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  • : Le blog de Benyounès Bellagnech
  • : Analyse institutionnelle : Théorie et pratique au sein des institutions politiques, éducatives et de recherche. L'implication des individus et des groupes dans la vie politique et sociale.
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17 mai 2012 4 17 /05 /mai /2012 11:07

Les lettres de prison de Gabrielle Russier

 

En 1967, GabrielleRussier, 30 ans, professeur de lettres de Marseille, a une relation avec Christian, un élève de seconde de 17 ans et demi. Les parents du garçon, professeurs de «gauche», portent plainte. L'enseignante est poursuivie, mise en prison, une fois, deux fois. Elle n'est d'abord condamnée qu'à un an avec sursis, mais le parquet fait appel à minima. La presse s'est emparée de l'affaire. Rentrant de deux mois en maison de repos, après son second séjour à la prison des Baumettes, elle se suicide chez elle le 2 septembre 1969.

 

En 1970, le professeur Raymond Jean, universitaire à Aix-en-Provence, qui l'a connue, publie ses «lettres de prison» (1). Il s'agit de lettres destinées à ses parents, mais aussi à ses proches. Relire ces lettres est très poignant aujourd'hui. Du point de vue de la construction d'une théorie de la correspondance, l'intérêt de ces lettres (qui évoquent des courriers des destinataires dont on ne dispose pas), c'est qu'elles concernent une période de temps limitée (un an) et un faisceau limité de correspondants: les parents, le mari dont elle est séparée, et 4 amis (deux femmes, deux hommes). L'éditeur du livre, Raymond Jean, a fait le choix d'organiser ces lettres en les regroupant, non pas dans l'ordre chronologique en mélangeant les destinataires, choix qui a pu être fait pour les correspondances familiales d'Alexis de Tocqueville, mais au contraire, en les regroupant en chapitres, par destinataire, prenant conscience certainement du fait qu'il y a un «moment» spécifique correspondant à chaque destinataire.

 

Ces lettres se réfèrent donc toutes à un contexte très précis: un emprisonnement, vécu sur le mode de l'angoisse et de l'incompréhension. Ce contexte surdétermine le registre d'écriture: la censure empêche d'écrire tout ce que l'on pourrait avoir à dire. Même les métaphores littéraires, les citations de Proust, pourront apparaître comme du codage. Une lettre à Albert, son camarade d'études, son ami, du 15 mai 1969 l'exprime:

«Le bois joli où sourit l'aubépine, la rivière du côté de Guermantes n'en finit pas de couler entre les prairies. «L'odeur d'invisibles et persistants lilas». Je m'arrête car mes censeurs vont croire que je t'écris en code (2)...»

La lettre n'échappe donc pas au contexte d'écriture. Elle est ici déterminée par le fait qu'elle est écrite en prison. De plus, trouve là encore une très belle illustration qu'on ne dit pas la même chose en fonction du destinataire. Avec son mari, elle gère la question de leurs deux enfants, des problèmes matériels; avec ses parents, elle les soutient dans l'épreuve qui les touchent («Ne vous inquiétez pas... Pensez comme moi quand le moral est bon, que les grandes joies valent bien les grandes peines (3)...»; avec une voisine, collègue du lycée, elle gère ses problèmes syndicaux de statut, qu'elle va perdre si elle n'est pas amnistiée, mais aussi elle lui donne des instructions concernant son chat («que Madame R... soigne bien Joël (et Frotadou) et qu'elle arrose le rosier (4)...», etc.

 

Evidemment, vis-à-vis de tous, son drame se révèle : elle ne comprend pas ce qui lui arrive : pourquoi toute cette affaire ? Professeur de littérature, elle lit Baudelaire, Rimbaud, mais c'est à son ami littéraire qu'elle le dit :

«J'ai avec moi Rimbaud et Baudelaire. Jamais je n'arriverai à te dire comme ils sont vrais. Surtout Baudelaire. Rimbaud, c'est une autre histoire, une autre forme de vérité, l'expérience d'un monde parallèle que beaucoup cherchent ici, je veux dire ont cherché, avant de venir ici (tu vois je m'embrouille) la vraie vie est absente croient-ils. Mais ce sont des purs. Les seuls dans cet univers étonnant, et traumatisant (5).»

 

Avec 40 ans de recul, cette correspondance est un analyseur de l'état de la France gaulliste des années 1960-70. Au socianalyste, elle donne beaucoup d'éléments de compréhension de la révolte de la jeunesse, en Mai 1968. En lisant Gabrielle Russier, on comprend le fossé entre le vécu des jeunes et le système institutionnel. Les relations entre les générations avaient atteint un niveau de torsion qui impliquait le séisme.

 

La dimension transductive de la pensée, allant d'une idée à une autre, mais finalement cernant les contradictions de la situation, que l'on trouve comme une richesse dans le journal se trouve ici totalement présente. Toutes les dimensions du vécu sont abordées. Il faut l'outil multiréférentiel pour comprendre toutes les dimensions d'un tel paquet de lettres.

