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  • : Le blog de Benyounès Bellagnech
  • : Analyse institutionnelle : Théorie et pratique au sein des institutions politiques, éducatives et de recherche. L'implication des individus et des groupes dans la vie politique et sociale.
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25 mai 2018 5 25 /05 /mai /2018 10:40

Benyounès Bellagnech

Echos du débat sur le journal

 

 

 

Bonjour Nathalie, Houria, Elodie, Manon, Maude, Amélie, Annie et à celles et ceux qui veulent intervenir dans ce forum.

Une tentative de me souvenir de ce que j'ai écrit vendredi et qui est perdu.

Vos interventions confirment que vous êtes bien avancés dans la pratique du journal, ce qui permet un débat ouvert et diversifié sur les questions de la pratique du journal et de sa théorisation. Notre discussion est à ses débuts et l'expérience démontre que tout commencement est difficile et parfois source d'angoisse, reste à trouver comment franchir les premiers pas.

Etant donné que le journal est assimilé, j'ose dire que vous avez des notions sur la pédagogie institutionnelle. Par delà la connaissance livresque de cette tendance pédagogique, je vais vous raconter une histoire vécue dans le cadre des mardi de l'analyse institutionnelle avec René Lourau. Le cours de René, est institutionnellement destiné aux étudiants de DEA (équivalent de Master) mais ouvert à tous même à ceux qui ne sont pas inscrits à la fac, débute à 14 h. Nous arrivons dans la salle A428, nous nous installons. René peut être là avant ou à l'heure ou en retard, tout dépend de ce qu'il a à faire entre midi et 14h. Il arrive, s'installe à nos côté, sort son cahier et se met à lire son journal(Libération) pendant ce temps, nous les étudiants nous nous regardons les uns les autres ou nous regardons René. L'attente s'allonge et l'angoisse gagne les visages avec je suppose des questions silencieuses et à l'intérieur de chacun sur ce qui va se passer. On a l'impression d'être dans l'éternité d'attente, jusqu'au moment où René lui-même balance une information d'actualité ou quelqu'un d'entre nous balance une idée ou une question, c'est à cet instant que le séminaire démarre jusqu'à 17h . Par la suite nous nous dirigeons ensemble vers Le Khédive, bar situé en face de la Basilique de Saint-Denis où nous poursuivons le séminaire jusqu'à 19 ou 20h. Lorsque nous nous séparons le soir, nous n'avons qu'une envie, c'est celle de revenir mardi suivant pour faire la fête.

C'est un exemple concret de la pédagogie institutionnelle et de son efficacité, à la fois pour répondre aux situations de blocage, source d'angoisse, et pour donner envie de progresser dans la joie de vivre et la bonne humeur. Il faut ajouter que la validation se fait uniquement sur la présence et qu'il n'y a pas d'examen à la fin de la session. Je vous laisse faire la comparaison entre la pédagogie institutionnelle et la pédagogie classique dominante.

L'analyse institutionnelle est à l'origine de l'institutionnalisation de la pratique du journal qui appartenait depuis longtemps au domaine publique, car elle relevait de l'écriture en général et parfois du domaine privé comme le journal intime. Avec l'analyse institutionnelle le journal est rentré dans le domaine de la recherche et il est devenu une partie intégrante de la recherche. J'en ai fait l'expérience dans ma recherche que l'on peut consulter sur Internet (Dialectique et pédagogie de possible,.. )

Je suis rassuré que l'étape du début de l'écriture du journal est franchie pour la majorité d'entre les participants à ce forum. Je constate également l'envie ou le désir d'écrire chez vous, toutefois je n'ai pas relevé le non désir d'écrire le journal. Pour rester un peu dans la dialectique du désir et du non désir, je rappelle une petite histoire. Samedi 14 avril, au réveil on me dit que La Syrie vient d'être bombardée par trois grandes puissances, l'information est bouleversante car il y a une crainte d'une guerre totale si la Russie venait à riposter. Je vais sur les réseaux sociaux et je tombe sur une autre information provenant du Maroc où des centaines de détenus politiques auraient été torturés et violés dans les prisons. Je vous laisse imaginer quel effet peut avoir ce genre d'informations sur vous dès le réveil. Je me retrouve dans un état où je ne peux même pas écrire le journal. Je devais aussi intervenir dans le forum dimanche dernier, mais je ne me sentais pas capable de le faire. Je considère donc que le non désir est un moment qui nous guette pour des raisons diverses et dieu sait que la vie quotidienne ne manque pas de problèmes qui parfois paralysent certaines activités comme la lecture ou l'écriture du journal. Notre pratique diaire doit tenir compte du non désir en tant que moment et l'intégrer dans notre manière de réfléchir et d'agir.

Par ailleurs, la France connaît en ce moment un grand mouvement social y compris à l'université investie par la police sur différents campus. Est-ce que cela n'interroge pas l'étudiant en ligne inscrit à l'université. Le journal qui reflète le mieux la réalité de chacun peut-il faire l'impasse sur ce qui se passe autour de soi ?

Elodie et Maude évoque la question du journal et les réseaux sociaux. Je partage le questionnement tout en rappelant que j'ai tenté une expérience malheureuse en la matière. Il y a quelques années je décide d'écrire le journal directement et le diffuser sur un blog intitulé le journal commun. Je ne prends aucune précaution, j'écris tout et le diffuse sur le champs sans aucun retour réflexif. Je commence à lire un journal d'un écrivain et je le commente directement sur le blog. Quelques jours plus tard, je me renseigne sur l'auteur et je découvre qu'il est un théoricien de l'extrême droite. J'arrête tout. J'arrête d'écrire le journal, le blog et je prends du retrait. Je me contente de lire et de réfléchir, mais je n'écris pas.

Si je suis d'accord avec l'idée de considérer les réseaux sociaux comme un journal collectif, du fait de sa richesse au point même de remplacer la réalité parfois, un recul réflexif me semble nécessaire pour appréhender ce phénomène qui commence à coloniser notre espace-temps. Je crois qu'il faut encore creuser la question pour trouver un usage intelligent de ce nouvel outil de vie et communication.

Avant de conclure cette intervention, je jette un œil sur mon cahier et relis les notes de vos interventions qui représentent une référence pour la pratique du journal et J'y adhère. Je remercie Amélie pour le partage de sa lecture de Montaigne. Je ne cite pas dans l'ordre : Nathalie et comment dépasser l'angoisse du début. Houria et le partage d'expérience. Elodie et son interrogation sur le futur du journal dans ce monde du numérique et des réseaux sociaux. Manon avec l'expérimentation des journaux de voyage. Maude et son questionnement sur le réseaux sociaux en tant que journal collectif. Annie et le cheminement avec le journal et Marina évoquant l'angoisse qui a inspiré mon début d'intervention ainsi que ses qualificatifs du journal : réflexivité, spontaneité, implication et découverte de soi.

Vvos interventions sont une source de connaissances et de réflexion pour le lecteur que je suis.

Lorsqu'on comprend tout ce que chacun de nous apporte au groupe, nous mesurons bien l'intérêt de la pédagogie institutionnelle que nous faisons notre dans ce forum.

Bon courage et à très bientôt                    

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21 mai 2018 1 21 /05 /mai /2018 17:43

Introduction au forum des diaristes -2018

 

 

Le philosophe ne cherche pas la vérité mais la métamorphose du monde dans les hommes : il lutte pour la compréhension du monde avec la conscience de soi. Il lutte en vue d'une assimilation : il est satisfait quand il a réussi à poser quelque chose d'anthropomorphique. De même que l'astrologue voit l'univers au service des individus particuliers, de même le philosophe voit le monde comme étant un être humain.

Nietzsche, Le livre du philosophe

 

J'introduis cette présentation du forum par cette citation de Nietzsche, non pas pour impressionner celles et ceux qui vont participer aux discussions que nous allons ouvrir, mais tout simplement parce qu'au moment de réfléchir à me présenter, j'étais en train de lire l'ouvrage sus-cité. Ce forum des diaristes existe depuis dix ans, des générations d'étudiants sont passés par là, peut-on se contenter de reproduire les mêmes propos chaque année ? Je ne suis pas de cet avis et je me situe également en opposition par rapport à ceux qui croient encore au cours magistral y compris en ligne.

Les mots clefs de ce texte sont la conscience de soi pour comprendre le monde et la vision du monde comme un être humain. Cette thèse nous plonge dans le journal qui serait un des moyens dont le sujet dispose pour aboutir à cette conscience de soi et par conséquent à la compréhension du monde.

De formation philosophique avant de rejoindre l'analyse institutionnelle à Paris 8, où, non seulement je découvre la pratique du journal, mais aussi le début de sa théorisation par René Lourau dans « Le journal de recherche » et Remi Hess plus tard dans « La pratique du journal ». Au contact avec les parrains du diarisme, je fais du journal mon code de conduite, pas seulement au niveau de la recherche mais dans toutes mes activités intellectuelles y compris en philosophie.

Augustin Mutuale, rencontré dans ce contexte et avec qui je partage la formation et la sensibilité philosophique, m'invite à intervenir dans ce forum en tant qu'animateur de débat et non pas en tant que professeur qui donne des cours, cela me convient très bien.

Que de chemin parcouru depuis une vingtaine d'années, en 2008, je propose dans ma thèse que l'on fasse du journal une discipline, ce n'était pas nouveau à Paris 8, mais c'était minoritaire. Petit à petit l'idée fait son chemin et la pratique du journal se répand à Paris 8 et ailleurs. Toutefois, ce que l'on entend par discipline ne signifie pas qu'il suffit d'enfermer la pratique du journal dans un cours limité à quelques références, bien au contraire, et là où intervient notre sensibilité philosophique, c'est une ouverture sur l'universel, sur le monde ; le journal est une question universelle.

Nous sommes passés par ce que l'on appelle le journal « intime » au journal pédagogique, journal de recherche, journal de route, journal de lecture, on peut continuer à l'infini à créer des journaux avec des titres nouveaux. Pourquoi donc ? A quoi cela sert-il ?

