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  • : Le blog de Benyounès Bellagnech
  • : Analyse institutionnelle : Théorie et pratique au sein des institutions politiques, éducatives et de recherche. L'implication des individus et des groupes dans la vie politique et sociale.
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9 janvier 2010 6 09 /01 /janvier /2010 10:18

II Lourau René, le savant

 


C’est dans un petit village du Béarn que naît le sociologue français René Lourau, à quelques kilomètres des villages d’où seront originaires deux de ses «maîtres» comme il l’écrira lui-même: Henri Lefebvre et Georges Lapassade.

 

 

La formation


Il devient instituteur, puis, après avoir fait l’École Normale de l’enseignement technique, professeur de français. Il se passionne pour le surréalisme et projette de faire une thèse sur la littérature surréaliste. C’est dans ce but qu’il entre en contact avec Henri Lefebvre. Celui-ci lui conseille de se rapprocher de Paris. Il quitte donc son lycée d’Aire-sur-l’Adour et «monte» à Paris. La rencontre avec G. Lapassade va être déterminante dans la mesure où elle va dévier son intérêt pour la littérature vers l’étude des institutions (1962-1963). À partir de ce moment, R. Lourau commence à publier des articles qui peuvent être organisés autour de plusieurs thèmes: l’analyse institutionnelle, l’intervention pédagogique et sociologique, la théorie des analyseurs et celle de l’implication. En 1966, il devient assistant d’Henri Lefebvre à Paris X-Nanterre où il vit Mai 68 dans le département de sociologie d’où partent les «événements». Cohn-Bendit est son étudiant…

 

 

Poitiers


Il soutient sa thèse d’État en 1969 sur L’analyse institutionnelle, qui paraît l’année suivante. On lui propose un poste de professeur à l’Université de Poitiers. Il y part donc en 1972 jusqu’en 1974, date d’un conflit très violent qui l’oppose en tant que directeur du département de sociologie au président de l’université qui lui reproche de «donner les examens sans contrôle à tous les étudiants». L’affaire prend des dimensions nationales. Poursuites juridiques. Le ministère suspend R. Lourau de son enseignement et dissout le département de sociologie de l’Université de Poitiers. Procès. R. Lourau gagne. Mais le ministère ne permet pas la réouverture du département de Poitiers. R. Lourau cherche alors une université qui accepte d’accueillir son poste. L’université de Toulouse le Mirail où il aurait aimé enseigner s’oppose à sa venue. Finalement, il s’installe au département de sciences politiques de l’Université de Paris VIII où il enseignait déjà comme chargé de cours au département des sciences de l’éducation depuis 1973. L’épisode de l’affaire de Poitiers marque profondément R. Lourau auquel les notables provinciaux reprochait de vivre «comme à Nanterre».

 
Si l’on cherche à entrer dans l’œuvre de Lourau, il y a plusieurs approches possibles. Pour le philosophe ou le juriste, ce sera L’analyse institutionnelle, pour le sociologue, ce sera Les clés pour la sociologie, Le gai savoir des sociologues ou Sociologue à plein temps; pour le pédagogue L’illusion pédagogique ou Analyse institutionnelle et pédagogie… Reprenons tour à tour ces trois approches.

 

L’analyse institutionnelle


L’analyse institutionnelle
s’inscrit comme fondement d’une nouvelle réflexion d’une pensée des institutions au carrefour de plusieurs courants de pensée: la philosophie du droit, le marxisme, la sociologie, la psychanalyse et la psychosociologie. C’est un livre difficile. Il réintroduit à une lecture de Hegel. L’apport de R. Lourau à une philosophie des institutions, c’est d’avoir repris la dialectique hégélienne et de l’avoir fait fonctionner au niveau de l’institution. À la fin du XIXe siècle, la première école institutionnaliste avait tendance à percevoir l’institution comme une chose fixe et stable, comme une norme établie une fois pour toutes ou comme une organisation. L’analyse institutionnelle va réconcilier l’institution avec la pensée dialectique. C. Castoriadis en 1964-1965 emploie les termes d’instituant et d’institué. L’affrontement de ces deux moments du concept sont dépassés dans un troisième moment que R. Lourau nomme l’institutionnalisation. Dans L’instituant contre l’institué, Lourau donne cette définition: «Par instituant, on entendra à la fois la contestation, la capacité d’innovation et en général la pratique politique comme signifiant de la pratique sociale. Dans l’institué, on mettra non seulement l’ordre établi, les valeurs, modes de représentation et d’organisation considérée comme normaux, mais aussi les procédures habituelles de prévisions (économique, sociale, politique…)». L’articulation que propose Lourau du concept d’institution en s’appuyant sur la logique dialectique de Hegel est donc simple: l’instituant, c’est le négatif, celui qui vient nier l’institué (universel). Le troisième moment (celui par lequel la contradiction est dépassée), celui de la singularité hégélienne, c’est l’institutionnalisation. C. Castoriadis parlait d’«auto-altération perpétuelle de la société» qui est son être même. R. Lourau parle d’institutionnalisation. Il y a identité de la définition au niveau de la logique dialectique.

 


L’analyse institutionnelle
qui intègre également une lecture critique de Rousseau, montre que l’institution ne peut plus vivre comme entité repliée sur soi. Elle ne peut survivre qu’en s’alimentant du sang neuf qui lui vient de l’extérieur. Cet ouvrage est donc aussi le fondement d’une théorie de l’intervention institutionnelle. Le sociologue, nous dit Lourau, le psychosociologue, le thérapeute, l’éducateur semblent avoir des fonctions précises: révéler l’action sociale, aider les groupes à fonctionner, soigner les malades, former les jeunes. Mais on peut considérer ces différents métiers sociaux sous un angle radicalement nouveau: ce qu’ont en commun ces spécialistes, en tant que professionnels inscrits dans la division du travail, c’est qu’ils interviennent dans telle institution, à la demande de telle institution, au nom de l’ensemble des institutions, et de leur garantie politique, l’État. Intervenir se dit d’un tiers qui vient au milieu d’une contestation. Pour arbitrer? La fonction du sociologue ou du pédagogue n’est pourtant pas celle d’un juge ou celle d’un professeur du code social. Pour appuyer de tout son savoir et de tout son pouvoir l’une des parties en cause? Le psychologue, le thérapeute, etc., ne sont pas exactement des policiers. Alors? Ce que propose Lourau dans L’analyse institutionnelle, c’est une méthode d’intervention en situation consistant à analyser les rapports que les multiples parties en présence dans le jeu social entretiennent avec le système manifeste et caché des institutions. Une autre originalité de la méthode de R. Lourau réside dans le fait que l’analyse ne se situe plus à l’extérieur des groupes, collectivités, organisations qui lui demande d’intervenir, mais comme impliqué lui aussi dans le réseau d’institutions qui lui donne la parole.

