. On dira donc de la clinique, qu’elle peut avoir un moment plus orienté vers la pratique et un moment davantage orienté vers la recherche. L’entrée dans la recherche des praticiens doit conserver la posture clinique, mais l’orienter vers d’autres buts.

 

 

III) Le noyau dur de la recherche clinique

 

Plusieurs éléments peuvent être dégagés qui caractérisent toute recherche clinique, et qui en constituent son noyau dur:

 

a) L’objet de la recherche est une ou des personnes.

Le point commun de toute recherche clinique, c’est le fait que «l’objet» de la recherche est toujours une personne, un sujet individuel ou collectif. Le travail s’accomplit directement sur le terrain. Le chercheur s’engage, en tant que personne, auprès des personnes ou des groupes étudiés. Alors que le praticien des sciences sociales envoie des questionnaires, travaille à partir de documents ou de statistiques élaborées à partir de ces questionnaires, le chercheur clinicien se confronte personnellement à la singularité des personnes et des situations, qu’il étudie. Il prend place dans le temps et l’évolution des personnes ou groupes étudiés. Dégager ce point commun de toute recherche clinique conduit à faire quelques remarques.

 

b) Polysémie des termes d’individu, sujet, personne

D’abord, dans les sciences humaines, on ne peut pas dégager une acception claire et simple de la notion de personne ou de sujet. Suivant les disciplines ou les courants de pensée, on rencontre les termes de personne, de sujet, voire d’individu. Ces termes seraient à distinguer. De plus, la notion de personne ou la notion de sujet ne sont pas, elles-mêmes, univoques. On peut les utiliser dans des acceptions variées.

 

c) Le postulat de l’auto-réflexion dans la situation intersubjective

Malgré le problème de définition, on peut constater que toutes les démarches cliniques de recherche s’appuient sur la capacité de réflexion des êtres humains en situation d’intersubjectivité, et dans la croyance que ces êtres humains sont capables de produire une auto-théorie qui rend compte de leur expérience. Dans De l’angoisse et la méthode, Georges Devereux parle de la conscience que l’être humain a de sa conscience et de celle des autres. Pour W. Dilthey, cette capacité permet de construire la compréhension de l’autre. Ainsi, la personne ou le sujet peuvent être définis comme étant des êtres pensants actifs et l’objet de cette pensée.

La personne est un être auto-réflexif, un être d’expérience, de subjectivité, d’intériorité.

 

d) Le refus

La personne est capable de dire non, c’est-à-dire de se démarquer, de se situer ailleurs que celle qui se situe en face d’elle.

 

e) L’historicité

La personne intègre en elle et pour elle le passé, le présent et l’advenir dans un mouvement permanent de va et vient entre ces différents moments. La personne a conscience de sa permanence et en même temps de sa capacité de changement. Sa perception intime d’elle-même évolue dans la durée. La personne pondère différemment l’importance qu’elle donne à une expérience, suivant les périodes temporelles.

 

f) D’ici à là

La personne pondère différemment l’importance qu’elle donne à une expérience, selon les espaces anthropologiques qu’elle occupe. Comme l’a montré Francis Imbert, dans Si tu pouvais changer l’école, un enfant ne parle pas de la même manière de l’école, suivant qu’il est situé à l’intérieur de son établissement ou, au contraire, à l’extérieur.

 

g) La multitude des variables

On voit donc que la parole d’une personne varie constamment en fonction de nombreuses variables. Les paramètres à prendre en compte pour situer un discours sont innombrables. Toute recherche portant sur des personnes, qu’elles soient des sujets individuels ou des collectifs (groupes, organisations, institutions) doit reconnaître ces qualités.

 

Toutes ces observations constituent le noyau dur de la recherche clinique.

 

 

IV) Caractéristiques de la recherche clinique

 

Pour nous résumer, nous dirons que toute recherche clinique doit donc comporter au minimum :

-la reconnaissance de l’histoire individuelle du sujet,

-l’expérience vécue et élaborée,

-l’invention continue de soi,

-la personne totale en situation,

-la singularité et la totalité de la personne, prenant en compte à la fois son fonctionnement psychique, son mode relationnel, l’histoire vécue,

-les évènements extérieurs et les contextes,

-la manière dont la personne concrète gère une situation problème.

 

De plus, la recherche clinique prend en compte les effets de la recherche. La recherche clinique se préoccupe des effets qu’elle a sur les personnes. La recherche peut, en effet, produire des effets de changement sur les personnes étudiées et les aider à la prise de décision dans des situations critiques. La recherche peut aussi avoir un effet direct ou indirect sur une population analogue. Les résultats d’une enquête sur les procédures pédagogiques avec un groupe d’enseignants pourra avoir des effets sur des collègues, qui n’ont pas participé à cette recherche. La recherche, faite dans une perspective clinique, garde donc toujours à l’esprit l’horizon de la pratique.

 

 

V) Les quatre formes cliniques de la recherche

 

Dans les sciences humaines pratiquant la recherche clinique, ou contenant des éléments cliniques dans la recherche, on peut distinguer quatre orientations: l’orientation scientiste, l’orientation de la recherche clinique impliquée, l’orientation ethnométhodologique, l’orientation de l’analyse institutionnelle.

 

 

V. 1) L’orientation scientiste

 

Cette orientation participe du paradigme classique de la science. Dans les sciences de la nature, on utilise la logique hypothético-déductive, la méthode expérimentale, on travaille à partir de dispositifs objectivants. Il existe donc une orientation clinique qui n’a pas fait sa coupure totale avec le rationalisme des sciences de la nature. Malgré cette limite, ce courant a produit beaucoup de recherches, est parvenu à obtenir des résultats.

 

Dans cette posture, le chercheur est l’initiateur et le maître d’oeuvre du processus: il construit une distance entre lui et son objet. Dans cette perspective, il y a une tendance à penser que tout observateur se vaut. Le chercheur scientiste est préoccupé par la structuration rationnelle du dispositif de recherche. Il construit des hypothèses, élabore une méthodologie. Cette structuration rationnelle est pré-déterminée et reste déterminante, même si elle se voit parfois interrogée et ré-articulée, quand le réel bouleverse cette structure. Ainsi, pour J. Piaget, les interrogations épistémologiques fondent des hypothèses, sources de questions. Ces questions sont posées à cet individu en développement qu’est l’enfant. Les réponses données apportent les premières solutions aux interrogations épistémologiques. Une réarticulation du problème est alors possible, tenant compte des hypothèses de départ et de leur transformation après le «choc du réel».

 

Dans cette perspective, les résultats doivent conduire à des lois d’ordre général. Pourquoi parler de cette démarche scientiste? Elle semble bien loin du noyau dur de la recherche clinique que nous avons d’abord tenté de caractériser. Si nous avons signalé cette orientation, c’est qu’en permanence, et presqu’à l’insu de des chercheurs qui la pratique, elle comporte un grand nombre de moments cliniques dans la structuration même du dispositif de recherche. Essayons de cerner ces moments cliniques.

 

 

1) Le moment de l’objet

 

Les scientistes parlent constamment de leur objet. Pourtant, ces objets sont des personnes, des sujets ! Les scientistes étudient cliniquement leurs objets, sous quatre angles différents.

 

a) Ils peuvent étudier des cas individuels : une personne ou un groupe, dans sa singularité et sa spécificité.

b) Ils peuvent se donner pour objet des cas pathologiques, domaine d’élection de la clinique.

c) Leur objet peut être des pratiques, des situations inter-subjectives, étudiées dans leurs processus et leurs effets.

d) Parfois, ils étudient leur objet dans son milieu ordinaire. Le chercheur scientiste fait donc parfois du terrain, dans la durée.

 

 

2) Le moment des méthodes

 

Le chercheur scientiste peut, tout en demeurant dans un cadre général de logique hypothético-déductive, solliciter l’expression de l’expérience individuelle, l’extériorisation de l’intériorité de la personne ou du sujet étudié. Dans cette perspective, «la tâche des méthodes cliniques est de rendre apparente la logique interne du cas, grâce au recueil de faits se déroulant dans le temps, et à la mise en relation de données de nature diversifiée. On peut alors caractériser le cas. Ensuite, on passe à des classifications de plusieurs cas significatifs (Postic-De Ketelé, 1988, p. 130). Pour ces auteurs, l’observation clinique structurée permet de contrôler les conditions d’apparition de certains comportements, analyser les démarches successives adoptées par le sujet lorsqu’il cherche à atteindre un but… On analyse les processus mentaux sous-jacents à l’action observée» (Ibid.).

 

Dans la même perspective, J. Piaget propose à l’enfant des tâches standardisées, celui-ci parle à haute voix de sa résolution de chaque tâche. Le chercheur doit adapter son mode d’investigation aux réactions de l’enfant, dans sa manière de poser les questions et dans la séquence des tâches à présenter ou à répéter (Ibid., p. 131).

 

D’autres formes de passation de tests (d’intelligence, projectifs) ont une composante clinique.

 

Dans ces formes méthodologiques, on constate que la relation du sujet de la recherche (le chercheur) à son objet est toujours construite dans la distance. Elle se veut rationnelle. Chacun reste dans son statut: l’un est l’objet de la réflexion de l’autre, même si les paroles de l’«objet» sont les données de la recherche. Très souvent, le signe de cette objectivation de la parole de l’autre est l’anonymisation des témoignages. D’une certaine manière, on peut s’étonner que cette captation de la signature de l’autre par le chercheur, soit le modèle de la déontologie du psychologue ou du sociologue!

 

Le mode de transcription des données est cohérent avec la conception de l’objet et de la relation chercheur-objet. La transcription ne relève que les éléments en rapport avec la question de recherche pré-établie. Elle gomme l’inter-action de la relation : ce qui rend pauvre la production de la personne questionnée. Parfois, on constate un vrai réductionnisme de la parole de l’autre, de la part du chercheur. Il y a donc, dans ce type de posture, une vraie dyssymétrie. Le sujet décrit est transparent. Le chercheur aussi. Il discourt sur la parole de l’autre, en se dissimulant dans l’ombre de l’objectivité. Il devient opaque. Le texte clinique produit dans un tel cadre est construit comme un document médical ou une fiche de botanique. Par rapport à ce discours, le chercheur est en totale position d’extériorité. Certains ont même pu s’interroger sur l’authenticité de certains cas présenté par la clinique psychanalytique ou psychosociologique.

 

Le traitement des données est aussi cohérent avec cette perspective de rationalisation. Ainsi, J. Piaget effectue une double analyse. Il produit une analyse fonctionnelle des particularités du raisonnement de chaque enfant et une analyse structurale, constituée de la comparaison à la norme «épistémique» du développement selon les âges approximatifs.

