Paris 13 Sorbonne Paris Cité
L’autre en question dans les figures
et les débats éducatifs
Éducation – Éthique – Politique
Note de synthèse pour l’Habilitation à Diriger des Recherches
présentée par Augustin Mutuale
8 décembre 2014
à 14 heures
Garant scientifique
Christine Delory-Momberger
Professeur en sciences de l’éducation
Paris 13 Sorbonne Paris Cité
Jury de soutenance :
M. Guy Berger, Professeur émérite en sciences de l’éducation, Université de Paris 8
Mme Hélène Bezille, Professeure des Universités, Université Paris-Est Créteil
Mme Christine Delory-Momberger, Professeure des Universités, Université de Paris 13
M. Remi Hess, Professeur des Universités, Université de Paris 8
M. Jean-Jacques Schaller, Maître de Conférences HDR, Université de Paris 13
M. Christophe Niewiadomski, Professeur des Universités, Université de Lille 3
M. Christoph Wulf, Professeur des Universités, Université Libre de Berlin
Présentation de la note de synthèse en vue d’une Habilitation à Diriger des Recherches.
L’autre en question dans les figures et les débats éducatifs.
Éducation-Éthique-Politique
Cette note de synthèse a pour objet de retracer, rétrospectivement et réflexivement, le cheminement de mes recherches, ainsi que de leur mise en cohérence épistémologique dans le champ des sciences de l’éducation, en prise avec la question de l’autre dans l’éducation. Elle est constituée à partir d’un corpus des travaux (mémoires, articles, livres et textes) qui ont abordé, de front ou « de biais », cette question de l’autre, à partir du concept de la relation.
J’ai référé l’argument de cette note de synthèse, présentée selon l’ordre d’un exorde, d’un développement en trois parties – elles-mêmes constituées chacune de trois chapitres – et d’une conclusion (Cf. Le sommaire annexé à la fin), au contexte des débats éducatifs dans le champ de la philosophie de l’éducation avec comme thématique : « L’autre en question dans les figures et les débats éducatifs. Éducation-Éthique-Politique ».
J’ai commencé par enseigner dans une école spécialisée pour enfants handicapés. La question de l’autre avec sa différence s’est alors imposée dans l’organisation de la vie en classe, en prise avec mon investissement conflictuel de transmettre le savoir dans cette institution qui se distinguait par des usagers dont la particularité me confrontait à l’autre « blessé de la vie » dans sa chair. « Tu es regardé. Tu te vois regardé par cet enfant. » Le choix des mots prend toute son importance dans cette interaction qui s’impose, avec ses codes de vigilance, par la façon de se présenter face à l’autre qui est marqué, désigné par les signes particuliers de son handicap. La règle d’or intériorisée était alors : « il ne faut pas surtout qu’ils se sentent différents de nous ». Sauf que nous étions confrontés à cette différence par le fait même de tenir cette posture.
Depuis plus de vingt ans, l’Autre c’est également les personnes que je reçois quotidiennement, après un cycle de formation au sein d’un organisme chrétien à tendance rogerienne validé par une habilitation à l’accompagnement des personnes en souffrance. Si, au début de mes études universitaires en psychologie, existait déjà chez moi une interrogation sur l’autre comme patient, celle-ci s’est prolongée dans la question anthropologique et axiologique de l’autre comme alter ego telle que la pose la philosophie. Il s’avère que cette question de l’autre a trouvé toute son acuité et sa complexité dans le cadre de mes recherches en sciences de l’éducation sur la relation éducative avec les notions de projet éducatif et d’éthique.
La relative ambition et originalité de mes recherches réside donc notamment dans le fait de poser la question du sujet à éduquer comme étant l’autre de l’éducateur afin d’introduire le concept de la relation éducative. Je ne trouve pas les réponses dans le cadre d’un travail qui porterait exclusivement sur l’éducation mais je m’intéresse également au problème philosophique du rapport à l’autre tel qu'il est mis en œuvre dans l’éducation. Je ne m’inscris pas dans une recherche de la relation comme objet pragmatique ou bien de pédagogie pratique de l’éducation mais bien comme question première. Le rapport à l’autre n’est pas seulement d’ordre épistémologique. La relation est aussi, et avant tout, une interpellation éthique. C’est la question éthique qui réinterroge et refonde la question épistémologique.