 

 

La socianalyse

 

Cette méthode d’intervention de l’analyse institutionnelle, c’est la socianalyse que R. Lourau a mise au point dans ses interventions, souvent faites en compagnie de Georges Lapassade en 1968 ou juste après. On peut se rendre compte de ce travail de terrain dans Les analyseurs de l’église (1972), livre qui fait le bilan d’une pratique réalisée en milieu chrétien. R. Lourau a fait école. Tout un courant sociologique se réclame de la socianalyse en France et à l’étranger. Une rencontre internationale de socianalystes a eu lieu à Paris en 1972. Le compte rendu de cette rencontre a paru dans Les temps modernes (n°317, décembre 1972, p. 1025 à 1076). À partir de 1973, un groupe d’élèves de R. Lourau s’est établi au département de sciences de l’éducation de l’Université de Paris VIII, parmi lesquels Antoine Savoye, auteur d’une thèse sur L’histoire de la sociologie d’intervention, et Patrice Ville, auteur d’une thèse sur La méthode socianalytique. Ces deux sociologues animent un Groupe d’Analyse Institutionnelle à Paris qu’a créé R. Lourau en 1968. Le Centre de Recherche Institutionnelle, créé en 1976, pratique également la socianalyse sur des bases proches de celles qui ont été formalisées par G. Lapassade et R. Lourau dans Les clés pour la sociologie (1971). Parmi les disciples de R. Lourau, il faut citer Jacques Guigou, auteur de nombreux ouvrages d’analyse institutionnelle, René Barbier, auteur de La recherche-action dans l’institution éducative (1977), Daniel Prieto, philosophe. La pratique de la socianalyse ne semble plus être l’axe central des recherches de R. Lourau qui semble s’orienter vers une théorisation du concept d’implication.

 

 

L’implication

 


Nous avons vu que ce concept d’implication a déjà une place importante dans L’analyse institutionnelle. Lourau n’a cessé, notamment depuis l’affaire de Poitiers, de poursuivre cette recherche. Il a élargi sa réflexion sur les implications concrètes de la sociologie dans Sociologue à plein temps (1976) et dans Le gai savoir des sociologues. Dans l’État inconscient (1978), il tente une analyse implicationnelle du courant de l’analyse institutionnelle. Le cadre de référence et les limites de l’analyse institutionnelle comme critique active des autres méthodes des sciences sociales sont au centre de cet ouvrage. L’autodissolution des avant-gardes (1980) pouvait également être lu comme une progression de l’analyse des implications. Pourquoi se vivre et se penser comme avant-garde ? N’y a-t-il pas là une contradiction avec les projets de nombreux groupes ou mouvements ? Lourau réfléchit à cette forme sociale qu’est l’autodissolution comme moyen de sortir socialement de cette contradiction. Enfin, l’ouvrage central sur cette question de l’implication, c’est Le lapsus des intellectuels (1981).

 


Dans ce livre, Lourau s’interroge sur les «capitalistes du savoir» que sont les intellectuels. Lourau montre que si l’intelligentsia arrive parfois à se donner les moyens d’analyser ses implications dans la réalité sociale, la majeure partie de cette intelligentsia, plus que jamais à notre époque, continue son jeu de cache-cache tout en feignant de s’interroger, de dénoncer, de dire sa conscience malheureuse. Pourtant, remarque Lourau, du côté de la psychanalyse, de l’ethnologie et même de la sociologie, des interrogations commencent à se faire jour, qui reprennent cette question fondamentale de l’implication, posée depuis plusieurs années par l’analyse institutionnelle. En effet, comprendre la «reproduction» et la «survie du système», tout en oubliant d’analyser le rôle décisif que jouent les intellectuels dans cette institutionnalisation d’un ordre social honni mais bien supporté? Voilà le lapsus des intellectuels.

 


L’ouvrage de Lourau fait l’histoire du mouvement intellectuel qui commence avec l’affaire Dreyfus. Il montre comment s’institutionnalise l’intelligentsia en fonction d’un fil conducteur: les implications des intellectuels dans la société, leur refus ou leur incapacité à analyser celles-ci et à en tirer les conséquences. Il étudie ainsi le courant catholique (Chateaubriand, Lamennais), les transcendanlistes américains, les fabiens anglais, les populistes russes, les premiers socialistes européens, etc. Il étudie également les premiers intellectuels engagés ou organiques: Zola, Blum, Herr, Barbusse, De Man. On n’est pas étonné qu’il analyse encore le surréalisme, l’existentialisme avant de se pencher sur le contexte de la période actuelle.

 


R. Lourau montre que dans un contexte où le «désarroi des intellectuels» est un thème à la mode suite aux disparitions de R. Barthes, F. Basaglia, J. Lacan, J.-P. Sartre et aux suicides de N. Poulantzas et Bory, sans parler de l’effondrement de L. Althusser, la scène intellectuelle, tout en ayant subi de profondes modifications, offre aujourd’hui une grande continuité par rapport au moment fondateur de l’affaire Dreyfus.

 


À partir de quatre cas (le jansénisme, l’intelligentsia mexicaine, Maïkovski et surtout F. Basaglia), R. Lourau esquisse la nouvelle figure de ce qu’il appelle l’intellectuel impliqué (par opposition à l’intellectuel organique de Gramsi ou l’intellectuel engagé de Sartre) qui se définirait comme celui qui refuse le «mandat social». Ce livre s’inscrit donc dans le prolongement de celui de Basaglia, Les criminels de paix, paru en 1973 à Turin et auquel il avait collaboré. Dans cet ouvrage, on perçoit bien que l’un des axes de la pensée de R. Lourau, c’est de définir la logique de la fondation institutionnelle, l’institutionnalisation qui détermine ensuite la survie de l’institution. Comme chez S. Freud, il y a chez R. Lourau l’idée que le moment fondateur ne fait jamais ensuite qu’être rejoué.

 


Pour conclure, il faut souligner que R. Lourau tente dans son œuvre de théoricien et d’auteur de faire la jonction avec sa quotidienneté d’homme. L’analyse de l’implication, cela se passe pour R. Lourau par la mise à jour du moment de production et de tout ce qui le traverse. Les livres qui sont fortement marqués par cette démarche, Analyse institutionnelle et pédagogie où il analyse une expérience pédagogique menée lorsqu’il était professeur de lycée, Sociologue à plein temps où il parle de ses implications de socianalyste, Le gai savoir des sociologues et aussi Le lapsus des intellectuels. Cette recherche est ouverte. La sociologie impliquée est-elle vraiment possible? Ne s’agit-il pas d’un «projet impossible»? La question est posée par Louis Janover dans un article qui discute les thèses de R. Lourau (in Autogestions, n° 7, 1981).


Ce qui est certain, c’est que le type de questionnement que développe R. Lourau depuis 1962 interroge non seulement les sciences humaines mais aussi toute pratique théorique (y compris philosophique) dans la mesure où c’est la question d’une nouvelle épistémologie qui se dessine à travers le projet de l’intellectuel impliqué. Le discours n’aurait de légitimité que dans la mesure où il prendrait en compte l’analyse des conditions qui en permettent son émergence. Même si, dans l’absolu, ce projet semble impossible, il ne peut que fonctionner comme idéal, exigence de toute pensée.


 

Lourau René : Bibliographie


1) Livres :

 
1969, L'instituant contre l'institué, Paris, Anthropos.

