VIII. L’Homme total : une nouvelle approche de l’éducation tout au long de la vie ?
Pendant toute la vie, chacun est appelé à quitter un moment pour se projeter dans un autre. Il ne cesse jamais de naître sur une scène nouvelle et passe sa vie à changer de pièce dans la maison de l’être. Il faut comprendre que l’éducation permet la libération de la pensée de l’homme. Tel celui qui se trouve dans la caverne décrite par Platon, l’homme découvre dans les ombres qu’il perçoit un secret obscur qu’il faut percer. Il se libère de ses chaînes qui l’entravent pour entrer dans l’aventure de la connaissance. Ainsi, il doit s’élever pour s’extraire de l’envoûtement qui le garde prisonnier au fond de cette caverne et découvrir le monde sensible pour se mettre à penser. Le dépassement de soi est comme l’élan que l’on se donne et l’éducation comme un principe de toute existence. L’homme inachevé progresse ainsi vers la stabilité, l’autonomie et se dote d’une conscience réflexive. Il faut comprendre ce sens de l’autonomie comme moyen « de se donner à soi-même sa propre loi en toute indépendance selon des critères pesés en notre for intérieur et non dictés de l’extérieur (J. de Coulon, 2007, p. 78) ». Cette autonomie unifie les différents petits moi’s (qui correspondent aux phénomènes perçus par la conscience), de chaque personne en prenant de la distance par rapport à soi et de conduire jusqu’à l’émergence de la conscience intersubjective. C’est aussi savoir prendre du recul et du temps pour comprendre l’essentiel pour que chaque personne puisse devenir ce qu’elle est réellement et développer pleinement son potentiel par les savoirs qu’il accumulera en réalisant son projet existentiel. Pour se produire comme Homme total,
K. Marx dans ses textes de jeunesse écrit un paragraphe succinct sur sa conception de l’homme. Il reprend l’appellation utilisée par Charles Fourier et Feuerbach de l’Homme Total, comme un être générique. C’est dans les oeuvres de jeunesse, Le manuscrit de 1844, qu’il explique que « l’homme n’est pas seulement un être naturel humain, c'est-à-dire un être existant pour soi, donc un être générique, qui doit s’affirmer et se manifester en tant que tel dans son existence et dans son savoir (K. Marx, 1844, éd. 1996, p. 172) ». Il perçoit la condition de l’homme comme dépendante de facteurs extérieurs à lui. Il appelle l’homme à se défaire des chaînes qui entravent toutes possibilités de se construire sa propre individualité. « L’homme s’approprie son être universel d’une manière universelle donc en tant qu’homme total. Chacun de ses rapports humains au monde, la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher, la pensée, la contemplation, le sentiment, la volonté, l’activité, l’amour, bref tous les organes de son individualité - de même que ceux qui, dans leur forme, sont immédiatement des organes sociaux (K. Marx, 1844, éd. 1996, p. 148) ».
Comment faire pour atteindre le but rechercher ? Sachant que l’homme évolue par les savoirs et en développant des sentiments représentatifs de la réalité de ce qu’il ressent. L’Homme total devient cet homme réel, celui qui vit dans le concret, loin de toute abstraction et de toute fausseté. C’est celui qui se conduit selon une pensée humaine dans un monde humaniste. Dans le troisième manuscrit, Karl Marx termine par « si tu supposes que l’homme devient humain et que son rapport au monde devient un rapport humain, tu ne peux échanger que l’amour contre l’amour, la confiance contre la confiance, etc. Si tu veux jouir de l’art, il te faudra être un homme ayant une culture artistique ; si tu veux exercer de l’influence sur d’autres hommes, il te faudra être un homme pouvant agir d’une manière réellement incitative et stimulante sur les autres hommes - et à la nature - devra être manifestation déterminée, répondant à l’objet de ta volonté, de ta vie individuelle réelle. Si tu aimes sans susciter d’amour réciproque, c'est-à-dire si par ta manifestation vitale en tant qu’homme aimant tu ne te transformes pas en homme aimé, ton amour est impuissant et c’est un malheur. (K. Marx, 1844, éd. 1996, p. 212) ».