 

Cependant, lorsque l’objet de la recherche est constitué de pratiques sociales, le chercheur peut tout de même avoir la préoccupation déontologique d’un retour des résultats aux sujets étudiés. Ce qui peut provoquer des effets pervers. La publication des Héritiers ou de La reproduction, de Pierre Bourdieu a entraîné un effondrement de l’engagement pédagogique. Les effectifs du mouvement Freinet se sont effondrés en quelques années.

 

Dans cette perspective scientisme, le chercheur produit une clinique de l’explication, forme classique de la recherche. La personne devient objet de la recherche. Sa parole est suscitée, son expérience est au cœur de l’enquête. Et en même temps, on lui enlève toute sa dimension vivante. Parole et expérience sont cadrées dans un cadre réducteur: l’intérêt et le dispositif du chercheur, qui développe un commentaire qui veut expliquer les dires et comportements des acteurs, des praticiens, etc. Il y a des causes. Il y a des effets. Le chercheur nous fait croire qu’il est hors du jeu. Le moment clinique est alors intégré à une perspective scientiste, expérimentale. Il est traité sur le mode de la cohérence de cette approche.

 

 

En sciences de l’éducation, on peut inscrire les travaux de B. Charlot, d’E. Bautier, J.-Y. Rochex dans cette perspective, même si d’une recherche à une autre, le rapport à la clinique peut évoluer.

 

 

V. 2) L’orientation de la recherche clinique impliquée

 

En France, cette orientation a été portée par le département de sociologie de l’université de Nanterre, dans les années 1966-1974, dans la mouvance du philosophe Henri Lefebvre qui a suscité de nombreuses enquêtes qualitatives sur le quotidien, la ville. R. Lourau, R. Hess, P. Ville ont participé à ce mouvement, etc. Puis, à partir de 1973, l’orientation de la recherche clinique impliquée a été portée par le département des sciences de l’éducation de Paris VIII, principalement dans sa composante critique. Cette école de la théorie critique française, qui s’est déplacée de Nanterre à Vincennes, puis en 1980 à Saint-Denis est toujours vivante aujourd’hui. Elle est actualisée plus particulièrement, par les chercheurs du Laboratoire Experice, qui s’inscrivent dans un paradigme fondé et développé par H. Lefebvre, G. Lapassade, R. Lourau, P. Ville, M. Lobrot, R. Hess, L. Colin, J. Ardoino, R. Kohn, R. Barbier, J.-L. Le Grand, Ch. Delory-Momberger, G. Weigand, A. Coulon, etc.

 

Ce mouvement s’inscrit dans la perspective d’une science de l’homme qui se veut l’étude de l’homme par l’homme. Il plonge dans les difficultés spécifiques à cette étude, en s’appuyant sur des dispositifs, construits à partir de méthodes et de techniques, globalement cliniques: recherche qualitative et compréhensive. Chaque auteur de ce mouvement apporte des nuances qui lui sont spécifiques en fonction de sa ou ses disciplines de formation, de ses objets. Ainsi, si G. Lapassade et L. Colin ont fait l’expérience de la psychanalyse, J. Ardoino est plutôt psychosociologue; Ch. Delory-Momberger est ethnologue; H. Lefebvre, R. Barbier, R. Hess, R. Lourau, P. Ville sont sociologues, etc. La plupart ont été des pédagogues, philosophes, consultants, intervenants, etc.

 

 

1) Le moment de l’objet

 

La recherche clinique impliquée se confronte à des objets variés que l’on peut regrouper dans des niveaux correspondant à la taille des objets d’études. La recherche clinique impliquée travaille sur la personne (psychanalyse, histoire de vie), sur l’inter-individuel (la production d’intérités entre deux ou trois personnes, par l’étude de correspondances, par exemple), sur le groupe (classe), l’organisation (établissement scolaires, par exemple), les institutions (la famille, l’Etat, l’entreprise), des objets interculturels et transnationaux.

 

Quelque soit l’objet et le niveau du travail, l’orientation clinique impliquée distingue le champ d’observation et le champ d’analyse. Ainsi, le champ d’intervention peut être une classe que l’on est invité à observer, mais le champ d’analyse pourra être, plus largement, l’institution de l’école. Cette démarche clinique construira des dispositifs prenant en compte un niveau d’intervention: la personne ou le groupe. Mais les autres niveaux qui se réfractent dans cet objet ne seront pas écartés, mais mobilisés au contraire dans une perspective d’analyse multi-référentielle, pour produire une analyse de la complexité des situations décrites. Ainsi, on n’écartera pas le moment individuel, du fait que l’objet d’étude est le groupe, etc.

 

L’analyse multiréférentielle s’est progressivement complexifiée. Dans les années 1960, G. Lapassade et J. Ardoino, principalement, ont exploré les niveaux de groupe, de l’organisation, de l’institution (G. L.), auxquels J. Ardoino a rajouté l’individuel et l’inter-individuel. A partir des années 1980, L. Colin, R. Hess, G. Weigand ont exploré les situations internationales et interculturelles qui complexifient le fonctionnement des groupes, des organisations et des institutions.

 

 

2) Demande et commande

 

Une des caractéristiques de cette orientation de la recherche clinique impliquée est de réfléchir à l’institutionnalisation des dispositifs de recherche.

 

Le chercheur impliqué ne gomme pas les chemins de la commande. Est-ce lui qui a suscité la recherche? Est-ce au contraire une personne ou un groupe qui est à l’origine du travail?

 

Un philosophe, militant d’un parti politique, se voit contesté ses écrits, son action par les dirigeants du parti qui l’excluent. Le philosophe tente de comprendre. Pourquoi, comment, un comité central serait-il habilité à donner des instructions au philosophe, concernant ses objets de pensée, ses méthodes? Le philosophe se met à produire un texte dans lequel il critique et analyse les tensions entre philosophie et politique. Vrai chercheur à orientation de recherche clinique impliquée, il invente une forme d’autobiographie philosophique et politique, portant en elle les questions de son temps. La situation d’exclusion a produit un effet analyseur que le philosophe saisit pour travailler, pour penser. Où est la demande, la commande?

Dans le cas de l’ethnologue, la demande vient souvent de lui. Il cherche à entrer sur un terrain qu’il a choisi. Il explore l’accès au terrain comme un moment délicat: l’ethnie qu’il veut étudier ne lui demande pas forcément cette intervention, peut même la rejeter (cf. R. Hess, Gérard Althabe, une biographie entre ailleurs et ici, le chapitre sur l’Afrique). L’orientation de la recherche clinique impliquée en ethnologie est fondée par G. Althabe qui tente de trouver sa place dans les groupes qu’il traverse, en négociant une réciprocité dans les échanges.

 

Dans le cas de la psychanalyse, le psychanalyste, en ouvrant son cabinet, en posant une plaque sur sa porte, donne à voir qu’il propose son aide. Il peut greffer une recherche sur sa pratique. Il a donc une demande qu’il exprime ainsi. Le client qui sonne à sa porte a une autre demande.

 

Parfois, la recherche naît du fait que l’Etat ou une institution commanditaire (une fondation, un organisme de recherche) lance un appel d’offres. Un chercheur à orientation de recherche clinique impliquée peut y répondre en créant et défendant une interaction avec un terrain.

 

Dans d’autres situations, la commande peut surgir d’un besoin social. A la mort de son mari, une mère de famille, en fin de vie, pose un problème à ses enfants. Compte-tenu de son aphasie, ils décident, en l’absence d’institution susceptible de prendre en charge leur mère, de se relayer auprès d’elle. L’un est sociologue, l’auteur est formateur, l’une est infirmière, l’autre est institutrice. Ils ont des temporalités différentes, donc des disponibilités difficiles à conjuguer. Pour penser leur coordination, ils inventent un dispositif: ils écrivent un journal à quatre mains (ils sont quatre). D’abord à visée pratique, ce journal devient objet de recherche… L’infirmière tire de cette expérience un article dans une revue professionnelle. Un éditeur le lit et demande un ouvrage réflexif sur l’accompagnement des personnes en fin de vie. Du statut d’enfant, ce groupe familial s’est transformé en laboratoire de recherche à orientation clinique impliquée.

 

Si le contexte du cas précédent est domestique, parfois, la demande peut être au niveau d’un pays. Un enseignant colombien doit se réfugier en France pour raison politique. Il se forme aux sciences de l’éducation, à la pédagogie. Après dix années d’exil, il rentre dans son pays. Il s’engage dans la formation des enseignants. Rapidement, il constate que 4 millions d’enfants en âge scolaire traînent dans la rue. Comment intervenir? Des collectifs de professeurs font du porte à porte, anime des moments pédagogiques dans la rue.

 

Dans un lycée, un professeur observe des situations de maltraitance de la part de l’administration. Il se met à écrire un journal institutionnel, qu’il fait circuler en espérant que la socialisation des observations conduise à un changement des pratiques de l’institution.

 

 

Une autre enseignante observe que les enfants surdoués sont maltraités dans leur établissement. Les parents sont mécontents. Ils proposent qu’une classe expérimentale leur soit consacrée. L’enseignante entre dans le processus en tentant d’en dégager une perspective de recherche. Ses travaux la conduisent à prendre un poste universitaire où on lui confie la formation d’enseignants pour ce type d’enfants. Puis elle s’engage dans une recherche internationale pour explorer comment ces expériences peuvent avoir des retombées sur les pratiques éducatives, dans leur ensemble… Dans cet exemple, la succession des moments fait émerger plusieurs niveaux d’intervention: d’abord le niveau inter-individuel (la relation maître-élève), ensuite l’expérience au niveau d’une classe expérimentale, puis au niveau de l’établissement, ensuite au niveau de la formation des professeurs, au niveau international: à chaque fois, modification de la perspective, des demandes, des commandes (surgissent des commanditaires qui acceptent de financer la poursuite du processus, etc.).

 

Un sociologue à orientation de recherche clinique impliquée est contacté par une grande entreprise de production d’énergie atomique. On voudrait qu’il aide à la résolution de conflits dans une centrale nucléaire. Ce sociologue constitue une équipe et répond à la demande. Les interventions se succèdent. Après vingt années, il constate qu’il a répondu à 200 demandes d’intervention auprès de ce commanditaire. Il écrit une thèse où participe au jury l’un des acteurs.

 

 

V.3 L’orientation ethnométhodologique

 

Le chercheur entre dans un groupe, une tribu. Pour comprendre le discours, le langage commun des membres, il se fait membre de la tribu, entre dans les interactions des membres du groupe. Il acquiert les mots du groupe en posant des accomplissements pratiques. C’est en faisant la cuisine que l’on apprend les ethnométhodes de la cuisinière, en faisant le jardin avec un jardinier que l’on apprend les ethnométhodes des jardiniers, etc. Dans cette perspective, l’ethnométhode est un savoir-faire pratique partagé par les membres de la communauté de pratique.