Dans le cadre de mes travaux, à travers le choix de figures comme Ferry, Montaigne, Rousseau, au milieu du tumulte des batailles engendrées par les débats et les discours, je me suis consacré à mettre en lumière, d’une manière discursive, à travers différentes époques, et à partir d’un travail biographique, les réponses plus ou moins heureuses apportées à la question de la relation éducative et pédagogique. Cette question risquait de se confronter soit à un déni, soit à une réponse approximative, ou encore enthousiaste, sans un véritable travail d’explicitation et d’interpellation d’une épistémologie en dialogue avec l’éthique. Mes recherches quant à elles se sont inscrites dans un détour philosophique par les sources chrétiennes qui m’ont permis de poser qu’au cœur de la relation éducative, la question de l’autre est présente et que cette question n’est pas seconde mais première. C’est cette question qui conduit à faire appel au christianisme, non pas pour justifier une conviction, mais comme lieu où cette question a été mise au travail avec des figures telles que Caïn, Jephté, le bon samaritain, l’enfant prodigue, le rapport du maître et du disciple.
Comme cela a été souligné dans l’introduction de la thèse de philosophie, ma recherche n’était pas consacrée à Kierkegaard. J’ai considéré ce penseur comme l’interlocuteur privilégié de ma recherche de conceptualisation de l’Autre dans la relation et dans le vivre ensemble pris dans la tourmente des discours intégristes. En effet, en tant qu’enseignant et travailleur social en banlieue parisienne, je considère que l’œuvre de Kierkegaard pose avec acuité et pertinence la question du discours de l’Autre ; et ce, plus particulièrement s’agissant de l’autre situé dans le contexte de la banlieue et de ses institutions éducatives – cette banlieue étant elle-même prise dans le tumulte de discours à vocation religieuse et identitaire. Ainsi, mon écriture s’origine-t-elle à la fois dans le moment médiatique du 11 septembre 2001 et dans le contexte général actuel de violences intégristes qui rendent encore plus suspicieux le rapport à la foi.
J’ai également trouvé chez Levinas la présence de cette injonction à la responsabilité qui fait de l’éthique la philosophie première. L’autre ne constitue donc pas d’abord un objet de connaissance rencontré à travers des jugements, aussi pertinents et bien disposés soient-ils sur les particularités et les singularités de celui-ci. En effet, c’est l’universalité du visage qui suscite l’appel de la vulnérabilité de tout un chacun. L’autre « autrui » est responsabilité et convocation.
Mais, qu'est-ce qui me distingue de Levinas dans la responsabilité éducative qui m’incombe ? Les espaces où peuvent se poser la question du politique avec et contre Levinas sont présents, que ce soit dans la conduite de la classe ou dans le cadre de l’engagement social. Comment « amener quelque part » l’autre dont je prends soin sans qu’il ne devienne objet ? C’est la question de la visée éducative.
Éducateur et enseignant, mes travaux interrogent la question de l’autre non seulement d’une manière abstraite ou encore duelle mais aussi d’une façon concrète dans l’espace de la classe à travers les enjeux de la relation pédagogique. D’où mes connections avec l’Analyse institutionnelle. Celle-ci met au travail la relation en tant que réalité structurée, instituée mais aussi socialement déterminée, et donc dégagée d’une conception purement psychologisante et morale. C’est la recontextualisation de la relation qui permet d’articuler l’éducation et le politique. À défaut, le politique courrait le risque de se réduire à une sorte de morale universelle. La pédagogie institutionnelle, émanation du courant de l’analyse institutionnelle intervenant dans l’évènement constitué par la classe, permet de sortir la relation de l’indéterminé en posant la question de l’enjeu de la place au sein de la classe et également de la cogestion dans une institution spécifique.
