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  • : Le blog de Benyounès Bellagnech
  • : Analyse institutionnelle : Théorie et pratique au sein des institutions politiques, éducatives et de recherche. L'implication des individus et des groupes dans la vie politique et sociale.
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16 mai 2012 3 16 /05 /mai /2012 10:14

(suite)

 

On pourrait faire l'histoire de la lettre, de la correspondance, comme forme spécifique de l'écriture de soi. Certaines personnes se sont construites à travers une multitude de correspondances. Ainsi, quand on se penche sur les écrits d'Alexis de Tocqueville (1805-1859), on s'aperçoit que les correspondances de ce sociologue constituent 17 volumes sur les 31 volumes que comptent ses œuvres complètes (6). On dispose ainsi des échanges de lettres entre A. de Tocqueville et Beaumont, Gobineau, Ampère, Royer-Collard, Kergolay, Corcelle, Madame Swetchine, Circourt et Madame de Circourt. À ces correspondances intellectuelles suivies sur une longue période (et qui constituent chacune un ou deux volumes), s'ajoutent un volume de correspondances familiales (400 lettres) et un autre de correspondances locales. Chaque correspondance a ses spécificités. Les lettres à l'Abbé Lesueur, son précepteur, à sa mère, à son père, à son frère, à sa femme, à son neveu, etc. ont, à chaque fois, une spécificité.

 

Cette observation est confirmée par la lecture de lettres d'un autre sociologue du XIX siècle : Frédéric Le Play (1806-1882). Le fils de Frédéric, Albert Le Play, a publié sous le titre Voyages en Europedes lettres envoyées par l'auteur des Ouvriers européens (1855) entre 1829 et 1854, d'abord à sa mère, puis, après son mariage, à son épouse (7). S'il s'agit de correspondances écrites au cours de voyages en Europe, on sent que la personne destinataire du courrier est déterminante dans le contenu des lettres. Dans ses lettres à sa mère, Frédéric se montre ouvert à des phénomènes (rapports hommes/femmes, pratiques de danse, fêtes) qui disparaissent de ses notations, dans les lettres à son épouse. La lecture de ce livre est très riche pour penser la lettre comme forme d'écriture impliquée. L'implication dans les lettres change en fonction du destinataire.

 

Mais tout comme pour A. de Tocqueville, les lettres de Le Play, servent de banque de données, de ressources documentaires, par rapport à la construction de l'œuvre.

 

Ainsi, en avril 1831, lorsqu'à 26 ans, il s'embarque pour l'Amérique, Tocqueville sait qu'il va écrire un livre sur son voyage. Il donne à sa mère le maximum de détails sur son voyage. Et surtout, il écrit: «Gardez, je vous prie, cette lettre. Elle contient des détails que je n'ai pas eu le temps de noter et que je retrouverai avec plaisir plus tard». Ce courrier prend la forme d'un journal. Cette lettre-journal s'étend du 26 avril au 19 mai 1831.

 

Comme les lettres de Madame de Sévigné à sa fille, qui étaient en fait destinées à toute la société (la famille, mais aussi plus largement la maison (8), durant toute période qui s'étend du Moyen-Age à 1960, la lettre peut être l'occasion de lectures publiques. «Une correspondance familiale est écrite pour le groupe ou le sous-groupe; elle circule, limite son territoire, module ses confidences (9)».

 

Là encore, la correspondance d'A. de Tocqueville est une bonne source d'informations. Jusqu'en 1835, toute lettre adressée par A. de Tocqueville à un membre de sa famille est à la fois personnelle et collective. Elle est certes adressée à une personne singulière, avec ses centres d'intérêts particuliers. Mais elle est aussi collective car son contenu doit être adressé à l'ensemble des membres du groupe familial : «Je vous prierai, chère maman, de communiquer cette lettre au ménage Edouard, mais même d'en mander le résultat à Hippolyte. Je pense qu'il est préférable de n'écrire qu'à une seule personne à la fois et de faire une lettre qui contienne tout ou à peu près tout ce qu'on a à dire», écrit Tocqueville à sa mère. Dans une lettre du 9 août 1829, adressée à Edouard et Alexandrine, A. de Tocquevilleécrit: «Ce n'est pas moi seulement qui ai à vous remercier de vos lettres; il y a chorus sur ce point. Toutes les fois qu'une lettre datée de Suisse parvient à Paris, on convoque le ban et l'arrière ban; tout cela ne fait pas une grande assemblée; mais au moins chacun y a la même opinion. On lit, non pas tout d'un coup, mais tout doucement; on vous suit sur la carte; on commente vos démarches; on jouit avec vous des beaux sites que vous décrivez (10).»

 

Cette tradition de lecture publique est encore présente dans les années 1950, puisque R. Hess se souvient que chez son grand-père Paul Hess (mort en 1956), tous les dimanches après-midi, on se réunissait pour lire à haute voix les courriers d'Antoinette, sa tante, qui résidant à Moulins, envoyait une lettre hebdomadaire à destination du groupe familial.

 

Les historiens ont pris la mesure de la richesse de ces sources (11).

 

(6) Alexis de Tocqueville, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, en XVIII tomes et 31 volumes.

(7) Frédéric Le Play, Voyages en Europe, 1829-1854, extraits de sa correspondance, publiés par Albert Le Play, sénateur, Paris, Pion, 1899, 343 pages.

(8) Sur cette notion de «maison», voir le chapitre 1 de Christine Delory-Momberger et RemiHess, Le sens de l'histoire, moments d'une biographie, Paris, Anthropos, 2001.

(9) Michelle Perrot, Histoire de la vie privée, Paris, Le Seuil, tome IV, p.11.

(10) in A. de Tocqueville,Oeuvres complètes, tome XIV, Correspondance familiale,Paris, Gallimard, 1998, p. 50.

(11) Roger Chartier(éd.), La correspondance; les usages de la lettre au XIXsiècle, Paris, Fayard, 1991. Cécile Dauphin, Pierrette Lebrun-Pézenat, Daniele Poublan, Ces bonnes lettres; une correspondance familiale au XIX siècle, Paris Albin Michel, 1994.

 

Mis en ligne par Benyounès et Bernadette Bellagnech

http://lesanalyseurs.over-blog.org

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