2.2.4 Des philosophes, des poètes et des écrivains
C’est en 1939, qu’Henri Lefebvre souhaite écrire un livre sur Frédéric Nietzsche. Pourquoi ? Il trouve chez cet auteur le dépassement attendu de la philosophie d’Hegel, puis de Marx. Pourtant ce livre n’aura qu’une vie très courte lors de sa parution. En 1940, il sera saisi et pilonné. D’autres soupçonnent que dans les textes de F. Nietzsche se trouvent les germes du nazisme et du fascisme. Pourtant Henri Lefebvre s’attache à expliquer que ce philosophe n’a jamais souhaité créer un tel système, que l’interprétation qu’Hitler a pu en faire, n’est qu’une projection subjective. En effet, pour H. Lefebvre, F. Nietzsche traite de tous les problèmes sur l’homme et la société et il tente de les dépasser.
En 1945, une série de livres apparaîtra, dans laquelle Henri Lefebvre étudiera les philosophes comme Descartes, Diderot, Pascal, Rabelais, Musset. Lors de ma réflexion sur les raisons de telles recherches, j’ai perçu dans le choix de ces auteurs une volonté pour H. Lefebvre de connaître les fondements des mouvements qui ont vu le jour dans l’histoire. Ainsi, Descartes s’est consacré à la métaphysique, Diderot à la naissance du matérialisme, Pascal au mouvement du jansénisme, puis Rabelais à la place de l’humanisme, et Musset à la tragédie. Pour Henri Lefebvre, il est important de se construire des réflexions dialectiques qui entrent dans le mouvement de l’histoire et qui évoluent avec le présent dans un devenir qui sera la synthèse entre le passé et le présent.
Le contexte, dans lequel Descartes fut écrit, débute par la lecture d’un livre édité en 1946 par les presses du Parti. La thèse s’inscrit dans une affirmation que le matérialisme cartésien est une idéologie. « Le matérialisme cartésien, dont Mme Cécile Angrand a dressé le tableau énergique et trop précis, semble une interprétation tout aussi justifiée (et même un peu plus) que les autres. Et cependant il est gênant de biffer d’un trait de plume une série de textes allant en sens contraire. Le seul fait de rejeter au second plan, comme accessoires ou illusoires, un certain nombre d’affirmations du philosophe, montre que l’on a affaire ici encore, à une exégèse qui reclasse et distribue les textes en essentiels et inessentiels, suivant les exigences d’une interprétation (H. Lefebvre, 1947d, p. 9)». Pour lui, il ne faut pas dénaturer le sens de l’histoire et de l’évolution de la recherche. Ce que Descartes pensait à son époque, a permis l’évolution actuelle, « En philosophie, comme dans le journalisme, il y a une actualité ; elle est seulement plus lente, plus morne ; l’air des salles de cours se renouvelle plus rarement que celui des salles de rédaction ; et cependant le mouvement est le même : autant de superficialité, de faux brillant et de paradoxes momentanés (H. Lefebvre, 1947d, p. 11) ». Ce livre a pour objectif de redonner sa place au matérialisme cartésien et de trouver un critère objectif : «l’histoire de la philosophie ne peut s’écrire que comme un chapitre d’une histoire générale de la culture, des idées et de la connaissance. Et cette histoire ne peut être qu’une histoire sociale des idées, reliée à la critique sociale des idées (H. Lefebvre, 1947d, p. 18) ». H. Lefebvre souhaite démontrer que pour comprendre Descartes, il faut comprendre aussi le contexte historique dans lequel il inscrit son matérialisme. Ce livre permet de redonner sens au contexte. « Personne ne prétend plus aujourd’hui exposer ou expliquer une pensée hors de toute relation dans le temps et l’espace, mais beaucoup font encore «comme si» c’était possible ! Il importe maintenant d’aller plus loin, d’approfondir la conscience naissante de l’histoire réelle des idées (H. Lefebvre, 1947d, p. 30)».
Dans ce même domaine, le livre qui suit est consacré à Diderot ou les affirmations fondamentales du matérialisme. Il est publié en 1949. L’objectif d’Henri Lefebvre est de lutter contre le dogmatisme en recueillant chez Diderot ce qui fait de lui un philosophe de la nature, éloigné de tout dogmatisme. Certains pensaient dans le Parti que ce philosophe était un idéologue de la bourgeoisie et que ce livre le prouverait. Cependant, sa parution fut retardée car les thèses énoncées ne correspondaient pas à l’attente du moment. Pour H. Lefebvre, il convient de reprendre la naissance des idées en retournant dans l’histoire pour comprendre comment ce philosophe a pu évoluer ainsi. « La notion d'une « histoire sociale des idées » diffère profondément de celle d'une « histoire des idées sociales », bien que la première puisse aboutir à la seconde, en lui donnant un fondement solide (H. Lefebvre, 1949²a, p. 9) ». À la fin de son introduction, H. Lefebvre démontre que l’époque ne se prêtait pas à une vision aussi vaste des problèmes actuels et qu’il ne pouvait pas définir alors Diderot comme dogmatique. «Le réalisme de Diderot, son matérialisme, la souplesse de sa pensée, son souci rigoureux du vrai, lui épargnèrent d'apporter une forte contribution aux mythes du XVIIIe siècle. Il ne sortit pas de son temps. Il n'a pas dénoncé les illusions et les mensonges de l'idéologie bourgeoise. Il n'a pas compris la contradiction que portait en elle la société bourgeoise : le prolétariat naissant. Il n'a pas découvert le moteur de l'histoire : la lutte des classes. Il n'a même pas su clairement qu'il parlait au nom de la bourgeoisie, car il crut parler au nom de la Nature et de la Raison (H. Lefebvre, 1947d, p. 54) ». Henri Lefebvre après une étude de l’oeuvre de Diderot prend sa défense au lieu de le condamner. Il considère que « le matérialisme philosophique de Diderot conserve une importance historique et un intérêt « propédeutique » ou éducatif de premier ordre. Et cela bien que le matérialisme dialectique diffère profondément du matérialisme mécaniste (H. Lefebvre, 1947d, p. 250) ».