Par le biais des débats pédagogiques et de la présentation de grandes figures de la pédagogie, j’ai eu l’opportunité de souligner les moments conflictuels épistémologiques relatifs à la question de l’autre dans l’institution : l’enseignant, l’enseigné, l’élève, l’enfant, le sujet, la personne, etc. Par ailleurs, l’intérêt d’un ouvrage tel que Les grandes figures de la pédagogie, est de mettre en évidence l’approche de l’autre dans le cadre de la relation éducative. Comment chacune des figures reprend-elle cette question, la retravaille-t-elle, la ré-analyse-t-elle, la redécouvre-t-elle ? La relation comme reconnaissance d’un sujet unique et, en même temps, comme passage à ce qui est commun.
Aujourd’hui, mes travaux sont axés sur la théorisation du biographique et, au-delà, des écritures impliquées (récit de vie, journal, monographie, correspondance) dans le cadre de la formation des enseignants, des formateurs et des travailleurs sociaux ainsi que dans la recherche en sciences de l’éducation. Ces dernières années, j’ai participé à des travaux et des publications consacrées à cette thématique.
À l’occasion de toutes ces invitations dans des espaces d’investigations discursives, je mets en examen par le biographique le point aveugle de l’éducation qui est l’autre en relation, dans un travail de réaménagement et de reconstruction identitaire qui ouvre à la question du sens.
Des outils tels que le journal et le récit de vie, que je travaille dans une grande proximité intellectuelle avec Remi Hess, Benyounès Bellagnech et Christine Delory-Momberger, ont pour but aussi bien de créer les conditions d’un espace commun dans une classe que d’être les révélateurs des temporalités éducatives ainsi que du cheminement dans les observations, interrogations, réélaborations, délibérations qui participent à l’édification d’une recherche. Cette posture met au travail le sens d’une interrogation et d’une pratique. La biographie intellectuelle raisonnée, le journal de recherche, comme pratiques et méthodes, m’impliquent dans la recherche : comment l’autre s’est-il présenté comme question, et, comment cette question continue-t-elle à se renouveler dans ma recherche ? Les écritures impliquées sont aussi celles qui permettent de mieux rendre compte du sens pour l'autre ou par l'autre, du possible (l’homme est vu par l’autre homme) et de sa compréhension du monde dans cette aventure humaine à travers « les temps » et les expériences multiples ; sans oublier, comme je l’ai signalé, la richesse que présentent ces écritures dans le cadre d’une classe dans la perspective d’une vie relationnelle bienveillante et authentique entre les sujets.
Mes autres recherches actuelles sont axées sur la recherche en sciences humaines et sociales ainsi que celles menées depuis quelques années sur les communautés éducatives. Dans le cadre doctoral de l’Institut Supérieur de Pédagogie, j’anime avec Guy Berger (professeur émérite en sciences de l’éducation à Paris 8) des séminaires sur la question et les enjeux de la recherche en sciences de l’éducation. Le doctorant s’inscrit dans une discipline qui fait de la recherche sur les faits humains. Il peut travailler, selon ses choix, à expliquer ses effets ou à essayer de les comprendre. Quelle que soit sa posture – de compréhension, interrogeant plus la question du sens par un argumentaire, ou d’explication, par une élucidation de l’effet d’une manière démonstrative –, la recherche doit se plier à une investigation rigoureuse qui doit convaincre par son contenu la communauté scientifique, représentée par un Jury.
Un doctorat c'est tout à la fois une recherche, une thèse et un diplôme. Le diplôme exige qu'un certain nombre d'exigences soient respectées. La thèse correspond à un ensemble d'affirmations, si possible, validées. La recherche est un processus beaucoup plus hasardeux, sinueux parfois, correspondant à des questionnements intellectuels construits mais aussi à des aspirations, à des espérances, à des croyances. Faire une thèse est tout à la fois extraordinairement modeste et extraordinairement orgueilleux. Modeste dans le sens que je ne ferai pas de thèse si je n’entre dans un univers qui a été balayé et traversé par des milliers de gens avant moi et que ma question est alors la question des autres. Modeste parce que le doctorant s’inscrit à la suite de multiples travaux en apportant sa propre pierre à l’édifice qui s’est élaboré et institué. Extraordinairement orgueilleux du fait même qu'à partir du moment où l’on est pris dans une histoire, dans un univers, dans un environnement, on peut dire une chose qui a de l'intérêt pour les autres. Apporter une contribution nouvelle dans sa communauté de référence. Immodeste donc, parce qu’il prétend dévoiler quelque chose qui n'a pas encore été dit jusque-là. Le travail de la recherche, c’est le fait de remonter aux fondements. Une question est posée à partir de toute une histoire intellectuelle, environnementale, historique qui la masque autant qu'elle la détermine. D’où l’importance de la problématique, de l'état de la question qui n'est pas une manière de dire que je sais tout mais de me situer dans une histoire qui est faite et que je ne fais pas encore !