 

 

V.4 L’orientation de l’analyse institutionnelle

 

On distingue deux formes de l’analyse institutionnelle.

 

a) L’analyse interne produite par les membres d’un groupe à travers des réunions, des assemblées. Cette forme s’est d’abord développée dans la psychothérapie institutionnelle, puis dans la pédagogie institutionnelle ou l’autogestion pédagogique. On pense collectivement l’institution.

 

b) La socianalyse qui est une forme d’intervention. Les membres d’un groupe ressentent le besoin de faire appel à un groupe extérieur pour les aider à analyser un problème. Dans la rencontre des deux groupes (groupe-client et groupe d’intervention), une analyse se produit.

 

Dans ces deux formes, on tente d’expliciter l’implicite en prenant en compte les analyseurs qui surgissent dans la vie de l’institution. Un analyseur est un événement qui survient et produit une crise. L’analyse institutionnelle s’attache à percevoir le passage des groupes objets (ceux qui sont constitués par l’organisation) aux groupes sujets (qui parviennent à expliciter leurs implications dans la situation, la transversalité, etc.).

 

L’analyse institutionnelle prône des formes de travail autogérées et l’intervention.

 

 

VI) La place du journal dans la clinique

 

Certaines formes d’approches cliniques sont plutôt verbales (groupes Balint). D’autres s’appuient sur la capitalisation journalière que constitue le journal. Celui-ci peut être tenu par un chercheur ou un groupe de chercheurs. Ce journal fait l’objet d’une lecture et d’un commentaire par un groupe de pairs (le groupe de référence).

 

Dans toutes les pratiques de journaux, le diariste (celui qui tient son journal) s’entraîne à améliorer le regard qu’il porte sur son objet: personne, groupe, organisation, institution.

 

Le journal peut se centrer sur un objet particulier, sur un moment de la vie institutionnelle.

 

Cette pratique est une des caractéristiques de l’Ecole de Vincennes qui l’a mis en place entre 1974 et 1976, en a fait la théorie à partir de 1985 (n°9 de Pratiques de formation).

 

 

Bibliographie

 

Ardoino, J., Education et politique, Paris, Anthropos, 1999.

De Luze, H., L’ethnométhodologie, Paris, Anthropos, 1997.

Delory-Momberger, Ch., Hess, R., Le sens de l’histoire, moments d’une biographie, Paris, Anthropos, 2001.

Deulceux, S., Hess, R., Henri Lefebvre, sa vie, ses œuvres, ses concepts, Paris, Ellipses, 2009.

Devereux, G., De l’angoisse à la méthode, Flammarion.

Hess, R., La sociologie d’intervention, Paris, PUF, 1981.

Hess, R., Gérard Althabe, une biographie entre ailleurs et ici, Paris, l’Harmattan, 2005.

Hess r.; Weigand, G., L’observation participante dans les situations interculturelles, Paris, Anthropos, 2006.

Hess, O., G., B. et R., L’accompagnement d’une mère en fin de vie, Un journal à 4 mains, Paris, Téraèdre, 2009.

Illiade, K.; Hess, R. Les formes de l’écriture impliquée, dossier du n°12 de Cultures et sociétés, Paris, Téraèdre, 2009. Avec des contributions de Swan Bellele, Lucette Colin, Anne-Claire Cormery, Bertrand Crépeau, Sandrine Deulceux, Augustin Mutuale, Carole Pancheret, Saïda Zoghlami.

Lapassade, G. (1965), Groupes, organisations, institutions, Paris, 5° éd., Paris, Anthropos, 2006.

Lapassade, G.; Lourau, R., (1971), Les clés pour la sociologie, Paris, Seguers.

Lefebvre, H. (1959) La somme et le reste, Paris, Anthropos, 4° éd., 2009.

Lefebvre, H. (1968) Le droit à la ville, 3° éd., Paris, Anthropos, 2009.

Lourau, R., Le journal de recherche, matériau pour une théorie de l’implication, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988.

Imbert, F. , Si tu pouvais changer l’école.

Kohn, Ruth, Les enjeux de l’observation, Paris, Anthropos, 1998.

Weigand, G.; Hess, R., Analyse institutionnelle et pédagogie.

Weigand, G.; Hess, R., La relation pédagogique, Paris, Anthropos, 2007.

Weigand, G., La passion pédagogique, un récit de vie recueilli par R. Hess, Paris, Anthropos, 2007.

Weigand, G.; Mutuale, A., Les grandes figures de la pédagogie, cours en ligne, Paris 8, 2005.

 

G. Weigand et R. Hess

http://lesanalyseurs.over-blog.org

 

 

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9 janvier 2010 6 09 /01 /janvier /2010 10:18

II Lourau René, le savant

 


C’est dans un petit village du Béarn que naît le sociologue français René Lourau, à quelques kilomètres des villages d’où seront originaires deux de ses «maîtres» comme il l’écrira lui-même: Henri Lefebvre et Georges Lapassade.

 

 

La formation


Il devient instituteur, puis, après avoir fait l’École Normale de l’enseignement technique, professeur de français. Il se passionne pour le surréalisme et projette de faire une thèse sur la littérature surréaliste. C’est dans ce but qu’il entre en contact avec Henri Lefebvre. Celui-ci lui conseille de se rapprocher de Paris. Il quitte donc son lycée d’Aire-sur-l’Adour et «monte» à Paris. La rencontre avec G. Lapassade va être déterminante dans la mesure où elle va dévier son intérêt pour la littérature vers l’étude des institutions (1962-1963). À partir de ce moment, R. Lourau commence à publier des articles qui peuvent être organisés autour de plusieurs thèmes: l’analyse institutionnelle, l’intervention pédagogique et sociologique, la théorie des analyseurs et celle de l’implication. En 1966, il devient assistant d’Henri Lefebvre à Paris X-Nanterre où il vit Mai 68 dans le département de sociologie d’où partent les «événements». Cohn-Bendit est son étudiant…

 

 

Poitiers


Il soutient sa thèse d’État en 1969 sur L’analyse institutionnelle, qui paraît l’année suivante. On lui propose un poste de professeur à l’Université de Poitiers. Il y part donc en 1972 jusqu’en 1974, date d’un conflit très violent qui l’oppose en tant que directeur du département de sociologie au président de l’université qui lui reproche de «donner les examens sans contrôle à tous les étudiants». L’affaire prend des dimensions nationales. Poursuites juridiques. Le ministère suspend R. Lourau de son enseignement et dissout le département de sociologie de l’Université de Poitiers. Procès. R. Lourau gagne. Mais le ministère ne permet pas la réouverture du département de Poitiers. R. Lourau cherche alors une université qui accepte d’accueillir son poste. L’université de Toulouse le Mirail où il aurait aimé enseigner s’oppose à sa venue. Finalement, il s’installe au département de sciences politiques de l’Université de Paris VIII où il enseignait déjà comme chargé de cours au département des sciences de l’éducation depuis 1973. L’épisode de l’affaire de Poitiers marque profondément R. Lourau auquel les notables provinciaux reprochait de vivre «comme à Nanterre».

 
Si l’on cherche à entrer dans l’œuvre de Lourau, il y a plusieurs approches possibles. Pour le philosophe ou le juriste, ce sera L’analyse institutionnelle, pour le sociologue, ce sera Les clés pour la sociologie, Le gai savoir des sociologues ou Sociologue à plein temps; pour le pédagogue L’illusion pédagogique ou Analyse institutionnelle et pédagogie… Reprenons tour à tour ces trois approches.

 

L’analyse institutionnelle


L’analyse institutionnelle
s’inscrit comme fondement d’une nouvelle réflexion d’une pensée des institutions au carrefour de plusieurs courants de pensée: la philosophie du droit, le marxisme, la sociologie, la psychanalyse et la psychosociologie. C’est un livre difficile. Il réintroduit à une lecture de Hegel. L’apport de R. Lourau à une philosophie des institutions, c’est d’avoir repris la dialectique hégélienne et de l’avoir fait fonctionner au niveau de l’institution. À la fin du XIXe siècle, la première école institutionnaliste avait tendance à percevoir l’institution comme une chose fixe et stable, comme une norme établie une fois pour toutes ou comme une organisation. L’analyse institutionnelle va réconcilier l’institution avec la pensée dialectique. C. Castoriadis en 1964-1965 emploie les termes d’instituant et d’institué. L’affrontement de ces deux moments du concept sont dépassés dans un troisième moment que R. Lourau nomme l’institutionnalisation. Dans L’instituant contre l’institué, Lourau donne cette définition: «Par instituant, on entendra à la fois la contestation, la capacité d’innovation et en général la pratique politique comme signifiant de la pratique sociale. Dans l’institué, on mettra non seulement l’ordre établi, les valeurs, modes de représentation et d’organisation considérée comme normaux, mais aussi les procédures habituelles de prévisions (économique, sociale, politique…)». L’articulation que propose Lourau du concept d’institution en s’appuyant sur la logique dialectique de Hegel est donc simple: l’instituant, c’est le négatif, celui qui vient nier l’institué (universel). Le troisième moment (celui par lequel la contradiction est dépassée), celui de la singularité hégélienne, c’est l’institutionnalisation. C. Castoriadis parlait d’«auto-altération perpétuelle de la société» qui est son être même. R. Lourau parle d’institutionnalisation. Il y a identité de la définition au niveau de la logique dialectique.

 


L’analyse institutionnelle
qui intègre également une lecture critique de Rousseau, montre que l’institution ne peut plus vivre comme entité repliée sur soi. Elle ne peut survivre qu’en s’alimentant du sang neuf qui lui vient de l’extérieur. Cet ouvrage est donc aussi le fondement d’une théorie de l’intervention institutionnelle. Le sociologue, nous dit Lourau, le psychosociologue, le thérapeute, l’éducateur semblent avoir des fonctions précises: révéler l’action sociale, aider les groupes à fonctionner, soigner les malades, former les jeunes. Mais on peut considérer ces différents métiers sociaux sous un angle radicalement nouveau: ce qu’ont en commun ces spécialistes, en tant que professionnels inscrits dans la division du travail, c’est qu’ils interviennent dans telle institution, à la demande de telle institution, au nom de l’ensemble des institutions, et de leur garantie politique, l’État. Intervenir se dit d’un tiers qui vient au milieu d’une contestation. Pour arbitrer? La fonction du sociologue ou du pédagogue n’est pourtant pas celle d’un juge ou celle d’un professeur du code social. Pour appuyer de tout son savoir et de tout son pouvoir l’une des parties en cause? Le psychologue, le thérapeute, etc., ne sont pas exactement des policiers. Alors? Ce que propose Lourau dans L’analyse institutionnelle, c’est une méthode d’intervention en situation consistant à analyser les rapports que les multiples parties en présence dans le jeu social entretiennent avec le système manifeste et caché des institutions. Une autre originalité de la méthode de R. Lourau réside dans le fait que l’analyse ne se situe plus à l’extérieur des groupes, collectivités, organisations qui lui demande d’intervenir, mais comme impliqué lui aussi dans le réseau d’institutions qui lui donne la parole.