Ma pratique du journal se résume dans l'écriture du journal, dans la lecture des journaux et surtout dans le questionnement de tout cela du point de vue cité ci-dessus, c'est-à-dire du point de vue philosophique. Des lectures récentes de journaux d'artistes, de philosophes, de romanciers, d'avocat, policier, urgentiste, banquier, voyageur etc, m'ont permis à aboutir à cette conclusion qui se résume dans l'ouverture sur le monde réel décrit par ceux qui vivent dans ce monde. Là où l'institution universitaire tend à enfermer la connaissance dans un congélateur, la vie continue, le journal et là pour la décrire et la comprendre voire la changer.

En ce moment j'essaie de réfléchir sur la question des médias, notamment des réseaux sociaux et leur impact sur la pratique du journal. La place de cette pratique millénaire dans un monde où la technique ou les nouvelles technologies de communication prennent davantage de place dans l'espace-temps et dans la vie de tous.

Ce forum est donc largement ouvert sur les questions que chacun peut se poser sur la théorie et la pratique du journal, c'est notre agora, on y vient pour poser des questions, répondre à son camarade, partager des connaissances avec les autres, résoudre des problèmes lorsque l'on pense que ce type de socialisation le permet. Ma disponibilité physique étant limitée, mais je tâcherai quand même à vous lire et à participer à votre débat.

 

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14 mai 2018 1 14 /05 /mai /2018 19:09

L'analyseur Al-Hoceima

 

La région tend alors à jouer le rôle du révélateur-analyseur de ce qui se passe dans les centres et dans l'espace entier Du mode de production étatique. Elle peut avoir un double effet : a) désintégrateur de l'ensemble étatique, de l'action politique – passé et présente -- des centres ; b) nationalitaire, c'est-à-dire suscitant une sensibilité et une idéologie « indépendantiste » à l'échelle régionale, ce qui ne peut manquer d'avoir des conséquences politiques ».

Henri Lefebvre, De L’État, 4. Les contradictions de L’État moderne.

 

 

Al-Hoceima, petite ville de 40 000 habitants, située dans le Rif au nord du Maroc, peu connue par le public et marginalisée, comme la majeure partie du Maroc oublié. Interrogé sur la ville, l'ex premier ministre marocain, Abdelilah Benkiran déclare qu'il n'a jamais entendu parler de cette ville et qu'il ne sait même pas où elle se trouve ! Le 28 octobre 2016, le monde entier apprend, grâce aux réseaux sociaux, qu'un marchand de poisson, Mohcine Fikri, vient d'être broyé dans une benne à ordures par les autorités locales devant leurs locaux et sous l'oeil de plusieurs personnes présentes sur le lieu. La scène est filmée par des personnes présentes et diffusée sur Internet. C'est le point de départ de la contestation qui va se transformer en ce que l'on appelle aujourd'hui le hirak du Rif.

Les écrits sur ce mouvement populaire sont unanimes sur cette date comme étant le début du hirak, mais rares sont ceux qui interrogent ce crime inqualifiable et se demandent pourquoi et comment est-il possible de broyer un citoyen dans une benne à ordures par les autorités locales en présence de plusieurs personnes. Le discours dominant au Maroc va se contenter d'évoquer un accident malheureux dont les responsables seront arrêtés et jugés. Cette version des faits est reprise par tous les médias même ici en France. La version des faits du mouvement social des habitants d'Al- Hoceima et de toute la région du Rif, né à partir de cette date, est autre. Il ne s'agit pas d'un accident malheureux, mais bel et bien d'un comportement systématique, sous d'autres formes, vis-à-vis des populations de cette région ; et pas seulement, car toutes les régions marginalisées du Maroc sont la proie du Makhzen, c'est-à-dire de l'arbitraire, de l'humiliation, de la corruption, bref de tout ce qui fait sentir à l'homme qu'il n'est pas citoyen et parfois même pas un être humain. Ce crime abjecte n'est que la goûte d'eau qui fait déborder le vase déjà plein de souffrances endurées par ces populations depuis des décennies.

Le mouvement social né suite à cette tragédie est nouveau et original comme nous allons le voir par la suite. En effet, pendant soixante ans, depuis l'indépendance, Le Maroc a connu des épisodes de contestations, menées soit par des partis politiques, par des syndicats, par des dirigeants de la résistance au colonialisme, ou par des groupes politiques minoritaires ou encore par des miltaires. Chaque fois ces mouvements sont réprimés dans le sang et anéantis par le pouvoir. Des récits diffusés ou publiés ces dernières années nous apprennent beaucoup sur ces mouvements de contestation.

Le hirak est un mouvement populaire qui n'a pas de tête pensante, pas de dirigeant, pas d'organisation politique, syndicale ou associative, c'est un mouvement spontané, dirigé par la base démocratiquement. Les décisions, le programme d'action, les slogans sont décidés par la base dans les assemblées générales. Ainsi, sur le terrain, le Hirak affine ses revendications sur le plan économique, social, culturel avec la levée de la militarisation de la région imposée par un décret datant de 1958. Les manifestations pacifiques rassemblent de plus en plus de participants. Parti d'Alhoceima, il s'étend à d'autres villes et villages du reste de la région du Rif. La lutte du mouvement dure sept mois , d'octobre 2016 à mai 2017, pas d'incident signalé, pas de débordement , bien au contraire la population adhère au mouvement convaincue par sa légitimité, ses revendications , par son caractère pacifique et civilisé. L'une des nouveautés , après le mouvement du 20 février de 2011, est le recours aux réseaux sociaux avec succès, qui a permis au mouvement de s'étendre rapidement au niveau de la région, avec la participation du plus grand nombre aux actions et aux manifestations régulières, sans oublier le soutien populaire national et international. Ces nouveaux outils médiatiques et communicationnels ont participé par ailleurs à l'apparition de certaines figures comme étant des leaders du hirak, en témoigne la popularité dont bénéficie Nasser Zafzafi.

En quoi ce Hirak, parti d'Al-Hhoceima est-il l'analyseur ou de quoi est-il le révélateur ?

 

1. Il est l'analyseur de l’État marocain, issu de l'Etat dérivé du capitalisme Espagnol et Français. Il faut rappeler que le Maroc a été sous le protectorat Français et Espagnol pendant une cinquantaine d'années, ce qui a permis à ces colons de mettre en place un Etat colonial garantissant, en premier lieu leurs intérêts économiques. A l'indépendance, le Maroc hérite du même Etat, des mêmes institutions avec à leur tête le sultan de retour de son exil doré à Madagaskar. L'indépendance négociée permet aux colons de garder leurs intérêts en transférant leur gestion au roi et à ses serviteurs qui servaient auparavant et continuent à servir l’État colonial. D'ailleurs au Maroc, lorsque l'on évoque l'indépendance on parle de l'indépendance formelle. En effet, L’État colonial divise le pays en deux, d'un côté le Maroc utile riche dans les domaines de la matière première, d'agriculture et de pêche, de l'autre le Maroc inutile sans intérêt économique. Le Maroc utile bénéficie donc de l'infra-structure moderne nécessaire à son exploitation, tandis que l'autre Maroc inutile est privé presque de tout à l'exception de la présence de l'autorité militaire pour contrer les révoltes des habitants de ces régions. Cette situation va perdurer avec l'indépendance formelle.

Alhoceima située au nord, dans la région du Rif, était sous domination espagnol , fait partie de ce Maroc inutile et donc ne bénéficiant que de peu d'apport des colons espagnols en matière d'infra structure et de développement économique.

Le hirak du Rif Lève le voile sur une situation désastreuse, en matière économique, pas d'industrie, même le peu d'infrastructure laissé par les espagnols a tendance à disparaître. Sur le plan social, dislocation du tissu social suite aux vagues successives d'émigration soit vers Le Maroc utile, soit vers l'Europe. Ceux qui sont restés sur place vivent avec les aides des immigrés, transformés en vache à lait nourrissant la corruption des notables et des serviteurs de L’État.

 

2. Il est l'analyseur du Makhzen. Qu'est ce que cela signifie ? Le Makhzen est une forme d’État archaïque installée au Maroc depuis trois siècles dirigé par les sultans successifs qui détiennent le pouvoir politique et religieux car ils prétendent être des descendants du prophète Mohammad. Ils ne parviennent à régner que sur une partie du Maroc, sur l'axe Rabat, Meknès, Fès, Marrakech, ce que l'on appelle en marocain dar elmakhzen et le reste du pays est appelé siba, autrement dit des régions entières qui n'étaient pas sous le contrôle des sultans alaouites. Ce sont ces sultans alaouites qui vont signer le protectorat avec La France et L'Espagne. Avec les forces et les moyens modernes dont disposent ces deux pays colonisateurs, Ils sont venus à bout de tous les mouvements jusque là insoumis au pouvoir central-le Makhzen. Il est à noter que la résistance aux colons a duré une quarantaine d'années.

Avec l'indépendance, le Makhzen hérite de l'Etat colonial le pouvoir absolu économique et militaire sur tout le territoire marocain. Si l'on veut aujourd'hui définir le Makhzen on va dire que c'est un magma des magmas C'est un pouvoir archaïque et moderne, religieux et laïque, il détient le pouvoir politique et économique, c'est un mélange de dictature et de démocratie. C'est une institution complexe et pyramidale avec au sommet le roi et à la base le mokadem. Rien ne lui échappe dans la vie quotidienne de tous les marocains, ce qui explique en grande partie les échecs de la révolution marocaine.

La monarchie makhzenienne, sentant venir la vague du printemps arabe en 2011, tente un coup de Poker qui lui réussit, une nouvelle constitution lui octroyant tous les pouvoirs avec des élections aux quelles participent la majorité des Partis politiques et des marges démocratiques inscrites dans cette constitution. Des élections vont permettre à un Parti dit islamiste, fabriqué par le Mekhzen, d'arriver au pouvoir et de mettre en œuvre le programme décidé par le Makhzen. L'image du Moroc maquillé en Etat démocratique se vend bien notamment à l'étranger, mais pour combien de temps. C'est cette image d'un Maroc moderne,démocratique, respectant le pluralisme et les droits de l'homme, que le hirak du Rif va mettre en branle. Le vrai visage du Maroc va se révéler comme un pays sous la domination absolue de la monarchie makhzenienne.

