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  • : Le blog de Benyounès Bellagnech
  • : Analyse institutionnelle : Théorie et pratique au sein des institutions politiques, éducatives et de recherche. L'implication des individus et des groupes dans la vie politique et sociale.
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24 mars 2009 2 24 /03 /mars /2009 20:32

De la pédagogie institutionnelle au moment pédagogique

 


Autour de Remi Hess
(novembre 2006)

 

 

Benyounès : Donc, ma question serait celle-là : Remi Hess, as-tu conscience de cet apport important de l’interculturel, comme nouvelle dimension de l’analyse institutionnelle ?

 

Remi Hess : Avant de répondre à la question : « Est-ce que j’ai conscience de mon apport de l’interculturel au sein de l’analyse institutionnelle ? », je voudrais reprendre la genèse de ton intervention, tu dis que je suis quelqu’un qui a beaucoup publié, en tant que personne et en tant qu’éditeur. Juste avant que l’entretien ne commence, je venais d’apprendre que j’ai un nouveau bouquin qui est paru cette semaine dans une de mes collections. C’est vrai que c’est une activité extrêmement importante dans ma vie. On pourrait dire que j’ai réussi dans l’édition quelque chose que d’autres n’ont pas réussi, par exemple René Lourau : il aurait voulu diriger une collection, mais il s’est fait renvoyer par son éditeur, au bout de trois bouquins publiés.

 

En 1972, René Lourau a créé la collection « Psychothèque » aux éditions universitaires, avec Jean-Michel Palmier. Au bout de trois livres, son nom disparaît. La collection a publié plus de trente livres, mais Jean-Michel Palmier a continué tout seul. Je n’ai jamais demandé à René le détail du différend. En 1972, il a aussi commencé chez Anthropos, la collection « Contre-sociologie ». Il a publié Les analyseurs de l’Eglise de lui en 1972 et mon livre sur Les Maos, que nous évoquions tout à l’heure. Ensuite, cette collection n’a pas eu de suite. Pourquoi ? Je ne peux pas vraiment l’expliquer. Ce que je constate, c’est très difficile de réussir dans l’édition. Henri Lefebvre aussi a fait cette tentative de création de collection. Ce fut un échec. Peut-on dire que la collection que René Lourau a dirigée n’a pas réussi, parce que les éditions dans notre terrain sont des éditions qui ne sont pas rentables, qui ne touchent pas le grand public, etc. Je n’en suis pas sûr, car aussi bien le livre de René que le mien ont été épuisés. Ils se sont bien vendus. Il y a donc autre chose.

 

Le travail éditorial est un chantier délicat, qui demande beaucoup de persévérance et en même temps de souplesse, je dirai d’opportunisme en même temps que de détermination dans une ligne éditoriale précise. Comment faire vivre l’édition? C’est un problème délicat. En ce qui me concerne, pourquoi ai-je réussi là où mes maîtres ont échoué ? Quel a été mon secret ? Je peux dire que j’ai réussi dans l’édition, parce que j’ai intégré le paradigme de Freinet qui disait : il faut faire pour nos élèves les outils dont ils ont besoin pour apprendre.

 

En fait, ce que je fais avec les bouquins que j’édite, ce sont des polycopiés améliorés. J’essaye de répondre aux questions des étudiants d’aujourd’hui, avec des questions que les étudiants de l’année dernière ont posées. Ma méthode, c’est ça. Parfois, il y a trois ou quatre ans entre le moment où un livre est conçu, commandé, et le moment où il paraît, parce qu’on n’arrive pas à suivre à cette vitesse-là. Les livres que je commande à Kareen, à Augustin, à Benyounès, ou à des vieux profs de la fac, ont tous ce point commun de vouloir répondre aux questions que les étudiants se posent aujourd’hui. Et, j’essaye de faire coller le chantier éditorial à la pédagogie. C’est pour cela que j’apporte un carton à chaque cours. Je dis à mes étudiants :

-Voilà des trucs qui devraient vous parler. Cela correspond aux questions que se posaient les étudiants l’année dernière.

J’ai réussi à faire des éditions propres qui soient dans les librairies, etc.

R. Lourau ou G. Lapassade faisaient des polycopiés, des photocopies de textes. Il y a toujours eu cette méthode pédagogique dans l’analyse institutionnelle. Je l’ai simplement élevé, déplacé dans le monde de l’édition.

 

 Henri Lefebvre avait voulu créer une collection, il n’a jamais réussi à la faire. J’ai réussi là où d’autres ont échoué avant moi, même à l’intérieur de notre courant, mais si j’ai réussi, je peux remarquer que j’apportais des compétences autres : mes maîtres avaient constitué des œuvres, ainsi qu’une communauté d’auteurs, et moi en ayant fait douze ans de pédagogie du commerce (j’ai été professeur de commerce), j’ai réussi à trouver les mots qu’il fallait pour persuader un éditeur qu’il n’allait pas perdre d’argent dans ce chantier.

 

Ce n’est pas facile pour un intellectuel de faire cela, parce que les intellectuels sont très fiers de ce qu’ils produisent, mais ils ne savent pas parler à des commerçants ou à des artisans. Donc là, j’ai choisi l’interculturel. L’interculturel ce n’est pas seulement la rencontre des ethnies, mais cela peut être aussi la rencontre entre les métiers, le choix de travailler ensemble, entre des gens de métiers différents, des intellectuels, des artisans, des commerçants. Donc, je suis d’accord avec Benyounés qui me connaît très bien, car comme le disait Augustin « Benyounès fait partie de mes lecteurs nécessaires », c’est-à-dire qu’il lit mes journaux, avant même qu'ils soient tapés, donc il me connaît parfaitement.

 

C’est vrai que, quand on regarde un petit peu mon itinéraire, la pratique du journal, je crois que je l’ai porté plus loin que n’importe qui, mais en même temps, je ne l’ai pas inventée : G. Lapassade, M. Lobrot, R. Lourau avaient tenu des journaux. Je n’ai pas inventé cette pratique dans notre mouvement, même si j’ai beaucoup travaillé à la légitimer. Autre domaine que j’ai beaucoup labouré : la théorie des moments ; je l’ai portée plus loin qu’Henri Lefebvre ou que René Lourau mais, là encore, elle était là avant moi.

