LUTTE DES CLASSES OU PARTENARIAT SOCIAL ?
26 OCTOBRE 2014 | PAR ARMAND AJZENBERG
(suite )
LES RÉPONSES DE FRANÇOIS HOLLANDE, MANUEL VALLS, JEAN-LUC MÉLENCHON, NOËL MAMÈRE
... EN 2007
En décembre 2007, une revue éditée par la Fondation Gabriel Péri - nouvelles FondationS – interrogeait des personnalités politiques. Parmi les questions posées (huit), trois me semblent les plus révélatrices des clivages philosophiques et politiques existant alors. Et qui existent toujours, plus que jamais. Et qui feront peut-être débat à un prochain Congrès du PS ? En effet, parmi ces personnalités, l’une est devenue depuis Président de la République et l’autre Premier ministre. Ces derniers s’affirment de « gauche », les autres interrogés sont aujourd’hui classées sous l’appellation « gauche de la gauche ».
Toutes les réponses à ces trois questions sont ici constituées d’extraits. Elles portaient sur la « lutte des classes », la remise en cause de la « propriété privée », le « dépassement du capitalisme ». Aujourd’hui, ceux qui nous gouvernent et qui s’affirment de « gauche » préfèrent utiliser l’expression « partenaires sociaux » (d’où le titre de ce billet) - expression largement utilisée par la « classe politique » (ce qui révèle une prise de position révisionniste de cette « gauche ») – plutôt que celle d’« adversaires sociaux ».
L’expression « partenaires sociaux » est aussi largement utilisée par les journalistes de la presse écrite, parlée et télévisuelle (ce qui est une soumission à cette idéologie révisionniste, et une participation à la mise en condition idéologique de ceux qu’ils sont chargés d’informer, tout en s’affirmant objectifs et impartiaux). En effet, préférer l’expression « partenaires sociaux » à celle d’« adversaires sociaux », permet d’évacuer la « lutte des classes », ce qui n’est pas innocent. Voici donc les questions posées par la revue que j’ai retenues :
1 – « Le camp de la gauche s’est historiquement structuré à partir de l’analyse de la société en termes de classes sociales. Estimez-vous que le concept de lutte des classes soit toujours pertinent pour décrire les mécanismes du corps social ?
2 – La mission de la gauche a longtemps consisté à réduire les inégalités. Pour ce faire, elle remettait en cause la propriété privée des moyens de production. La nationalisation de certains secteurs industriels, comme ceux qui produisent les biens de première nécessité, vous paraît-elle encore souhaitable, voire envisageable ?
3 – Le dépassement du capitalisme est-il votre objectif ? Si la réponse est positive, comment comptez-vous y parvenir au sein d’un pays pleinement intégré à l’économie capitaliste mondialisée ? Si elle est négative, quelle est votre philosophie d’encadrement du marché ? »
ooooo
Jean-Luc Mélenchon, alors sénateur socialiste de l’Essonne et ancien ministre :
(1) « Oui, il reste très pertinent. La société ne s’est pas encore émancipée de la question du partage conflictuel des richesses produites. Les fluctuations de taux de profit ou de la part de la richesse revenant au capital ou au travail en attestent. Elles ne doivent rien aux lois de la nature, et tout aux rapports de force sociaux, politiques et culturels…. »
« Reste que ceux qui font aujourd’hui comme si les classes sociales n’existaient plus n’ont jamais expliqué par quel miracle elles auraient disparu alors que la dynamique inégalitaire du capitalisme s’est à la fois élargie et intensifiée depuis les années 1980. Certains à gauche vivent effectivement dans l’illusion d’une « moyennisation » de la société, voire d’une individualisation absolue où les antagonismes économiques et sociaux ne seraient plus déterminants. Mais ce n’est pas parce que les classes sociales n’ont plus conscience d’elles-mêmes et qu’elles sont systématiquement occultées dans la culture dominante (médiatique et de l’industrie du spectacle) qu’elles n’existent plus. »
