Analyse institutionnelle : Théorie et pratique au sein des institutions politiques, éducatives et de recherche. L'implication des individus et des groupes dans la vie politique et sociale.
De la pédagogie institutionnelle au moment pédagogique
Autour de Remi Hess (novembre 2006)
Augustin Mutuale : Tu nous as bien raconté ton entrée dans la pédagogie institutionnelle, découverte à la fac et le terrain auquel tu as été confronté. Ce que tu racontes est intéressant, mais tu parles trop de la dimension de ton « être-prof ». Dans cette intervention, ne pourrais-tu pas développer davantage ta dimension de travailleur social ?
Remi : C’est une remarque très juste. Au départ, quand j’ai opté pour la sociologie, j’envisageais de devenir travailleur social, effectivement. Je ne pouvais pas me représenter être prof ; je voulais être travailleur social. Je voulais être un médiateur entre le centre et la périphérie. Je me suis retrouvé prof de lycée, dans une discipline que je n’ai jamais étudié, avec des enfants qui ne voulaient pas étudier cette discipline : de fait, je me suis retrouvé travailleur social. J’ai toujours considéré le métier de prof en banlieue, comme de l’animation socio-culturelle, du travail social. L’étude de la sociologie était une bien meilleure formation pour se préparer à être prof que l’IUFM d’aujourd’hui, l’École Normale, le CPR, ou les établissements qui existaient à cette époque-là.
Durant ma formation de prof, j’ai séché beaucoup de cours, j’ai écrit ma thèse. C’était tellement nul le niveau de formation des profs que j’ai séché au maximum. J’avais été reçu dernier au concours d’entrée : sur 142 reçus, j’ai été le 142ème. Il faut dire que je n’avais rien préparé du tout, j’avais passé le concours comme ça. Au concours de sortie, en ayant suivi le minimum de cours, je me suis retrouvé 13ème au niveau national. Ce qui montre le niveau nul de la formation. En ne suivant aucun cours, j’avais fait mieux que ceux qui avaient suivi les cours.
J’ai enseigné pendant plusieurs années à des élèves en difficulté, étant moi-même un prof en difficulté. Par exemple, quand l’inspecteur est venu, pour la première fois dans ma classe, il a dit :
-Monsieur, je dois vous dire que, dans toute ma carrière d’inspecteur, je n’ai jamais rencontré un prof aussi nul que vous.
Pourquoi avais-je une mauvaise inspection ? Parce que je me suis dit :
-Voilà un inspecteur qui vient de Paris, tout le monde prépare un cours pour faire semblant que cela marche bien ; moi, j’ai fait des Sciences de l’éducation, je vais lui montrer ce que c’est qu’une vraie classe.
J’ai fait la classe comme d’habitude : c’était le chaos, les élèves savaient pourtant que l’inspecteur était là… Il m’a convoqué dans le bureau de la directrice, en me disant :
-Je vais vous faire une liste de choses que vous devez changer dans votre pédagogie et dans les trois semaines, je reviens. Si vous n’améliorez pas votre attitude, vous serez viré de l’Éducation Nationale.
Comme j’étais rentré dans l’Education nationale, après avoir passé un après-midi à regarder les thèmes des épreuves, je n’avais pas investi du tout sur le statut que l’on m’avait donné. Je me disais : ils vont me foutre dehors, ce n’est pas grave, je vais retourner en usine, devenir un sociologue de terrain. Le métier de prof pour moi n’avait aucune existence, ne représentait rien, il fallait se couler dans un moule qui me semblait désuet. Je ne croyais pas du tout au titre de prof. Je me sentais sociologue et je me disais en situation d’intervention au lycée.
La seule chose que je prenais au sérieux : la relation aux élèves. Passer un an au lycée me semblait une expérience riche, mais parmi d’autres. Je me suis toujours considéré comme un ethnologue explorant les institutions : changer de lieu, de métier ne me semblait pas inintéressant. Ce que je veux dire, c’est que je n’étais pas un « chronique », c’est-à-dire, que l’inspecteur décide de me virer, je m’en moquais complètement. Pour montrer à quel point, je me moquais de l’inspecteur, au moment de l’inspection j’étais en train d’écrire un livre sur La socianalyse : j’ai décidé d’y introduire la narration de mon inspection. Je devais rendre le manuscrit huit jours après.