 

L’interculturel pourrait-il être mon apport spécifique ? On pourrait se dire : Remi Hess a réussi quelque chose que les autres n’avaient pas conçu. Mais là encore, je ne suis pas d’accord. Benyounès est trop gentil avec moi, car moi qui connais un peu le sujet, hier, dans ma conférence, j’ai dit :

-Raymond Fonvieille introduit la problématique de l’interculturel en 1954, dans sa classe où il disait à ses élèves : « Il faut arrêter d’être franco-français, on va se faire une correspondance scolaire avec une classe russe » ; lui qui ne parle pas russe, il décide d’échanger des lettres avec des élèves russes, justement pour explorer l’interculturel.

 

Je pense que j’ai travaillé beaucoup sur l’interculturel, c'est vrai, mais si on cherche bien, c’était déjà dans le mouvement Freinet, c’était déjà chez Fonvieille. J’ai trouvé des textes de René Lourau sur les interférences interculturelles. Il se questionnait, quand il était en Argentine :

-Les mots que j’utilise en France, puis-je les utiliser en Argentine ? Lorsque je parle d'intervention, les Argentins associent l’intervention à la survenance des militaires dans la vie privée des gens ! Donc, quand j’emploie ce mot d’intervention, ce qu'entendent les Argentins, ce n’est pas l’intervention socianalytique de Patrice Ville, c’est autre chose. Ils contextualisent le mot autrement, etc. Peut-on utiliser les mêmes mots en France et en Argentine ?

 

Ces questions introduisent l’interculturel comme niveau de l’analyse institutionnelle, voire de l’analyse multiréférentielle à laquelle Jacques Ardoino s’était attaché. Ces questions relèvent de l'herméneutique. René Lourau s’est posé ces questions, qu’avec Gaby Weigand, nous avons aussi énormément travaillé, sur le terrain franco-allemand. Gaby m’a parlé de l’« horizon des mots » dès 1985, qui, comme toutes les thématiques de l’« herméneutique » la travaillait très fortement.

 

Donc, par rapport à la question de mon apport à l'analyse institutionnelle, je pense que je n’ai rien inventé du tout. J’ai simplement porté plus loin des moments qui étaient là dans notre mouvement. Je vais chercher, quand même, pour savoir si j’ai inventé quelque chose. Je pense que j’ai simplement poussé plus loin certaines choses, davantage que les autres. Je pense que ma richesse, mon génie, c’est d’avoir reconnu des maîtres ; c’est-à-dire, Henri Lefebvre, je devais apprendre beaucoup de lui ; Georges Lapassade, il a fait beaucoup, je vais apprendre beaucoup de lui ; René Lourau, c’est la même chose. J’accepte d’avoir des maîtres. Il y a beaucoup de gens qui refusent d'avoir des maîtres, y compris dans l’AI. Par exemple mon épouse, Lucette Colin, dit : « Je n’ai pas de maître ! Ni dieu ni maître ! » Elle est un peu anarchiste !

 

Et moi, j’accepte tous les dieux et tous les maîtres. C’est une autre posture ! J’accepte de seconder tout chef de chantier qui travaille un moment que je veux partager.

 

 Je me suis converti au culte de «Emanja», une déesse brésilienne, la déesse de la mer. Au Brésil, vénérer Emanja, cela ne m’empêche pas du tout d’être catholique ou protestant ou communiste, le polythéisme ne me dérange pas du tout, non plus. Si vous voulez, je suis plutôt pour accepter ce que les autres peuvent m’apporter. Je ne vais pas m’aliéner à leurs pensées, je ne vais pas faire le ramadan parce que je trouve cela contre-productif pour moi. J’ai de la chance d’être catholique de naissance, et puisque je refuse le carême chez les Catholiques, je ne vais pas faire le ramadan. Je préfère prendre dans chaque religion ce qui peut me faire jouir, ce qu'il a de jouissif ou productif pour développer ma personnalité.

 

Dans la religion catholique, on nous a inventé le péché : Jésus pardonne les péchés. Dans cette période difficile, je suis d'avis qu'il ne faut pas mettre notre Sauveur au chômage. Puisque son job, c'est de pardonner les péchés, j'accepte cette religion du péché. J’accepte de faire des péchés pour permettre à Jésus de faire son boulot, donc de les pardonner : à chacun son job.

 

Ainsi, je m’invente une religion avec des choses sympas. Si j'entends des prêtres qui disent que les dieux nous demandent de faire des choses que je juge « connes », je refuse parce que ce n’est pas possible que Dieu, qui est l’intelligence suprême, nous propose des choses « connes ». Je refuse tout ce que les prêtres et les ayatollahs disent sur ce que Dieu pense, parce que moi j’ai une relation intime à Dieu, beaucoup plus proche que ce que disent les prêtres et les ayatollahs, qu’ils soient catholiques, protestants ou autres. Je me suis fait ma religion. Cela dit, j’accepte les maîtres. Si j’accepte de dire ceci, je le dois à Lefebvre qui, dans Le manifeste différentialiste, refusait la standardisation. Il encourageait chacun de nous à cultiver ses différences. Je ne cache pas mes sources.

 

Il peut m’arriver de prendre les idées de quelqu’un, par exemple la théorie des moments. Vers 1994, j'étais tellement dedans que j’ai cru l’avoir inventée. C’est, après, quand j’ai relu La somme et le reste d’Henri Lefebvre, que je me suis dit :

-Comment ai-je pu oublier qu’il avait écrit 300 pages sur la théorie des moments ?

Parfois, on est tellement dans une théorie que l'on en oublie ses sources. On a tellement intégré le discours de l'autre, que soi-même, on l’explique mieux que l’autre : à un moment donné, on est content quand même de retrouver la référence à l’autre, dans la mesure où cela permet de percevoir le continuum, et la spécificité de notre posture, par rapport à celle de notre maître. Mon expérience, c’est d’avoir accepté d’être disciple : à partir du moment, où l'on a accepté d’être disciple, on peut devenir maître à son tour, parce qu'on peut accepter quelqu’un qui vous propose de travailler avec vous : vous savez ce que qu'on peut attendre d'un maître.

