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  • : Le blog de Benyounès Bellagnech
  • : Analyse institutionnelle : Théorie et pratique au sein des institutions politiques, éducatives et de recherche. L'implication des individus et des groupes dans la vie politique et sociale.
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12 janvier 2010 2 12 /01 /janvier /2010 09:39

Qu’est-ce que l’analyse institutionnelle?

Penser, agir après la mort de René Lourau?


Wroclav, le dimanche 23 janvier 2000


Je suis à l'hôtel GEM, dans la chambre 125. Je suis là pour faire de l'observation participante dans un groupe de formation d'animateurs trinationaux (français, allemand, polonais). J'ai déjà vécu cinq jours, fin septembre 1999, avec ce groupe (à Cologne). Travailler dans un tel groupe pose des problèmes de dissociation. On est tiraillé entre les trois langues… Je n’ai jamais pensé me mettre au polonais. Et, depuis hier, je fais l'effort de m'y plonger… Mon inscription active dans le groupe est difficile pour moi, car j'ai tendance à penser à R. Lourau, à sa mort, le 11 janvier dernier, à son enterrement le 18 et aux conséquences de sa disparition pour moi, pour l'analyse institutionnelle et pour ses étudiants.

 


***

 


Je pense beaucoup à ce qui pourrait advenir. J'avais prévu la mort de mon père (1997), de ma mère (1998), mais je n'ai jamais imaginé la disparition de René Lourau. Je souhaitais un autre scénario pour lui, pour moi. J'étais persuadé que René vieillirait bien, et je m'imaginais avec lui dans des occasions particulières, comme il en avait créées, lorsque Henri Lefebvre était encore vivant, et que René le recevait chez lui pour des fêtes où le banquet était le prétexte de discussions gratuites, passionnées et à bâtons rompus. J'imaginais ce futur. Le texte en était déjà écrit. Et puis, sa mort: tout est perturbé. Je croyais tellement à la vie de René, que je n'avais pas pris au sérieux son départ à la retraite. Je n'ai pas annulé la réunion de préparation au colloque de l'interculturel du lycée St Germain en Laye, qui m'a empêché d'assister à ce pot organisé pour lui faire fête à cette occasion.

 


Ces derniers temps, j’étais en phase avec lui sur le terrain de la lutte politique et pédagogique. Du fait de cette solidarité à la fois politique et pédagogique, il me semble qu'il me faut noter tout ce qui me traverse la tête à propos de R. Lourau. Ce ne sera pas toujours beau, simple. Ce que je vais écrire n'est pas un panégyrique de René, bien au contraire… Car je ne suis pas sûr que nous ayons eu raison de travailler comme des dingues depuis si longtemps.

 


R. Lourau a publié son premier ouvrage en 1969. J'étais déjà son étudiant. Il a fait paraître mon premier livre en 1974, dans une collection qu'il dirigeait. A nous deux, en trente ans, nous avons sorti cinquante livres! Si on rajoute ceux de Georges Lapassade, qui fut celui qui lança René sur le chemin de l'analyse institutionnelle, et de quelques proches, on doit pouvoir faire une liste de 150 ouvrages… Tout n'est pas estampillé comme institutionnaliste… Mais quand même! C'est un sacré morceau de route, ensemble, même si, parfois, on a pu se trouver en désaccord.

 


Voilà des idées qui me passent par la tête. L'heure de ma prochaine réunion arrive. Il est 15 h.

 


16 h30

 


Pause d’un quart d'heure. Je suis heureux que le soir soit tombé. Je m'installe au bureau de ma chambre. J'allume la lumière, et je voudrais noter quelques idées survenues pendant que j'étais en réunion.