Le but de cette distinction méthodologique entre le concept de l’État et la monarchie makhzenienne est de répondre à ceux qui veulent nous vendre l'image d'un Etat marocain moderne dirigé par une monarchie constitutionnelle moderne. Le hirak du Rif en tant qu'analyseur va révéler le vrai visage de la monarchie makhzenienne.

 

3. Le Hirak, avec son caractère pacifique, dure et s'étend sur tout les territoires du Rif. Les participants au mouvement ont le sentiment d'être dans la légalité et qu'ils ont le droit de manifester avec des revendications économiques, sociales et culturelles. La constitution de 2011 leur donne ce droit. Cinq mois du Hirak et cinq mois après les élections législatives, le gouvernement n'est toujours pas en place. Il y a un blocage. Le palais ne digère pas le fait que le chef du Parti qui est en tête du scrutin soit nommé premier ministre pour la seconde législature, bien que Benkirane jure qu'il est plus royaliste que le roi, se dernier ne le supporte pas. Il faut trouver quelqu'un d'autre qui soit soumis complètement à la volonté du palais dans la constitution du gouvernement. Benkirane, qui reste à son poste pendant cette période du blocage déclare que le gouvernement travaille et que les ministres gèrent les affaires courantes y compris ce qu'il appelle le dossier du Rif – ce terme dossier du rif est repris par les médias et les commentateurs afin d éviter de parler d'un mouvement social – Le déplacement de quelques ministres à Al-Hoceima a été un échec, car les contestataires rifains refusent de discuter avec ceux considérés comme des responsables de la situation du Rif. Il a fallu attendre la visite du Président Français, Emmanuel Macron pour entendre, lors d'une conférence de presse, que le roi aime bien Alhoceima, qu'il y passe ses vacances et qu'il va s'occuper de la question du Rif. En effet, le roi s'est bien occupé du Rif en donnant l'ordre aux forces de l'ordre de commettre des crimes abominables qui rappellent aux rifains les massacres de 1958-1959 commises par Hassan2 en personne qui fût à l'époque à la tête de l'armée qui a sévit au Rif.

Mon propos ne se limite pas à la partie visible de l'iceberg, qui rentre dans un discours dominant, qui fait croire à l'opinion nationale et internationale que le Maroc est dotée des institutions, parlement, gouvernement issue des élections, régions, villages et villes dirigées par des élus et qu'il est un Etat démocratique doté d'institutions et d'une société civile, à même de gérer et de résoudre les problèmes de la société. D'ailleurs ce discours a été utilisé pendant les sept mois du Hirak pour le discréditer et considérer qu'il ne respecte pas les institutions et du coup il sort du jeu démocratique.

Ce tableau tend à nous faire croire que le Makhzen qui est le vrai Etat au Maroc n'existe pas. En réalité, le Hirak du Rif a levé le voile sur ce pouvoir. En effet le Makhzen , tout au long des mois du Hirak, est présent avec ses différents services de renseignement , de propagande, de répression y compris les institutions élues ; il est à l'oeuvre d'abord pour casser le hirak de l'intérieur et lorsqu'il échoue, il passe à la répression massive du mouvement. Le discours dit démocratique respectant les institutions et les droits de l'homme tombe à l'eau et le Makhzen qui ne dort jamais, a recours à ce qu'il sait le mieux et bien faire c'est -à- dire la répression.

 

4. Le Hirak est un analyseur des partis politiques et de la société civile : Les partis politiques et la société civile, sensés représenter le peuple et être les médiateurs et les acteurs de la société, sont dépassés par ce mouvement pourquoi ? Il y a plusieurs réponses à cette question dont la principale est qu'il n'ont aucune légitimité même aux yeux de ceux qui les élisent, car en dehors des périodes électorales le peuple ignore tout sur eux. Les partis dotés d'une légitimité historique, l'ont perdu au fil du temps grâce au génie du Makhzen qui les a mis sous ses ordres. Aucune réaction de la part des partis aux cris des jeunes rifains pendant plusieurs mois. Il a fallu attendre une réunion avec le ministre de l'intérieur et du Makhzen afin que les dirigeants de ces partis publient un communiqué accusant le hirak d'indépendantiste portant atteinte à la sûreté de l’État. La riposte du mouvement rifain a été immédiate. Une grande manifestation est organisé à Alhoceima pour dénoncer ce communiqué ainsi le hirak montre concrètement que ces partis politiques ne sont que des officines politiques au service du Makhzen. Le spectacle dramatique présenté au centre, par médias aux ordres et commentateurs qui font croire au peuple que les partis politiques traitent les questions importantes du pays, a ses limites et le hirak du Rif comme périphérie dévoile la véritable nature de ces partis politiques, c'est-à-dire qu'ils ne sont que des serviteurs du Makhzen et en partie d'eux mêmes. Vis-à-vis du Hirak du Rif, ces partis ne se sont pas contentés de leur absence sur le terrain mais ils ont fait pire en prenant position contre le mouvement social, populaire et en appuyant l'approche répressive du Makhzen. Pour nuancer un peu mes propos, les partis de la gauche dite radicale, bien qu'ils soient restés à l'écart du mouvement rifain, ce qui est curieux, n'ont pas soutenus les autres partis qui se sont apposés au Hirak et ont adopté une position par la suite considérant la légitimité du Hiraq et de ses revendications.

Une autre explication à ces positions des partis politiques et à leur longue absence du terrain rifain se trouve ailleurs. Le fait que le Rif soit une région militarisé par décret datant de 1958, laisse la main libre au Makhzen d'agir dans la région comme il le souhaite et donc la présence des partis doit être sous son contrôle total. Il est à noter que la démilitarisation du Rif fait partie des revndications du Hirak.

La notion de la société civile est relativement récente au Maroc, elle est importée comme la plupart des concepts du lexique politique du champs politique français. Auparavant les marocains avaient recours à des méthodes issues notamment de la religion (Zakate ou sadaqua) comme forme de solidarité afin d'apaiser les douleurs dues à la division sociale et à l'injustice. Avec le capitalisme périphérique installé par le colonialisme dont l'implantation s'est poursuivie après l'indépendance, le mode de production étatique makhzenien a eu comme conséquence une division sociale et une division de travail accrue. La société de classes voit le jour avec des écarts importants entre une infime minorité dominante et une majorité partagée entre la grande pauvreté et la survie. Le rôle de la société civile « dépolitisée » remplaceraient dans l'esprit des acteurs les formes classiques de solidarité et de médiation. Le pouvoir makhzenien va favoriser la création d'associations diverses et variés depuis le début des années 2000, pour faire croire qu'il y a une véritable ouverture du pouvoir politique sur la société. Le Hirak du Rif va dévoiler une autre réalité cachée de ce que l'on appelle les associations de la société civile, discréditées par le mouvement social rifain. La grande majorité de ces associations est absente du mouvement sociale tandis que d'autres, affiliées directement au Makhzen, jouent le rôle d'auxiliaires à l’État makhzenien. Les défenseurs des droits de l'homme, des droites de la femme et des droits de l'enfant n'en disent mot sur les atteintes graves à ces droits au Rif. L’État makhzenien considère le Rif comme une chasse bien gardée et donc pas de place pour la société civile marocaine ou internationale.

En conclusion, je tente dans ce propos de brosser un tableau général du Rif depuis le début du hirak en octobre 2016 jusqu'à fin mai 2017 et le début de la répression généralisée sur toute la région du Rif. Dans cette approche j'essaie d'utiliser les concepts d'analyse institutionnelle pour éluder une situation crée par un mouvement sociale et populaire novateur sur la scène de la lutte des classes au Maroc. Il s'agit tout simplement d'une première approche de la situation, je compte bien développer l'analyse dans d'autres articles à venir.  

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1 juillet 2016 5 01 /07 /juillet /2016 10:29

Philippe Meirieu : L’Education Nouvelle : carrefour de malentendus… et creuset de la réflexion pédagogique d’aujourd’hui

Avant les vacances, une réflexion sur l’ « Education nouvelle », qui apparaît dès le début du 20ème siècle, se structure en 1921 au Congrès de Calais et fait encore parler d’elle aujourd’hui… par beaucoup de ceux qui ne la connaissent guère.

Un des nombreux paradoxes de l'Education Nouvelle tient au fait qu'elle est, très largement, demeurée marginale dans les pratiques tout en réussissant à imposer la plupart de ses « lieux communs » dans les discours éducatifs. Certes, son caractère marginal a été, et reste systématiquement revendiqué par ses promoteurs qui craignent que l'institutionnalisation de ses propositions leur ôte leur caractère « subversif », engendre leur dévoiement et, à terme, provoque leur dilution dans une « pédagogie traditionnelle ordinaire » tout juste « modernisée » pour créer l’illusion.

Mais, simultanément, et, tout en restant sur leur territoire propre, les partisans de l'Education Nouvelle ne cessent d'occuper le vaste terrain idéologique médiatique et d'y galoper dans tous les sens, au point, parfois, d'y apparaître comme hégémoniques. Ils parlent et écrivent à tout va, abondamment repris par les vulgarisateurs éducatifs de toutes sortes… des psychologues qui se targuent de pédagogie aux spécialistes de la rubrique « Modes de vie », aussi bien dans les magazines « grand public » que dans l’abondante littérature sur le « développement personnel ». Cette frénésie prosélyte en faveur de l'Education Nouvelle ne cesse, d'ailleurs, d'entretenir une confusion majeure : alors que la « pédagogie traditionnelle » de la « forme scolaire » (enseignements segmentés et cloisonnés, « leçons » magistrales suivies d'exercices d'application, notation et classements systématiques, etc.) semble complètement inamovible, les adversaires de l'Education Nouvelle ne cessent de dénoncer l'emprise des « réformateurs » et de leur attribuer la responsabilité de la baisse du niveau, du laxisme généralisé et de l'abandon de toute véritable exigence intellectuelle dans l'école.