 

Je ne dois pas tout à Henri Lefebvre, je ne dois pas tout à Georges Lapassade, je ne dois pas tout à René Lourau. René Lourau m’énerve dans certains contextes, Georges Lapassade aussi, Henri Lefebvre aussi. On n’est pas maître dans toute sa transversalité, mais sur un, deux ou trois moments : sur ces terrains spécifiques, j’accepte un chef de chantier. Raymond Fonvieille a été mon maître dans la  relation à la classe, René Lourau dans la construction du dispositif, Georges Lapassade dans l’étude de la bureaucratie, Henri Lefebvre dans la théâtralisation pédagogique, etc. Dans mon optique, on peut multiplier les maîtres, on peut multiplier les Dieux ; on est très libre, parce qu’on peut jouer un maître contre un autre. La liberté, c'est de pouvoir changer régulièrement de chef de chantier.

 

Dans telle religion, on demande de faire ceci ; telle autre demande le contraire : on peut choisir ce qui nous arrange aujourd’hui, comme ça, on est tranquille. Plus on a de maîtres, plus on est libre, plus on est reconnu comme un Saint, un membre de la communauté de référence, dans des moments très différents, plus on est soi-même un Dieu, c’est-à-dire, plus on est un être impliqué, plus on s’accepte comme quelqu’un de différent des autres.

 

L’humain est justement quelqu’un qui accepte ce qui le rapproche des autres et qui accepte aussi de dire, je ne suis pas les autres ;  c’est-à-dire, toi, tu n’es pas Kareen, moi, je ne suis pas Augustin. On arrive sur terre à des moments différents, on ne fait pas les mêmes choses, Kareen ira plus loin que moi dans certains domaines. Augustin est plus loin que moi dans le domaine de la philosophie, j’ai assisté à sa soutenance de thèse ;  je ne comprenais rien des débats qui se déroulaient entre les profs et lui. Je me suis dit :

-J’ai fait vingt ans de philosophie et je n’arrive pas à suivre, je suis dépassé.

Mais, cela n’est pas grave, il faut accepter d’être dépassé par l’avant, et d’être dépassé par l’après ; c’est-à-dire concrètement pour revenir à la question de Benyounès, de reconnaître le moment interculturel comme là avant moi, et d’accepter de m’inscrire dans ce continuum interculturel.

 

Dans le continuum interculturel, j’ai beaucoup travaillé, j’ai beaucoup fait avancer les choses. Au départ, cela venait de la problématique franco-allemande de notre famille alsacienne, ensuite il y a eu Paris 8 et la découverte du mondial à travers les étudiants. Le franco-allemand reste tout de même mon ancrage de base dans la problématique interculturelle. Ainsi, la chose dont je suis fier en ce moment, c’est ma correspondance franco-allemande avec Gaby Weigand, c’est-à-dire qu’une Institutionnaliste, une pédagogue, puisse m’écrire en allemand depuis des années, et que je lui réponde en français, c’est pour moi une grande fierté. Quand je relis nos lettres, je m’aime, je nous aime. On a vraiment apporté notre pierre au continuum institutionnaliste. On arrive à se comprendre, mais quand on ne se comprend pas, on comprend pourquoi on ne se comprend pas ; ça, c’est très intéressant. L’interculturel, ce sont pour moi des personnes, des groupes, des problématiques très concrètes. En échangeant avec Gaby, j’ai toujours la curiosité de savoir si un moment que je vis en France, est transposable dans le contexte allemand ou pas. Et si c’est non, j’essaie de comprendre pourquoi. Est-ce que j’ai répondu à ta question ?

            Un étudiant
: Vous avez dit que vous remplacez un mot par un autre, vous parlez du moment pédagogique plutôt que de situation pédagogique. Quelle différence ?

 

Augustin : Justement, il y a un débat sur situation et moment…

 

Remi Hess : J’ai réfléchi à cela, j’ai consacré la deuxième partie du livre que j’ai écrit avec Gaby Weigand à cette question. Dans La relation pédagogique (il est épuisé ; on ne le trouve plus aujourd’hui, mais peut-être il va réapparaître un de ces quatre), nous distinguons situation et moment. Il faut éclaircir et expliciter cela : situation et moment.

 

Pour nous, une situation, c’est quelque chose de nouveau, c’est quelque chose dont on ne maîtrise pas les éléments. Cela survient dans ta vie à l’improviste : par exemple quelqu’un t’agresse dans un couloir de la fac, tu n’as pas prévu l’agression, tu réagis, tu improvises.

 

Par contre, le moment est une sédimentation de situations antérieures bien appropriées, construites comme expériences ; ce qui fait du moment une forme sociale qui est presque devenue routine. Prenons l’exemple du cours ; je répète mon cours tous les ans dans la même salle. Cette année, je suis monté au premier étage ; d’habitude, c’était au rez-de-chaussée. La semaine dernière, je suis arrivé en retard, parce que je cherchais mon cours au rez-de-chaussée, en C022. J’avais complètement oublié que j’avais changé de salle. Quand on est ritualisé, quand on est sécurisé dans une forme sociale qui se reproduit, même avec des variantes, on parle de moment.

 

La situation surprend. Ainsi, au lycée, il y a un inspecteur qui arrive, il perturbe la vie de la classe. On ne peut pas faire classe comme d’habitude. Je suis obligé de mettre mes habits du dimanche, par exemple.

 

Beaucoup employaient le concept de situation dans le sens d’un moment ; ainsi, les Situationnistes, un groupe qui polémiquait avec Henri Lefebvre, disaient qu’ils étaient les théoriciens de la situation ; en fait, il y avait beaucoup de moment dans leur situation. Je ne peux pas rentrer dans le détail des discussions situationnistes, mais j’ai écrit un chapitre sur eux, dans mon livre Henri Lefebvre et l’aventure du siècle (Paris, Métailié, 1988, 360 pages).

 

Dans La relation pédagogique, nous abordons également le concept de situation dans  le contexte de l’interactionnisme symbolique. Sur le terrain de la pédagogie, dans le livre de Lapassade, Microsociologie de la vie scolaire, il y a une très bonne présentation du courant des situationnistes pédagogiques. Je pense qu’ils n’ont pas connu le concept de moment, c’est la limite de leur courant intellectuel, ils donnent beaucoup d’importance à l’ici et maintenant, mais ils n’étudient pas assez comment les choses s’inscrivent dans l’historicité. Par exemple vous, vous pouvez croire que les universités ont toujours existé : aujourd’hui, il y a 70% d’une classe d’âge qui passent le baccalauréat. On peut dire que tout le monde peut avoir le bac. Moi, quand j’ai passé le bac, il n’y avait que 8% des élèves qui passaient le bac. Donc, il fallait voir que l’université était pratiquement interdite aux gens qui n’étaient pas des favorisés sociaux. On peut croire que la fac, telle qu’elle existe, a toujours existé, mais non, c’est très récent, c’est très conjoncturel. Donc, je pense qu’il faut toujours historiciser les situations. Si on se met à historiciser les situations, on travaille le moment, c’est-à-dire, d’où l'on vient et où l'on va.