 

 

La socianalyse

 

Cette méthode d’intervention de l’analyse institutionnelle, c’est la socianalyse que R. Lourau a mise au point dans ses interventions, souvent faites en compagnie de Georges Lapassade en 1968 ou juste après. On peut se rendre compte de ce travail de terrain dans Les analyseurs de l’église (1972), livre qui fait le bilan d’une pratique réalisée en milieu chrétien. R. Lourau a fait école. Tout un courant sociologique se réclame de la socianalyse en France et à l’étranger. Une rencontre internationale de socianalystes a eu lieu à Paris en 1972. Le compte rendu de cette rencontre a paru dans Les temps modernes (n°317, décembre 1972, p. 1025 à 1076). À partir de 1973, un groupe d’élèves de R. Lourau s’est établi au département de sciences de l’éducation de l’Université de Paris VIII, parmi lesquels Antoine Savoye, auteur d’une thèse sur L’histoire de la sociologie d’intervention, et Patrice Ville, auteur d’une thèse sur La méthode socianalytique. Ces deux sociologues animent un Groupe d’Analyse Institutionnelle à Paris qu’a créé R. Lourau en 1968. Le Centre de Recherche Institutionnelle, créé en 1976, pratique également la socianalyse sur des bases proches de celles qui ont été formalisées par G. Lapassade et R. Lourau dans Les clés pour la sociologie (1971). Parmi les disciples de R. Lourau, il faut citer Jacques Guigou, auteur de nombreux ouvrages d’analyse institutionnelle, René Barbier, auteur de La recherche-action dans l’institution éducative (1977), Daniel Prieto, philosophe. La pratique de la socianalyse ne semble plus être l’axe central des recherches de R. Lourau qui semble s’orienter vers une théorisation du concept d’implication.

 

 

L’implication

 


Nous avons vu que ce concept d’implication a déjà une place importante dans L’analyse institutionnelle. Lourau n’a cessé, notamment depuis l’affaire de Poitiers, de poursuivre cette recherche. Il a élargi sa réflexion sur les implications concrètes de la sociologie dans Sociologue à plein temps (1976) et dans Le gai savoir des sociologues. Dans l’État inconscient (1978), il tente une analyse implicationnelle du courant de l’analyse institutionnelle. Le cadre de référence et les limites de l’analyse institutionnelle comme critique active des autres méthodes des sciences sociales sont au centre de cet ouvrage. L’autodissolution des avant-gardes (1980) pouvait également être lu comme une progression de l’analyse des implications. Pourquoi se vivre et se penser comme avant-garde ? N’y a-t-il pas là une contradiction avec les projets de nombreux groupes ou mouvements ? Lourau réfléchit à cette forme sociale qu’est l’autodissolution comme moyen de sortir socialement de cette contradiction. Enfin, l’ouvrage central sur cette question de l’implication, c’est Le lapsus des intellectuels (1981).

 


Dans ce livre, Lourau s’interroge sur les «capitalistes du savoir» que sont les intellectuels. Lourau montre que si l’intelligentsia arrive parfois à se donner les moyens d’analyser ses implications dans la réalité sociale, la majeure partie de cette intelligentsia, plus que jamais à notre époque, continue son jeu de cache-cache tout en feignant de s’interroger, de dénoncer, de dire sa conscience malheureuse. Pourtant, remarque Lourau, du côté de la psychanalyse, de l’ethnologie et même de la sociologie, des interrogations commencent à se faire jour, qui reprennent cette question fondamentale de l’implication, posée depuis plusieurs années par l’analyse institutionnelle. En effet, comprendre la «reproduction» et la «survie du système», tout en oubliant d’analyser le rôle décisif que jouent les intellectuels dans cette institutionnalisation d’un ordre social honni mais bien supporté? Voilà le lapsus des intellectuels.

 


L’ouvrage de Lourau fait l’histoire du mouvement intellectuel qui commence avec l’affaire Dreyfus. Il montre comment s’institutionnalise l’intelligentsia en fonction d’un fil conducteur: les implications des intellectuels dans la société, leur refus ou leur incapacité à analyser celles-ci et à en tirer les conséquences. Il étudie ainsi le courant catholique (Chateaubriand, Lamennais), les transcendanlistes américains, les fabiens anglais, les populistes russes, les premiers socialistes européens, etc. Il étudie également les premiers intellectuels engagés ou organiques: Zola, Blum, Herr, Barbusse, De Man. On n’est pas étonné qu’il analyse encore le surréalisme, l’existentialisme avant de se pencher sur le contexte de la période actuelle.

 


R. Lourau montre que dans un contexte où le «désarroi des intellectuels» est un thème à la mode suite aux disparitions de R. Barthes, F. Basaglia, J. Lacan, J.-P. Sartre et aux suicides de N. Poulantzas et Bory, sans parler de l’effondrement de L. Althusser, la scène intellectuelle, tout en ayant subi de profondes modifications, offre aujourd’hui une grande continuité par rapport au moment fondateur de l’affaire Dreyfus.

 


À partir de quatre cas (le jansénisme, l’intelligentsia mexicaine, Maïkovski et surtout F. Basaglia), R. Lourau esquisse la nouvelle figure de ce qu’il appelle l’intellectuel impliqué (par opposition à l’intellectuel organique de Gramsi ou l’intellectuel engagé de Sartre) qui se définirait comme celui qui refuse le «mandat social». Ce livre s’inscrit donc dans le prolongement de celui de Basaglia, Les criminels de paix, paru en 1973 à Turin et auquel il avait collaboré. Dans cet ouvrage, on perçoit bien que l’un des axes de la pensée de R. Lourau, c’est de définir la logique de la fondation institutionnelle, l’institutionnalisation qui détermine ensuite la survie de l’institution. Comme chez S. Freud, il y a chez R. Lourau l’idée que le moment fondateur ne fait jamais ensuite qu’être rejoué.

 


Pour conclure, il faut souligner que R. Lourau tente dans son œuvre de théoricien et d’auteur de faire la jonction avec sa quotidienneté d’homme. L’analyse de l’implication, cela se passe pour R. Lourau par la mise à jour du moment de production et de tout ce qui le traverse. Les livres qui sont fortement marqués par cette démarche, Analyse institutionnelle et pédagogie où il analyse une expérience pédagogique menée lorsqu’il était professeur de lycée, Sociologue à plein temps où il parle de ses implications de socianalyste, Le gai savoir des sociologues et aussi Le lapsus des intellectuels. Cette recherche est ouverte. La sociologie impliquée est-elle vraiment possible? Ne s’agit-il pas d’un «projet impossible»? La question est posée par Louis Janover dans un article qui discute les thèses de R. Lourau (in Autogestions, n° 7, 1981).


Ce qui est certain, c’est que le type de questionnement que développe R. Lourau depuis 1962 interroge non seulement les sciences humaines mais aussi toute pratique théorique (y compris philosophique) dans la mesure où c’est la question d’une nouvelle épistémologie qui se dessine à travers le projet de l’intellectuel impliqué. Le discours n’aurait de légitimité que dans la mesure où il prendrait en compte l’analyse des conditions qui en permettent son émergence. Même si, dans l’absolu, ce projet semble impossible, il ne peut que fonctionner comme idéal, exigence de toute pensée.


 

Lourau René : Bibliographie


1) Livres :

 
1969, L'instituant contre l'institué, Paris, Anthropos.

1969, L'illusion pédagogique, Paris, L'Épi.

1970, L'analyse institutionnelle, Paris, Minuit. Traduction espagnole, Buenos Aires, Amorortu ; traduction portugaise, Petropolis, Editora Vozes, 1975.

1971, Analyse institutionnelle et pédagogie, Paris, L'Épi.

1971, Clés pour la sociologie, Paris, Seghers (en collaboration avec Georges Lapassade). Traduction espagnole, Buenos Aires; traduction portugaise, Para um conhecimento da sociologia, Lisboa, Assirio e Alvim, 1973.

1972, Les analyseurs de l'église. Analyse institutionnelle en milieu chrétien, Paris, Anthropos.

1974, L'analyseur Lip, Paris, UGE, collection 10/18.

1976, Sociologue à plein temps, Paris, L'Épi.

1977, Le gai savoir des sociologues, Paris, UGE, collection 10/18.

1978, L'État inconscient, Paris, Minuit.

1980, Autodissolution des avant-gardes, Paris, Galilée.

1981, Le lapsus des intellectuels, Toulouse, Privat.

1988, Le journal de recherche. Matériaux d'une théorie de l'implication, Paris, Méridiens Klincksieck, trad. en espagnol.

1993, Analise intitucional e praticas de pesquisa , UERJ, Rio de Janeiro, 114 p.

1994, Actes manqués de la recherche, Paris, PUF.

1994, Les pédagogies institutionnelles, Paris, PUF (en collaboration avec Jacques Ardoino).

1996, Interventions socianalytiques, Paris, Anthropos.

1997, Implication, transduction, Paris, Anthropos.

1997, Le principe de subsidiarité contre l'Union européenne, Paris, PUF.

1997, La clé des champs. Une introduction à l'analyse institutionnelle, Paris, Anthropos. Traduction italienne, La chiave dei campi. Un’introduzione all’analisi istituzionale, par P. Fumarola et G.Zappatore, Tivoli, Sensibili alle foglie, 1999 ; version espagnole intitulée Libertad de Movimientos, avec préface et traduction de Gregorio Kaminsky Buenos Aires, Eudeba, 2001.

 


À paraître:

 

Le Rêver

 

2) Contributions à des ouvrages collectifs


1971, Préalables sociologiques sur les groupes informels: essai d’analyse institutionnelle, Acte de colloque du Cerdic, Strasbourg.

1971, La institucion del analisis, Barcelona, Anagrama (avec les contributions de Sartre, Pontalis et F. Gantheret).

1971, L’autogestion instituée et Un problème politique? in L’autogestion pédagogique de G. Lapassade, Paris, Gauthier-Villars.

1973, Crimine di pace, sous la direction de Franco et Franca Basaglia, Milano, Mondadori. Traduction française, Les criminels de paix, Paris, PUF, 1976.

1975, L’analyse de l’institution église, in L’église interrogée de C. Zanchettin, Paris, édition du centurion.