1969, L'illusion pédagogique, Paris, L'Épi.

1970, L'analyse institutionnelle, Paris, Minuit. Traduction espagnole, Buenos Aires, Amorortu ; traduction portugaise, Petropolis, Editora Vozes, 1975.

1971, Analyse institutionnelle et pédagogie, Paris, L'Épi.

1971, Clés pour la sociologie, Paris, Seghers (en collaboration avec Georges Lapassade). Traduction espagnole, Buenos Aires; traduction portugaise, Para um conhecimento da sociologia, Lisboa, Assirio e Alvim, 1973.

1972, Les analyseurs de l'église. Analyse institutionnelle en milieu chrétien, Paris, Anthropos.

1974, L'analyseur Lip, Paris, UGE, collection 10/18.

1976, Sociologue à plein temps, Paris, L'Épi.

1977, Le gai savoir des sociologues, Paris, UGE, collection 10/18.

1978, L'État inconscient, Paris, Minuit.

1980, Autodissolution des avant-gardes, Paris, Galilée.

1981, Le lapsus des intellectuels, Toulouse, Privat.

1988, Le journal de recherche. Matériaux d'une théorie de l'implication, Paris, Méridiens Klincksieck, trad. en espagnol.

1993, Analise intitucional e praticas de pesquisa , UERJ, Rio de Janeiro, 114 p.

1994, Actes manqués de la recherche, Paris, PUF.

1994, Les pédagogies institutionnelles, Paris, PUF (en collaboration avec Jacques Ardoino).

1996, Interventions socianalytiques, Paris, Anthropos.

1997, Implication, transduction, Paris, Anthropos.

1997, Le principe de subsidiarité contre l'Union européenne, Paris, PUF.

1997, La clé des champs. Une introduction à l'analyse institutionnelle, Paris, Anthropos. Traduction italienne, La chiave dei campi. Un’introduzione all’analisi istituzionale, par P. Fumarola et G.Zappatore, Tivoli, Sensibili alle foglie, 1999 ; version espagnole intitulée Libertad de Movimientos, avec préface et traduction de Gregorio Kaminsky Buenos Aires, Eudeba, 2001.

 


À paraître:

 

Le Rêver

 

2) Contributions à des ouvrages collectifs


1971, Préalables sociologiques sur les groupes informels: essai d’analyse institutionnelle, Acte de colloque du Cerdic, Strasbourg.

1971, La institucion del analisis, Barcelona, Anagrama (avec les contributions de Sartre, Pontalis et F. Gantheret).

1971, L’autogestion instituée et Un problème politique? in L’autogestion pédagogique de G. Lapassade, Paris, Gauthier-Villars.

1973, Crimine di pace, sous la direction de Franco et Franca Basaglia, Milano, Mondadori. Traduction française, Les criminels de paix, Paris, PUF, 1976.

1975, L’analyse de l’institution église, in L’église interrogée de C. Zanchettin, Paris, édition du centurion.

1976, Psicanalise – Fatores socio politicos, in A Psicanalise na Divisao do Trabalho, Porto, Edicoes Rés (avec Althuser L., Lacan J., Reich W., Gantheret F., Caruso I.).

1976, L’analyse institutionnelle dans l’éducation in Apport des sciences fondamentales aux sciences de l’éducation, (Acte du VIe congrès international des sciences de l’éducation), Paris, L’Épi.

1980, Bilan de l’intervention socianalytique in L'intervention institutionnelle, sous la direction de Gérard Mendel (avec les contributions de Ardoino, Dubost-Lévy, Guattari, Lapassade), Paris, Payot, p.199 à 234. Traduction espagnole, Mexique.

1983, El inconciente institucional, sous la direction de Gregorio Baremblitt, Mexico, Nuevo Mar.

1988, Groupes et institutions in Perspectives de l’analyse institutionnelle, sous la direction de R. Hess et A. Savoye, Paris, Méridiens Klincksieck, p. 167 à 176.

1988, Beiträge zu einer Théorie der Institutionalisierung (Pour une théorie de l'institutionnalisation) in Institutionnelle Analyse, sous la direction de Remi Hess, Gabriele Weigang et Gerald Prein, Frankfurt, Athenaüm, p. 24 à 33.

1990, Technologies et symboliques de la communication, sous la direction de Lucien Sfez, Grenoble, PUF.

1993, Dictionnaire critique de la communication, sous la direction de Lucien Sfez, Paris, PUF.

1995, Pratiques institutionnelles et théorie des psychoses, sous la direction de Patrick Martin, Paris, L'Harmattan.

1995, La logique de l’autogestion in Les pédagogies autogestionnaires, sous la direction de Patrick Boumard et Ahmed Lamihi, Yvan Davy éditeur, p. 213 à 222.

1996, Résistance et ouverture à une théorie de l’implication, in Éthique, épistémologie et sciences de l'homme, sous la direction de Jacqueline Feldman, Jean-Claude Filloux, Bernard Lécuyer, Paris, L'Harmattan.

1997, Notes sur Célestin Freinet et la culture technique, in Freinet et l'École moderne, sous la direction d’Ahmed Lamihi, Vauchrétien, Ivan Davy éditeur, p. 71 à 73.

1998, Decheros del nino, decheros humanos, in Decheros en el final del Milenio a 50 anos de la declaracion universal… una conmemoration critica, sous la direction de Jorge Golini, Ed Instituyente, p.81 à 90.

1999, A educaçao libertaria, in Psicologia social : abordagens socio-historica e desopos contemporaenos, sous la direction de Jaco-Villa AM et Mancebo D, Rio, EDUERJ, p. 167 à 182. Traduction de A Cerezzo et H Conde Rodrigues.

2006, L’assemblée générale, genèse socianalytique d’un dispositif, in Analyse institutionnelle et socianalyse, en collaboration avec R. Hess, G. Lapassade, P. Ville et G. Weigand.


Remi Hess
http://lesanalyseurs.over-blog.org
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8 janvier 2010 5 08 /01 /janvier /2010 09:01

Première partie: La mort de R. Lourau

 

 

Cette première partie est composée de deux chapitres.

 

Dans le premier chapitre, je donne à lire deux textes différents, mais qui ont en commun de rapporter mon rapport à René Lourau. Le premier raconte la surprise de l’annonce de la mort. Le second présente le savant qu’était René Lourau.

 

Dans le second chapitre, je republie de larges extraits de témoignages écrits au moment même de la mort du maître. Ces témoignages ont été rassemblés dans une brochure intitulée René Lourau (brochure des obsèques, 96 pages, abondamment illustrée). Cette brochure n’a été tirée qu’à 200 exemplaires. Elle est constamment demandée. La réédition n’étant pas envisagée, j’ai choisi de la citer largement.

 

 

Chapitre 1

 

Désarroi face à la mort d’un maître, devenu un ami

 

 

Je vais commencer par décrire le contexte qui est le mien lors de la disparition de René Lourau. Puis, je donnerai à lire le texte que j’avais publié sur lui dans le Dictionnaire des philosophes (PUF, 1984) dans lequel se dégage la figure du savant. Plusieurs livres de lui sont parus depuis cet article. Mais je n’ai pas choisi d’actualiser ce texte dans ce premier chapitre. J’ai juste introduit quelques intertitres. Le mouvement de l’ouvrage permettra les compléments qu’il nécessite. C’est ce texte que j’ai reproduit et distribué massivement le lendemain du décès de R. Lourau.