 

Je me pose une question :

-Si je pars en retraite demain, est-ce que la réalité de la  fac va changer? Est-ce que les gens vont reprendre mes thèmes de cours, comment cela va se passer après moi ? Ce n’est pas seulement : d’où je viens ? de qui je suis l’héritier ? mais suis-je parvenu à transmettre ce que je sais, mon métier par exemple, à des gens qui vont le continuer ? Il y a des métiers qui s’arrêtent, parce qu’on n’a pas formé des gens pour continuer.

 

Ainsi, les psychosociologues ont pratiquement disparu de l’université française, alors qu’ils étaient très importants dans les années 1968-1970. Ils n’ont pas formé de jeunes, ils n’ont pas su transmettre : finalement, c’est une discipline qui va disparaître dans cinq ans. La plus jeune psychosociologue, Florence Giust-Desprairie (qui a trois ans de moins que moi), n’a cité dans ses livres que des gens morts. Jamais, elle n’a cité un contemporain ou quelqu’un de plus jeune. Ce fait vient d’une névrose fréquente à l’université, que l’on pourrait synthétiser dans la formule de ma grand-mère Suzanne Hamel : après moi, le déluge ! L’histoire de la psychosociologie s’arrête avec Florence. Elle a été avalée d’un côté par la psychologie et de l’autre par la sociologie. Ce que j’ai pointé chez Florence, on le retrouve chez tous les autres psychosociologues de la génération d’avant. Ils n’ont pratiquement jamais cité G. Lapassade, R. Lourau ou moi-même, alors qu’un livre comme Groupes, organisations, institutions, de Georges Lapassade, dont la cinquième édition est parue en 2006, est l’un des plus grands livres de la psychosociologie.

 

Si les institutionnalistes ne se battent pas pour défendre leur paradigme, alors ce paradigme sera absorbé par la sociologie ou par autre chose. Si on veut défendre une identité, il faut vraiment penser au continuum : d’où l’on vient, et surtout où l’on va ?

 

Ces questions me semblent très importantes. Les situationnistes, en général, et les psychosociologues en particulier, sont des gens qui ne vivent que dans l’ici et maintenant. Certains ethnographes tombent aussi dans ce travers : ils ne voient pas les continua dans lesquels ils pourraient s’inscrire. Le courant américain ou anglais pourrait tomber sous le coup de ma critique, excepté Peter Woods, qui sait faire une place aux biographies d’enseignants, donc à une certaine forme de pensée de la durée, de la temporalité. Chez cet ami, il y a une reconnaissance de l’importance des histoires de vie.

 

Je veux montrer une tendance : certains collègues sont davantage dans l’ici et maintenant que dans l’historicité. Comme on me l’a soufflé tout à l’heure, sous l’influence de G. Lapassade, j’ai eu parfois cette tendance jusqu’en 1985…. C’est ma rencontre intellectuelle avec Gaby Weigand, et à partir d’elle avec tout le courant de la Geistswissenschaftpädagogik, qui ont réveillé mon sens de l’histoire. Je leur dois d’avoir pris conscience de la nécessité de penser le moment. Quand j’étais jeune, j’étais heureux dans l’ici et maintenant, j’étais spontanéiste, je vivais dans le présent immédiat, probablement en rébellion contre le poids de l’histoire qui avait pesé sur ma famille. En 1978, dans Centre et périphérie, j’emprunte à Henri Lefebvre la notion de moment ; mais à ce moment-là, le concept n’est que spatial, anthropologique, et je ne lui donne pas de dimension historique.

 

Alors que je faisais du terrain avec elle, Gaby Weigand m’a expliquée qu’il fallait se rendre compte de l’horizon des mots qu’on emploie. Quand j’emploie un mot, quand j’utilise un mot, il a toute une histoire derrière ? Et si j’utilise ce mot-là, il est entendu par les gens de façon inconsciente, avec cette histoire qui constitue la transversalité de ce mot. Vous voyez : pédagogie n’est pas éducation, ce n’est pas formation, chaque mot a des nuances, il faut que je sois précis, et si je suis précis dans ma langue, c’est que j’ai conscience du contexte sémantique des mots que j’emploie, d’où ils viennent et vers où je puis les faire aller. Quand je réfléchis aux mots, j’ai de l’historicité quelque part. Et cette historicité n’est pas la même d’un pays à l’autre. Le mot pédagogie ne signifie pas la même chose en Allemagne et en France.

 

Par exemple, Augustin s’interrogeait sur l’intérêt du moment pour le prof de maths, pour le prof de français ! Regardez ce livre-là : j’ai été choqué quand j’ai vu le titre Essai sur l’emploi du temps. Kareen Illiade en a modernisé l’orthographe. L’orthographe de 1808 était  tems, et non temps. Comme j’ai lu l’original plusieurs fois, je me suis habitué à voir le temps sans « p ». Donc, il y a un endroit, où on a mis le titre modifié parce que l’on a craint que les libraires disent : « vous avez fait une faute, vous êtes cons ». Le titre original, l’orthographe antérieure, on l’a cité ensuite, dans une page intérieure, mais il faut ouvrir le bouquin. Ce que je veux dire, c’est qu’il y a une histoire de l’orthographe. C’est important que les élèves sachent que les grands professeurs, que l’on respecte comme de grands penseurs faisaient des « fautes d’orthographe » dans leurs livres. Si l’on ouvre ce livre de 1808 de Marc Antoine Jullien, avec les yeux d’aujourd’hui, on va se dire que son bouquin est truffé de fautes d’orthographe. Il emploie des mots à orthographe variée et aléatoire ; ainsi, il emploie trois orthographes  différentes pour le même mot, selon les passages.