Cette situation étrange ne facilite pas l'analyse un peu fine de la réalité des propositions de l'Education Nouvelle dans la mesure où les attaques qu'elle subit suscitent, en réaction, une solidarité de tous ses défenseurs autour de slogans emblématiques... au risque de gommer de nombreuses différences d'approche, voire d'occulter de véritables enjeux fondamentaux. Ainsi en a-t-il été de la promotion de la fameuse formule « l'élève au centre du système », génératrice de malentendus s'il en est : alors qu'elle est utilisée dans un rapport annexé à la loi d'orientation de 1989, préparée sous l’autorité de Lionel Jospin, pour souligner la nécessité de sortir d'une « démocratisation-massification » - pensée en termes de simple gestion de flux – afin d’aller vers une scolarité permettant, par une intervention pédagogique adaptée à chaque élève, la réussite du plus grand nombre, elle a été présentée - puis dénoncée - comme une manière d'écarter les savoirs de l'école et de s'agenouiller devant les caprices des enfants-rois… Ses promoteurs, alors, se sont sentis obligés de la défendre, s'appuyant sur ce qu'ils avaient voulu y mettre sans s'apercevoir que leurs contempteurs restaient délibérément rivés sur leur interprétation première. D'où ce sentiment de se trouver face à un dialogue de sourds où la polémique ne cesse d'enfler sans que nul, jamais, ne clarifie suffisamment les choses pour qu'on sache de quoi on parle vraiment et ce que signifie exactement les mots qu’on utilise.

Et l'on pourrait multiplier les exemples de ces malentendus dans lesquels nous sommes empêtrés et qui bloquent tout autant la réflexion pédagogique que le travail approfondi sur les pratiques. J'en évoquerai ici quelques-uns, parmi les plus fréquents, en montrant, chaque fois, tout l'intérêt qu'il y a à ne pas s'en tenir aux slogans habituels et à prendre ses distances avec la vulgate de l'Education Nouvelle... mais pour rester fidèle, justement, à la démarche de l'Education Nouvelle, en ce qu'elle a de plus radicalement fondateur ! Ce qui m'amènera à formuler quelques « principes » qui ne se veulent que des « outils-silex », comme disait Fernand Oury, pour distinguer, au cœur des discours éducatifs, quelques-uns des enjeux essentiels. Avant de montrer en quoi ces principes nous permettent de comprendre l’entreprise éducative dans sa tension fondatrice.

Malentendu 1

 Malentendu n°1 : « Un élève n'apprend que s'il est motivé »… Célestin Freinet, après tant d'autres, n'a cessé de le répéter : « On ne fait pas boire un cheval qui n'a pas soif ». Mais Freinet, pour autant, ne sous-estimait pas la différence entre un cheval et un élève. Il savait que tout cheval à qui l'on ne donne pas à boire finit toujours par avoir soif, tandis qu'il est fort rare qu'un élève privé de mathématiques vienne réclamer à ses éducateurs le théorème de Thalès ! C'est la raison pour laquelle Freinet insistait tant sur la nécessité de « donner soif à l'élève » et de ne pas se contenter d'un attentisme bienveillant (comme on peut le trouver, par exemple, dans certaines affirmations de Neil sur ses pratiques à Summerhill). Et, ainsi, Freinet lui-même pointe-t-il, mais sans toujours la formaliser suffisamment, la distinction fondamentale entre la « motivation » qui ne s'appuierait que sur des intérêts préexistants et la « mobilisation », que l'adulte s'efforce de susciter, par laquelle il permet l'émergence d'intérêts nouveaux et favorise l'engagement de l'élève dans des apprentissages pour lesquels il n'était pas spontanément motivé…

Principe n°1 : Subordonner les apprentissages à des motivations préexistantes, c'est entériner les inégalités et renoncer à faire découvrir aux élèves des savoirs mobilisateurs qui pourront être, pour eux, émancipateurs. « Faire émerger le désir d'apprendre », c'est organiser des rencontres susceptibles de mobiliser l'élève sur ce dont il ignorait, jusque là, tout à la fois l'existence et les satisfactions intellectuelles qu'il pourra en tirer... C'est lui ouvrir des possibles au lieu de l'enfermer dans « l'être-là ».

Malentendu 2

 Malentendu n°2 : « Chaque enfant apprend d’une manière qui lui est propre et cela nécessite la mise en place d’une "école sur mesure" »… Bien avant que les travaux de la psychologie différentielle n’insistent sur la singularité de chaque sujet en matière d’apprentissage, en mettant en avant les « styles cognitifs » ou les « stratégies d’apprentissage », les pédagogues de l’Education Nouvelle avaient plaidé pour l’instauration, selon la formule de Claparède, d’une « école sur mesure ». Comment tolérer, en effet, que l’on impose à chacune et à chacun le même « prêt à porter » scolaire, tant en matière de contenus que de rythmes et de méthodes ? Pourquoi instituer une norme arbitraire, qui, par définition, ne satisfera personne ? C’est pourquoi faut prendre chaque enfant « comme il est », « là où il est », non pas, bien évidemment, pour le laisser tel qu’il est, mais pour l’aider à progresser en s’appuyant sur ses ressources et en tenant compte de ses spécificités… Quand on a dit cela, cependant, on n’a pas encore vraiment tranché sur un point décisif. On peut, en effet, concevoir « l’école sur mesure » selon un modèle strictement adéquationniste, basé sur un diagnostic préalable qui s’efforce de connaître parfaitement, en amont de toute intervention éducative, le niveau et les besoins de l’élève afin de lui imposer un parcours strictement individualisé. Ou bien, on peut proposer à l’élève une palette de propositions dans le cadre d’une « pédagogie différenciée » et l’aider à se saisir des objectifs et méthodes qui lui permettent, tout à la fois, d’enrichir sa panoplie méthodologique et de se mobiliser sur des connaissances nouvelles. Dans le premier cas, on est dans le paradigme pharmaceutico-médical de l’individualisation, conçu sur le modèle behavioriste de « l’homme-machine » ; dans le second, on est dans un paradigme systémique où la connaissance des sujets ne précède pas nécessairement les propositions qu’on leur fait mais est en interaction permanente avec elles : car c’est aussi la manière dont un sujet s’empare d’une méthode ou se mobilise sur un savoir qui permet de le connaître… et c’est cette connaissance qui nourrit de nouvelles propositions et suscite l’inventivité pédagogique.

Principe n°2 : Si chaque élève s’approprie des savoirs de manière singulière, il n’en est pas, pour autant, enfermé dans des méthodes définitives ni dans une progression strictement linéaire : la véritable « école sur mesure » n’est pas celle de la systématisation du couple « tests / exercices » (ou diagnostic / remédiation), c’est celle qui s’appuie sur la variété des propositions, la diversification des ressources, les interactions entre pairs et avec l’environnement et où chacune et chacun apprend progressivement à piloter ses apprentissages dans une démarche de découverte / régulation.

Malentendu 3

 Malentendu n° 3 : « L'élève apprend ce qui fait sens pour lui »… L'inflation de l'utilisation du mot « sens » dans les discours éducatifs doit évidemment nous alerter sur son ambigüité. Qu'est ce qui « fait sens » pour un élève ? Tout naturellement, et en raison même des origines de l'Education Nouvelle - l'enseignement primaire dans une société rurale - le sens a d'abord été identifié à « l'utile ». Ce qui faisait sens, c'est ce dont on pouvait « se servir » dans la vie quotidienne. A Abbotsholme - la première new school créée par le pasteur Cecil Reddie dans les environs de Londres à la fin du XIXème siècle -, les enfants n'apprennent les mathématiques et les sciences naturelles que pour participer à la gestion de la ferme, ils n'apprennent la langue que pour pouvoir comprendre les modes d'emploi des ustensiles agricoles, lire la gazette locale, tenir leur journal de bord, écrire aux clients et aux fournisseurs... Une façon, bien sûr, de finaliser les apprentissages scolaires en les assujettissant à l'usage immédiat qu’ils peuvent en faire. Mais une manière aussi de les appauvrir considérablement en les cantonnant dans le domaine du fonctionnel et à un niveau taxonomique strictement déterminé par les besoins de l'environnement. C'est pourquoi il faut aller regarder chez Tolstoï ou chez Tagore et (re)découvrir avec eux à quel point le « sens » relève aussi du symbolique : ce qui fait sens pour l'élève, ce n'est pas seulement la valeur d'usage des savoirs, c'est la manière dont ils parlent à son intériorité, résonnent avec ses préoccupations anthropologiques fondamentales, lui permettent, à travers la découverte des œuvres culturelles, de donner forme à ce qui l'habite. Ce qui fait sens, c'est ce qui relie ce que chacun a de plus intime avec ce qui est le plus universel, ce qui permet de sortir de la solitude et de mettre en récit son chaos psychique pour ne pas être manipulé par ses pulsions archaïques.

Principe n°3 : L'engagement d'un sujet dans des savoirs n'est pas seulement lié à l'utilisation concrète qu'il pourra faire de ceux-ci pour résoudre les problèmes matériels qui se posent à lui dans sa vie quotidienne. Cet engagement est aussi fondamentalement lié à la manière donc l'éducateur est capable, à tous les niveaux taxonomiques, de relier les savoirs qu'il enseigne à une culture, à une histoire, à la manière dont ils ont été élaborés par les humains et dont ils contribuent encore aujourd'hui à parler aux « petits d'hommes » de leur émancipation.