 

I. La mort de l’ami

 

 

Le 11 janvier 2000, vers 18 h, Patrice Ville téléphone. Il m’annonce ainsi qu’à Lucette le décès, en fin de matinée, de René Lourau dans le train qui le conduisait à la permanence qu’il devait assurer auprès de ses étudiants... Patrice appelait de l’infirmerie de la fac. Il n’avait pas beaucoup dormi puisqu’il avait passé une partie de la nuit à Rambouillet, en compagnie de René à discuter avec lui. Julien était là aussi. Patrice avait essayé de montrer à René Lourau la justesse de ma position de retrait (j’avais démissionné le 4 janvier du 3° cycle de sciences de l’éducation, suite à un conflit qui m’opposait au directeur de la formation). Patrice m’a dit que René avait finalement compris ma posture... L’émotion avait submergé Patrice. Sa tension était très élevée... Il ne se sentait pas la force d’aller prévenir Georges Lapassade...

 

Lucette et moi avons mis un manteau et nous sommes partis pour Saint-Denis... En tant que directrice d’UFR, Lucette a été prévenir Renaud Fabre, notre président d’université, que René aimait bien. J’ai été voir Patrice.

 

Quand Patrice a repris quelques forces, avec Deborah et Lucette, nous sommes survenus dans la chambre de Georges et nous lui avons annoncé la nouvelle. Il a réagi immédiatement en réfléchissant à la nouvelle situation dans laquelle cette mort nous plaçait. Il a réfléchi tout haut avec nous. Puis, il est devenu concret, recensant les personnes qu’il fallait prévenir. Il a sorti son agenda. Il a d’abord pensé à la génération des psychosociologues... Puis, il a téléphoné en Italie, à Salvatore Panu qui s’est vu confié la mission d’informer les Italiens.

 

Je suis parti chercher quelques trucs à boire et manger. Patrice était vraiment faible. J’ai entendu Ahmed Lamihi pleurer à l’autre bout du fil à Tétouan. Après, je serais volontiers resté avec Georges. Mais Lucette a pensé qu’il y avait beaucoup à faire. Nous sommes rentrés à la maison pour rédiger les faire-part pour Le Monde qui ne sont parus que dans le numéro du vendredi 14, en dessous de celui de Julie et Julien.

 

***

 

Ce lundi 11 janvier, vers 9 heures, - c’est l’heure où passe le facteur rue Marcadet - j’avais reçu une lettre de René Lourau, datée du 9 janvier 2000. Il écrivait :

 

 

«Cher Remi, Hier, samedi, j’ai eu connaissance de tes textes de démission, mais comme nous (le GTI, comité de rédaction des Cahiers) avons décidé une réunion du labo d’AI samedi prochain 15 janvier, je t’invite à y participer. Ça commence à 9 heures 30, salle de nos labos respectifs. Amitiés».

 

Ainsi, R. Lourau m’invitait à une réunion de travail pour le samedi suivant dans la salle commune à nos deux équipes. R. Lourau s’inquiétait de mes lettres du 4 janvier (dont il avait pris connaissance) de démission de l’école doctorale de sciences de l’éducation où, comme moi, il vivait quelques difficultés.

 

Le dimanche 9 janvier, il avait eu autour de lui à Rambouillet de nombreux amis et il leur avait manifesté son désaccord par rapport à mon désir de tout lâcher. Il souhaitait que l’on en parle. Pour cela, il m’avait d’abord envoyé, dès samedi, Christine Delory-Momberger en messagère, pour me commander de sa part un article sur L’institutionnalisation de l’Ofaj pour le n° 4 des Cahiers de l’implication dont il était le directeur. Et puis, il avait écrit cette lettre le lendemain pour bien affirmer son désir de rencontre dont l’urgence s’imposait à lui, comme à moi. Connaissant bien R. Lourau (nous avons travaillé ensemble depuis 1968-69), ces deux signes se surajoutant, je ne pouvais que percevoir la surimplication que mon maître avait dans cette situation. Il savait que, moi aussi, à ma manière, sur ce terrain, j’étais surimpliqué, en phase avec lui, même si je lui semblais poser un passage à l’acte qu’il n’approuvait pas.


Ce 11 janvier, j’avais reçu beaucoup de courrier. Mais, c’est à cette lettre que je pensais toute la journée. Elle m’obsédait. Je vivais un dilemme difficile. Ce samedi, j’avais accepté d’aller faire une conférence à Limoges, demandée par des amis de Jean-François Marchat. Et j’avais vraiment envie d’y aller pour aller me promener une heure dans le parc de Ligoure après la tempête, ce cyclone qui a dévasté le Limousin le 27 décembre. R. Lourau a connu Ligoure, il a aimé ce château et les ambiances extraordinaires que nous y avons créées, les banquets que nous y avons préparés, les promenades dans le parc, les conférences du soir à la bibliothèque, les bals que nous y avons animés. Comme moi, il aimait la valse et le tango, encore qu’il ait préféré danser sur le parquet de sa salle de séjour du 47, de la rue de la Louvière plutôt que sur celui de ce château XIX°.


Et en même temps, j’avais envie de lui répondre : «Oui, je vais aller à ta réunion. Il est grand temps que l’on fasse quelque chose ensemble» sur ce terrain de la direction de thèses où il m’avait introduit, d’abord en m’inscrivant comme étudiant en thèse d’État en 1976, puis en me faisant soutenir en 1982, mais surtout en me poussant à diriger moi-même des thèses dès cette année 1982.

***

C’est dans ce dilemme «vais-je à Limoges ou à la réunion du Labo?» que me surprît l’annonce de la mort de René.

 

Tout en assurant ce qu’exigeait la situation, je reconstruisais dans ma tête mon rapport à René. Je me souvenais par bribes de ce que nous avions fait ensemble. Entre 1982 et 1990, j’ai compté 17 thèses, dirigées par René Lourau, où il m’a demandé de siéger comme membre du jury. Il aimait travailler avec moi, et il voulait m’aider à m’assumer comme directeur de recherche, me faire partager ses trucs, les ethnométhodes de ce métier de maître-artisan qu’est le façonnage de thèse et où il avait prouvé son savoir-faire. Et il savait que j’acceptais volontiers cette relation de tutorat, qu’elle m’aidait à m’investir dans cette activité avec la même foi pédagogique que lui. C’est vrai que nous avions en commun cette implication dans la pédagogie. Comme lui, grâce à lui, j’étais entré heureux et «militant pédagogique» dans le métier de professeur de lycée en 1971. Inspiré par l’expérience d’autogestion qu’il avait menée dans sa classe de français d’Aire-sur-Adour, par les textes qu’il avait écrit lors de cette période dans le cadre du Groupe de pédagogie institutionnelle avec ses amis Michel Lobrot, Raymond Fonvieille, Georges Lapassade qu’il m’avait fait connaître, j’avais essayé d’adopter cette posture d’autogestion pédagogique au lycée Sévigné de Charleville dès 1972.