 

Il faut rendre compte de cela. Il faut montrer aux jeunes que ce sont des Instituteurs (des gens qui instituent, comme le souligne R. Lourau), qui ont dit : on va se mettre d’accord pour une orthographe du Français. Ils ont inventé l’orthographe du Français entre 1840 et  1900. Cette orthographe n’a aucun sens, sinon d’être une institution. Ils ont rendu l’orthographe difficile pour faire chier les élèves. Ils étaient de structure psychologique sadique. Pour que partout en France, en Afrique, partout où on parle le français, les gens en chient pour faire leurs devoirs et autres, ils ont conçu ce système étrange qui passe aujourd’hui pour naturel. Pourquoi est-ce beaucoup mieux d’écrire «temps», plutôt que tems, tem ou ten tout court, pourquoi mettre un P et un S. On pouvait simplifier cela. La France a mis en place une école pour unifier la Nation, et cette école-là, elle l’a confiée à des sadiques. On a souffert de cela. A d’autres moments, le système scolaire a été confié à des obsessionnels ou à des paranoïaques. Qui fait cette histoire ? L’anthropologie historique a laissé ces questions de côté, la socio-histoire ? Non, il faudrait une psycho-histoire des institutions !

 

En Allemagne, l’influence sadique était forte également, car, à cette époque, les sadiques germains obligeaient leurs enfants à écrire en gothique. Quand vous voyez un peu l’écriture gothique, vous pouvez comprendre la difficulté pour un enfant de 6 ans d’entrer dans cette graphie, très belle par ailleurs ! Combien de coups de bâton les enfants ont-ils reçu au 19ème siècle, parce qu’ils ne savaient écrire en gothique, c’est terrible ! Les gens qui ont inventé l’école, telle qu’on la connaît aujourd’hui, il faut reconnaître qu’ils étaient des pervers d’espèces variées : des fétichistes, des maniéristes, des sadiques. Ils sont parvenus à trouver une population d’élèves qu’ils ont éduqué au masochisme.

 

Dans le continuum de l’autogestion pédagogique (qui remonte avant cette prise de pouvoir institutionnelle par les sadiques), nous avons refusé le masochisme. On a imaginé une pédagogie qui avait le respect de l’enfant, de la personne. On a pensé que l’on pouvait transmettre la lecture et l’écriture sans sadisme. On s’est inscrit dans la tradition du Gai savoir.

 

Donc, à un moment (il revient dans un mouvement d’éternel retour), on dit : « il y en a marre », on ne veut plus pratiquer cette pédagogie mortifère. Moi, par exemple, je ne baisse pas une note à un étudiant qui me rend un travail avec des fautes d’orthographe, j’essaie de comprendre pourquoi il fait des fautes ; s’il veut éditer ses textes, il vaut mieux qu’il n’y ait pas de fautes, mais s’il veut seulement communiquer, ce n’est pas grave qu’il fasse des fautes. Dans un premier temps, l’essentiel, c’est qu’il développe une pensée.

 

Mes maîtres, à moi, m’ont toujours considéré comme un âne, parce que je faisais des fautes d’orthographe. J’ai retrouvé des copies en 5ème où je faisais trente fautes par page ; j’avais toujours zéro à mes devoirs. Vous voyez, cela n’a aucun sens aujourd’hui de faire ça. Je pense qu’historiser les idées, historiser les disciplines, historiser l’orthographe, historiser la pédagogie, prendre conscience que le niveau d’aujourd’hui est autre chose que le niveau d’hier, et que tout a changé. On ne peut pas dire que le niveau baisse ou que le niveau monte etc., cela n’a pas de sens. On est dans des moments différents, des contextes différents. Dans la logique herméneutique qui est la nôtre, il faut historiser, il faut remettre les choses dans leur contexte, et essayer de comprendre ces contextes.

 

Kareen : Quand j’ai fait ma recherche de DEA sur le journal, j’ai repris quelques mots, des mots qui changent leur orthographe. Je me suis aperçu de l’évolution de l’orthographe et que l’évolution de la définition du mot coïncidait, parfois, à une évolution d’époque. Par exemple, le journal en tant que journal, en tant que diarisme, est fort présent au moment de la Révolution, parce que l’individu est plus valorisé, et qu’on ressent le besoin de construire l’individu. J’ai trouvé cela intéressant en essayant de comprendre l’orthographe, en suivant l’histoire de certains mots, j’ai compris tous les mouvements qui ont été liés à un mot. J’ai compris le passé de certaines choses. J’ai trouvé cette enquête très instructive…

 

Remi Hess : Comprendre l’horizon d’un mot, c’est comprendre ce qu’il y a derrière et devant un mot. On peut choisir des mots plutôt que d’autres mots. Par exemple, tu parlais de l’éducation littéraire, il y a un mot synonyme de chosification c’est réification, dans le marxisme, on parle de réification. Pourquoi, je dis chosification, pourquoi je dis parler, pourquoi, je dis causer, souvent, j’écris causer au lieu de parler. Causer, c’est du langage parlé, ce n’est pas du langage écrit. Pourquoi j’écris avec des mots du langage oral dans mon écriture ? Pour faire de la provocation par rapport aux maîtres que j’ai eu dans le temps ? Je me dis :

-Tiens, s’ils voyaient cela, ils attraperaient une jaunisse les pauvres !

En tant qu’auteur, je joue avec la langue.

 

Un jour, un jury littéraire franco-italien m’a délivré un prix littéraire qui s’appelle Operaione, (« le gros ouvrier », c’est la traduction de l’Italien), parce que j’écris comme un « gros ouvrier ». C’était une plaisanterie de la part de mes amis (qui montraient par là même qu’ils me lisaient), parce qu’ils étaient un peu scandalisés de la façon dont j’écrivais. Selon eux, je ne rendais pas du tout scientiste mes écrits, parce que j’écrivais comme je parlais. Pour moi, c’était un choix de lutte, c’était un choix de combat. La langue, c’est une institution dans laquelle on peut faire jouer l’instituant de façon permanente. Je puis y faire la révolution ! Je pense que mes étudiants me comprennent mieux, si j’écris comme je parle, plutôt que si j’écris comme Michel Foucault ou Durkheim et les autres. Je n’ai pas envie d’écrire comme ces gens…

 

J’ai envie d’écrire pour que les gens des banlieues me comprennent. C’est un désir pieux puisque mes livres sont peu lus dans les banlieues. Je ne suis pas lu par les gens qui vivaient avec moi dans la Cité du Chemin vert, où j’ai grandi à Reims !