Pour Karl Marx, l’indépendance et la liberté sont deux notions qui ont toute leur importance dans sa conception de l’homme. C’est l’homme qui est délivré de toute forme d’aliénation. Il ne parle pas d’éducation ou d’apprentissage mais il définit l’acte par « un être ne commence à se tenir pour indépendant que dès qu’il est son propre maître et n’est son propre maître que lorsqu’il doit son existence à soi-même. Un homme qui vit de la grâce d’un autre se considère comme un être dépendant. Mais je vis entièrement de la grâce d’un autre, si non seulement je lui dois l’entretien de ma vie, mais encore si en outre il a créé ma vie. S’il en est la source, et ma vie a nécessairement un semblable fondement en dehors d’elle si elle n’est pas ma propre création (K. Marx, cité par E. Fromm, 1961, éd. 2010, p. 55) ». L’objectif de tout être humain est d’aller vers la création de soi. K. Marx est convaincu, que là se place la posture de l’Homme total comme niveau ultime « de l’émancipation de l’homme, c'est-à-dire sa propre réalisation grâce à ses rapports productifs et harmonieux avec ses semblables et la nature (E. Fromm, 1961, éd. 2010, p. 55) ».
L’Homme total est un homme qui est libéré de ses conditionnements. Il est cohérent avec lui-même et tend à vivre en accord avec sa raison. Sa sérénité lui permet de se concevoir et de comprendre la vie comme une oeuvre. « Le travail est l’expression même de l’homme, l’expression de ses forces physique et intellectuelle. En même temps qu’il exerce son activité, l’homme se développe et devient lui-même (E. Fromm, 1961, éd. 2010, p. 59) ». La question du travail chez Karl Marx s’explique selon deux notions, le travail abstrait (obligatoire pour sa survie) et le travail concret, c'est-à-dire la forme de travail approprié au développement de l’homme pour tendre vers l’expression de l’énergie humaine pour qu’il devienne agréable et enrichissant. Ce travail concret s’effectue dans un moment approprié, celui que chacun peut donner à son éducation tout au long de la vie. « Le but du développement étant celui de l’Homme total universel, il faut le libérer du fléau de la spécialisation (E. Fromm, 1961, éd. 2010, p. 60) ». K. Marx précise que comprendre l’homme par toutes ses dissociations, tous ses petits moi’s qui le composent et qui le constituent en tant que personne. « Dans toutes les sociétés passées, l’homme est chasseur, pêcheur ou berger ou critique et il doit le demeurer s’il ne veut pas perdre ses moyens d’existence ; tandis que dans la société communiste où chacun n’a pas de sphère d’action exclusive, mais peut se perfectionner dans la branche qui lui plaît, la société réglemente la production générale et me rend de ce fait possible de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de pratiquer l’élevage le soir, de faire de la critique après le repas selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique (K. Marx, 1846, éd. 1966 , pp. 48-49 ) ».
Pour que l’homme devienne ce qu’il doit être, il se détermine lui-même en se délivrant de ses propres conditionnements. Il se construit selon une multitude de dimensions et l’éducation lui donne les moyens d’atteindre chaque stade. Ses limites sont celles de sa propre définition de la perfectibilité et il se dépasse sans cesse pour exister… vivre son libre-arbitre. Lorsque l’homme comprend qu’il est libre de construire son propre destin, qu’il est responsable de son essence, il s’implique alors pour entrer dans sa propre spirale de l’évolution. La volonté de se créer est extrême, c’est le pouvoir de se déterminer, le goût de l’effort.
La progression de la réflexion est aussi en lien avec les modèles et les communautés formatrices de repères, elles sont éclairantes des chemins possibles à suivre. Une conduite communautaire favorise l'élimination des différends et établit des points de convergence plus dynamiques et universels entre les humains. Bien qu’il y ait le risque d’une imprégnation forte comme je l’ai expliqué par l’aliénation pédagogique, celui qui s’identifie, se recrée aussi, et par la suite interprète de façon plus personnelle les savoirs inculqués. C’est ainsi que l’appropriation du savoir s’effectue par sa transformation pour que notre réflexion puisse entrer en résonnance. Pour atteindre un niveau de maturité et faire siennes les notions enseignées. À ce niveau de clarté de l’esprit, les mots deviennent alors les briques de notre conscience réflexive. Dans ce processus par lequel s’acquiert une forme de savoir, l’éloignement de soi-même est obligatoire au départ, il permet à l’éducation de faire son oeuvre et à l’homme de mieux se connaître.
Sandrine Deulceux
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