 

Lorsque le 30 juin 1973, jour de ma soutenance de thèse de sociologie avec Henri Lefebvre, Georges Lapassade nous a proposé à René, à moi et quelques autres d’aller le rejoindre au département de sciences de l’éducation de Paris 8, j’ai été heureux de le suivre, de faire partie de la «bande à Lourau». Je n’avais pas conscience, alors, que l’on s’institutionnaliserait dans ce département.

 

À l’époque, on était encore dans la prophétie. Cette année-là, ensemble, on a publié deux numéros de Connexions, deux numéros de Pour, un numéro double de L’homme et la société. On devenait une École. Les Espagnols nous traduisaient, les Italiens, les Allemands, les Brésiliens. En 1974, R. Lourau a publié ma thèse dans cette collection «Contre-sociologie» qu’il dirigeait chez Anthropos et qui n’a eu que deux titres. Dès 1970, il m’avait associé à la vie d’une revue (Autogestions). Dès 1971, René m’avait appris à faire des livres en m’invitant à la séance de bouclage des Clés pour la sociologie où, avec G. Lapassade, ils pratiquaient le «traitement de texte avant l’heure»: leur ordinateur était alors une bonne paire de ciseaux, un tube de colle et une machine à écrire mécanique... sur laquelle René frappait des transitions pendant que Georges agençait des morceaux de textes tirés de sa caisse à écrits ou de la tienne. Ce duo était celui d’un atelier de bricolage. Cette séance de travail se poursuivait, dans une sorte de marathon ininterrompu, par la mise en forme d’un livre collectif virtuel L’analyseur pédagogique, auquel Georges et René jugèrent bon de m’associer. Ce bouquin prit la forme, la semaine suivante, de deux volumes réels: L’autogestion pédagogique et L’analyseur et l’analyste. On était dans la phase instituante du mouvement.

 

Certes, Georges et René tiraient parfois à hue et à dia. L’un disait : «Il faut s’accrocher, tenir jusqu’au bout!»; l’autre lui répondait, citant André Breton : «Non, lâchons-tout!». Comment expliquer cette pédagogie contradictoire? S’agissait-il pour René de pratiquer l’injonction paradoxale dénoncée par l’école de Palo Alto qu’il n’aimait pas beaucoup? Non, je pense qu’il s’agissait, chez Georges et René, d’une conjonction pédagogique paradoxale. Ils ont pratiqué ensemble la dialectique concrète. Ils savaient que le métier est fait de gestion de dilemmes. Il faut laisser parler l’élève (et cela, René savait vraiment le faire) ; mais en même temps, il faut le contenir, le canaliser, le corriger («s’il l’accepte»). En créant des dispositifs à plusieurs topiques, ils pratiquaient une science de la pédagogie paradoxale dans laquelle le jeune était invité, devant se situer entre plusieurs discours, à se constituer comme sujet, à devenir son propre auteur, selon la formule de Jacques Ardoino, leur compère:

-Il faut faire du terrain, disait l’un.

-Mais le terrain, c’est le quotidien, disait l’autre. On est «sociologue à plein temps!»

-Il faut partir de l’ici et maintenant, affirmait l’un.

-Mais que fais-tu de l’État inconscient? répondait l’autre. Le local et le global interagissent constamment dans le phénomène d’institutionnalisation. La transversalité, l’implication. Le chercheur et son objet, comment ça fonctionne tout cela?

 

Entre 1969 et 1974, le rapport que j’entretenais à René s’inscrivait dans le domestique. Il m’accueillait chez lui comme un grand frère qui hébergeait le petit provincial. Et cette dimension de ce qu’il faudrait conceptualiser comme pédagogie domestique, et qui était en rupture totale avec tout mon vécu éducatif antérieur, a été un élément constitutif de ma pédagogie (dès Charleville, à son exemple, je recevais mes élèves chez moi, ce que Brigitte n’approuvait pas toujours). En effet, à Nanterre, il n’y avait pas de bureau. Il préférait me recevoir chez lui, rue Pascal. On partageait avec Françoise discussions et repas. Ils me gardaient pour la nuit lorsque le train de Charleville était déjà parti. Je fouillais dans les livres de René. Je lisais ainsi ses derniers articles au fur et à mesure de leur parution.

 

J’ai retrouvé un tiré à part d’une revue de poésie qu’il m’avait donné à cette époque, La tour de feu, dans laquelle il avait publié des articles au début des années 1960. Cette dimension de poète, il la mettait de côté dans ces années-là, car il fallait répondre à la demande sociale, aux propositions d’interventions socianalytiques. Lorsque j’ai reçu Les analyseurs de l’église, à Charleville, un jour de 1972, j’ai dû oublier l’heure de mes cours au lycée Sévigné. J’ai lu son livre d’un trait. Comme tous les autres, d’ailleurs, avant et après, bien que ces derniers temps, il me fallait m’y reprendre à deux fois pour le suivre car il était entré dans des élaborations complexes. Mais c’était stimulant. Cela obligeait à réfléchir, à se dépasser.

 

Cette pédagogie domestique qui lui permettait de reconnaître ses étudiants dans toute leur transversalité, il la transportait même à l’intérieur de l’université. Cela lui a valu des ennuis à Poitiers où il avait été prendre un poste de professeur de sociologie. Je me souviens d’un voyage chez lui dans cette ville en mars 1973 où j’avais vraiment été surpris de ses initiatives. Il avait créé une crèche pour les enfants de ses étudiants, -son petit Julien y participait (je le revois sur son premier vélo!)-, dans les locaux du département de sociologie! Je crois qu’il en a stupéfié plus d’un en Poitou, chez les juristes notamment. Ils ont cru que Lourau était fou! Alors qu’il s’inscrivait naturellement dans une tradition pédagogique où Pestalozzi, Fröbel, les pédagogues de l’éducation nouvelle, et bien d’autres l’avaient précédé! Ses visites à Félix Guattari et Jean Oury à La Borde lui avaient montré que ce type de rapport fonctionnait en psychothérapie institutionnelle; pourquoi pas dans le cadre de l’autogestion pédagogique?

 

***

 

 

Le mercredi 12 janvier 2000, j’ai improvisé une séance d’hommage à 14 h à la fac. L’amphi 3 était plein. Il y avait mes étudiants, bien sur, mais beaucoup de monde de l’université. J’avais eu le temps de préparer un 4 pages que j’ai fait tirer chez Madame Guichard. J’ai ressorti l’article que j’avais écrit sur l’œuvre de René dans le Dictionnaire des philosophes (PUF, édition de 1984). À la tribune de l’amphi 3, il y avait Georges, René Barbier, mais aussi Daniel Lindenberg, collègue de sciences politiques et moi. Deux caméras étaient là, l’une envoyée par les services centraux de l’université, pour permettre à ceux qui n’avaient pas pu quitter leur poste de travail de partager, en différé, ce moment d’émotion. J’ai raconté le génie de la pédagogie de René Lourau, son désir constant de rendre cohérente la relation entre théorie et pratique, sa volonté d’articuler le politique au micro-social. René Barbier a dit que son destin de chercheur avait bifurqué le jour de sa rencontre avec Lourau et plus généralement avec l’école de l’analyse institutionnelle. Daniel Lindenberg a dit qu’il venait d’une toute autre mouvance. Il était du côté de la rue d’Ulm en 1968. Il a dit sa rencontre personnelle avec Lourau, sa lecture attentive de son œuvre et plus particulièrement son enthousiasme pour Le lapsus des intellectuels, la profonde estime qu’il a eue pour lui. Georges, ému, n’a pas voulu parler. Georges, malgré sa fatigue, partout où l’on évoque actuellement la mémoire dans l’université, est là. Je sais que Cornélia aussi a fait quelque chose de très émouvant avec ses étudiants.