(2) « L’eau, l’air, l’énergie, le vivant et les écosystèmes, mais aussi la santé, la culture, l’éducation, les moyens de transport et de communications, ainsi que la recherche et les technologie qui en découlent sont des ressources et services essentiels aux populations. Il n’existe pas dans ces domaines d’alternative à la consommation. Ce n’est pas un choix de respirer ou de boire, d’être malade ou pas, d’être ignorant ou non. Ce sont des biens communs de l’humanité dont l’accès doit être garanti pour tous. Pour cela, l’appropriation sociale des moyens essentiels de la vie en collectivité donne l’avantage d’une gestion maîtrisée, rationnelle et contrôlée. Cette méthode vaut mieux que le gaspillage, la concurrence et la discrimination, conséquences consubstantielles à la loi du marché quand elle s’applique à ces secteurs. Naturellement, il faut tenir compte de l’expérience historique et imaginer que la nationalisation d’un service doit être aussi une socialisation de sa gestion et que les mécanismes de contrôle et de correction par les usagers et la collectivité doivent être puissants. »
(3) « Trop souvent à gauche on commence par se demander ce qu’il semble possible de faire avant de se demander ce qu’il faudrait faire. Or, on ne peut pas réduire le souhaitable au possible. Car on ne sait jamais à l’avance jusqu’où il sera possible d’aller. »
« Ce n’est pas parce que l’on ne sait pas mettre sur la table un mémento en dix points expliquant comment concrètement le dépasser (le capitalisme) que cela ne doit pas rester un objectif. Car il faut surtout se demander lucidement si ce système fonctionne. »
« On ne manque donc pas de raisons pour continuer à se fixer comme objectif le dépassement du capitalisme. Et on ne manque pas non plus de moyens pour peu qu’on veuille bien les utiliser. Plusieurs pays d’Amérique latine ont ainsi recouvré une grande partie de leur souveraineté économique en reprenant en main leurs banques centrales ainsi que les grands secteurs stratégiques du pays. »
Clémentine Autin, alors adjointe au maire de Paris chargée de la jeunesse, apparentée communiste :
(1) « Aujourd’hui comme hier, l’antagonisme de classes est à l’œuvre partout dans le monde. Pour faire advenir une société émancipée, la lutte des exploités contre les catégories dominantes est une dynamique à construire, un moteur à rechercher. Il faut donc assumer et même revendiquer la place du conflit et du rapport de classes. »
« Si le concept de « lutte des classes » me paraît donc toujours pertinent, je plaide pour qu’il s’articule avec les autres combats progressistes. Car tout n’est pas soluble dans l’anticapitalisme, toutes les dominations et exploitations ne relèvent pas du seul registre économique. Portés par de récents mouvements sociaux, le féminisme, l’écologie ou l’anti-racisme – indispensable à notre analyse du réel et à notre projet de société – sont là pour le rappeler. Ce qu’il convient d’opérer, ce n’est pas une addition de luttes hiérarchisées mais une démonstration de la convergence de tous les combats émancipateurs. De là peut déboucher un nouvel imaginaire politique, propice à une mobilisation populaire de grande ampleur. »
(2) « Je plaide donc pour que la gauche réaffirme la supériorité de l’appropriation sociale (qui ne se confond pas avec la propriété étatique) sur la propriété privée, qu’elle énonce l’illégitimité de toutes les lois de privatisations opérées depuis vingt ans et qu’elle affirme sa volonté d’élargir le secteur public dans tous les domaines, productifs ou non, qui touchent de façon directe au développement humain. L’eau, le médicament ou l’énergie figurent tout naturellement aux premiers rangs de cette volonté. »
(3) « Je pense que l’objectif du dépassement du capitalisme reste la ligne de conduite la plus raisonnable et, au bout du compte, la plus réaliste. À économie de marché, société de marché, c’est-à-dire inégalités, dépossessions et violences… Au fond, le XXe siècle nous a montré que deux pistes ont échoué, chacune à sa manière. L’abolition brutale des « lois du marché », en lui substituant les mécanismes de l’État administratif, a conduit à de graves échecs. L’adaptation de l’économie libérale, avec une intériorisation sans cesse plus grande des présumées lois du marché, n’a pas non plus porté ses fruits. Si l’on veut échapper au dilemme insoluble entre « adaptation » et « abolition », il faut viser le « dépassement ». »
Noël Mamère, alors député Vert de la Gironde :
(1) « Le concept de lutte des classes est toujours pertinent comme grille de lecture du corps social. Si on l’oublie, on ne comprend rien aux dynamiques qui traversent la société. De l’échelon national au niveau mondial pour la gauche française, cet oubli des classes sociales, de la lutte historique pour l’émancipation, a correspondu à l’abandon des classes populaires. »