1976, Psicanalise – Fatores socio politicos, in A Psicanalise na Divisao do Trabalho, Porto, Edicoes Rés (avec Althuser L., Lacan J., Reich W., Gantheret F., Caruso I.).

1976, L’analyse institutionnelle dans l’éducation in Apport des sciences fondamentales aux sciences de l’éducation, (Acte du VIe congrès international des sciences de l’éducation), Paris, L’Épi.

1980, Bilan de l’intervention socianalytique in L'intervention institutionnelle, sous la direction de Gérard Mendel (avec les contributions de Ardoino, Dubost-Lévy, Guattari, Lapassade), Paris, Payot, p.199 à 234. Traduction espagnole, Mexique.

1983, El inconciente institucional, sous la direction de Gregorio Baremblitt, Mexico, Nuevo Mar.

1988, Groupes et institutions in Perspectives de l’analyse institutionnelle, sous la direction de R. Hess et A. Savoye, Paris, Méridiens Klincksieck, p. 167 à 176.

1988, Beiträge zu einer Théorie der Institutionalisierung (Pour une théorie de l'institutionnalisation) in Institutionnelle Analyse, sous la direction de Remi Hess, Gabriele Weigang et Gerald Prein, Frankfurt, Athenaüm, p. 24 à 33.

1990, Technologies et symboliques de la communication, sous la direction de Lucien Sfez, Grenoble, PUF.

1993, Dictionnaire critique de la communication, sous la direction de Lucien Sfez, Paris, PUF.

1995, Pratiques institutionnelles et théorie des psychoses, sous la direction de Patrick Martin, Paris, L'Harmattan.

1995, La logique de l’autogestion in Les pédagogies autogestionnaires, sous la direction de Patrick Boumard et Ahmed Lamihi, Yvan Davy éditeur, p. 213 à 222.

1996, Résistance et ouverture à une théorie de l’implication, in Éthique, épistémologie et sciences de l'homme, sous la direction de Jacqueline Feldman, Jean-Claude Filloux, Bernard Lécuyer, Paris, L'Harmattan.

1997, Notes sur Célestin Freinet et la culture technique, in Freinet et l'École moderne, sous la direction d’Ahmed Lamihi, Vauchrétien, Ivan Davy éditeur, p. 71 à 73.

1998, Decheros del nino, decheros humanos, in Decheros en el final del Milenio a 50 anos de la declaracion universal… una conmemoration critica, sous la direction de Jorge Golini, Ed Instituyente, p.81 à 90.

1999, A educaçao libertaria, in Psicologia social : abordagens socio-historica e desopos contemporaenos, sous la direction de Jaco-Villa AM et Mancebo D, Rio, EDUERJ, p. 167 à 182. Traduction de A Cerezzo et H Conde Rodrigues.

2006, L’assemblée générale, genèse socianalytique d’un dispositif, in Analyse institutionnelle et socianalyse, en collaboration avec R. Hess, G. Lapassade, P. Ville et G. Weigand.


Remi Hess
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8 janvier 2010 5 08 /01 /janvier /2010 09:01

Première partie: La mort de R. Lourau

 

 

Cette première partie est composée de deux chapitres.

 

Dans le premier chapitre, je donne à lire deux textes différents, mais qui ont en commun de rapporter mon rapport à René Lourau. Le premier raconte la surprise de l’annonce de la mort. Le second présente le savant qu’était René Lourau.

 

Dans le second chapitre, je republie de larges extraits de témoignages écrits au moment même de la mort du maître. Ces témoignages ont été rassemblés dans une brochure intitulée René Lourau (brochure des obsèques, 96 pages, abondamment illustrée). Cette brochure n’a été tirée qu’à 200 exemplaires. Elle est constamment demandée. La réédition n’étant pas envisagée, j’ai choisi de la citer largement.

 

 

Chapitre 1

 

Désarroi face à la mort d’un maître, devenu un ami

 

 

Je vais commencer par décrire le contexte qui est le mien lors de la disparition de René Lourau. Puis, je donnerai à lire le texte que j’avais publié sur lui dans le Dictionnaire des philosophes (PUF, 1984) dans lequel se dégage la figure du savant. Plusieurs livres de lui sont parus depuis cet article. Mais je n’ai pas choisi d’actualiser ce texte dans ce premier chapitre. J’ai juste introduit quelques intertitres. Le mouvement de l’ouvrage permettra les compléments qu’il nécessite. C’est ce texte que j’ai reproduit et distribué massivement le lendemain du décès de R. Lourau.

 

I. La mort de l’ami

 

 

Le 11 janvier 2000, vers 18 h, Patrice Ville téléphone. Il m’annonce ainsi qu’à Lucette le décès, en fin de matinée, de René Lourau dans le train qui le conduisait à la permanence qu’il devait assurer auprès de ses étudiants... Patrice appelait de l’infirmerie de la fac. Il n’avait pas beaucoup dormi puisqu’il avait passé une partie de la nuit à Rambouillet, en compagnie de René à discuter avec lui. Julien était là aussi. Patrice avait essayé de montrer à René Lourau la justesse de ma position de retrait (j’avais démissionné le 4 janvier du 3° cycle de sciences de l’éducation, suite à un conflit qui m’opposait au directeur de la formation). Patrice m’a dit que René avait finalement compris ma posture... L’émotion avait submergé Patrice. Sa tension était très élevée... Il ne se sentait pas la force d’aller prévenir Georges Lapassade...

 

Lucette et moi avons mis un manteau et nous sommes partis pour Saint-Denis... En tant que directrice d’UFR, Lucette a été prévenir Renaud Fabre, notre président d’université, que René aimait bien. J’ai été voir Patrice.

 

Quand Patrice a repris quelques forces, avec Deborah et Lucette, nous sommes survenus dans la chambre de Georges et nous lui avons annoncé la nouvelle. Il a réagi immédiatement en réfléchissant à la nouvelle situation dans laquelle cette mort nous plaçait. Il a réfléchi tout haut avec nous. Puis, il est devenu concret, recensant les personnes qu’il fallait prévenir. Il a sorti son agenda. Il a d’abord pensé à la génération des psychosociologues... Puis, il a téléphoné en Italie, à Salvatore Panu qui s’est vu confié la mission d’informer les Italiens.

 

Je suis parti chercher quelques trucs à boire et manger. Patrice était vraiment faible. J’ai entendu Ahmed Lamihi pleurer à l’autre bout du fil à Tétouan. Après, je serais volontiers resté avec Georges. Mais Lucette a pensé qu’il y avait beaucoup à faire. Nous sommes rentrés à la maison pour rédiger les faire-part pour Le Monde qui ne sont parus que dans le numéro du vendredi 14, en dessous de celui de Julie et Julien.

 

***

 

Ce lundi 11 janvier, vers 9 heures, - c’est l’heure où passe le facteur rue Marcadet - j’avais reçu une lettre de René Lourau, datée du 9 janvier 2000. Il écrivait :

 

 

«Cher Remi, Hier, samedi, j’ai eu connaissance de tes textes de démission, mais comme nous (le GTI, comité de rédaction des Cahiers) avons décidé une réunion du labo d’AI samedi prochain 15 janvier, je t’invite à y participer. Ça commence à 9 heures 30, salle de nos labos respectifs. Amitiés».

 

Ainsi, R. Lourau m’invitait à une réunion de travail pour le samedi suivant dans la salle commune à nos deux équipes. R. Lourau s’inquiétait de mes lettres du 4 janvier (dont il avait pris connaissance) de démission de l’école doctorale de sciences de l’éducation où, comme moi, il vivait quelques difficultés.

 

Le dimanche 9 janvier, il avait eu autour de lui à Rambouillet de nombreux amis et il leur avait manifesté son désaccord par rapport à mon désir de tout lâcher. Il souhaitait que l’on en parle. Pour cela, il m’avait d’abord envoyé, dès samedi, Christine Delory-Momberger en messagère, pour me commander de sa part un article sur L’institutionnalisation de l’Ofaj pour le n° 4 des Cahiers de l’implication dont il était le directeur. Et puis, il avait écrit cette lettre le lendemain pour bien affirmer son désir de rencontre dont l’urgence s’imposait à lui, comme à moi. Connaissant bien R. Lourau (nous avons travaillé ensemble depuis 1968-69), ces deux signes se surajoutant, je ne pouvais que percevoir la surimplication que mon maître avait dans cette situation. Il savait que, moi aussi, à ma manière, sur ce terrain, j’étais surimpliqué, en phase avec lui, même si je lui semblais poser un passage à l’acte qu’il n’approuvait pas.


Ce 11 janvier, j’avais reçu beaucoup de courrier. Mais, c’est à cette lettre que je pensais toute la journée. Elle m’obsédait. Je vivais un dilemme difficile. Ce samedi, j’avais accepté d’aller faire une conférence à Limoges, demandée par des amis de Jean-François Marchat. Et j’avais vraiment envie d’y aller pour aller me promener une heure dans le parc de Ligoure après la tempête, ce cyclone qui a dévasté le Limousin le 27 décembre. R. Lourau a connu Ligoure, il a aimé ce château et les ambiances extraordinaires que nous y avons créées, les banquets que nous y avons préparés, les promenades dans le parc, les conférences du soir à la bibliothèque, les bals que nous y avons animés. Comme moi, il aimait la valse et le tango, encore qu’il ait préféré danser sur le parquet de sa salle de séjour du 47, de la rue de la Louvière plutôt que sur celui de ce château XIX°.


Et en même temps, j’avais envie de lui répondre : «Oui, je vais aller à ta réunion. Il est grand temps que l’on fasse quelque chose ensemble» sur ce terrain de la direction de thèses où il m’avait introduit, d’abord en m’inscrivant comme étudiant en thèse d’État en 1976, puis en me faisant soutenir en 1982, mais surtout en me poussant à diriger moi-même des thèses dès cette année 1982.

***

C’est dans ce dilemme «vais-je à Limoges ou à la réunion du Labo?» que me surprît l’annonce de la mort de René.

 

Tout en assurant ce qu’exigeait la situation, je reconstruisais dans ma tête mon rapport à René. Je me souvenais par bribes de ce que nous avions fait ensemble. Entre 1982 et 1990, j’ai compté 17 thèses, dirigées par René Lourau, où il m’a demandé de siéger comme membre du jury. Il aimait travailler avec moi, et il voulait m’aider à m’assumer comme directeur de recherche, me faire partager ses trucs, les ethnométhodes de ce métier de maître-artisan qu’est le façonnage de thèse et où il avait prouvé son savoir-faire. Et il savait que j’acceptais volontiers cette relation de tutorat, qu’elle m’aidait à m’investir dans cette activité avec la même foi pédagogique que lui. C’est vrai que nous avions en commun cette implication dans la pédagogie. Comme lui, grâce à lui, j’étais entré heureux et «militant pédagogique» dans le métier de professeur de lycée en 1971. Inspiré par l’expérience d’autogestion qu’il avait menée dans sa classe de français d’Aire-sur-Adour, par les textes qu’il avait écrit lors de cette période dans le cadre du Groupe de pédagogie institutionnelle avec ses amis Michel Lobrot, Raymond Fonvieille, Georges Lapassade qu’il m’avait fait connaître, j’avais essayé d’adopter cette posture d’autogestion pédagogique au lycée Sévigné de Charleville dès 1972.