L’inspecteur arrive, je raconte tout sur la visite de l’inspecteur dans mon livre, comme si j’écrivais mon journal. Dans ce chapitre sur la visite de l’inspecteur, j’ai opté pour un style ironique, critique, disant que cet inspecteur général se prenait pour un Évêque, qu’il visitait un curé dans une paroisse rurale, et qu’en fait il me reprochait de ne pas parler latin. Je me moquais de lui… Le bouquin paraît trois semaines après. J’ai apporté un exemplaire à la directrice. La directrice, qui était pourtant communiste, a été effrayée ; elle pensait que j’étais maoïste, elle disait :« Vous êtes fou, vous allez me faire virer… ». Moi, je me disais : « Je m’en fous d’être viré, je dis la vérité, je dis ce qu’il a à dire, l’inspecteur est un con ! »
Finalement, l’inspecteur a été au courant du bouquin, il a dû lui-même être effrayé et le rapport que j’ai reçu, quand il est parvenu dans ma classe, ce rapport était du genre « Monsieur Hess est un jeune prof qui est plein de dynamisme, qui a de gros problèmes, mais sa bonne volonté lui permettra, bientôt, je l’espère, de trouver des solutions à ses problèmes ». J’ai eu un rapport comme ça qui m’a suivi. Les notes pédagogiques étaient basses, ma note administrative était encore plus mauvaise, la plus basse de toute l’Académie. Et cela parce qu’un jour, ayant un train à prendre pour aller suivre un séminaire à Paris, je suis parti cinq minutes avant la fin du cours. Mes élèves, au lieu de rester gentils, comme je le leur avais demandé, ont pris les chaises et les tables, ils se sont bagarrés. L’un d’entre eux s’est ouvert la tête. Les autres l’ont emmené à l’infirmerie. Quand l’infirmière lui a demandé à quelle heure c’était arrivé, il a répondu qu’il devait être midi moins cinq, quand M. Hess est sorti de la classe. Alors, j’ai eu une enquête, j’ai eu 12 en note administrative. A l’Education nationale, si vous n’avez pas 17 en note administrative, vous êtes très mauvais. La directrice me convoque et me dit :
-Voilà, je vous avez mis 12.
-Merci.
Je signe ma note sans discuter.
Elle rajoute :
-Vous ne protestez pas !
Je lui ai répondu :
-Je suis content d’avoir la moyenne !
Ma désinvolture rendait la directrice folle !
Durant toute ma carrière d’enseignant du secondaire, j’ai eu une note pédagogique basse et une note administrative nulle.
Je me disais :
-Ces choses n’ont pas d’importance pour moi. Je ne suis pas professeur, je suis un sociologue en situation d’observateur-participant. Il vaut mieux que ce soient les profs, les collègues chroniques, ceux qui passeront toute leur vie ici, qui avancent au grand choix ; moi, j’avancerai toujours à l’ancienneté, parce que, de toute façon, je ne resterai pas longtemps dans cette carrière…
Je suis resté douze ans quand même ; mais j’ai fait ma thèse aussi.
Par rapport à ma classe, j’avais de bons rapports aux élèves ; parce que je ne cachais pas tout cela, j’aimais raconter mes aventures aux élèves. Je leur disais qu’ils étaient des élèves poubelles et que moi, j’étais un prof poubelle aussi, et qu’en fait, vivre dans une poubelle ensemble, ce n’était pas si mauvais que cela :
-Nous allons aménager la poubelle !
Aménager la poubelle, cela voulait dire : négocier avec l’établissement, ne plus être dans une salle comme les autres, construire un préfabriqué dans la cour, pour pouvoir faire du bruit sans déranger les autres ; parce que dans ma classe, les collègues pensaient que c’était le chahut permanent. Tous les profs, tous les pions disaient :
-La classe de Hess c’est incroyable !
Ils venaient voir ce qui s’y passait . En fait, j’avais installé une classe autogérée ; c’est-à-dire qu’il n’y avait plus de table et de chaise comme ici ; il y avait des petits groupes qui travaillent les uns avec les autres, chacun faisait ce qu’il voulait. On avait un programme, pour le Bac, il fallait le faire. C’était des élèves de seconde, première ou terminale ; je leur ai expliqué que, s’ils voulaient avoir le Bac, il fallait faire le programme. Et, que moi, je n’avais pas envie d’enseigner et que, eux, ils n’avaient pas envie d’apprendre. Donc, comment organiser tout cela ? J’avais quinze heures par semaine avec eux. J’ai négocié pour travailler le programme quatre heures par semaine et, le reste du temps, on pouvait « s’amuser ».