 

J’ai une amie qui me traduit en allemand, en changeant aussi le registre de discours que j’emploie. Elle ne garde pas mon style, restituant les idées, mais dans le style le plus académique. C’est une trahison que je juge bien sympathique, de sa part : c’est l’implication de la traductrice, qui met sa marque, puisqu’elle est une grande intellectuelle germanique.

 

Augustin (s’adressant aux étudiants) : Les livres de Remi Hess se trouvent à la bibliothèque. Centre et périphérie et La relation pédagogique (écrit avec Gabriele Weigand), sont des livres qui sont à lire et qui sont à la bibliothèque, mais par rapport au parcours de Remi Hess, ce sont des livres de fondement ; après il y a d’autres livres qui sont très intéressants. Mais si vous voulez rentrer dans la pensée de Remi, dans la pensée de tout ce qui est questionnement sur la relation pédagogique, ces deux livres peuvent vous permettre d’avoir des matériaux qui peuvent vous intéresser, parce que l’on trouve dans ces livres des idées qui ont été reprises un petit peu dans les autres livres, et surtout ont été reprises par d’autres courants.

 

Benyounès : Excuse-moi, juste une parenthèse, il y a aussi Chemin faisant et Le Lycée au jour le jour.

 

Augustin : Le lycée au jour le jour, c’est un petit bijou ; justement en parlant de Chemin faisant, Roman institutionnel d’un ethnosociologue de l’éducation, je voudrais signaler deux livres faits par Remi avec Christine Delory dont Le sens de l’histoire qui est son histoire de vie, à travers la description de 18 moments. Comment de la posture d’élève devient-on enseignant ? Je pose la question à Remi ! Comment en tant qu’élève, ancien élève, avec ce moment vécu en tant qu’élève, comment cette histoire, cette biographie en tant qu’élève, on peut la transformer et devenir un enseignant autre que les autres ? Est-ce qu’il y a dans l’enseignant qui est Remi aujourd’hui, l’élève qu’il était, et comment, en tant qu’élève qu’il était, il regarde les élèves, les étudiants que nous sommes aujourd’hui, est-ce qu’il y a un lien entre lui élève, et lui enseignant ?

 

Remi Hess : « Mauvais élève, certes, je l’ai été », je crois que c’est la première phrase de  Chemin faisan, j’ai beaucoup réfléchi à cette phrase-là : certes mauvais élève, je l’ai été, mais c’est du passé. Depuis, je suis devenu bon élève. J’ai une expérience de bon étudiant. Ma rencontre avec René Lourau a été décisive. Et pour montrer à quel point ce que je dis n’est pas une figure de rhétorique, que j’ai vraiment été un mauvais élève, je vous avouerai que j’ai redoublé mon CM2, ma troisième et ma première année de fac. Même en France, pays qui a le record du monde du redoublement, il y a très peu de gens qui peuvent se prévaloir d’une si mauvaise scolarité. Donc, j’étais un mauvais élève, mes parents étaient effondrés, tristes, je ne sais pas comment le dire, mais j’ai été le malheur de mon père et de ma mère, surtout de ma mère, de mon père aussi, parce qu’ils avaient été de bons, d’excellents élèves et que la vie difficile qui fut la leur les avait empêchée de faire des études.

 

Ma mère, alors qu’elle était la première de sa classe, a arrêté l’école à l’âge de quinze ans, parce que son père avait quitté le domicile conjugal. Elle était l’aînée d’une famille de quatre enfants. Elle était obligée de se faire embaucher et de travailler pour élever ses frères et sœurs ; sa mère ne travaillait pas. Donc, ma mère aurait rêvé de faire des études ; quand elle a grandi, elle a appris le piano, par elle-même, elle a appris l’anglais ; elle a suivi des cours du soir, etc. C’était une bonne élève. Et, elle avait le rêve que ses enfants deviennent de bons élèves ; qu’ils réalisent ce qu’elle n’a pas pu faire.

 

Mon père avait été premier du canton au certificat d’études, et donc il avait droit à une bourse pour quitter l’école primaire pour aller au lycée. Il avait passé le certificat à treize ans. Comme il était âgé pour entrer en sixième, on l’a mis en cinquième. Il n’avait pas fait le latin en sixième ; il était dans une classe où l’on faisait du latin et de l’allemand ; il avait donc sauté la première année ; malgré ses efforts, il n’a jamais rattrapé son retard et il a échoué au premier bac, bien qu’il soit inscrit au tableau d’honneur… Le discours entendu à la maison était : l’école, c’est catastrophique, cela rend malheureux, parce que si on est bon élève, on ne peut pas faire des études, parce que la vie vous empêche d’y aller ; ça c’est  le discours de ma mère ou le discours de mon père. Le message que j’ai entendu : même si on est très bon, on est quand même mauvais ; l’institution vous rejette.

 

Il faut dire que mon grand-père était un peu limité parce que, au lieu de faire redoubler mon père en première, il lui a dit : « Tu es trop con, maintenant, tu vas aller bosser ». Mon père a travaillé comme ouvrier, alors qu’il avait atteint le niveau de première, à une époque où moins d’un pour cent des élèves allaient au lycée. Ce fut une expérience assez frustrante, surtout quand elle s’ajoute au vécu de la Guerre de 1914 entre 5 et 11 ans, et de la Guerre de 1939-45 comme prisonnier de guerre en Allemagne…

 

Ces biographies-là sont des biographies de certains d’entre vous. Aujourd’hui, il y a une deuxième chance ; à l’époque, il n’y avait pas de deuxième chance, pas d’éducation tout au long de la vie, organisée. Donc, mes parents n’arrivaient pas à comprendre comment, placés dans de bonnes conditions, je n’arrivais pas à étudier ; alors, ils me changeaient toujours d’école. J’ai fait sept écoles différentes entre mon entrée à l’école et mon bac par exemple. Ils pensaient que c’était l’école qui ne marchait pas, donc ils me changeaient d’école. Certes, j’étais mauvais élève, mais je comprenais bien comment fonctionnaient les Institutions pédagogiques. J’ai fait l’ethnologie du système éducatif, en tant qu’élève. Je me suis aperçu qu’à chaque école correspondait un projet d’établissement, parce que mes parents me mettaient chez les Chanoinesses de Saint-Augustin, à l’école des Frères, chez les Jésuites, une fois à la Providence, qui était une institution diocésaine. Je connais parfaitement toutes les congrégations, et leur singularité pédagogique, je les ai toutes faites. J’ai fait le lycée de garçons, j’ai fait le lycée de filles ; c’est pour vous dire, que je connais tous les dessous de l’éducation, du primaire au secondaire ; c’était l’époque où l'on avait des blouses au lycée : les filles portaient des blouses et, nous, on ne savait pas si on devait porter des blouses roses ! Nous n’étions que sept garçons au lycée. Je me suis très bien amusé cette année-là ; c’était extraordinaire. Mais, j’étais un mauvais élève ; j’étais le dernier de la classe, pas vraiment le dernier, car il y avait toujours un élève derrière moi ; quand j’étais avant, avant, avant-dernier sur trente-quatre, j’étais vraiment heureux, j’étais très content.