 

Jeudi, toute la journée, nous avions une réunion de l’équipe d’organisation des prochaines rencontres Pédagogues sans frontière de juillet prochain. Jean-René Ladmiral, Lucette Colin, Cornélia Smoldaka, Georges Lapassade, Guy Chevallier, Anna Terzian et bien d’autres étaient là. On était plus de vingt. René était venu à nos premières rencontres de septembre. Ce colloque sera le dernier que nous ayons fait ensemble. René était intervenu. Il avait sa place dans notre équipe.

 

René aimait accueillir des étudiants du monde entier dans ses séminaires. Si moi, je m’étais plutôt tourné vers l’Allemagne, l’Europe centrale et l’Océan indien, sa naissance en terre occitane lui rendait facile l’accès à l’espagnol, au portugais, à l’italien. Son amour du Mexique, du Brésil, de l’Argentine où ses livres étaient beaucoup traduits se portait aussi sur les praticiens sociaux et les chercheurs de ces pays. Il avait des amis aussi au Maghreb, en Afrique et même dans des pays plus lointains encore. Il avait fait le voyage à la Réunion. René savait écouter les gens d’ailleurs. Peut-être se sentait-il un peu d’ailleurs? René était-il un «interculturel»? Pour nous, l’interculturel est un objet de recherche. Pour lui, c’était une forme du quotidien. Comme j’ai regretté l’absence de Charlotte dans ces journées difficiles qui était avec Miguel à Buenos Aires ! Deborah m’a dit qu’elle séjournait chez quelqu’un de sa famille. René connaissait la Boca. J’aimais qu’il me rapporte des livres de là-bas.

 

Michel Authier, chez qui je passe pour annoncer la mort de René, me montre Pays de connaissance (éd. du Rocher, préface de Michel Serres), son dernier livre. René était, comme moi, l’un des destinataires de Michel. Celui-ci m’a écrit cette dédicace : «A R. H. qui visible et invisible est au cœur de mon pays de connaissance». Je crois qu’il aurait pu écrire la même chose à René car, m’a-t-il, il (René) était quelqu’un qui ne laissait pas indifférent.

 

Le vendredi, j’ai dû aller chez Plume, une éditrice qui déménage et qui veut que je récupère des documents de valeur que je lui avais laissé en dépôt pour illustrer un nouveau livre sur la valse qui n’en finit pas de sortir. Au milieu du paquet, j’ai retrouvé l’original d’un texte que René avait écrit en 1995 ou 1996 lorsqu’un livre entier était sorti contre ma première Valse. Il avait voulu montrer le ridicule de cette polémique. Quelle émotion de retrouver ce texte dans lequel on retrouve un style de frappe, un art de mettre en forme des textes, non seulement au niveau des mots, mais au niveau de la dactylographie. Même les fautes de frappe sont devenues précieuses. «La querelle des bouffons» est un très beau texte!

***

On avait encore mille chantiers à conduire ensemble...

 

Le 3 janvier, j’avais fait avec Gérard Gromer l’émission Le gai savoir sur France-Culture. Il y avait sur le plateau ma sœur Odile et Hubert de Luze. On parlait de mon livre sur La pratique du journal. Du coup, on a évoqué le travail de René sur les journaux. J’ai parlé de son obsession de placer un morceau de journal dans tous ses livres, de cette nécessité de raconter, comme Edgar Morin, comment survient l’idée. C’est tout le problème de la transduction qu’il nous a laissé en héritage. Gérard Gromer voulait inviter René pour faire une émission sur son œuvre, comme il l’a fait pour Georges et plusieurs autres membres de notre école. René est parti trop tôt!

 

René m’avait promis un chapitre pour le livre collectif que nous préparions avec Christoph Wulf sur Université et interculturalité. Il l’avait écrit. J’avais entendu René le prononcer dans un colloque sur l’Europe, organisé à Paris 8 par des économistes. Il montrait l’interculturalité de l’université européenne au Moyen Age. Ce texte était brillant. Je le voulais.

 

René voulait que l’on fasse ensemble la Théorie des moments, livre d’hommage à notre maître commun Henri Lefebvre, livre pour lequel j’avais déjà un contrat. Cette coopération aurait demandé du boulot. Je ne savais pas bien comment la mettre en place, car articuler nos deux styles aurait posé de vrais problèmes techniques.

 

Remi Hess

http://lesanalyseurs.over-blog.org

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7 janvier 2010 4 07 /01 /janvier /2010 09:25

René Lourau est mort, il y a dix ans. Nous marquons cet anniversaire en publiant l’introduction et le premier chapitre d’un livre inédit de Remi Hess, La mort d’un maître, René Lourau et la fondation de l’analyse institutionnelle. Il devait paraître aux éditions Loris Talmart en 2005, mais le directeur de cette maison, Hubert De Luze, est mort en 2004, et ce projet éditorial fut oublié. Nous complétons ce texte par une liste des livres de R. Lourau.

 

 

La mort d’un maître

René Lourau et la fondation de l’analyse institutionnelle

 

René Lourau, né en 1933 à Gelos, près de Pau, est mort entre Rambouillet et Paris, le mardi 11 janvier 2000, dans le train qui le conduisait à l’Université de Paris 8 où il devait assurer une permanence pour ses étudiants thésards. Nouvellement retraité, il était professeur émérite de sociologie et de sciences de l’éducation.

 

Sa carrière est liée, à la fois comme praticien et comme chercheur, au mouvement de l’autogestion pédagogique (il a été fondateur du Groupe de pédagogie institutionnelle en 1964 avec Raymond Fonvieille, Michel Lobrot...) et à l’analyse institutionnelle dont il a été le grand théoricien aux côtés de Georges Lapassade et de Félix Guattari, notamment.

 

Après avoir fait l’école normale de Cachan, il devient professeur de français. Inspiré par les idées autogestionnaires qui viennent de Yougoslavie dans les années 1960, il met ses classes de Aire-sur-Adour en autogestion... Henri Lefebvre l’invite en 1966 à Nanterre pour devenir son assistant de sociologie. Il devient l’un des animateurs du département de sociologie. Daniel Cohn-Bendit est son étudiant. Il soutient sa thèse d’état à Nanterre, L’analyse institutionnelle, en 1969 (éditions de Minuit). Il devient professeur de sociologie à Poitiers en 1972. Mais, rapidement, organisant une crèche dans le département pour les enfants de ses étudiants, il apparaît non conforme, notamment au niveau de son système de validation, et il est suspendu. S’il gagne la bataille de Poitiers (le tribunal lui donne raison), on l’affecte cependant à Vincennes en 1975 où il enseignera jusqu’en septembre 1999. Dans les années 1964-1971, il élabore avec G. Lapassade une méthode d’analyse institutionnelle en situation d’intervention : la socianalyse.