Malentendu 4

 Malentendu n°4 : « L'élève apprend en étant actif »… C'est Jules Ferry lui-même qui confia à Henri Marion, en 1888, le premiers cours de « science de l'éducation » à la Sorbonne (l'expression est alors au singulier car il convient, à ce moment-là, de « fonder en vérité » les principes des grandes lois laïques). Et, tout naturellement, Marion fit une leçon inaugurale qui commençait par cette formule : « Il n'y a qu'une méthode digne de ce nom et c'est la méthode active ». « Tout naturellement », ai-je écrit, dans la mesure où l'on voit mal un pédagogue - aussi partisan soit-il des pédagogies « traditionnelles » (et Marion n'en était pas un!) - faire l'éloge d'une « méthode passive ». Ainsi, pour Marion la « méthode active » a-t-elle un caractère d'évidence : celui qui ne sait pas appliquer une règle de grammaire ou un théorème de mathématiques ne les connait pas vraiment et c'est pourquoi le maître doit « faire agir » : « Voilà, explique-t-il, le précepte unique de l'enseignement, car il contient en germe tous les autres »... Mais « faire agir » reste encore une formule ambiguë tant l'action peut prendre de multiples formes. Et, très vite, l'Education Nouvelle va l'utiliser dans un sens particulier : être « actif » dans l'école, ce sera être en activité « comme dans la vie », dans la « vie active » justement. Ce sont donc des activités sociales en miniature (collectives si possible) qui vont apparaître comme le moyen, par excellence, de mettre en place les « méthodes actives » (l'expression passe au pluriel afin, sans doute, de bien couvrir tous les champs possibles des activités sociales importables à l'école : la correspondance et le journal scolaires, les « ateliers » de menuiserie ou de théâtre, les enquêtes de terrain et les expériences scientifiques...).

Or, quand on regarde ce qui se passe précisément alors dans les classes, on peut dire que les choses sont, pour le moins contrastées : certaines « activités », préparées et régulées par le maître, garantissent l'implication de chaque élève et permettent, pour chacun, le passage de l'empirie (le « tâtonnement expérimental » chez Freinet) à la compréhension et à la modélisation de connaissances transférables ; mais, dans d'autres cas, une division du travail se met en place dans le groupe entre concepteurs, exécutants et chômeurs, n'autorisant tout au plus que le perfectionnement de chacun dans des savoir-faire préalables. Or, quand on cherche à identifier ce qui garantit l'apprentissage dans les « méthodes actives », on est bien obligé d'admettre que ce n'est pas la présence d'une « activité de fabrication » plus ou moins réussie, mais bien celle d'une « opération mentale » suscitée par l'activité et qui permet au sujet de déstabiliser un système de représentations pour l'enrichir et le stabiliser à un niveau supérieur... opération mentale qui peut également intervenir pendant l'observation d'une expérience, l'écoute d'un cours ou la lecture d'un livre. L'activité qui fait apprendre et progresser, c'est celle qui se passe « dans la tête » de l'élève, quand un conflit sociocognitif lui permet de construire, avec les matériaux qui lui sont proposés ou qu'il découvre, un nouveau modèle d'intelligibilité, c'est-à-dire, en réalité, de nouveaux savoirs.

Principe n°4 : Rendre l'élève « actif » dans ses apprentissages est éminemment nécessaire, mais il s'agit d'une activité mentale qui n'est pas systématiquement corrélée avec une activité matérielle de fabrication. Certes, l’activité concrète demeure un excellent point de départ pour permettre l’opération mentale, mais à condition de bien l’identifier comme telle et, surtout, de mettre en place un dispositif pédagogique qui permet de dégager un modèle transférable afin de ne point en rester à un savoir-faire empirique.

Malentendu 5

Malentendu n°5 : « L’élève n’apprend qu’en collaborant avec les autres »… La « socialisation » est un maître mot dans l’Education Nouvelle et reste, aujourd’hui, un enjeu éducatif fondamental : la montée de l’individualisme social rend, en effet, éminemment nécessaire la découverte des exigences d’un collectif, de ses règles et de la manière ont elles constituent la condition de l’expression et du développement de chacun tout en permettant la poursuite du « bien commun ». Tous les pédagogues de l’Education Nouvelle font ainsi l’éloge de la collaboration et l’opposent à une vision étroitement concurrentielle de la réussite scolaire… Pourtant, à y regarder de près, ils ne s’inscrivent pas vraiment dans les mêmes perspectives : même si Ferrière et Freinet participent, en principe, au même « mouvement », le premier n’hésite pas à expliquer que la collaboration dans les « communautés d’enfants » permet la structuration d’une hiérarchie sociale efficace et facilite l’émergence des futurs chefs, tandis que le second – longtemps compagnon de route du Parti Communiste – fait de la promotion du collectif l’anticipation d’une société égalitaire. Makarenko – le plus cohérent des promoteurs de la formation par le groupe – propose lui d’y instaurer une rotation des tâches systématique afin d’éviter que nul ne s’enkyste dans une fonction ou un rôle et de former chacune et chacun à toutes les tâches. La « collaboration » peut donc signifier, selon les cas, ou bien la structuration d’une microsociété hiérarchisée anticipant « la division sociale du travail », ou bien l’organisation d’un mode de fonctionnement permettant de faire progresser chacun et chacun en lui proposant des expériences susceptibles de lui permettre des acquisitions nouvelles.

Principe n°5 : En matière éducative, l’organisation du groupe et le type de collaboration qui est promue entre les membres d’un groupe doit être au service des acquisitions et du progrès de chacun. Les règles de fonctionnement ne peuvent donc pas être assujetties à l’efficacité sociale productive du groupe, mais doivent permettre la progression de tous les membres.

Malentendu 6

 Malentendu n°6 : « L’éducation doit être démocratique »… Evidemment, s’il s’agit de souligner qu’elle doit avoir pour ambition de démocratiser l’accès aux savoirs fondamentaux, tout le monde est d’accord… au moins sur le principe ! Mais l’expression « éducation démocratique » est aussi utilisée, dans l’Education Nouvelle, pour désigner la démarche éducative elle-même : il faudrait, dit-on, « éduquer démocratiquement ». Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Pour certains – partisans de « l’autogestion pédagogique » - il s’agirait de mettre en œuvre une « démocratie en miniature » dans les institutions d’éducation afin que les enfants décident eux-mêmes démocratiquement de leur propre éducation. A ceux qui croient cela, il faut répondre clairement que leur projet est un leurre : un enfant, tant qu’il n’est pas éduqué, ne peut pas choisir librement ses apprentissages et la manière de les effectuer ; il a besoin que l’adulte décide pour lui de « ce à quoi il doit être éduqué » ainsi que de la façon de le faire : celui qui est déjà là, doit, comme le dit Hannah Arendt, assumer la responsabilité du monde ; il a un impérieux devoir d’antécédence à l’égard de celui qui arrive infiniment démuni, fragile et inachevé... Dans ces conditions, il vaut donc mieux parler d’ « éducation à la démocratie » plutôt que d’ « éducation démocratique » : l’éducation à la démocratie est celle qui se donne pour ambition d’accompagner l’élève vers sa responsabilité de citoyen en l’aidant à acquérir les modèles intellectuels qui lui permettront, une fois citoyen de droit, de comprendre et le monde dans lequel il vit et d’y jouer son rôle. Mais, contrairement à ce qu’affirment les partisans de la « pédagogie traditionnelle », cette formation intellectuelle ne saurait suffire : on ne peut passer spontanément et miraculeusement d’une situation d’assujettissement éducatif total à l’exercice de la liberté éclairée. C’est pourquoi, tout au long de son éducation, il faut offrir progressivement à l’enfant des occasions de décision et des espaces de liberté à sa portée, travailler avec lui sur sa capacité à s’exprimer dans des collectifs de manière autonome, indépendamment de toute pression, l’aider à former sa volonté et construire sa détermination à s’engager au service du bien commun pour pouvoir assumer et revendiquer progressivement la responsabilité de ses propres actes.

Principe n°6 : L’entrée dans le débat démocratique et la possibilité d’exercer sa responsabilité de citoyen supposent une formation qui accompagne le sujet en lui donnant, tout à la fois, les savoirs nécessaires pour comprendre le monde et les occasions de s’engager progressivement dans des collectifs en faisant des choix à sa mesure. C’est ainsi qu’un « petit d’homme » devient un « petit homme » et conquiert le pouvoir de « penser par lui-même », d’agir en connaissance de cause et de s’imputer la responsabilité de qu’il dit et fait.

Malentendu 7

 Malentendu n°7 : «L’enfant a droit à la liberté d’expression »… Voilà, sans aucun doute, un des principes les plus souvent rappelés par les pédagogues de l’Education Nouvelle ainsi que par les psychologues qui s’inscrivent dans leur lignée comme Bruno Bettelheim ou Françoise Dolto. Ils se positionnent ainsi clairement contre la « pédagogie des préalables » qui prétend toujours repousser l’expression de l’enfant « après »… une fois qu’il saura s’exprimer, maitrisera correctement le langage, saura juger de la pertinence et de l’impact de ses propos, disposera des savoirs suffisants pour les étayer, etc. Ces « préalables » autorisent, en effet, à récuser systématiquement toute expression de l’enfant en affirmant – sans jamais pouvoir être démenti – que toutes les conditions ne sont pas remplies pour qu’il puisse être pris au sérieux… Certes, les tenants du « droit de l’enfant à l’expression » prennent toujours la précaution de préciser que, si l’adulte a le devoir d’ « entendre » l’enfant, il n’a évidemment pas celui de « l’approuver ». C’est bien la moindre des choses, en effet, que la liberté d’expression de l’un ne soit pas un obstacle à celle de l’autre ! Mais, pour autant, les choses ne sont pas complètement clarifiées et un véritable clivage existe bien, au sein de l’Education Nouvelle, entre ceux qui veulent absolument favoriser l’expression spontanée de l’enfant et ceux qui considèrent que cette expression n’est véritablement libre que si, paradoxalement, elle est soutenue par les contraintes éducatives posées par l’adulte…

C’est Korczak – promoteur des droits de l’enfant et peu suspect de vouloir brider son expression – qui a, sans doute, affirmé avec le plus de clarté l’importance des « belles contraintes » capables de permettre l’expression de la liberté. Avec les enfants et adolescents particulièrement « difficiles » qu’il accueille dans son orphelinat, il impose le « sursis » à l’expression, à travers le dispositif de « la boite aux lettres » : « Ecris le moi et je te répondrai… Prends le temps d’y réfléchir et je prendrai le temps de te répondre… » Entre l’autoritarisme qui récuse la parole de l’enfant – au prétexte qu’elle n’est pas encore recevable – et le spontanéisme qui s’émerveille naïvement devant toute expression de l’enfant – jusqu’à encourager le caprice – Korczak propose de lier le droit à l’expression au devoir de l’éducation en inscrivant, à l’articulation de l’un et de l’autre, l’exigence. Il crée des situations où les contraintes de l’adulte permettent à l’expression de l’enfant de se dégager du pulsionnel, de la répétition des archétypes et du mimétisme stérile ; il crée des dispositifs qui permettent l’émergence de la pensée.