 

Parce qu'elle est saisie de l'émotion de l'instant où l'on écrit, la lettre est captation des impressions autant que des efforts de raisonnement. Plus encore que le journal, la lettre permet la transduction. Gabrielle s'en excuse ; elle craint que ses transductions ne soient perçues par son mari comme une entrée dans la folie. Le 13 mai 1969, à ses parents: «A force de vivre en compagnie de Baudelaire et Rimbaud, d'une part, et de la racaille, de l'autre, je ne sais plus très bien où j'en suis, je ne sais plus si ce que j'écris est lucide, raisonnable (6).»

 

Le 28 mai, elle s'en excuse encore, auprès de son mari: «Je voulais seulement te dire merci et voilà que je t'envoie deux pages incohérentes (7).»

 

La lettre est aussi un effort pour construire son expérience, un vécu auquel on la contraint, et vis-à-vis duquel il est nécessaire de construire une distance, en l'objectivant. La description est un moyen de distanciation. Le 7 mai 1969, elle écrit à Gilberte T.:

«Les autres, autour de moi, se résignent, mais elles savent pourquoi elles sont là, tandis que j'ai l'impression de vivre Kafka. Je tiens chaque jour en me disant que ce n'est pas possible, que le cauchemar va cesser, que l'on me comprendra.

Ce n'est pas le genre de vie, ici, ni le manque de confort, ni la surveillance qui rendent fou, c'est l'entourage, les autres, j'ai tellement peur d'être marquée à jamais, de ne pouvoir oublier.

J'essaie à tout prix de garder ma lucidité mais il y a des moments, extrêmement fréquents maintenant, où ça craque, je tremble sans raison, j'imagine n'importe quoi - l'envie de se taper la tête contre les murs (8).»

 

Et plus loin, dans la même lettre:

«J'ai peur de devenir folle et surtout de ne plus pouvoir regarder les gens, dehors, sans penser à ici, sans être déformée par tout ce que je vois (9).»

 

Le 12 mai 1969, elle écrit, toujours à Gilberte T:

«L'impression d'être dans un trou parce que l'univers d'ici est tellement spécial, et aussi parce que je sais que lorsque je sortirai les difficultés réelles commenceront. Comment vous expliquer : ici on a un certain sentiment de sécurité, on perd toutes responsabilités, j'ai peur, quand je pense à ce qui m'attend dehors, et pourtant j'aimerais tant voir un arbre, un vrai. C'est pour cela que c'est si dur l'angoisse d'être dedans, plus l'angoisse à l'idée qu'il faudra en sortir. Difficile à expliquer, j'essaierai, plus tard, mais certaines choses sont intraduisibles (10)...».

 

Le 15 mai 1969, elle écrit à Albert:

«.. .depuis hier je suis seule en cellule, tu ne peux pas savoir comme je suis mieux. La fille qui est partie, que je remplace, a laissé de petits objets, en pensant à celle qui viendrait, sans savoir qui viendrait, des riens, des boîtes de couleurs, un bouquet de buis, un peu de lessive dans un pot. Des riens, mais c'est la première fois depuis que je suis ici que je vois une solidarité vraie entre détenues - vraie et gratuite. Et puis rien = tout, ici. Depuis que je suis en bas, je vois moins le ciel, mais je suis tellement plus libre, que le petit morceau de nuage qui passe a une densité merveilleuse. Le soir toutes, dehors, elles se parlent, je suis seule avec vous tous, et je suis sûre que Mozart n'est pas triste, que tu l'écoutés pour moi et qu'il n'est pas triste (11).»

 

Ces fragments de lettres montrent les ressources de la correspondance comme dispositif d'auto-analyse. Ces exemples nous intéressent, car ils indiquent dans quel sens on pourrait penser la correspondance pédagogique. La correspondance pédagogique reste à définir. Toute correspondance est formatrice par elle-même. Toute correspondance a donc une fonction de formation, mais quand elle permet un échange entre pédagogues, elle prend une dimension supplémentaire. Le contenu des échanges peut alors se centrer sur des questions pédagogiques.

 

Pour illustrer ce moment de la correspondance, lisons maintenant une lettre qui témoigne et qui évalue une expérience de correspondance pédagogique.

 

(1) Gabrielle Russier, Lettres de prison, précédé de Pour Gabrielle,par Raymond Jean, Paris, Le Seuil, 1970, 140 pages.

(2)  G. Russier, Lettres de prison, Op. cit., p. 88.

(3) G. Russier, Lettres de prison, Op. cit., p. 95.

(4) G. Russier, Lettres de prison, Op. cit., p. 102.

(5) G.Russier, Lettres de prison, Op. cit., pp. 87-88

G. Russier, Lettres de prison, Op. cit., p. 95.

(7) G. Russier, Lettres de prison, Op. cit., p. 133.

(8) G. Russier, Lettres de prison, Op. cit., p. 108.

(9) G. Russier, Lettres de prison, Op. cit., p. 109.

(10) G. Russier, Lettres de prison, Op. cit, p. 110.

(11) G. Russier, Lettres de prison, Op. cit., pp. 86-87.

 

Mis en ligne par Benyounès et Bernadette Bellagnech

http://lesanalyseurs.over-blog.org 

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