Le paradoxe, c’est que dans ma classe, alors que l’on me donnait des élèves « plus durs », les résultats au Bac étaient parfois supérieurs aux autres classes. On m’avait donné tous les mauvais élèves et, avec ma pédagogie, j’avais d’aussi bons, voire meilleurs résultats que les autres. Moi, je croyais que j’étais un génie. Un jour, j’ai appris que les élèves trichaient au moment des examens ; ils trichaient mieux que les autres, c’était assez rigolo.
J’ai suivi mes élèves. Quand je vois ce que sont devenus mes élèves, ils ont tous réussi à devenir quelqu’un ; il y en avait une qui voulait être coiffeuse, finalement, elle possède une salon de coiffure important. Une autre voulait être institutrice ; elle l’est devenue. D’autres se sont lancés dans le commerce… Je les ai aidés à réaliser leur projet. Je les ai aidés à construire leur projet de vie, à s’organiser, à planifier leur entrée dans la vie. Ma rencontre avec Raymond Fonvieille a été décisive pour me confirmer dans mes options pédagogiques.
Avoir le Bac était nécessaire pour faire ce qu’ils avaient envie de faire : on s’organisait en conséquence.
Je passais pour un prof original, mais plusieurs collègues traditionnels me reconnaissaient une efficacité sur des élèves qu’ils ne pouvaient pas supporter. Au départ, je pense que je faisais du travail social. Je prenais des risques par rapport au droit. Certains élèves venaient coucher chez moi, parce qu’ils fuyaient de chez eux. Rétrospectivement, je pense que je prenais des risques fantastiques, mais comme j’étais désinvolte (je ne tenais pas à garder mon statut), je faisais ce qu’il me semblait devoir être fait, pour faire avancer les choses. Mon épouse trouvait que parfois j’exagérais. Souvent, les parents d’élèves me respectaient. Ils sentaient que je m’occupais de leurs gosses.
Quand j’ai transformé ma maison en communauté pédagogique, ma femme ne supportait plus. J’étais soutenu par cinq ou six profs qui trouvaient bien ce que je faisais, et étaient prêts à m’aider. Les autres m’envoyaient tous leurs « mauvais élèves ». Eux, ils préféraient avoir des classes homogènes. Cependant, ce mouvement s’accentua, et cela finit par me poser un problème. La deuxième année, ma classe était pire que la première année ; la troisième, pire que la deuxième. Au bout de cinq ans, j’ai eu tous les déviants du bahut. Ma classe exerçait une réelle attractivité.
On envoyait dans la classe de Remi Hess tous ceux dont on voulait se débarrasser. Pour moi, c’était devenu insupportable : à partir du moment où les élèves prenaient l’habitude d’envahir mon domicile, qu’ils en faisaient une institution, cela a produit des effets pervers, notamment au niveau conjugal. J’avais des problèmes très durs à gérer.
Certains de ces élèves étaient en rupture : je faisais du travail social. J’avais ré-inventé l’appartement thérapeutique pour lycéens, c’était assez délirant ! J’ai senti que, si j’avais pu faire cela pendant cinq ans, je ne tiendrais pas longtemps, que l’institution allait me casser et que si les professeurs me soutenaient, leur soutien était aussi une démission. En dehors des cinq collègues qui étaient vraiment parties prenantes de mon chantier, les autres restaient très dubitatifs. La directrice voyait d’un mauvais œil cette équipe, elle nous cassait : d’une année sur l’autre, on n’avait pas les mêmes classes… C’était très dur. J’ai demandé ma mutation.
Je ne sais pas, si c’est intéressant de raconter ma biographie ici, parce que j’ai déjà eu l’occasion de le faire. Mais, il m’est arrivé plein d’aventures ; alors j’ai décidé de quitter cette ville où j’étais labellisé comme un prof complètement déviant, et j’ai demandé une mutation dans une autre ville où je suis arrivé, en m’habillant comme un prof traditionnel, pour essayer de me construire comme un autre, un autre prof, une autre identité, un autre homme. J’ai investi sur le contenu des cours.
Quand en 1971, j’étais arrivé au bahut, les surveillants croyaient que j’étais un élève. Ils me disaient :
-Vous, là-bas, venez ici…
J’avais vingt-trois ans, j’étais jeune.