 

Pédagogue non directif, il devient un grand directeur de thèses. Il accueille des étudiants du monde entier. Lui-même est beaucoup invité dans les pays latins (Italie, Espagne, Portugal, Argentine, Mexique, Brésil...) où ses livres sont traduits systématiquement.. Beaucoup de ses anciens étudiants sont aujourd’hui des universitaires présents dans de très nombreux pays aussi bien en sociologie, en sciences politiques et surtout en sciences de l’éducation.

 

Il a publié 19 livres, dont certains font date. Chez Anthropos, il a publié : L’instituant contre l’institué (1969), Les analyseurs de l’Église (1972), Interventions socianalytiques (1996), Implication et transduction (1997) et La clé des champs, une introduction à l’analyse institutionnelle (1997). À l’Épi, il a publié:L’illusion pédagogique (1969), Analyse institutionnelle et éducation (1971), Sociologue à plein temps (1976). Ses Clés pour la sociologie (1971) avec Georges Lapassade sont fréquemment rééditées. Signalons encore L’analyseur Lip et Le gai savoir des sociologues (UGE), L’État inconscient (Minuit, 1978), L’autodissolution des avant-gardes (Galilée, 1980), Le Lapsus des intellectuels (Privat, 1981).

 

Dans le journal de recherche (Méridiens Klincksieck, 1988), il montre l’importance du «hors-texte» dans les sciences humaines, thème qu’il reprend dans Actes manqués de la recherche (PUF, 1994). En fait, R. Lourau travaille la question de l’implication : la relation que le chercheur entretient à son objet, le praticien à son terrain, l’homme à sa vie. L’analyse de cette relation rencontre des obstacles et des impossibilités tant qu’elle s’appuie sur la logique instituée (celle de la déduction et de l’induction), faite pour tenir à distance le monde dans lequel nous sommes pourtant impliqués... Il tente de réévaluer la démarche transductive qui tente de dépasser cette contradiction par la prise en compte de tous les éléments et événements qui se propagent de proche en proche, dans la singularité d’une situation (de recherche, d’intervention, mais aussi existentielle, de tous les jours). Ces idées sont essentiellement développées dans Implication/transduction (1997).

 

Il fut inhumé à Rambouillet, mardi 18 janvier à 14 h. René Lourau a eu deux enfants: Julien qui est saxophoniste de jazz et Julie, encore étudiante au moment de sa mort.

 

 

Voici comment je rends compte, brièvement, de sa vie dans Le Monde, (rubrique Disparitions des 16-17 janvier 2000).

 

René Lourau a eu un enterrement assez curieux. Beaucoup de monde, beaucoup de générations différentes représentées. Il faisait très froid. Une brochure avait été préparée, durant les sept jours séparant son décès de son inhumation, par un collectif et distribuée aux obsèques.

 

Sa mort a surpris beaucoup de gens. Elle est survenue dans une période difficile à la fois à l’université de Paris 8 où il continuait à suivre des thésards, et dans le mouvement de l’analyse institutionnelle qu’il avait contribué à développer. Pour employer ses mots, sa mort a été un analyseur, un révélateur d’une crise profonde dans les rapports sociaux, dans ce que l’on pourrait percevoir comme un microcosme, mais qui est peut-être un espace politique où des enjeux théoriques et pratiques assez considérables se développent.

 

R. Lourau était l’un des représentants d’un des courants intellectuels les plus vivants au niveau mondial, depuis 1968. La mort peut parfois être attendue. Une personne est âgée. Elle a fait son chemin. Elle disparaît. On est triste, mais c’est dans le mouvement des choses, dans le mouvement de la vie. Ici, la mort survient de manière totalement surprenante, pour tous ceux qui étaient proches de R. Lourau, amis et ennemis. Car R. Lourau était fortement impliqué dans des conflits, dans des guerres, dans des luttes. Sa disparition touche tout le monde: non seulement ses amis, mais aussi ses ennemis. Il avait un art, un style de porter la contradiction, de dévoiler la crise partout où il allait. R. Lourau «ne produisait pas la merde» (pour reprendre une expression de G. Lapassade), mais il la faisait apparaître. Il était d’ailleurs pris dedans.

 

Bien que nous partagions le même bureau (il l’avait voulu), je n’étais pas vraiment très proche de René Lourau à la fin de sa vie. Certes, j’étais dans son réseau. Je crois être le destinataire de sa dernière lettre… Mais je n’étais pas dans le cercle très étroit, des gens qu’il recevait régulièrement chez lui. Par contre, à d’autres époques, j’ai été très proche de lui. Entre 1969 et 2000, nos chemins se sont souvent croisés, nos engagements ont été en phase très souvent. Mais, il est vrai aussi qu’à certains moments, nos façons de voir divergeaient. Même s’il m’a toujours gardé son amitié, j’ai très vite suivi ma voie, ce qui m’a conduit à faire des choix qu’il pouvait ne pas apprécier… En même temps, c’est lui qui m’avait mis sur la voie!

 

À cause de cette distance-proximité, ou plutôt du fait de cette proximité distendue, je crois tenir une bonne position pour faire, sur lui et sur son œuvre, un petit livre qui ne soit pas hagiographie, mais plutôt impliqué et critique. L’analyse institutionnelle se voulait d’ailleurs comme une forme de critique, non seulement théorique, mais aussi pratique. Pour le philosophe, critiquer, c’est indiquer les limites de validité d’un discours, d’une pratique, d’une logique. Discuter une œuvre, un engagement, même si en s’en démarquant, c’est la reconnaître, l’estimer, l’apprécier, dans tous les sens de ce terme.

 

René Lourau a-t-il été un maître? Et si oui, dans quel sens du mot maître a-t-il été? Quel est son rôle dans la fondation de l’analyse institutionnelle? Quels sont ses apports au mouvement? Peuvent-ils être repris? Autant de questions que je voudrais aborder dans ce petit livre. Est-il possible de sortir de la crise que nous traversons du fait de sa mort? Ou dit autrement, l’analyse institutionnelle a-t-elle un avenir? Et si oui, de quel côté? Quels seraient ses horizons?

 

Ce livre est pour moi un enjeu. Il veut être une affirmation de l’analyse institutionnelle comme paradigme, travaillé en profondeur par René Lourau, mais aussi comme mouvement. L’enjeu, c’est de construire ma place dans ce mouvement où parfois je me suis senti, comme d’autres, notamment Georges Lapassade, mis à l’écart, alors même que nous nous en croyions membres? N’avons-nous pas, à nous deux, publié plus de soixante livres qui ont contribué à asseoir ce courant intellectuel. Georges Lapassade m’a encouragé, stimulé dans ce désir de penser R. Lourau. Lui-même ne se sentait pas la force d’écrire un tel livre, mais les questions que je me pose sont aussi, d’une certaine manière, ses questions. Je le remercie pour m’avoir fourni non seulement des documents, mais aussi son journal personnel qui m’a profondément éclairé et aidé dans cette élaboration d’un point de vue critique.