Principe n°7 : L’enfant construit son expression libre grâce aux contraintes fécondes que l’adulte lui impose. Ces contraintes ne doivent pas être une entrave à sa liberté, mais, bien au contraire, un moyen de permettre à l’enfant de prendre de la distance par rapport à une expression pulsionnelle stéréotypée, répétitive et où, malgré quelques fulgurances, il reste largement dans l’infantile. Les « belles contraintes » n’imposent donc pas à l’enfant de renoncer à s’exprimer mais, tout au contraire, dans la mesure où l’adulte met à sa disposition des ressources et exprime une attente bienveillante à son égard, lui permettent d’éprouver la satisfaction d’une expression ajustée à une liberté qui s’assume.

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Ainsi, l’Education Nouvelle est-elle traversée d’ambigüités… Ces dernières se manifestent – on vient de le voir - à travers les interprétations différentes, voire divergentes, de la plupart des formules qui en constituent la vulgate. En effet, cette mouvance pédagogique, qui se revendique de la tradition rousseauiste et se structure au début du XXème siècle, est loin d’être idéologiquement homogène. On y côtoie des libéraux, tels Ferrière, convaincus que la liberté accordée aux enfants favorise l’émergence d’une société construite sur la formule « the right man at the right place », et des hommes de gauche, comme Wallon, qui militent pour une « école unique » et la formation de tous au plus haut niveau. On y trouve de grandes figures du courant libertaire, comme Neill, pour lesquels toute entrave à la spontanéité de l’enfant compromet son développement, et des penseurs comme Maria Montessori qui se réclament d’une « pédagogie scientifique » et affirment que le rôle de l’éducateur est de structurer les expériences de l’enfant à partir d’un matériel pédagogique très élaboré. On y rencontre des partisans de la « méthode naturelle », comme Freinet, qui prônent la systématisation du « tâtonnement expérimental » dans des tâches mobilisatrices complexes et des défenseurs d’un enseignement individuel et progressif très encadré, comme Miss Parkhurst, l’auteur du fameux « Plan Dalton ».

Mais, plus fondamentalement encore, et au sein même de chacune de ces propositions, l’Education Nouvelle est un creuset où se dévoile, dans ses hésitations terminologiques et conceptuelles mêmes, l’enjeu essentiel de l’entreprise éducative. Qu’on regarde de près, par exemple, la notion d’ « intérêt de l’enfant » - que tout le monde met en avant - et l’on verra à quel point les choses sont problématiques : pour certains, en effet, « l’intérêt de l’enfant » est « ce qui l’intéresse », tandis que, pour d’autres, c’est « ce qui est dans son intérêt ». Et l’on avouera que les deux acceptions ne se recoupent pas aussi facilement que cela… surtout dès que l’on travaille avec des enfants qui n’ont pas trouvé leur panoplie de bon élève au pied de leur berceau et qui sont socialement éloignés de la culture scolaire ! Là, comme ailleurs, on est pris en tenaille entre une conception « endogène » de l’éducation – qui renvoie au développement d’un sujet qui s’engage librement dans ses apprentissages – et une conception « exogène » de la formation – qui renvoie à une intervention volontariste, tant en termes d’objectifs que de méthodes, sur un sujet dont on se veut responsable des acquisitions.

Or, la réussite de l’entreprise éducative se joue précisément dans la capacité à articuler dans le même temps (et non successivement) l’endogène et l’exogène : Il s’agit, pour reprendre les termes mêmes de Rousseau dans l’Emile de faire droit simultanément à deux exigences. D’une part, parce qu’on n’apprend bien que ce qu’on a appris soi-même, « qu’il (l’élève) ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu’il l’a compris lui-même ; qu’il n’apprenne pas la science, qu’il l’invente. Si vous substituez, dans son esprit, l’autorité à la raison, il ne raisonnera plus : il ne sera plus que le jouet de l’opinion des autres. ». Mais, d’autre part, et parce que la dissymétrie entre l’éducateur et l’éduqué est irréductible, « sans doute, il ne doit faire que ce qu’il veut, mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse ; il ne doit pas faire un pas que vous ne l’ayez prévu, il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu’il va dire ».

Il s’agit bien, en réalité, de mettre en tension deux exigences : l’exigence de transmission et celle d’appropriation. C’est l’adulte qui éduque et enseigne, mais c’est l’enfant qui grandit et apprend. L’enfant ne peut décider de ce qu’il doit apprendre – sinon, c’est qu’il serait déjà éduqué – mais il doit l’apprendre par lui-même – pour que cet apprentissage fasse de lui un sujet. Et l’Education Nouvelle, inaugurée, aux dires de tous ses partisans par Rousseau lui-même, n’est rien d’autre que le travail obstiné – et souvent très tâtonnant - d’inventivité méthodologique et institutionnelle pour dépasser par la pratique l’aporie théorique dans laquelle s’enferment les débats qui opposent autorité et liberté.

C’est de cette inventivité dont fait preuve Pestalozzi qui, dès 1799, élabore une « Méthode » pour « donner des mains à Rousseau » : il y articule expérience et connaissance en demandant au maître de veiller à ce que chaque geste de l’enfant soit porté par l’exigence de perfection. C’est cette inventivité qu’on trouve aussi bien chez Makarenko, le bolchévique, que chez Jean Bosco, le fondateur des Salésiens : « L’enfant est malade, soignez le milieu. Il ne veut pas apprendre, créez des situations où il soit obligé de le faire. » C’est cette inventivité qu’on voit à l’œuvre chez Maria Montessori ou Célestin Freinet, comme chez tous les acteurs de l’Éducation Nouvelle. Les uns et les autres tentent de mettre en œuvre la maxime de Jean-Jacques : « Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c’est de tout faire en ne faisant rien. » Entreprise infiniment risquée – et qui, par essence, prête le flanc aux critiques de tous les dogmatismes – mais seule voie possible pour une éducation à la démocratie qui ne renonce ni à la transmission d’un monde commun ni à la formation de la liberté.

Philippe Meirieu

Philippe Meirieu : L’Education Nouvelle : carrefour de malentendus… et creuset de la réflexion pédagogique d’aujourd’hui

Avant les vacances, une réflexion sur l’ « Education nouvelle », qui apparaît dès le début du 20ème siècle, se structure en 1921 au Congrès de Calais et fait encore parler d’elle aujourd’hui… par beaucoup de ceux qui ne la connaissent guère.

Un des nombreux paradoxes de l'Education Nouvelle tient au fait qu'elle est, très largement, demeurée marginale dans les pratiques tout en réussissant à imposer la plupart de ses « lieux communs » dans les discours éducatifs. Certes, son caractère marginal a été, et reste systématiquement revendiqué par ses promoteurs qui craignent que l'institutionnalisation de ses propositions leur ôte leur caractère « subversif », engendre leur dévoiement et, à terme, provoque leur dilution dans une « pédagogie traditionnelle ordinaire » tout juste « modernisée » pour créer l’illusion.

Mais, simultanément, et, tout en restant sur leur territoire propre, les partisans de l'Education Nouvelle ne cessent d'occuper le vaste terrain idéologique médiatique et d'y galoper dans tous les sens, au point, parfois, d'y apparaître comme hégémoniques. Ils parlent et écrivent à tout va, abondamment repris par les vulgarisateurs éducatifs de toutes sortes… des psychologues qui se targuent de pédagogie aux spécialistes de la rubrique « Modes de vie », aussi bien dans les magazines « grand public » que dans l’abondante littérature sur le « développement personnel ». Cette frénésie prosélyte en faveur de l'Education Nouvelle ne cesse, d'ailleurs, d'entretenir une confusion majeure : alors que la « pédagogie traditionnelle » de la « forme scolaire » (enseignements segmentés et cloisonnés, « leçons » magistrales suivies d'exercices d'application, notation et classements systématiques, etc.) semble complètement inamovible, les adversaires de l'Education Nouvelle ne cessent de dénoncer l'emprise des « réformateurs » et de leur attribuer la responsabilité de la baisse du niveau, du laxisme généralisé et de l'abandon de toute véritable exigence intellectuelle dans l'école.

Cette situation étrange ne facilite pas l'analyse un peu fine de la réalité des propositions de l'Education Nouvelle dans la mesure où les attaques qu'elle subit suscitent, en réaction, une solidarité de tous ses défenseurs autour de slogans emblématiques... au risque de gommer de nombreuses différences d'approche, voire d'occulter de véritables enjeux fondamentaux. Ainsi en a-t-il été de la promotion de la fameuse formule « l'élève au centre du système », génératrice de malentendus s'il en est : alors qu'elle est utilisée dans un rapport annexé à la loi d'orientation de 1989, préparée sous l’autorité de Lionel Jospin, pour souligner la nécessité de sortir d'une « démocratisation-massification » - pensée en termes de simple gestion de flux – afin d’aller vers une scolarité permettant, par une intervention pédagogique adaptée à chaque élève, la réussite du plus grand nombre, elle a été présentée - puis dénoncée - comme une manière d'écarter les savoirs de l'école et de s'agenouiller devant les caprices des enfants-rois… Ses promoteurs, alors, se sont sentis obligés de la défendre, s'appuyant sur ce qu'ils avaient voulu y mettre sans s'apercevoir que leurs contempteurs restaient délibérément rivés sur leur interprétation première. D'où ce sentiment de se trouver face à un dialogue de sourds où la polémique ne cesse d'enfler sans que nul, jamais, ne clarifie suffisamment les choses pour qu'on sache de quoi on parle vraiment et ce que signifie exactement les mots qu’on utilise.