 

Lorsque le 30 juin 1973, jour de ma soutenance de thèse de sociologie avec Henri Lefebvre, Georges Lapassade nous a proposé à René, à moi et quelques autres d’aller le rejoindre au département de sciences de l’éducation de Paris 8, j’ai été heureux de le suivre, de faire partie de la «bande à Lourau». Je n’avais pas conscience, alors, que l’on s’institutionnaliserait dans ce département.

 

À l’époque, on était encore dans la prophétie. Cette année-là, ensemble, on a publié deux numéros de Connexions, deux numéros de Pour, un numéro double de L’homme et la société. On devenait une École. Les Espagnols nous traduisaient, les Italiens, les Allemands, les Brésiliens. En 1974, R. Lourau a publié ma thèse dans cette collection «Contre-sociologie» qu’il dirigeait chez Anthropos et qui n’a eu que deux titres. Dès 1970, il m’avait associé à la vie d’une revue (Autogestions). Dès 1971, René m’avait appris à faire des livres en m’invitant à la séance de bouclage des Clés pour la sociologie où, avec G. Lapassade, ils pratiquaient le «traitement de texte avant l’heure»: leur ordinateur était alors une bonne paire de ciseaux, un tube de colle et une machine à écrire mécanique... sur laquelle René frappait des transitions pendant que Georges agençait des morceaux de textes tirés de sa caisse à écrits ou de la tienne. Ce duo était celui d’un atelier de bricolage. Cette séance de travail se poursuivait, dans une sorte de marathon ininterrompu, par la mise en forme d’un livre collectif virtuel L’analyseur pédagogique, auquel Georges et René jugèrent bon de m’associer. Ce bouquin prit la forme, la semaine suivante, de deux volumes réels: L’autogestion pédagogique et L’analyseur et l’analyste. On était dans la phase instituante du mouvement.

 

Certes, Georges et René tiraient parfois à hue et à dia. L’un disait : «Il faut s’accrocher, tenir jusqu’au bout!»; l’autre lui répondait, citant André Breton : «Non, lâchons-tout!». Comment expliquer cette pédagogie contradictoire? S’agissait-il pour René de pratiquer l’injonction paradoxale dénoncée par l’école de Palo Alto qu’il n’aimait pas beaucoup? Non, je pense qu’il s’agissait, chez Georges et René, d’une conjonction pédagogique paradoxale. Ils ont pratiqué ensemble la dialectique concrète. Ils savaient que le métier est fait de gestion de dilemmes. Il faut laisser parler l’élève (et cela, René savait vraiment le faire) ; mais en même temps, il faut le contenir, le canaliser, le corriger («s’il l’accepte»). En créant des dispositifs à plusieurs topiques, ils pratiquaient une science de la pédagogie paradoxale dans laquelle le jeune était invité, devant se situer entre plusieurs discours, à se constituer comme sujet, à devenir son propre auteur, selon la formule de Jacques Ardoino, leur compère:

-Il faut faire du terrain, disait l’un.

-Mais le terrain, c’est le quotidien, disait l’autre. On est «sociologue à plein temps!»

-Il faut partir de l’ici et maintenant, affirmait l’un.

-Mais que fais-tu de l’État inconscient? répondait l’autre. Le local et le global interagissent constamment dans le phénomène d’institutionnalisation. La transversalité, l’implication. Le chercheur et son objet, comment ça fonctionne tout cela?

 

Entre 1969 et 1974, le rapport que j’entretenais à René s’inscrivait dans le domestique. Il m’accueillait chez lui comme un grand frère qui hébergeait le petit provincial. Et cette dimension de ce qu’il faudrait conceptualiser comme pédagogie domestique, et qui était en rupture totale avec tout mon vécu éducatif antérieur, a été un élément constitutif de ma pédagogie (dès Charleville, à son exemple, je recevais mes élèves chez moi, ce que Brigitte n’approuvait pas toujours). En effet, à Nanterre, il n’y avait pas de bureau. Il préférait me recevoir chez lui, rue Pascal. On partageait avec Françoise discussions et repas. Ils me gardaient pour la nuit lorsque le train de Charleville était déjà parti. Je fouillais dans les livres de René. Je lisais ainsi ses derniers articles au fur et à mesure de leur parution.

 

J’ai retrouvé un tiré à part d’une revue de poésie qu’il m’avait donné à cette époque, La tour de feu, dans laquelle il avait publié des articles au début des années 1960. Cette dimension de poète, il la mettait de côté dans ces années-là, car il fallait répondre à la demande sociale, aux propositions d’interventions socianalytiques. Lorsque j’ai reçu Les analyseurs de l’église, à Charleville, un jour de 1972, j’ai dû oublier l’heure de mes cours au lycée Sévigné. J’ai lu son livre d’un trait. Comme tous les autres, d’ailleurs, avant et après, bien que ces derniers temps, il me fallait m’y reprendre à deux fois pour le suivre car il était entré dans des élaborations complexes. Mais c’était stimulant. Cela obligeait à réfléchir, à se dépasser.

 

Cette pédagogie domestique qui lui permettait de reconnaître ses étudiants dans toute leur transversalité, il la transportait même à l’intérieur de l’université. Cela lui a valu des ennuis à Poitiers où il avait été prendre un poste de professeur de sociologie. Je me souviens d’un voyage chez lui dans cette ville en mars 1973 où j’avais vraiment été surpris de ses initiatives. Il avait créé une crèche pour les enfants de ses étudiants, -son petit Julien y participait (je le revois sur son premier vélo!)-, dans les locaux du département de sociologie! Je crois qu’il en a stupéfié plus d’un en Poitou, chez les juristes notamment. Ils ont cru que Lourau était fou! Alors qu’il s’inscrivait naturellement dans une tradition pédagogique où Pestalozzi, Fröbel, les pédagogues de l’éducation nouvelle, et bien d’autres l’avaient précédé! Ses visites à Félix Guattari et Jean Oury à La Borde lui avaient montré que ce type de rapport fonctionnait en psychothérapie institutionnelle; pourquoi pas dans le cadre de l’autogestion pédagogique?

 

***

 

 

Le mercredi 12 janvier 2000, j’ai improvisé une séance d’hommage à 14 h à la fac. L’amphi 3 était plein. Il y avait mes étudiants, bien sur, mais beaucoup de monde de l’université. J’avais eu le temps de préparer un 4 pages que j’ai fait tirer chez Madame Guichard. J’ai ressorti l’article que j’avais écrit sur l’œuvre de René dans le Dictionnaire des philosophes (PUF, édition de 1984). À la tribune de l’amphi 3, il y avait Georges, René Barbier, mais aussi Daniel Lindenberg, collègue de sciences politiques et moi. Deux caméras étaient là, l’une envoyée par les services centraux de l’université, pour permettre à ceux qui n’avaient pas pu quitter leur poste de travail de partager, en différé, ce moment d’émotion. J’ai raconté le génie de la pédagogie de René Lourau, son désir constant de rendre cohérente la relation entre théorie et pratique, sa volonté d’articuler le politique au micro-social. René Barbier a dit que son destin de chercheur avait bifurqué le jour de sa rencontre avec Lourau et plus généralement avec l’école de l’analyse institutionnelle. Daniel Lindenberg a dit qu’il venait d’une toute autre mouvance. Il était du côté de la rue d’Ulm en 1968. Il a dit sa rencontre personnelle avec Lourau, sa lecture attentive de son œuvre et plus particulièrement son enthousiasme pour Le lapsus des intellectuels, la profonde estime qu’il a eue pour lui. Georges, ému, n’a pas voulu parler. Georges, malgré sa fatigue, partout où l’on évoque actuellement la mémoire dans l’université, est là. Je sais que Cornélia aussi a fait quelque chose de très émouvant avec ses étudiants.

 

Jeudi, toute la journée, nous avions une réunion de l’équipe d’organisation des prochaines rencontres Pédagogues sans frontière de juillet prochain. Jean-René Ladmiral, Lucette Colin, Cornélia Smoldaka, Georges Lapassade, Guy Chevallier, Anna Terzian et bien d’autres étaient là. On était plus de vingt. René était venu à nos premières rencontres de septembre. Ce colloque sera le dernier que nous ayons fait ensemble. René était intervenu. Il avait sa place dans notre équipe.

 

René aimait accueillir des étudiants du monde entier dans ses séminaires. Si moi, je m’étais plutôt tourné vers l’Allemagne, l’Europe centrale et l’Océan indien, sa naissance en terre occitane lui rendait facile l’accès à l’espagnol, au portugais, à l’italien. Son amour du Mexique, du Brésil, de l’Argentine où ses livres étaient beaucoup traduits se portait aussi sur les praticiens sociaux et les chercheurs de ces pays. Il avait des amis aussi au Maghreb, en Afrique et même dans des pays plus lointains encore. Il avait fait le voyage à la Réunion. René savait écouter les gens d’ailleurs. Peut-être se sentait-il un peu d’ailleurs? René était-il un «interculturel»? Pour nous, l’interculturel est un objet de recherche. Pour lui, c’était une forme du quotidien. Comme j’ai regretté l’absence de Charlotte dans ces journées difficiles qui était avec Miguel à Buenos Aires ! Deborah m’a dit qu’elle séjournait chez quelqu’un de sa famille. René connaissait la Boca. J’aimais qu’il me rapporte des livres de là-bas.

 

Michel Authier, chez qui je passe pour annoncer la mort de René, me montre Pays de connaissance (éd. du Rocher, préface de Michel Serres), son dernier livre. René était, comme moi, l’un des destinataires de Michel. Celui-ci m’a écrit cette dédicace : «A R. H. qui visible et invisible est au cœur de mon pays de connaissance». Je crois qu’il aurait pu écrire la même chose à René car, m’a-t-il, il (René) était quelqu’un qui ne laissait pas indifférent.

 

Le vendredi, j’ai dû aller chez Plume, une éditrice qui déménage et qui veut que je récupère des documents de valeur que je lui avais laissé en dépôt pour illustrer un nouveau livre sur la valse qui n’en finit pas de sortir. Au milieu du paquet, j’ai retrouvé l’original d’un texte que René avait écrit en 1995 ou 1996 lorsqu’un livre entier était sorti contre ma première Valse. Il avait voulu montrer le ridicule de cette polémique. Quelle émotion de retrouver ce texte dans lequel on retrouve un style de frappe, un art de mettre en forme des textes, non seulement au niveau des mots, mais au niveau de la dactylographie. Même les fautes de frappe sont devenues précieuses. «La querelle des bouffons» est un très beau texte!