 

J’ai bénéficié d’une très bonne formation en Sciences de l’éducation, à une époque où elles n’existaient pas encore, dans l’université française. Je ne sais que dire de ma formation dans le secondaire. Un des éléments, à mon avis, de mon échec à l’école, était sociologique. Je vous ai dit que l’année où j’ai passé mon bac, il y avait huit pour cent des élèves qui allaient au Bac. J’ai fait du latin et du grec ; mais mes parents n’avaient pas intégré la culture secondaire.

 

Nous sommes originaires d’une famille qui a été massacrée par les guerres. Mon grand-père avait une bibliothèque, mais en 1914, sa maison a été bombardée : tout a brûlé. Il n’en restait rien le soir du 19 septembre 1914. Je ne sais ce qu’il avait comme bibliothèque. Ensuite, jusqu’en 1927, ils ont vécu à cinq dans une maison de deux  pièces, du fait que toutes les maisons ont été effondrées après la guerre : à Reims, il ne restait que 22 maisons en 1918. Donc, la vie d’écolier ou de lycéen de mon père n’a pas été très facile. Mon père a vécu toute son enfance de 1909 à 1927. De zéro an jusqu’à cinq ans, il a été heureux, et de cinq à trente ans, il vivait dans des conditions de survie. Il ne vivait pas dans des conditions de vie normales pour réussir. Lui-même, il n’avait pas eu accès à la littérature, il n’avait pas de livres chez lui. Mon père a fait toute la Guerre de quarante, comme prisonnier de guerre. Il a été mobilisé en 1939, il est rentré en 1945 ; je suis né en 1947, mes parents étaient très pauvres. C’était la merde quoi, il n’y avait pas de quoi se loger, on a revécu, à nouveau dans deux pièces entre 1945 et 1953.

 

On a commencé à bien vivre, au niveau de l’espace, quand mes parents ont trouvé une maison ouvrière, avec un jardin : on avait six pièces ! On était six personnes et il y avait six  pièces ! Cela nous a paru immense. C’étaient des petites pièces, mais c’était génial. Ma mère paraissait heureuse ; nous avons été très heureux. On était dans un quartier ouvrier, et ils me mettaient dans une école du centre : je faisais deux kilomètres pour aller à l’école. Dans la cité, j’étais avec des enfants qui ont commencé à travailler à treize ans, qui étaient ouvriers d’usine, qui avaient des mobylettes. Et, moi, j’aurais préféré avoir une mobylette et avoir un couteau pour me battre au couteau ; parce que l’on se castagnait, plutôt que d’aller à l’école faire du latin et du grec !

 

Mes parents me mettaient chez les Jésuites où les élèves n’étaient pas des gens comme moi ; c’étaient des enfants du XVIe arrondissement de Paris, qui prenaient le train le dimanche soir, parce qu’ils étaient internes ; moi, j’étais externe là-dedans. Je n’avais aucun rapport avec ce milieu… Pourquoi ai-je atterri dans ce collège ? Parce que mon père avait été en colonies de vacances avec le recteur de cet établissement ; un jour, il avait rencontré le recteur sur un marché. Le recteur lui demande s’il a des enfants et mon père lui répond :

-J’ai des enfants, j’ai des problèmes avec mon fils aîné, il ne veut pas apprendre.

Le recteur lui propose de me prendre. Du coup, j’étais le petit pauvre dans une école de bourgeois. Je ne sais pas si vous avez fait cette expérience-là, mais ce n’est pas facile. Vous êtes avec des gens qui sont très riches, qui viennent à l’école en Rolls et vous, vous avez du mal à avoir des chaussures qui ne soient pas trouées… Ma mère faisait attention à ce que je sois bien habillé, mais quand même. Le soir, vous rentrez dans un quartier où les gens se castagnent, ils voulaient voler mon sac, c’était la banlieue quoi ?

 

Donc, le tiraillement entre le centre et la périphérie, je l’ai expérimenté de l’intérieur ; j’ai fait un livre qui s’appelle Centre et périphérie. En écrivant ce livre, j’ai repensé à cette espèce de mouvement permanent que j’ai fait entre le centre et la périphérie. Je n’ai pas vraiment appris le latin et le grec, je me sentais très mauvais dans ces matières-là ; je n’ai pas eu le sentiment d’apprendre l’anglais, j’ai pu être bon en géométrie une année ou deux ; j’étais bon en dessin et en gymnastique, mais cela avait de très faibles coefficients. J’étais totalement inadapté, on ne m’expliquait pas les histoires de coefficients, c’est-à-dire, vous avez deux matières à travailler, c’est les Maths et le Français de la sixième à la troisième ; moi, c’était les deux seules matières que je ne travaillais pas.

 

Donc, j’ai appris beaucoup de choses sur le fonctionnement des institutions, le fonctionnement de l’école, le fonctionnement des classes sociales, les origines de classes, les positions de classes, les aspirations de classes. Quand j’ai lu cela chez les disciples d’Althusser en 1968, j’ai su que j’avais compris de l’intérieur toute cette réalité, qu’il suffisait de mettre des mots un peu savants sur ces expériences pour être sociologue. Pour moi, ce n’était pas une pratique théorique, mais une expérience pratique. Il me manquait encore les concepts théoriques pour mettre tout cela en forme. J’ai fait sociologie pour essayer de comprendre comment je pouvais conceptualiser mon expérience. Je voulais comprendre comment fonctionnait la société, pour essayer de m’en sortir, essentiellement au niveau psychologique.