 


R. Lourau est enterré au cimetière des Evreuses à Rambouillet. J'ai eu un mal fou pour le trouver en voiture, le mardi 18. Il est mal indiqué. Il faisait froid le jour de son enterrement. Il y avait beaucoup de monde… Pourquoi? Certes, j'avais contribué à ce que Le Monde parle de la cérémonie (petites annonces parues le 15, article sur trois colonnes paru dans le numéro des 16-17 janvier). Mais je ne suis pas sûr que ce soit ces annonces qui aient amené les gens. Ils avaient un lien fort à René. Cela mesure sa transversalité. Le nombre de gens qu'il touchait, ou qu'il avait touché. Si j'étais décédé à sa place, cela aurait-il été le cas? Je ne peux pas me rendre compte.

 


Quand on vit, on a parfois l'impression d'être très seul. Je suis sûr que René a vécu cela assez fort. En même temps, le sentiment de solitude est peu acceptable, du fait de la transversalité, qui se construit tout au long d'une vie. Je n'ai pas pensé à lire l'annonce de Syllepse, passée dans Le Monde du 17-18. On m'a rapporté qu'Yves E. avait trouvé de mauvais goût l'annonce passée avec Lucette. Si nous ne l'avions pas faite, la mort de Lourau serait passée inaperçue, car je pense que c'est cette annonce qui a amené Patrick Kéchichian, journaliste au Monde, à prendre conscience de l'information : un intellectuel est mort. Il a lu mon article dans le Dictionnaire des philosophes. Il a fait le raisonnement suivant : 4 pages en 1984 dans ce dictionnaire, cela vaut trois colonnes du Monde. Imaginons qu'il n'y ait eu que les trois lignes de Julie et Julien. Cela aurait-il été lu? Yves aurait dit que l'on cherchait à se faire de la pub! Je trouve "analyseur" ce point de vue. Il nous renvoie à ce qu'a été l'analyse institutionnelle. Presque plus personne ne parlait de Lourau. Il avait toutes les peines du monde à se faire éditer. Nous-mêmes, Lu et moi, avons eu des difficultés à imposer à notre éditeur les trois livres que nous avons sortis de lui. Récemment, un éditeur me disait que le dernier manuscrit reçu de R. Lourau avait été lu dans sa maison, avec un a priori favorable, mais que le ton, le style rendait l'aventure éditoriale injouable. Les chiffres de vente de ces trois livres que nous avons fait, en 1996 et 1997, n'ont pas dépassé trente exemplaires dans l'année.

 


Était-ce faire de la pub sur le dos de René que de dire : il vient de mourir; il était l'auteur de tel et tel livre? Personnellement, je remercie d'avance l'éditeur qui fera cela avec moi. Avec le système actuel de distribution des livres, beaucoup de lecteurs virtuels ne savent même pas que les livres existent. Alors! Mais c'est vrai que les gens comme Yves, qui n'ont jamais fait l'effort d'écrire un livre sont mal placés pour juger de ce que pense, en lui-même, un auteur, un écrivain que personne ne lit plus. Pourquoi ne pouvait-on plus, aujourd'hui, lire R. Lourau avec le même enthousiasme que dans les années 1970-1975? C'est une question importante à laquelle je crois pouvoir apporter quelques éléments de réponse.

 


On a tort d'attendre la mort des gens pour leur rendre hommage, et célébrer l'énergie que l'on a pu tirer de leur pensée. Cependant, faire ce travail, en retard, sera toujours meilleur que de ne pas le faire du tout. Cela me conduit à penser que l'on devrait commencer à organiser des hommages aux gens de ma génération qui ont vraiment apporté quelque chose. Dans mon environnement, je pense à Jean-René Ladmiral, à Pascal Dibie, à Michel Authier, par exemple. Pour ma part, je jugerais nécessaire que les étudiants qui ont fait leur thèse sous ma direction, que j'ai aidé à un moment opportun pour obtenir un poste universitaire, fassent le travail de réunir des textes sur moi. Ce travail, qui fait partie d'une tradition intellectuelle, a une force qui peut aider le mandarin libertaire, lorsqu'il s'affronte à la mesquinerie des conservateurs du savoir, empêchant le partage social des connaissances. René Lourau, en lisant ces derniers paragraphes, trouverait que je verse encore dans la mégalomanie.