***

On avait encore mille chantiers à conduire ensemble...

 

Le 3 janvier, j’avais fait avec Gérard Gromer l’émission Le gai savoir sur France-Culture. Il y avait sur le plateau ma sœur Odile et Hubert de Luze. On parlait de mon livre sur La pratique du journal. Du coup, on a évoqué le travail de René sur les journaux. J’ai parlé de son obsession de placer un morceau de journal dans tous ses livres, de cette nécessité de raconter, comme Edgar Morin, comment survient l’idée. C’est tout le problème de la transduction qu’il nous a laissé en héritage. Gérard Gromer voulait inviter René pour faire une émission sur son œuvre, comme il l’a fait pour Georges et plusieurs autres membres de notre école. René est parti trop tôt!

 

René m’avait promis un chapitre pour le livre collectif que nous préparions avec Christoph Wulf sur Université et interculturalité. Il l’avait écrit. J’avais entendu René le prononcer dans un colloque sur l’Europe, organisé à Paris 8 par des économistes. Il montrait l’interculturalité de l’université européenne au Moyen Age. Ce texte était brillant. Je le voulais.

 

René voulait que l’on fasse ensemble la Théorie des moments, livre d’hommage à notre maître commun Henri Lefebvre, livre pour lequel j’avais déjà un contrat. Cette coopération aurait demandé du boulot. Je ne savais pas bien comment la mettre en place, car articuler nos deux styles aurait posé de vrais problèmes techniques.

 

Remi Hess

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7 janvier 2010 4 07 /01 /janvier /2010 18:22

Vendredi 8 janvier 2010, de 11h30 à 13h00

Zones d'attraction reçoit
  François Cusset

Il sera entre autres question de la réédition des Années d'hiver de Félix Guattari, dont il a assuré la préface ainsi que du contenu des dernières parutions de la collection "Penser / croiser", qu'il co-dirige avec Rémy Toulouse aux Prairies ordinaires.



Retrouvez l'ensemble de nos émissions en accès libre sur le site
www.zonesdattraction.org, rubrique SYMPHILOSOPHIE.


ZONES D'ATTRACTION

Une émission présentée par Charlotte Hess et Valentin Schaepelynck

sur RADIO LIBERTAIRE (89.4)

Le vendredi de 11h30 à 13h (tous les 15 jours).

 

Contact radio:radio@zonesdattraction.org


Ecoute en différé:www.zonesdattraction.org - Rubrique Symphilosophie
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7 janvier 2010 4 07 /01 /janvier /2010 09:25

René Lourau est mort, il y a dix ans. Nous marquons cet anniversaire en publiant l’introduction et le premier chapitre d’un livre inédit de Remi Hess, La mort d’un maître, René Lourau et la fondation de l’analyse institutionnelle. Il devait paraître aux éditions Loris Talmart en 2005, mais le directeur de cette maison, Hubert De Luze, est mort en 2004, et ce projet éditorial fut oublié. Nous complétons ce texte par une liste des livres de R. Lourau.

 

 

La mort d’un maître

René Lourau et la fondation de l’analyse institutionnelle

 

René Lourau, né en 1933 à Gelos, près de Pau, est mort entre Rambouillet et Paris, le mardi 11 janvier 2000, dans le train qui le conduisait à l’Université de Paris 8 où il devait assurer une permanence pour ses étudiants thésards. Nouvellement retraité, il était professeur émérite de sociologie et de sciences de l’éducation.

 

Sa carrière est liée, à la fois comme praticien et comme chercheur, au mouvement de l’autogestion pédagogique (il a été fondateur du Groupe de pédagogie institutionnelle en 1964 avec Raymond Fonvieille, Michel Lobrot...) et à l’analyse institutionnelle dont il a été le grand théoricien aux côtés de Georges Lapassade et de Félix Guattari, notamment.

 

Après avoir fait l’école normale de Cachan, il devient professeur de français. Inspiré par les idées autogestionnaires qui viennent de Yougoslavie dans les années 1960, il met ses classes de Aire-sur-Adour en autogestion... Henri Lefebvre l’invite en 1966 à Nanterre pour devenir son assistant de sociologie. Il devient l’un des animateurs du département de sociologie. Daniel Cohn-Bendit est son étudiant. Il soutient sa thèse d’état à Nanterre, L’analyse institutionnelle, en 1969 (éditions de Minuit). Il devient professeur de sociologie à Poitiers en 1972. Mais, rapidement, organisant une crèche dans le département pour les enfants de ses étudiants, il apparaît non conforme, notamment au niveau de son système de validation, et il est suspendu. S’il gagne la bataille de Poitiers (le tribunal lui donne raison), on l’affecte cependant à Vincennes en 1975 où il enseignera jusqu’en septembre 1999. Dans les années 1964-1971, il élabore avec G. Lapassade une méthode d’analyse institutionnelle en situation d’intervention : la socianalyse.

 

Pédagogue non directif, il devient un grand directeur de thèses. Il accueille des étudiants du monde entier. Lui-même est beaucoup invité dans les pays latins (Italie, Espagne, Portugal, Argentine, Mexique, Brésil...) où ses livres sont traduits systématiquement.. Beaucoup de ses anciens étudiants sont aujourd’hui des universitaires présents dans de très nombreux pays aussi bien en sociologie, en sciences politiques et surtout en sciences de l’éducation.

 

Il a publié 19 livres, dont certains font date. Chez Anthropos, il a publié : L’instituant contre l’institué (1969), Les analyseurs de l’Église (1972), Interventions socianalytiques (1996), Implication et transduction (1997) et La clé des champs, une introduction à l’analyse institutionnelle (1997). À l’Épi, il a publié:L’illusion pédagogique (1969), Analyse institutionnelle et éducation (1971), Sociologue à plein temps (1976). Ses Clés pour la sociologie (1971) avec Georges Lapassade sont fréquemment rééditées. Signalons encore L’analyseur Lip et Le gai savoir des sociologues (UGE), L’État inconscient (Minuit, 1978), L’autodissolution des avant-gardes (Galilée, 1980), Le Lapsus des intellectuels (Privat, 1981).

 

Dans le journal de recherche (Méridiens Klincksieck, 1988), il montre l’importance du «hors-texte» dans les sciences humaines, thème qu’il reprend dans Actes manqués de la recherche (PUF, 1994). En fait, R. Lourau travaille la question de l’implication : la relation que le chercheur entretient à son objet, le praticien à son terrain, l’homme à sa vie. L’analyse de cette relation rencontre des obstacles et des impossibilités tant qu’elle s’appuie sur la logique instituée (celle de la déduction et de l’induction), faite pour tenir à distance le monde dans lequel nous sommes pourtant impliqués... Il tente de réévaluer la démarche transductive qui tente de dépasser cette contradiction par la prise en compte de tous les éléments et événements qui se propagent de proche en proche, dans la singularité d’une situation (de recherche, d’intervention, mais aussi existentielle, de tous les jours). Ces idées sont essentiellement développées dans Implication/transduction (1997).

 

Il fut inhumé à Rambouillet, mardi 18 janvier à 14 h. René Lourau a eu deux enfants: Julien qui est saxophoniste de jazz et Julie, encore étudiante au moment de sa mort.

 

 

Voici comment je rends compte, brièvement, de sa vie dans Le Monde, (rubrique Disparitions des 16-17 janvier 2000).

 

René Lourau a eu un enterrement assez curieux. Beaucoup de monde, beaucoup de générations différentes représentées. Il faisait très froid. Une brochure avait été préparée, durant les sept jours séparant son décès de son inhumation, par un collectif et distribuée aux obsèques.

 

Sa mort a surpris beaucoup de gens. Elle est survenue dans une période difficile à la fois à l’université de Paris 8 où il continuait à suivre des thésards, et dans le mouvement de l’analyse institutionnelle qu’il avait contribué à développer. Pour employer ses mots, sa mort a été un analyseur, un révélateur d’une crise profonde dans les rapports sociaux, dans ce que l’on pourrait percevoir comme un microcosme, mais qui est peut-être un espace politique où des enjeux théoriques et pratiques assez considérables se développent.

 

R. Lourau était l’un des représentants d’un des courants intellectuels les plus vivants au niveau mondial, depuis 1968. La mort peut parfois être attendue. Une personne est âgée. Elle a fait son chemin. Elle disparaît. On est triste, mais c’est dans le mouvement des choses, dans le mouvement de la vie. Ici, la mort survient de manière totalement surprenante, pour tous ceux qui étaient proches de R. Lourau, amis et ennemis. Car R. Lourau était fortement impliqué dans des conflits, dans des guerres, dans des luttes. Sa disparition touche tout le monde: non seulement ses amis, mais aussi ses ennemis. Il avait un art, un style de porter la contradiction, de dévoiler la crise partout où il allait. R. Lourau «ne produisait pas la merde» (pour reprendre une expression de G. Lapassade), mais il la faisait apparaître. Il était d’ailleurs pris dedans.

 

Bien que nous partagions le même bureau (il l’avait voulu), je n’étais pas vraiment très proche de René Lourau à la fin de sa vie. Certes, j’étais dans son réseau. Je crois être le destinataire de sa dernière lettre… Mais je n’étais pas dans le cercle très étroit, des gens qu’il recevait régulièrement chez lui. Par contre, à d’autres époques, j’ai été très proche de lui. Entre 1969 et 2000, nos chemins se sont souvent croisés, nos engagements ont été en phase très souvent. Mais, il est vrai aussi qu’à certains moments, nos façons de voir divergeaient. Même s’il m’a toujours gardé son amitié, j’ai très vite suivi ma voie, ce qui m’a conduit à faire des choix qu’il pouvait ne pas apprécier… En même temps, c’est lui qui m’avait mis sur la voie!

 

À cause de cette distance-proximité, ou plutôt du fait de cette proximité distendue, je crois tenir une bonne position pour faire, sur lui et sur son œuvre, un petit livre qui ne soit pas hagiographie, mais plutôt impliqué et critique. L’analyse institutionnelle se voulait d’ailleurs comme une forme de critique, non seulement théorique, mais aussi pratique. Pour le philosophe, critiquer, c’est indiquer les limites de validité d’un discours, d’une pratique, d’une logique. Discuter une œuvre, un engagement, même si en s’en démarquant, c’est la reconnaître, l’estimer, l’apprécier, dans tous les sens de ce terme.