 

Quand j’ai commencé à étudier l’Analyse Institutionnelle, j’ai trouvé les concepts qui correspondaient à l’analyse de la position que j’avais, c’est-à-dire, j’ai compris que j’étais un bourgeois dans ma banlieue et j’ai été un prolo chez les Jésuites. La situation qui constituait mon destin : je serais toujours un médiateur social, c’est-à-dire que je serais entre deux classes, entre deux cultures, entre deux milieux, entre deux âges, aussi, car, comme je l’ai expliqué, on me prenait pour un vieux, quand j’étais jeune et l'on me prend souvent pour un jeune parmi les vieux. Je n’arrive même pas à occuper mon âge ; je suis un dissocié, j’ai des problèmes de construction de ma personnalité. Tout cela pour dire que l’analyse institutionnelle, en 1968-70, m’a apporté les concepts et les dispositifs qui me permettaient de faire ce que Reich avait proposé : une psychanalyse pour le peuple, c’est-à-dire une psychanalyse pour les gens qui n’ont pas les moyens de se payer une analyse.

 

A l’époque, c’était le plein emploi, il n’y avait pas de chômage, j’ai découvert récemment que je m’étais fait embaucher comme ouvrier à dix-neuf ans. C’est vrai que dès que j’ai eu mon bac, j’ai été un étudiant-travailleur. Il n’y avait pas de problèmes de petits boulots, il y avait un accès facile au boulot. Il fallait travailler quarante-cinq heures par semaine. Comme je ne pouvais pas être à la fois à la fac et en usine, j’entrais à l’usine vers le premier juin, quand j’avais passé mes UV et je restais jusqu’en décembre, c’est-à-dire que je faisais six mois, six mois et demi et en décembre, je rattrapais les deux mois de retard à la fac. J’étais étudiant à plein temps pendant le reste de l’année universitaire. J’ai pris conscience de cela assez récemment. Quand j’ai écrit Chemin faisant, j’ai oublié que j’avais travaillé seize  trimestres, en cotisant à la sécurité sociale, comme ouvrier. Actuellement, je suis en train de découvrir que je me suis inventé une biographie en 1996 de quelqu’un qui avait passé le concours de professeur un peu par hasard, qui était devenu prof et qui a commencé une vie professionnelle à vingt-trois ou vingt-quatre  ans. Ce n’est pas tout à fait vrai.

 

J’ai commencé à travailler beaucoup plus tôt, mais j’ai refoulé complètement tout cet épisode. En fait, c’est un épisode très formateur parce que j’ai fait beaucoup de boulots différents : j’ai été durant six mois manutentionnaire. J’accompagnais un camion à décharger dans des succursales d’une entreprise rémoise. Je prenais le camion pour aller livrer telle ou telle succursale du Familistère, des petits épiciers dans la campagne : il fallait charger les camions, puis les décharger. C’étaient des boulots qui faisaient hésiter pas mal de gens. C’était fatigant. J’ai cinquante-neuf ans, et je découvre que j’ai cotisé pendant quarante années, je pourrais peut-être prendre ma retraite l’année prochaine. C’est le dossier de retraite que préparait la fac qui m’a révélé cela. J’avais refoulé ces quatre années, ces seize semestres d’expériences sociales et populaires ; je raconte souvent dans mes biographies que j’étais paysan. C’est vrai, à dix ans, mes parents me mettaient à la campagne l’été, ils n’avaient pas beaucoup de vacances ; je passais deux mois à la campagne. J’ai appris à traire les vaches, à guider les chevaux, à faire les moissons… J’ai appris plein de métiers : je pourrais vivre à la campagne, je pourrais être cultivateur, bien qu’aujourd’hui, il faille passer un CAP pour être viticulteur ; je ne sais pas si j’ai les capacités pour le faire. Ce n’est pas pour les examens théoriques, je crois que cela va assez vite, mais c’est pour le stage ; il faut passer trois mois de stage dans une vigne. Et, je n’ai pas assez de temps, en ce moment, pour aller faire un stage de taille de vigne. Cela aurait été mon rêve d’avoir un CAP de viticulteur…

 

Mon adolescence fut une période bizarre où mes parents, n’ayant pas assez de moyens pour payer de longues études à leurs enfants, nous ont mis au boulot : on faisait cela très naturellement, on était très contents, on avait de l’argent… En fait, c’était une forme d’éducation assez intéressante de rentrer dans tous ces milieux. Par exemple, quand j’ai vécu Mai 68, j’étais un étudiant gauchiste ; en même temps, j’étais ouvrier au milieu de la CGT, des Communistes, anti-gauchistes… À l’usine, on m’appelait le Cohn-Bendit des Docks… J’avais des cheveux longs… Je ressemblais à Cohn-Bendit. Je croyais que j’allais convertir la classe ouvrière au maoïsme. Je distribuais des tracts, je disais qu’il fallait élever le niveau de conscience des ouvriers.

 

Mon père qui avait été ouvrier rigolait de bon cœur. J’emmenais le Monde sous le bras, pendant la pause, je le lisais aux ouvriers. C’était mon maoïsme. C’était complètement délirant. Quand j’y réfléchis aujourd’hui, il y avait de jeunes ouvriers qui venaient me voir en me disant :

-On a compris ton message, on vient d’adhérer à la CGT.

 Ou ils adhéraient au PC.

J’ai complètement échoué par rapport à mon imaginaire politique, cela ne marchait pas du tout comme je le rêvais. Cependant, ces expériences furent une formation. Je me suis formé à me sentir à l’aise dans tous les milieux.

 

J’ai passé le CAPET en sciences et techniques économiques, parce que j’avais des problèmes de fric. Je venais d’avoir une fille en 1971 et avec ma femme, on n’avait pas d’argent. On s’est dit :

- Il nous reste trois cents francs, c’est le prix de l’inscription au concours, on va aller s’inscrire.

On a été reçus tous les deux. J’ai été reçu en économie pour enseigner dans des lycées professionnels, dans des lycées techniques. J’ai tout de suite eu des classes difficiles, des classes d’enfants qui n’avaient pas fait le choix de cette orientation, et qu’on avait orienté contre leur gré, dans ces classes que l’on disait « poubelle ».

 

  

(Fin de la deuxième partie)

                        

Entretien organisé par Augustin Mutuale, Benyounès Bellagnech et

 Saida Zoghlami

réalisé en collaboration avec Kareen Illiade,

et transcrit par Aziz Kharouni

     Université de Paris 8-Vincennes à Saint-Denis

 Le jeudi 16 novembre 2006

 

 

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