Avec cinq ans de plus, j’avais déjà une tête de prof.
Je suis arrivé dans un autre bahut, j’ai fait autre chose.
Je ne vous raconterai pas la suite, mais par rapport à la question d’Augustin, je dis que j’ai réussi à faire un cocktail, un cocktail harmonique, assez amusant d’une vraie formation pédagogique intégrant le travail social, grâce à la pédagogie institutionnelle. Je prenais mes élèves pour des personnes. Je voulais construire une amitié entre ces élèves et le groupe de professeurs, jeunes, qui tournaient autour de nous, souvent avec des motivations plus « politiques » que pédagogiques, encore que nous avions réussi à créer un groupe de réflexion pédagogique, qui rassemblait, une fois par semaine, une quinzaine de professeurs de différents établissements de Charleville, où j’ai conduit cette première expérience.
Je tirais ma force de plusieurs choses. Sur le plan intellectuel, j’étais très fort : j’avais un doctorat de sociologie, une licence en droit, une licence de philosophie, le Capet d’économie. J’avais aussi une solide expérience sociale d’ouvrier ou d’habitant d’un quartier ouvrier. Avec des élèves, eux-mêmes fils d’ouvriers, je me sentais à l’aise. Mon expérience était rare à une époque où les profs étaient, en général, des gens recrutés parmi les bons élèves ; d’ailleurs, moi, j’étais l’un des rares mauvais élèves à avoir réussi le CAPES.
Ma pathologie (une tendance à la dissociation) était très rare dans l’Education nationale, donc précieuse sur le terrain. En effet, la logique des épreuves des concours, et la composition des jurys allaient dans le sens d’un recrutement de paranoïaques, de pervers ou d’obsessionnels ; les jurys écartaient les psychotiques et les schizophrènes. Dans leur logique, ils avaient fait une erreur en me recrutant. Je cumulais une série d’originalités : l’appartenance de classe, la maladie mentale et une bonne formation pédagogique : c’était extrêmement rare d’avoir tout cela en même temps. Ce cocktail me donnait une capacité d’attraction des élèves à problèmes, et en même temps une grande disponibilité pour les écouter et les comprendre.
Ma schizophrénie me permettait de vivre les situations les plus difficiles, comme une aventure, c’est-à-dire positivement. Je construisais comme une expérience positive, ce que n’importe quel autre prof aurait considéré comme un calvaire, une impossibilité de travailler ; quand mes élèves se battaient à coup de chaise dans la classe, je leur disais :
-Vous faites trop de bruit, vous êtes fatigants, je n’arrive pas à lire le Monde, laissez-moi terminer mon article.
Dans ces situations limites, j’étais dans un coin de la salle. Eux, ils se battaient à coup de chaises. Au lieu de les engueuler, je me contentais de renoncer à enseigner. Quand les élèves ne m’écoutaient pas, je leur disais :
-Si vous ne m’écoutez pas, moi, je ne pourrais pas enseigner.
Avec le temps, ils me respectaient, les élèves !
Et quand on bossait, on bossait. C’est vrai, très peu de profs peuvent supporter l’anomie. Ils veulent maintenir un certain standing dans la classe ; moi pas.
J’avais suivi les cours de René Lourau, les cours de Georges Lapassade et je m’étais formé à tout le mouvement des groupes : après la dynamique de groupe, on s’est formé au psychodrame. J’avais participé à des psychodrames, au happening de Living Théâtre à Nanterre. J’avais une formation très rare, que malheureusement l’on n’avait pas jugé bonne de reprendre. A cette époque-là, j’ai fait de la bioénergie, toutes les formes de groupes du potentiel humain. Je les ai intégré dans ma pédagogie ! Je faisais crier les élèves. J’ai demandé l’appui de psychologues.
Kareen: En fait, depuis que je suis arrivée à la faculté, en analyse institutionnelle particulièrement, j’ai remarqué qu’historiquement l’analyse institutionnelle est très liée au groupe des surréalistes. Comment faire le lien entre les deux mouvements ? Qu’est-ce qui a pu naître de cette convergence ?