(2) « La question de la socialisation des moyens de production ne peut se réduire à la nationalisation. Trop souvent, celle-ci a été comprise comme étatisation et bureaucratisation de l’organisation de la production. L’intervention des salariés n’a pas été déterminante dans la plupart des cas. […] Les écologistes estiment que l’économie ne doit pas se résumer à un face-à-face entre logique étatique, mais qu’il s’agit, dans le cadre d’une économie mixte, de développer un tiers secteur de l’économie non marchande reposant sur des emplois socialement utiles. L’économie sociale et solidaire (ESS) est au cœur du projet économique des Verts. Les initiatives d’ESS sont créatrices de richesses autres que financières, productrices de citoyenneté, de lien social, de solidarité, en même temps que de biens et services collectifs. »
(3) « Le dépassement du capitalisme est nécessaire parce que la crise écologique et sociale que nous traversons ne peut trouver sa résolution qu’à travers une autre logique économique reposant sur la notion de biens communs, excluant du marché l’eau, la terre, l’air et les nouveaux biens communs que sont la santé, l’éducation et la culture. »
ooooo
Hier, la coupure tactique passait entre ceux qui se réclamaient de la « révolution » et ceux se réclamant du « réformisme ». Mais l’objectif des uns et des autres était le même : dépasser le capitalisme. Les positions aujourd’hui assumées par François Hollande et Manuel Valls, sociales-libérales comme on dit, plus libérales que sociales cependant (j’imagine en effet que Jupé, Fillon ou Sarkozy pourraient y souscrire) ne sont donc pas des accidents mais des renonciations exprimées de longue date. Après une élection présidentielle perdue en 2007 par Ségolène Royal, il n’y avait pas grand risque pour eux à affirmer alors leurs réelles convictions, le premier de manière ampoulée et le second de manière brutale. Avant celle de 2012, il a fallu mentir, effrontément, pour remporter l’élection.
Aujourd’hui, ils avancent à nouveau à front découvert, comme si leur ligne était la ligne officielle du Parti socialiste. Ligne adoptée par les adhérents et tranchée lors d’un congrès ? Ce qui n’a jamais été le cas, sinon cela se saurait. En 2007, Jean-Luc Mélenchon qui était sur une ligne opposée à celle de François Hollande et Manuel Valls était encore sénateur socialiste et cela ne faisait pas problème. C’est lui qui a choisi de quitter le PS.
En 2007, les réponses aux questions posées : à propos de « lutte des classes », de « socialisation » des grands moyens de production et de services, de « dépassement du capitalisme » révélaient de grandes convergences entre communistes et ce qui n’était pas encore le Parti de gauche, et des Verts aussi, sur ces sujets. Aujourd’hui c’est probablement encore le cas.
Au Parti socialiste, on ne sait pas ? On connaît la « chanson » de ceux qui nous gouvernent, de la direction du parti, mais pas celle des adhérents qui n’ont jamais eu à se prononcer en Congrès sur ces questions, ni celle de ceux qu’on appelle les « frondeurs ». Les journalistes de Mediapart seraient, me semble-t-il, bien inspirés de reprendre l’enquête réalisée en 2007 par nouvelles FondationS, notamment auprès de ces « frondeurs ». Pour savoir enfin s’il y aura ou non, à la suite du Congrès socialiste à venir, recomposition politique ou pas. Mais pas d’illusions. « On » limitera le débat à plus ou moins d’« économie de marché », à plus ou moins de « public-privé », à plus ou moins d’« État-stratège »… N’est-ce-pas Martine Aubry ?
À vos commentaires donc, si vous le voulez bien.
Une information : la sortie du No 27 de la revue La Somme et le Reste consacrée au développement de la pensée d’Henri Lefebvre, plus au Brésil qu’en France. On peut la lire sur ce site :
http://pierre.assante.over-blog.com/article-le-numero-27-de-la-revue-consacree-a-la-pensee-d-henri-lefebvre-la-somme-et-le-reste-124840097.html
http://blogs.mediapart.fr/blog/armand-ajzenberg/261014/lutte-des-classes-ou-partenariat-social
Armand Ajzenberg
http://lesanalyseurs.over-blog.org
http://journalcommun.overblog.com/