Dans ce tour des auteurs, Henri Lefebvre s’attaque à l’oeuvre de Pascal et du jansénisme. Je rappelle que dans sa jeunesse, il en avait déjà fait l’étude au cours de ses années d’études supérieures avec son professeur Léon Brunschvicg à la Sorbonne. H. Lefebvre publie donc sa recherche faite sur Pascal en deux tomes, l’un en 1949 et le suivant en 1954. Il souhaite remettre de l’ordre et s’exprimer sur le sens de l’oeuvre de Pascal.
Il donne dans son introduction le plan du livre « Dans le cadre de la vie sociale du XVIIe siècle, une première partie s’efforcera donc de définir les diverses tendances idéologiques et notamment d’esquisser l’histoire politique du jansénisme. Chemin faisant, elle amènera au jour les conflits cachés et profonds du «grand siècle», et décèlera l’influence de ses contradictions inavouées sur le style de cette époque, sur le «classicisme», sur la pensée et l’oeuvre de Pascal en lui-même. Ensuite, après avoir brièvement résumé la vie de Pascal et analysé en lui la conscience malheureuse, la conscience tragique de son époque, les autres parties de cette étude examineront son oeuvre scientifique, son oeuvre polémique, son oeuvre métaphysique, de façon à retrouver les détours de sa pensée et à montrer les raisons de son échec final (H. Lefebvre, 1949b, p. 9) ».
Lors de la publication du premier tome, celui-ci est critiqué par une certaine catégorie d’intellectuels ou de marxistes. Les raisons sont en rapport aux textes décrivant le jansénisme, et les jésuites, ainsi qu’un manque de distinction quant à la classe de Blaise Pascal. Suite à ces multiples remarques, Henri Lefebvre écrit un deuxième tome dans lequel il fait son procès dès son introduction. Son objectif dans ce livre est de percer le secret de l’aliénation chez Blaise Pascal et de faire la part aussi au matérialisme. Il rajoute aussi un passage sur la noblesse de robe car des critiques faites, celle-ci en était la plus virulente.
Henri Lefebvre entreprend ensuite de s’attaquer à l’oeuvre de Musset. Il produira sur ce sujet un petit livre en 1955. Son objectif est de comprendre pourquoi chez ce grand poète lyrique le sens de son oeuvre a-t-il perdu de son éclat au fil du temps.
Voici ce qu’il dit à ce sujet « Aujourd'hui, Musset lyrique s'éloigne. Définitivement ? Qui oserait l'affirmer ? Cependant Baudelaire l'a supplanté comme poète du déchirement entre la pureté et la souillure, entre l'idéal et le réel. [...] Voilà donc le paradoxe, le cas, le problème. Il se pose devant nous avec une dure objectivité ; celle de l'histoire. La survie d'une oeuvre a débordé la vie et peut-être les intentions de son auteur, à coup sûr les jugements de ses contemporains. Nous nous abstiendrons de déclarer solennellement ici, au début de cette brève étude, que le «problème Musset » a une importance particulière, une signification profonde. En admettant que nous parvenions à le résoudre. Pourrions-nous donner les lois de la métamorphose des oeuvres, et en tirer des prévisions valables en ce qui concerne notre époque ? Rien de moins sûr. Cependant, peut-être aurons-nous l'occasion de pénétrer quelques « secrets » de la création littéraire et du rapport entre l'homme, l'oeuvre et les conditions historiques.
Mettons le mot « secret » entre d'ironiques guillemets ; car peut-être s'agit-il de simples vérités, d'évidences rarement aperçues parce que trop simples (H. Lefebvre, 1955²a, p.14) ».
Ce travail s’inclut dans le sens que donne Henri Lefebvre au travail sur l’oeuvre à la découverte du sens de l’esthétique.
Il y a aussi le livre sur Rabelais. Henri Lefebvre le qualifie de clarificateur. «Rabelais eut le génie d’un clarificateur. Il plongeait dans le passé en rejetant le dépassé, en apercevant le possible. Il parvint ainsi non seulement à «exprimer» son temps, c'est-à-dire à le formuler, et à agir sur lui dans le sens du possible prochain, mais à aller au-delà, dans le sens du possible le plus lointain et le plus grandiose - le règne de la liberté (H. Lefebvre, 1955²b, p. 31) ». C'est-à-dire que Rabelais, contrairement à Pascal, tente de définir le possible dans les germes des idées naissantes. Dans ce projet d’écriture sur Rabelais, H. Lefebvre souhaite mettre au jour ce qui fait de cet homme un Homme total. Il écrit alors dans son introduction « le grand artiste et la grande oeuvre d’art s’efforcent de saisir - en images et en types - la totalité de leur temps (l’homme total dans une époque et une société déterminées) (H. Lefebvre, 1955²b, p. 31) ».
Sandrine Deulceux
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