 


Et pourtant, si l'on voulait bien réfléchir vraiment à la série de questions : Qui fait quoi? Quand? Depuis quand? Où? Comment? Pourquoi?, on prendrait conscience de ce que quelques-uns nous apportent depuis si longtemps. L'universitaire est éduqué à être égoïste, à défendre sa petite carrière, son petit territoire. Les mandarins libertaires qu'ont été les institutionnalistes ont fait leur travail, certes! Mais, ils y ont pris plaisir. Et cela, ce n'est pas si fréquent. Ils se sont beaucoup prêtés (plutôt que donnés). Parfois, certains ont pu trouver que ce n'était pas assez. Mais pourquoi ne pas reconnaître qu'un R. Lourau a fait beaucoup plus, pour beaucoup plus de monde que beaucoup d'autres?

 


Georges Lapassade et moi-même devons être célébrés de notre vivant. Il faut se mettre au travail. Ahmed Lamihi et quelques autres pensent à cela. Mais l'initiative doit-elle émaner de la périphérie ou du centre? La difficulté de se mettre à plusieurs pour faire quelque chose de cet ordre est d'éviter la dispersion. Lors de la mort de quelqu'un, lorsque cinquante personnes écrivent, leurs textes ont en commun de partager une émotion. Cela fait unité, cela donne corps au recueil. Du vivant de la personne, comment produire un ensemble qui ait une consistance, qui ait une vraie identité? C’est un problème éditorial à prendre en compte.

 

21 h 30

  
Je viens de boire une bière avec Christine Delory-Momberger. Évidemment, nous avons parlé de R. Lourau. Je lui ai avoué que j'avais commencé "le journal de mon livre sur Lourau"… En même temps, je me demande si ce livre a une chance de voir le jour. R. Lourau voulait toujours adjoindre à son dernier livre le journal qu'il tenait pendant l'écriture d'un ouvrage. Mon problème à moi, c'est que je distingue le journal qui me semble mériter d'exister en soi et pour soi, du livre théorique qui a une autre destinée.

 


Ainsi, j'aurais pu écrire le journal de ma non écriture de la Théorie des moments, ce livre que R. Lourau voulait faire avec moi. Mais comme ce livre me tient vraiment à cœur, le jour où je m'y mettrai, je ne ferai que ça. J'écrirai ce livre d'une traite. Il n'y aura pas de place pour faire un journal. Ce sera une écriture intense, exclusive, à plein temps. Pas question de dispersion, pas de transductions continuelles.

 


Je suis dissocié continûment, sauf quand je décide qu'il est grand temps de faire un livre. Alors, je sais me mettre sur une chose et une seule. On me reproche, dans le courant de l'AI, ma dispersion. Dans une lettre de septembre 1995, Antoine me disait que mon intérêt pour le tango brouillait mon image sur l'ethnographie de l'école… Il trouvait cela négatif.

 


Concernant l'AI, c'est encore pire. Il est des phases où j'ai produit des livres sur l'AI et d'autres où j'ai fait d'autres choses. Je ne suis pas sûr que ce ne soit pas ce que les autres font. Mais, souvent, les universitaires se plaisent à donner l'image d'une unité de personnalité, d'une cohérence dans la pensée. J'y ai renoncé très tôt. Pourquoi mentir? Pourquoi ne pas reconnaître que nous sommes multiples?

 


Christine m'a relancé sur l'idée de créer une revue : Pédagogues sans frontières. J'ai trouvé le sous-titre : L'Europe de l'éducation. Je lui ai confirmé mon intention de lancer une revue.

 


Pour moi, la mort de Lourau a été un choc. Je veux précipiter les choses, les faire aboutir. Contrairement aux obsessionnels qui attendent la mort de l'autre, pour s'autoriser à commencer à exister, je crois qu'il faut faire ce que l'on pense devoir faire dès qu'on en a l'idée. Or, j'ai eu la détermination de diriger le laboratoire d'AI, comme me l'avait demandé René, mais il s'est accroché à cette fonction jusqu'au bout.