Et l'on pourrait multiplier les exemples de ces malentendus dans lesquels nous sommes empêtrés et qui bloquent tout autant la réflexion pédagogique que le travail approfondi sur les pratiques. J'en évoquerai ici quelques-uns, parmi les plus fréquents, en montrant, chaque fois, tout l'intérêt qu'il y a à ne pas s'en tenir aux slogans habituels et à prendre ses distances avec la vulgate de l'Education Nouvelle... mais pour rester fidèle, justement, à la démarche de l'Education Nouvelle, en ce qu'elle a de plus radicalement fondateur ! Ce qui m'amènera à formuler quelques « principes » qui ne se veulent que des « outils-silex », comme disait Fernand Oury, pour distinguer, au cœur des discours éducatifs, quelques-uns des enjeux essentiels. Avant de montrer en quoi ces principes nous permettent de comprendre l’entreprise éducative dans sa tension fondatrice.

Malentendu 1

 Malentendu n°1 : « Un élève n'apprend que s'il est motivé »… Célestin Freinet, après tant d'autres, n'a cessé de le répéter : « On ne fait pas boire un cheval qui n'a pas soif ». Mais Freinet, pour autant, ne sous-estimait pas la différence entre un cheval et un élève. Il savait que tout cheval à qui l'on ne donne pas à boire finit toujours par avoir soif, tandis qu'il est fort rare qu'un élève privé de mathématiques vienne réclamer à ses éducateurs le théorème de Thalès ! C'est la raison pour laquelle Freinet insistait tant sur la nécessité de « donner soif à l'élève » et de ne pas se contenter d'un attentisme bienveillant (comme on peut le trouver, par exemple, dans certaines affirmations de Neil sur ses pratiques à Summerhill). Et, ainsi, Freinet lui-même pointe-t-il, mais sans toujours la formaliser suffisamment, la distinction fondamentale entre la « motivation » qui ne s'appuierait que sur des intérêts préexistants et la « mobilisation », que l'adulte s'efforce de susciter, par laquelle il permet l'émergence d'intérêts nouveaux et favorise l'engagement de l'élève dans des apprentissages pour lesquels il n'était pas spontanément motivé…

Principe n°1 : Subordonner les apprentissages à des motivations préexistantes, c'est entériner les inégalités et renoncer à faire découvrir aux élèves des savoirs mobilisateurs qui pourront être, pour eux, émancipateurs. « Faire émerger le désir d'apprendre », c'est organiser des rencontres susceptibles de mobiliser l'élève sur ce dont il ignorait, jusque là, tout à la fois l'existence et les satisfactions intellectuelles qu'il pourra en tirer... C'est lui ouvrir des possibles au lieu de l'enfermer dans « l'être-là ».

Malentendu 2

 Malentendu n°2 : « Chaque enfant apprend d’une manière qui lui est propre et cela nécessite la mise en place d’une "école sur mesure" »… Bien avant que les travaux de la psychologie différentielle n’insistent sur la singularité de chaque sujet en matière d’apprentissage, en mettant en avant les « styles cognitifs » ou les « stratégies d’apprentissage », les pédagogues de l’Education Nouvelle avaient plaidé pour l’instauration, selon la formule de Claparède, d’une « école sur mesure ». Comment tolérer, en effet, que l’on impose à chacune et à chacun le même « prêt à porter » scolaire, tant en matière de contenus que de rythmes et de méthodes ? Pourquoi instituer une norme arbitraire, qui, par définition, ne satisfera personne ? C’est pourquoi faut prendre chaque enfant « comme il est », « là où il est », non pas, bien évidemment, pour le laisser tel qu’il est, mais pour l’aider à progresser en s’appuyant sur ses ressources et en tenant compte de ses spécificités… Quand on a dit cela, cependant, on n’a pas encore vraiment tranché sur un point décisif. On peut, en effet, concevoir « l’école sur mesure » selon un modèle strictement adéquationniste, basé sur un diagnostic préalable qui s’efforce de connaître parfaitement, en amont de toute intervention éducative, le niveau et les besoins de l’élève afin de lui imposer un parcours strictement individualisé. Ou bien, on peut proposer à l’élève une palette de propositions dans le cadre d’une « pédagogie différenciée » et l’aider à se saisir des objectifs et méthodes qui lui permettent, tout à la fois, d’enrichir sa panoplie méthodologique et de se mobiliser sur des connaissances nouvelles. Dans le premier cas, on est dans le paradigme pharmaceutico-médical de l’individualisation, conçu sur le modèle behavioriste de « l’homme-machine » ; dans le second, on est dans un paradigme systémique où la connaissance des sujets ne précède pas nécessairement les propositions qu’on leur fait mais est en interaction permanente avec elles : car c’est aussi la manière dont un sujet s’empare d’une méthode ou se mobilise sur un savoir qui permet de le connaître… et c’est cette connaissance qui nourrit de nouvelles propositions et suscite l’inventivité pédagogique.

Principe n°2 : Si chaque élève s’approprie des savoirs de manière singulière, il n’en est pas, pour autant, enfermé dans des méthodes définitives ni dans une progression strictement linéaire : la véritable « école sur mesure » n’est pas celle de la systématisation du couple « tests / exercices » (ou diagnostic / remédiation), c’est celle qui s’appuie sur la variété des propositions, la diversification des ressources, les interactions entre pairs et avec l’environnement et où chacune et chacun apprend progressivement à piloter ses apprentissages dans une démarche de découverte / régulation.

Malentendu 3

 Malentendu n° 3 : « L'élève apprend ce qui fait sens pour lui »… L'inflation de l'utilisation du mot « sens » dans les discours éducatifs doit évidemment nous alerter sur son ambigüité. Qu'est ce qui « fait sens » pour un élève ? Tout naturellement, et en raison même des origines de l'Education Nouvelle - l'enseignement primaire dans une société rurale - le sens a d'abord été identifié à « l'utile ». Ce qui faisait sens, c'est ce dont on pouvait « se servir » dans la vie quotidienne. A Abbotsholme - la première new school créée par le pasteur Cecil Reddie dans les environs de Londres à la fin du XIXème siècle -, les enfants n'apprennent les mathématiques et les sciences naturelles que pour participer à la gestion de la ferme, ils n'apprennent la langue que pour pouvoir comprendre les modes d'emploi des ustensiles agricoles, lire la gazette locale, tenir leur journal de bord, écrire aux clients et aux fournisseurs... Une façon, bien sûr, de finaliser les apprentissages scolaires en les assujettissant à l'usage immédiat qu’ils peuvent en faire. Mais une manière aussi de les appauvrir considérablement en les cantonnant dans le domaine du fonctionnel et à un niveau taxonomique strictement déterminé par les besoins de l'environnement. C'est pourquoi il faut aller regarder chez Tolstoï ou chez Tagore et (re)découvrir avec eux à quel point le « sens » relève aussi du symbolique : ce qui fait sens pour l'élève, ce n'est pas seulement la valeur d'usage des savoirs, c'est la manière dont ils parlent à son intériorité, résonnent avec ses préoccupations anthropologiques fondamentales, lui permettent, à travers la découverte des œuvres culturelles, de donner forme à ce qui l'habite. Ce qui fait sens, c'est ce qui relie ce que chacun a de plus intime avec ce qui est le plus universel, ce qui permet de sortir de la solitude et de mettre en récit son chaos psychique pour ne pas être manipulé par ses pulsions archaïques.

Principe n°3 : L'engagement d'un sujet dans des savoirs n'est pas seulement lié à l'utilisation concrète qu'il pourra faire de ceux-ci pour résoudre les problèmes matériels qui se posent à lui dans sa vie quotidienne. Cet engagement est aussi fondamentalement lié à la manière donc l'éducateur est capable, à tous les niveaux taxonomiques, de relier les savoirs qu'il enseigne à une culture, à une histoire, à la manière dont ils ont été élaborés par les humains et dont ils contribuent encore aujourd'hui à parler aux « petits d'hommes » de leur émancipation.

Malentendu 4

 Malentendu n°4 : « L'élève apprend en étant actif »… C'est Jules Ferry lui-même qui confia à Henri Marion, en 1888, le premiers cours de « science de l'éducation » à la Sorbonne (l'expression est alors au singulier car il convient, à ce moment-là, de « fonder en vérité » les principes des grandes lois laïques). Et, tout naturellement, Marion fit une leçon inaugurale qui commençait par cette formule : « Il n'y a qu'une méthode digne de ce nom et c'est la méthode active ». « Tout naturellement », ai-je écrit, dans la mesure où l'on voit mal un pédagogue - aussi partisan soit-il des pédagogies « traditionnelles » (et Marion n'en était pas un!) - faire l'éloge d'une « méthode passive ». Ainsi, pour Marion la « méthode active » a-t-elle un caractère d'évidence : celui qui ne sait pas appliquer une règle de grammaire ou un théorème de mathématiques ne les connait pas vraiment et c'est pourquoi le maître doit « faire agir » : « Voilà, explique-t-il, le précepte unique de l'enseignement, car il contient en germe tous les autres »... Mais « faire agir » reste encore une formule ambiguë tant l'action peut prendre de multiples formes. Et, très vite, l'Education Nouvelle va l'utiliser dans un sens particulier : être « actif » dans l'école, ce sera être en activité « comme dans la vie », dans la « vie active » justement. Ce sont donc des activités sociales en miniature (collectives si possible) qui vont apparaître comme le moyen, par excellence, de mettre en place les « méthodes actives » (l'expression passe au pluriel afin, sans doute, de bien couvrir tous les champs possibles des activités sociales importables à l'école : la correspondance et le journal scolaires, les « ateliers » de menuiserie ou de théâtre, les enquêtes de terrain et les expériences scientifiques...).