Tenir cette double attitude : être un élément parmi les autres dans une communauté de référence et être original parmi les autres dans cette communauté de questionnements. L’ambition d’un doctorant est de faire d’un discours, d’une question, d’une intuition, une pensée conceptualisée, un discours réflexif rigoureux et démonstratif ; c’est-à-dire pouvant habiter dans le monde discursif du langage universitaire.
Quant à ma recherche sur la communauté éducative, elle s’élabore dans les questions relatives à l’autorité éducative (dont j’anime des stages de formation), la démocratie implicative et le discours sur soi. Comment s’autoriser et participer dans l’espace fécond de la vigilance, de l’analyse critique, de la créativité ainsi que de l’inventivité sociale à la formation d’un citoyen éclairé pour combattre l’injustice et promouvoir la célébration de la dignité dans une joyeuse et authentique communauté humaine ?
Mon postulat est que dans un monde happé par l’individualisme, le virtuel et la consommation effrénée et permanente d’informations, tout en tenant compte des différentes missions de transmission et d’émancipation qui lui incombent, l’école devrait se construire dans un nouvel espace de la communauté éducative afin de se positionner comme l’espace d’une expérience communautaire dans l’étude. Se lancer dans une réflexion sur les communautés éducatives incluant tous les acteurs d’un établissement scolaire : les personnels administratifs, les personnels techniques, les personnels encadrant, les équipes pédagogiques, les élèves, les parents d’élèves et les partenaires extérieurs, afin de passer ainsi d’une relation duelle « enseignant-élève » à une expérience communautaire dans le temps de l’apprentissage. Les expériences de communautés éducatives – comme cela a été expliqué dans l’ouvrage Les grandes figures de la pédagogie (en collaboration avec Gabriel Weigand) – ont déjà existé dans le passé. Mais, elles ont souvent été pensées d’une manière locale en réaction à des situations locales. Il est temps de se lancer dans une réflexion globale et critique de l’école, comme lieu de transmission et d’émancipation de l’héritage culturel par l’étude, et comme espace d’apprentissage de la démocratie et de l’autorité dans une expérience communautaire.
La question peut se poser de savoir comment vivre une expérience « démocratique » dans une institution qui se présente comme « aristocratique » par les différents statuts de pouvoir et le choix des savoirs à transmettre ? Comment faire l’expérience de la démocratie dans une pratique éducative normative et idéologique ? En lien avec la pensée de Castoriadis, je pose la démocratie comme une activité collective libre, responsable et créative visant explicitement l’institution d’un « vivre ensemble » dans un espace social qui est celui de la cité. Le peuple démocratique est toujours capable de négativité dans une tension entre le « je » et le « nous » de la cité. C’est aussi bien un engagement réflexif qu’un combat pour une parole partagée et une liberté des choix dans un espace commun. La communauté éducative est un collectif d’hommes et de femmes qui, avec compétence, bienveillance et exigence se donne comme visée une transmission émancipatrice qui prend aussi bien en compte les objectifs, qui sont d’ordre social, que les finalités qui sont en lien avec la conscience de la personne dans son destin individuel et communautaire. Ces objectifs doivent être au service des finalités d’une eschatologie comme promesse d’une célébration communautaire de la dignité de la personne dans le quotidien.
C’est ainsi que peut s’inscrire une relation pédagogique dans une promesse pour ne pas se perdre et disparaître dans la compétence technicienne. C’est cette aventure qui se prolonge, d’élucidation discursive de la relation éducative, qui nous met au travail aujourd’hui.
(....)
Augustin Mutuale
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