Remi Hess : Kareen m’a fait conscientiser de façon très aiguë que j’étais, en fait, un surréaliste. Avant, je n’arrivais pas à comprendre René Lourau. Il y a eu une faille entre moi et René Lourau, une vraie coupure. Je le trouvais surréaliste, mais pour moi le mot avait un sens d’irréaliste. Effectivement, René Lourau avait été professeur de français, il avait lu André Breton qu’il admirait. Breton était quelqu’un qui, (je ne sais pas si vous connaissez la littérature surréaliste ?), mélange à la fois le réel et le rêve. Moi, je ne rêvais pas. Je pensais, à l’époque, que je n’avais pas d’inconscient, et si j’ai pu me plonger un jour dans la littérature surréaliste (je n’en ai guère de souvenir), je n’avais pas accroché.
Je n’arrivais pas à comprendre les gens qui croyaient à l’inconscient, ou plutôt qui lui accordaient une importance primordiale dans leur vie. Pour moi, c’était surréaliste de rencontrer des gens qui surinvestisaient leur inconscient, parce que moi, je me concevais dans le réel. J’ai toujours eu l’impression d’être réaliste. René Lourau m’apparut, un peu, comme un malade mental, certes sympathique, mais malade mental. J’installais la pédagogie institutionnelle dans l’hypothético-déductif, alors que René Lourau l’installait dans le monde transductif. On pourrait dire que je n’ai pas compris René Lourau, à ce niveau, avant sa mort. J’ai maintenu entre nous cette conscience d’une faille logique. René Lourau est mort en 2000. Assez vite, après son décès, j’ai décidé d’écrire un livre sur lui. J'ai commencé à revisiter toute ma biographie, dans ce rapport très fort que j’avais eu avec lui. Il avait été mon directeur de thèse… Je me suis passionné pour lui et son œuvre, même si je n’en comprenais que des fragments. J’avais été son éditeur. Mais, je bloquais toujours sur certains bouquins où le surréalisme avait une place très importante : par exemple, il a écrit un bouquin sur le rêve, Le rêver. Qu’est-ce qui se passe dans le rêve ? Il a essayé d’expliquer le rêve, autrement que Sigmund Freud. Toute la théorie du rêve de Freud, il l’a refusée : il voulait reconstruire le rêver, autrement.
C’est un enchaînement de petits faits qui m’a déniaisé par rapport au surréalisme. En 2002, un collègue de la fac m’a brutalisé, m’a jeté par terre. J’ai été blessé gravement. Je suis resté deux mois sur un lit, avec un ménisque déchiré : on n’arrivait pas à identifier ce que j’avais exactement. Je souffrais beaucoup, j’avais du mal à dormir, et je cherchais une potion magique pour me faire dormir. J’ai commencé par lire Hegel, ses œuvres complètes en allemand. D’ordinaire, avec ce type de potion, je m’endormais dès la première ligne ; mais là, je restais éveillé sans aucun problème. J’ai lu Hegel, Lukacs, et d’un trait la thèse de Marcuse sur Hegel. Alors que pendant de longues semaines, j’avais énormément travaillé, (cela faisait deux mois que j’étais sur mon lit), un médecin m’a dit :
-On sait maintenant ce que tu as, on va t’opérer !
Je suis parti à l’hôpital. On m’a fait absorber des produits, des somnifères ou je ne sais pas quoi. J’étais dans un état à demi inconscient. Cela ne m’était jamais arrivé d’être drogué. Je n’avais jamais expérimenté les psychotropes : dans ma vie, je n’ai guère pris de médicaments ; le seul médicament que je prends régulièrement, c’est du Bourgogne rouge, du Chablis ou des choses comme cela, un cigare de temps en temps, mais pas plus.
Mon opération a eu un effet incroyable. Je suis entré dans un état d’hallucination totale et prolongée. Ce jour-là, en rentrant chez moi, j’ai relu Le rêver de René Lourau, d’un trait, et j’ai tout compris d’un seul coup ; j’ai même commencé à rêver, alors que je n’avais jamais rêvé ; j’ai commencé un rêve que René Lourau aurait dû rêver, s’il avait voulu vraiment réussir son livre. Au réveil, j’ai écrit mon rêve, parce que R. Lourau décrit ses rêves, et que se lancer dans l’écriture d’un livre sur lui impliquait que je respecte le principe d’implication. Quand le produit a arrêté de faire ses effets, j’ai arrêté de rêver. J’étais retombé dans la déchéance d’un pauvre mec qui n’a pas d’inconscient.