 


Sur le terrain des revues, j'ai été pressenti pour prendre la direction d’une importante revue, lorsque le directeur actuel en sera empêché. J'ai accepté l'idée, mais, en même temps, ne voulant pas gérer deux revues, j'ai refusé de me lancer dans une autre aventure analogue. En même temps, je ne souhaitais pas pousser dehors quelqu'un qui est heureux de faire fonctionner quelque chose qu'il a créé, et développé, et qui fait merveilleusement son travail, malgré la fatigue de son âge. Par contre, là où je me suis trompé, c'est peut-être dans le fait de m'interdire de créer ma propre revue. Pédagogues sans frontières est un groupe fidèle qui se réunit une fois par mois depuis mai 1997. Pourquoi dépendre des autres pour publier nos textes? Il est grand temps d'avoir notre revue. Cette forme a d'immenses avantages. Cela crée une "communauté" scientifique. Ce mot se différencie de collectif. Christine insistait sur ce thème.

 


Le choix de créer cette revue est aussi lié à la mort de R. Lourau. De son vivant, je ne pouvais que regarder de loin les tâtonnements des Cahiers de l'implication dont je n'étais pas exclu (j'ai publié un long texte dans le n° 2; Lourau m'a commandé un article pour le n° 4, trois jours avant sa mort), mais dont il avait confié la gestion et l'animation à une autre génération d'étudiants que la mienne. Je ne sais pas comment les disciples de René Lourau vont se sortir de cette mort. Une revue qui perd son directeur a toujours devant elle un problème. Qui peut succéder à René? est une question que tout le monde se pose.

 

 

Vendredi 21, chez G. Lapassade (auquel j'avais été apporté son dernier livre, sorti le jour même: Regards sur une dissociation adolescente), nous nous sommes retrouvés, autour de la table avec Raymond Fonvieille, Ahmed Lamihi, Abdel… Raymond a dit :

- Antoine succédera à René à la direction du laboratoire. Gilles succédera à René à la direction des Cahiers de l'implication.

 


C'était une telle évidence pour lui! Je ne parviens pas à comprendre pourquoi. Je crois savoir qu'Antoine était à couteaux tirés avec René. Il s'est très peu impliqué dans le labo. Quant à Gilles, excellent secrétaire de rédaction, a-t-il vraiment, aujourd'hui, l'étoffe d'un directeur de revue? On peut se poser la question. Diriger une revue me semble demander une solide transversalité dans un milieu. Est-ce le cas de Gilles? La revue Pour a commencé son déclin, le jour où l'on a forcé Rolande Dupont à partir. C'est elle qui connaissait tout de cette revue.

 


Personnellement, je crois avoir dit :

-Moi, je suis pour l’autodissolution du labo et de la revue. Le meilleur moyen d'être fidèle, c'est de faire autre chose. René n'est-il pas le théoricien de l’autodissolution?

 


Cet après-midi, j'ai pensé qu'il me fallait entreprendre une correspondance avec Georges Lapassade. Il mérite que je discute son article sur l'institutionnalisation. Il regrettait que personne ne lui ait répondu. Je termine une correspondance d'un an avec Hubert de Luze. Cela a été profitable pour moi. Avec Georges, cela serait plus exigeant au niveau du contenu. Je pense qu'en rentrant à Paris, je vais lui écrire une lettre pour proposer la discussion.

 


Je regrette de n'avoir pas écrit à René de longs courriers, comme souvent je l'ai imaginé. Il faut que l'autre parte, pour que l'on évalue tout ce que l'on a été incapable de faire. Je me suis beaucoup agité ces dernières années, mais je suis passé à côté de l'essentiel. Il faut rattraper le temps perdu. Donc:création de Pédagogues sans frontière, et échange d'une correspondance intellectuelle et théorique avec Georges Lapassade. Ce sera la meilleure façon de prolonger l'œuvre institutionnaliste de René Lourau.

 


Il est tard. J'ai beaucoup écrit aujourd'hui. Je vais me coucher.
Morgen ist auch ein Tag !

 


Remi Hess

http://lesanalyseurs.over-blog.org

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