 

René Lourau a-t-il été un maître? Et si oui, dans quel sens du mot maître a-t-il été? Quel est son rôle dans la fondation de l’analyse institutionnelle? Quels sont ses apports au mouvement? Peuvent-ils être repris? Autant de questions que je voudrais aborder dans ce petit livre. Est-il possible de sortir de la crise que nous traversons du fait de sa mort? Ou dit autrement, l’analyse institutionnelle a-t-elle un avenir? Et si oui, de quel côté? Quels seraient ses horizons?

 

Ce livre est pour moi un enjeu. Il veut être une affirmation de l’analyse institutionnelle comme paradigme, travaillé en profondeur par René Lourau, mais aussi comme mouvement. L’enjeu, c’est de construire ma place dans ce mouvement où parfois je me suis senti, comme d’autres, notamment Georges Lapassade, mis à l’écart, alors même que nous nous en croyions membres? N’avons-nous pas, à nous deux, publié plus de soixante livres qui ont contribué à asseoir ce courant intellectuel. Georges Lapassade m’a encouragé, stimulé dans ce désir de penser R. Lourau. Lui-même ne se sentait pas la force d’écrire un tel livre, mais les questions que je me pose sont aussi, d’une certaine manière, ses questions. Je le remercie pour m’avoir fourni non seulement des documents, mais aussi son journal personnel qui m’a profondément éclairé et aidé dans cette élaboration d’un point de vue critique.

 

D’autres personnes m’ont soutenu dans mon enquête.

 

Du côté de la famille: Pierre Lourau , le frère de René, m’écrivit pour me dire d’abord que je devais écrire ce livre, puis pour s’informer régulièrement de son avancée. Il m’invita en Béarn pour m’aider. Julie et Julien m’ont aussi soutenu. Julie donna mon nom pour représenter, en 2001, le mouvement institutionnaliste français dans un colloque, à Rio de Janeiro, sur l’héritage de René Lourau. Ce voyage fut essentiel pour moi pour comprendre l’implication de René Lourau en Amérique latine.

 

Du côté des amis, Gérard Althabe a tenu une place particulière. Il fut l’ami d’enfance de René. Mon projet d’enquête sur R. Lourau me conduisit à un détour par Gérard: je lui ai proposé de faire son histoire de vie. Ce projet avait, au départ, pour but de mieux comprendre le contexte de l’enfance de René Lourau.

 

 

Comment construire un tel livre? Cette question m’a beaucoup travaillé. La forme que l’on donne à ses textes à un sens. R. Lourau l’a souvent dit, formulé sous des formes diverses. Est-il possible de réduire la distance entre le contenu et la forme d’un discours? Cette question est au cœur de l’analyse institutionnelle comme théorie, mais aussi comme pratique.

 

Là encore, j’ai décidé de faire de la forme de ce livre un enjeu. Je me suis lancé dans la recherche et la construction de ce livre, en tenant, d’une part, un journal de recherche, méthode louraldienne par excellence, et d’autre part tentant de déployer la méthode régressive progressive d’Henri Lefebvre que j’enseigne depuis des années, mais que je n’avais jusqu’à maintenant pas mis en pratique dans un texte construit. C’est d’ailleurs R. Lourau, lui-même, qui m’y invite puisque son dernier texte, paru en février 2000 est consacré à cette méthode. Au moment de sa disparition, il venait de terminer une préface pour la seconde édition du livre d’H. Lefebvre:Pyrénées. Dans cette préface, R. Lourau, qui, comme H. Lefebvre était d’origine béarnaise, écrit :

 

«Le rural à l’urbain. Du rural à l’urbain, comme l’indique le titre de l’un de ses ouvrages, dans lequel les chercheurs savent que gît un petit trésor, l’article sur la méthode qu’il a théorisé à partir de son travail sur la vallée de Campan et qui porte désormais classiquement le nom de méthode régressive-progressive. Sommairement, la démarche du chercheur consiste d’abord à établir un premier état des lieux par l’observation directe, telle qu’elle est pratiquée par l’ethnographe sur des terrains exotiques comme sur des terrains plus proches de lui. Ensuite, il s’agit de plonger dans le passé, dans le mode de production de ce que l’on a sous les yeux; cette plongée permet des découvertes guidées par le présent, et se distingue donc fortement de la très répandue curiosité pour le passé, les vieilles pierres, les vieilles coutumes, etc.; elle ne cherche pas à tout prix des origines (dont on sait à quel point elles sont souvent mensongères, voire mythiques), mais les conditions de possibilité du présent, avec ses particularités, ses contradictions. Enfin, en troisième lieu, la démarche consiste à remonter jusqu’au présent, afin de le soumettre à une seconde observation, une observation armée de toute connaissance puisée dans les archives du passé. En ce sens, selon le proverbe, la vérité sort du puits non pas toute nue (hélas!) mais revêtue et dégoulinante de mousses et autres productions aquatiques. La confrontation s’exaspère entre ce que je vois de mes yeux naïfs et ce que je connais (par les archives, mais aussi par les témoignages et les témoins-fossiles, muets, dans la pierre, dans le paysage), entre le visible et l’invisible».

 

Ayant réédité Du rural à l’urbain, j’y renvoie le lecteur. Dans ma préface, j’y développe longuement la théorie de la méthode régressive-progressive, signe que nous étions, R. Lourau et moi, même à distance, sur la même longueur d’onde. Mais ici, l’enjeu n’est pas tant d’exposer la théorie que de la mettre en pratique. Il faut donc prévoir trois parties:

 

1. La première sera descriptive de la réalité, celle du contexte de la mort de René Lourau. Quel est le contexte de sa mort? Il y a son départ en retraite, et très peu de temps après, son décès. Quelles sont les luttes à mort qui se développent alors? Quels en sont les enjeux? Comment René Lourau est-il impliqué dans ces conflits? Qu’y met-il de lui? Et moi? Il se trouve que, sans avoir de relation avec René à ce moment-là, nous nous retrouvons sur des positions proches. Il va falloir m’impliquer, trier sur mon bureau tous les papiers qui le recouvrent. La description du présent de la mort de René, ce sont ces textes que je distribue, ou que je garde pour moi, mais que j’écris pour prendre position dans le conflit, dans les conflits.

 

2. La seconde partie sera celle de l’enquête sur les conditions de possibilité de ce présent. Je ne dois pas chercher à tout prix «les origines», mais «plonger dans le passé, dans le mode de production de ce que j’ai sous les yeux». Les contradictions qui se vivent entre septembre 1999 et janvier 2000, d’où viennent-elles? Où plongent-elles leurs racines? Dans quel humus? Je tenterai de remonter dans le passé autant qu’il me sera possible pour trouver les nœuds ou les moments historiques où se sont prises certaines décisions, où ont été vécus certains traumatismes qui sont devenus des contradictions pour aujourd’hui.

 

3. La troisième partie sera un retour au présent. Comment, informé et éclairé de la connaissance de moments fondateurs, des batailles perdues ou gagnées, vais-je pouvoir revenir au présent pour le comprendre, pour le reprendre autrement? 

 

Clin d’œil à la posture d’auteur de René Lourau, je joindrai à ce livre un morceau du journal écrit depuis son décès qui est devenu tout doucement le journal de ce livre. En effet, depuis 1980, René Lourau n’a publié aucun livre, où il n’y ait le journal du livre. Ce journal est à la fois un processus, un retour au présent d’aujourd’hui, celui du premier anniversaire du décès de R. Lourau. Entre Janvier 2000 et janvier 2001, j’ai tenu un journal intitulé: «Qu’est-ce que l’analyse institutionnelle? Penser, agir après la mort de René Lourau». Ce texte est long (130 pages). Il aurait été, à lui seul, un livre. C’est pourquoi, suivant la manière de René Lourau, je n’en donnerai à lire que des extraits, ceux qui touchent au plus près à ces questions que j’ai formulées au début de cette introduction. A partir de janvier 2001, ayant trouvé un éditeur pour ce projet, ce journal s’est transformé en journal du livre.

 

Remi Hess

http://lesanalyseurs.over-blog.org

 

 

 

 

 

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6 janvier 2010 3 06 /01 /janvier /2010 10:20

Vendredi 10 juillet, 13h 04

 


Je suis dans le métro. Je vais faire passer une thèse à la Sorbonne. C’est la première fois. Actuellement, je suis en pleine composition du n° de Cultures et sociétés. C’est une activité qui me plaît. Je suis obligé de condenser certains articles. Je cherche «l’identité du numéro», en élaguant. Je m’inspire beaucoup du travail observé chez G. Lapassade, placé dans cette position d’éditeur. C’est ce «moment», découvert en janvier 1971 (Rue Pascal, chez Lourau), qui m’a fasciné chez lui.

 


Sandrine m’a accompagné à Sainte Gemme hier. Nous avons beaucoup parlé du rapport au travail. Nous sommes vraiment complémentaires. Avec elle, je pourrais changer beaucoup de mes ethnométhodes. Ainsi, j’ai eu l’idée de travailler à la publication d’articles dans des revues scientifiques. Faire connaître l’apport de l’Ecole de Vincennes peut être une perspective.


15h


La thèse est bien engagée. Je prends conscience que ce n’est pas la première fois que je suis membre d’un jury à la Sorbonne. Je suis déjà venu ici… C’est Georges Vigarello, aujourd’hui retraité, qui m’avait invité dans une autre Galerie. En cherchant l’entrée, je suis passé devant l’Ecole des chartres.


Dimanche 12 juillet, 14h


Sainte Gemme est couvert. Il n’y fait pas trop chaud. J’y suis bien. Mon rêve serait de changer les postes de télévision.


Roissy, 20 h 21

 


L’avion de Vienne va atterrir dans 6 minutes. J’ai donc de l’avance, mais pas trop. Juste avant de partir, j’ai eu le temps de passer l’aspirateur dans la voiture et de lire un mail envoyé par Gaby… Elle me rappelle les enjeux des journées à venir. Réussir l’histoire de vie de Günter Schmid. J’ai une appréhension. Je ne connais pas sa femme. Entre Günter et moi, je suis sûr que cela va fonctionner, mais avec sa femme? J’aurais dû prendre le temps de lui dire bonjour, lors de mon dernier voyage à Vienne. Je serais totalement rassuré.

 


Lucette a fait un gros ménage à Sainte Gemme aujourd’hui. Elle veut repartir ce soir à Paris. J’aurais préféré qu’elle passe le 13 et 14 juillet à Sainte Gemme.

 


Un autre problème me préoccupe. Hervé Chabaud vient de publier un supplément à l’Union sur Reims 1914-1918, ville martyre. Il cite longuement Paul Hess sans donner de référence au livre de mon grand-père. C’est du plagiat caractérisé. Que faire?


Remi Hess

http://lesanalyseurs.over-blog.org

 

 

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