 

D’autres personnes m’ont soutenu dans mon enquête.

 

Du côté de la famille: Pierre Lourau , le frère de René, m’écrivit pour me dire d’abord que je devais écrire ce livre, puis pour s’informer régulièrement de son avancée. Il m’invita en Béarn pour m’aider. Julie et Julien m’ont aussi soutenu. Julie donna mon nom pour représenter, en 2001, le mouvement institutionnaliste français dans un colloque, à Rio de Janeiro, sur l’héritage de René Lourau. Ce voyage fut essentiel pour moi pour comprendre l’implication de René Lourau en Amérique latine.

 

Du côté des amis, Gérard Althabe a tenu une place particulière. Il fut l’ami d’enfance de René. Mon projet d’enquête sur R. Lourau me conduisit à un détour par Gérard: je lui ai proposé de faire son histoire de vie. Ce projet avait, au départ, pour but de mieux comprendre le contexte de l’enfance de René Lourau.

 

 

Comment construire un tel livre? Cette question m’a beaucoup travaillé. La forme que l’on donne à ses textes à un sens. R. Lourau l’a souvent dit, formulé sous des formes diverses. Est-il possible de réduire la distance entre le contenu et la forme d’un discours? Cette question est au cœur de l’analyse institutionnelle comme théorie, mais aussi comme pratique.

 

Là encore, j’ai décidé de faire de la forme de ce livre un enjeu. Je me suis lancé dans la recherche et la construction de ce livre, en tenant, d’une part, un journal de recherche, méthode louraldienne par excellence, et d’autre part tentant de déployer la méthode régressive progressive d’Henri Lefebvre que j’enseigne depuis des années, mais que je n’avais jusqu’à maintenant pas mis en pratique dans un texte construit. C’est d’ailleurs R. Lourau, lui-même, qui m’y invite puisque son dernier texte, paru en février 2000 est consacré à cette méthode. Au moment de sa disparition, il venait de terminer une préface pour la seconde édition du livre d’H. Lefebvre:Pyrénées. Dans cette préface, R. Lourau, qui, comme H. Lefebvre était d’origine béarnaise, écrit :

 

«Le rural à l’urbain. Du rural à l’urbain, comme l’indique le titre de l’un de ses ouvrages, dans lequel les chercheurs savent que gît un petit trésor, l’article sur la méthode qu’il a théorisé à partir de son travail sur la vallée de Campan et qui porte désormais classiquement le nom de méthode régressive-progressive. Sommairement, la démarche du chercheur consiste d’abord à établir un premier état des lieux par l’observation directe, telle qu’elle est pratiquée par l’ethnographe sur des terrains exotiques comme sur des terrains plus proches de lui. Ensuite, il s’agit de plonger dans le passé, dans le mode de production de ce que l’on a sous les yeux; cette plongée permet des découvertes guidées par le présent, et se distingue donc fortement de la très répandue curiosité pour le passé, les vieilles pierres, les vieilles coutumes, etc.; elle ne cherche pas à tout prix des origines (dont on sait à quel point elles sont souvent mensongères, voire mythiques), mais les conditions de possibilité du présent, avec ses particularités, ses contradictions. Enfin, en troisième lieu, la démarche consiste à remonter jusqu’au présent, afin de le soumettre à une seconde observation, une observation armée de toute connaissance puisée dans les archives du passé. En ce sens, selon le proverbe, la vérité sort du puits non pas toute nue (hélas!) mais revêtue et dégoulinante de mousses et autres productions aquatiques. La confrontation s’exaspère entre ce que je vois de mes yeux naïfs et ce que je connais (par les archives, mais aussi par les témoignages et les témoins-fossiles, muets, dans la pierre, dans le paysage), entre le visible et l’invisible».

 

Ayant réédité Du rural à l’urbain, j’y renvoie le lecteur. Dans ma préface, j’y développe longuement la théorie de la méthode régressive-progressive, signe que nous étions, R. Lourau et moi, même à distance, sur la même longueur d’onde. Mais ici, l’enjeu n’est pas tant d’exposer la théorie que de la mettre en pratique. Il faut donc prévoir trois parties:

 

1. La première sera descriptive de la réalité, celle du contexte de la mort de René Lourau. Quel est le contexte de sa mort? Il y a son départ en retraite, et très peu de temps après, son décès. Quelles sont les luttes à mort qui se développent alors? Quels en sont les enjeux? Comment René Lourau est-il impliqué dans ces conflits? Qu’y met-il de lui? Et moi? Il se trouve que, sans avoir de relation avec René à ce moment-là, nous nous retrouvons sur des positions proches. Il va falloir m’impliquer, trier sur mon bureau tous les papiers qui le recouvrent. La description du présent de la mort de René, ce sont ces textes que je distribue, ou que je garde pour moi, mais que j’écris pour prendre position dans le conflit, dans les conflits.

 

2. La seconde partie sera celle de l’enquête sur les conditions de possibilité de ce présent. Je ne dois pas chercher à tout prix «les origines», mais «plonger dans le passé, dans le mode de production de ce que j’ai sous les yeux». Les contradictions qui se vivent entre septembre 1999 et janvier 2000, d’où viennent-elles? Où plongent-elles leurs racines? Dans quel humus? Je tenterai de remonter dans le passé autant qu’il me sera possible pour trouver les nœuds ou les moments historiques où se sont prises certaines décisions, où ont été vécus certains traumatismes qui sont devenus des contradictions pour aujourd’hui.

 

3. La troisième partie sera un retour au présent. Comment, informé et éclairé de la connaissance de moments fondateurs, des batailles perdues ou gagnées, vais-je pouvoir revenir au présent pour le comprendre, pour le reprendre autrement? 

 

Clin d’œil à la posture d’auteur de René Lourau, je joindrai à ce livre un morceau du journal écrit depuis son décès qui est devenu tout doucement le journal de ce livre. En effet, depuis 1980, René Lourau n’a publié aucun livre, où il n’y ait le journal du livre. Ce journal est à la fois un processus, un retour au présent d’aujourd’hui, celui du premier anniversaire du décès de R. Lourau. Entre Janvier 2000 et janvier 2001, j’ai tenu un journal intitulé: «Qu’est-ce que l’analyse institutionnelle? Penser, agir après la mort de René Lourau». Ce texte est long (130 pages). Il aurait été, à lui seul, un livre. C’est pourquoi, suivant la manière de René Lourau, je n’en donnerai à lire que des extraits, ceux qui touchent au plus près à ces questions que j’ai formulées au début de cette introduction. A partir de janvier 2001, ayant trouvé un éditeur pour ce projet, ce journal s’est transformé en journal du livre.

 

Remi Hess

http://lesanalyseurs.over-blog.org

 

 

 

 

 

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