Je me suis dit que j’allais comprendre René Lourau. Je me suis plongé dans la relecture de l’ensemble de l’œuvre de René Lourau, mais j’ai même été plus loin : pour la comprendre, je me suis mis à lire tous les auteurs lus par R. Lourau, ou même qu’il aurait pu lire. J’ai décidé de lire André Breton. J’ai acheté cent livres sur le surréalisme, et j’ai lu tous ces auteurs-là, d’un trait. C’est à cette époque que j’ai rencontré Kareen. Elle avait fait de la peinture, elle connaissait bien Dali, et elle m’a offert, pour mon anniversaire, Le journal d’un génie. Ce fut le point de départ, pour moi, d’une possible articulation entre la littérature louraldienne, le surréalisme et l’analyse institutionnelle.
Quand je vous raconte mon attitude au lycée, je vous montre que l’administration n’avait aucune pression sur moi, parce que je m’en foutais qu’elle me vire immédiatement. J’avais une profonde désinvolture de l’être qui passait aux yeux de beaucoup pour un comportement déviant. Je n’investissais pas sur l’Etat. Je ne faisais pas l’expérience de l’Etat inconscient. Contrairement à René Lourau, je parvenais à objectiver mes rapports à l’Etat. Je ne croyais pas à l’autorité. Je ne surinvestissais pas sur l’institué.
C’est une époque où je ne faisais pas trop la distinction entre le jour et la nuit ; parce que les élèves pouvaient venir dormir chez moi, je pouvais dormir dans la classe… Comme j’avais aboli la frontière entre le jour et la nuit, j’avais aboli tout ce qui fait qu’une institution scolaire empêche les élèves de se mettre en autogestion ; ainsi, j’acceptais qu’ils puissent se promener dans les couloirs pendant les heures de cours ; je leur faisais même des mots, pour les autoriser à aller boire des coups en ville pendant mes cours… L’administration ne comprenait rien.
Je m’aperçois à l’instant où je vous parle, que j’étais surréaliste depuis le début, que j’étais un dissocié peut-être, mais que j’avais un inconscient qui avait pris la place de la conscience. D’ailleurs, j’ai arrêté de me prévaloir d’une absence d’inconscient. J’ai dit à ceux qui étaient entrés dans mon discours précédent, que j’avais trouvé un inconscient, en bas d’une page d’une œuvre d’André Breton, je l’ai saisi et je crois que, depuis 2003, j’ai un inconscient, même s’il n’est pas trop dissocié de ma conscience.
Comment expliquer que je ne rêve pas ? Une hypothèse : l’absence de rêve nocturne viendrait du fait que je rêve ma vie, quand je suis éveillé. Les gens qui rêvent la nuit réalisent des projets qu’ils ne parviennent pas à vivre dans leur vie diurne. Moi, je vis tout ce que je peux souhaiter, parfois de façon différée, mais j’ai constamment le sentiment que ce que je désire va survenir. J’ai une confiance infaillible. Je pense que c’est un héritage familial, c’est-à-dire que je pense que j’ai une force qui plie le réel à mes désirs : donc, je ne vis pratiquement pas de frustration. Logiquement, je ne peux pas avoir d’énergie pour accomplir des désirs la nuit, que je ne réaliserai pas le jour. Du coup, la nuit, je dors. Je me repose.
C’est une hypothèse !
(Bruits dans la salle !).
Un jour, quelqu’un a dit de moi, et je conclurais là-dessus :
-On ne fera jamais faire à Remi Hess quelque chose qu’il n’a pas envie de faire !
C’est peut-être Lucette qui a dit cela ? Je ne me souviens plus.
Je pense qu’il y a très peu de gens qui s’autorisent à vivre leur désir.
Qui peut dire cela de lui ? Moi.
Lucette Colin a été ma directrice d’UFR. Elle avait conscience que l’on ne pouvait pas me gérer. Elle pensait que j’étais un professeur ingérable. Elle m’a dit, un jour dans son bureau, en tête à tête :
-Je voudrais quand même te dire que tu es le principal obstacle à la mise en place de ma politique !
Quand on sait, par ailleurs qu’elle est mon épouse depuis trente ans, on a envie de rigoler !
N’est-ce pas une belle chute ?
Augustin : Merci à vous, les étudiants, merci à toi, Remi !
(Fin de la troisième partie)
Entretien organisé par Augustin Mutuale, Benyounès Bellagnech et
Saida Zoghlami
réalisé en collaboration avec Kareen Illiade,
et transcrit par Aziz Kharouni
Université de Paris 8-Vincennes à Saint-Denis
Le jeudi 16 novembre 2006