Or, quand on regarde ce qui se passe précisément alors dans les classes, on peut dire que les choses sont, pour le moins contrastées : certaines « activités », préparées et régulées par le maître, garantissent l'implication de chaque élève et permettent, pour chacun, le passage de l'empirie (le « tâtonnement expérimental » chez Freinet) à la compréhension et à la modélisation de connaissances transférables ; mais, dans d'autres cas, une division du travail se met en place dans le groupe entre concepteurs, exécutants et chômeurs, n'autorisant tout au plus que le perfectionnement de chacun dans des savoir-faire préalables. Or, quand on cherche à identifier ce qui garantit l'apprentissage dans les « méthodes actives », on est bien obligé d'admettre que ce n'est pas la présence d'une « activité de fabrication » plus ou moins réussie, mais bien celle d'une « opération mentale » suscitée par l'activité et qui permet au sujet de déstabiliser un système de représentations pour l'enrichir et le stabiliser à un niveau supérieur... opération mentale qui peut également intervenir pendant l'observation d'une expérience, l'écoute d'un cours ou la lecture d'un livre. L'activité qui fait apprendre et progresser, c'est celle qui se passe « dans la tête » de l'élève, quand un conflit sociocognitif lui permet de construire, avec les matériaux qui lui sont proposés ou qu'il découvre, un nouveau modèle d'intelligibilité, c'est-à-dire, en réalité, de nouveaux savoirs.

Principe n°4 : Rendre l'élève « actif » dans ses apprentissages est éminemment nécessaire, mais il s'agit d'une activité mentale qui n'est pas systématiquement corrélée avec une activité matérielle de fabrication. Certes, l’activité concrète demeure un excellent point de départ pour permettre l’opération mentale, mais à condition de bien l’identifier comme telle et, surtout, de mettre en place un dispositif pédagogique qui permet de dégager un modèle transférable afin de ne point en rester à un savoir-faire empirique.

Malentendu 5

Malentendu n°5 : « L’élève n’apprend qu’en collaborant avec les autres »… La « socialisation » est un maître mot dans l’Education Nouvelle et reste, aujourd’hui, un enjeu éducatif fondamental : la montée de l’individualisme social rend, en effet, éminemment nécessaire la découverte des exigences d’un collectif, de ses règles et de la manière ont elles constituent la condition de l’expression et du développement de chacun tout en permettant la poursuite du « bien commun ». Tous les pédagogues de l’Education Nouvelle font ainsi l’éloge de la collaboration et l’opposent à une vision étroitement concurrentielle de la réussite scolaire… Pourtant, à y regarder de près, ils ne s’inscrivent pas vraiment dans les mêmes perspectives : même si Ferrière et Freinet participent, en principe, au même « mouvement », le premier n’hésite pas à expliquer que la collaboration dans les « communautés d’enfants » permet la structuration d’une hiérarchie sociale efficace et facilite l’émergence des futurs chefs, tandis que le second – longtemps compagnon de route du Parti Communiste – fait de la promotion du collectif l’anticipation d’une société égalitaire. Makarenko – le plus cohérent des promoteurs de la formation par le groupe – propose lui d’y instaurer une rotation des tâches systématique afin d’éviter que nul ne s’enkyste dans une fonction ou un rôle et de former chacune et chacun à toutes les tâches. La « collaboration » peut donc signifier, selon les cas, ou bien la structuration d’une microsociété hiérarchisée anticipant « la division sociale du travail », ou bien l’organisation d’un mode de fonctionnement permettant de faire progresser chacun et chacun en lui proposant des expériences susceptibles de lui permettre des acquisitions nouvelles.

Principe n°5 : En matière éducative, l’organisation du groupe et le type de collaboration qui est promue entre les membres d’un groupe doit être au service des acquisitions et du progrès de chacun. Les règles de fonctionnement ne peuvent donc pas être assujetties à l’efficacité sociale productive du groupe, mais doivent permettre la progression de tous les membres.

Malentendu 6

 Malentendu n°6 : « L’éducation doit être démocratique »… Evidemment, s’il s’agit de souligner qu’elle doit avoir pour ambition de démocratiser l’accès aux savoirs fondamentaux, tout le monde est d’accord… au moins sur le principe ! Mais l’expression « éducation démocratique » est aussi utilisée, dans l’Education Nouvelle, pour désigner la démarche éducative elle-même : il faudrait, dit-on, « éduquer démocratiquement ». Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Pour certains – partisans de « l’autogestion pédagogique » - il s’agirait de mettre en œuvre une « démocratie en miniature » dans les institutions d’éducation afin que les enfants décident eux-mêmes démocratiquement de leur propre éducation. A ceux qui croient cela, il faut répondre clairement que leur projet est un leurre : un enfant, tant qu’il n’est pas éduqué, ne peut pas choisir librement ses apprentissages et la manière de les effectuer ; il a besoin que l’adulte décide pour lui de « ce à quoi il doit être éduqué » ainsi que de la façon de le faire : celui qui est déjà là, doit, comme le dit Hannah Arendt, assumer la responsabilité du monde ; il a un impérieux devoir d’antécédence à l’égard de celui qui arrive infiniment démuni, fragile et inachevé... Dans ces conditions, il vaut donc mieux parler d’ « éducation à la démocratie » plutôt que d’ « éducation démocratique » : l’éducation à la démocratie est celle qui se donne pour ambition d’accompagner l’élève vers sa responsabilité de citoyen en l’aidant à acquérir les modèles intellectuels qui lui permettront, une fois citoyen de droit, de comprendre et le monde dans lequel il vit et d’y jouer son rôle. Mais, contrairement à ce qu’affirment les partisans de la « pédagogie traditionnelle », cette formation intellectuelle ne saurait suffire : on ne peut passer spontanément et miraculeusement d’une situation d’assujettissement éducatif total à l’exercice de la liberté éclairée. C’est pourquoi, tout au long de son éducation, il faut offrir progressivement à l’enfant des occasions de décision et des espaces de liberté à sa portée, travailler avec lui sur sa capacité à s’exprimer dans des collectifs de manière autonome, indépendamment de toute pression, l’aider à former sa volonté et construire sa détermination à s’engager au service du bien commun pour pouvoir assumer et revendiquer progressivement la responsabilité de ses propres actes.

Principe n°6 : L’entrée dans le débat démocratique et la possibilité d’exercer sa responsabilité de citoyen supposent une formation qui accompagne le sujet en lui donnant, tout à la fois, les savoirs nécessaires pour comprendre le monde et les occasions de s’engager progressivement dans des collectifs en faisant des choix à sa mesure. C’est ainsi qu’un « petit d’homme » devient un « petit homme » et conquiert le pouvoir de « penser par lui-même », d’agir en connaissance de cause et de s’imputer la responsabilité de qu’il dit et fait.

Malentendu 7

 Malentendu n°7 : «L’enfant a droit à la liberté d’expression »… Voilà, sans aucun doute, un des principes les plus souvent rappelés par les pédagogues de l’Education Nouvelle ainsi que par les psychologues qui s’inscrivent dans leur lignée comme Bruno Bettelheim ou Françoise Dolto. Ils se positionnent ainsi clairement contre la « pédagogie des préalables » qui prétend toujours repousser l’expression de l’enfant « après »… une fois qu’il saura s’exprimer, maitrisera correctement le langage, saura juger de la pertinence et de l’impact de ses propos, disposera des savoirs suffisants pour les étayer, etc. Ces « préalables » autorisent, en effet, à récuser systématiquement toute expression de l’enfant en affirmant – sans jamais pouvoir être démenti – que toutes les conditions ne sont pas remplies pour qu’il puisse être pris au sérieux… Certes, les tenants du « droit de l’enfant à l’expression » prennent toujours la précaution de préciser que, si l’adulte a le devoir d’ « entendre » l’enfant, il n’a évidemment pas celui de « l’approuver ». C’est bien la moindre des choses, en effet, que la liberté d’expression de l’un ne soit pas un obstacle à celle de l’autre ! Mais, pour autant, les choses ne sont pas complètement clarifiées et un véritable clivage existe bien, au sein de l’Education Nouvelle, entre ceux qui veulent absolument favoriser l’expression spontanée de l’enfant et ceux qui considèrent que cette expression n’est véritablement libre que si, paradoxalement, elle est soutenue par les contraintes éducatives posées par l’adulte…

C’est Korczak – promoteur des droits de l’enfant et peu suspect de vouloir brider son expression – qui a, sans doute, affirmé avec le plus de clarté l’importance des « belles contraintes » capables de permettre l’expression de la liberté. Avec les enfants et adolescents particulièrement « difficiles » qu’il accueille dans son orphelinat, il impose le « sursis » à l’expression, à travers le dispositif de « la boite aux lettres » : « Ecris le moi et je te répondrai… Prends le temps d’y réfléchir et je prendrai le temps de te répondre… » Entre l’autoritarisme qui récuse la parole de l’enfant – au prétexte qu’elle n’est pas encore recevable – et le spontanéisme qui s’émerveille naïvement devant toute expression de l’enfant – jusqu’à encourager le caprice – Korczak propose de lier le droit à l’expression au devoir de l’éducation en inscrivant, à l’articulation de l’un et de l’autre, l’exigence. Il crée des situations où les contraintes de l’adulte permettent à l’expression de l’enfant de se dégager du pulsionnel, de la répétition des archétypes et du mimétisme stérile ; il crée des dispositifs qui permettent l’émergence de la pensée.

Principe n°7 : L’enfant construit son expression libre grâce aux contraintes fécondes que l’adulte lui impose. Ces contraintes ne doivent pas être une entrave à sa liberté, mais, bien au contraire, un moyen de permettre à l’enfant de prendre de la distance par rapport à une expression pulsionnelle stéréotypée, répétitive et où, malgré quelques fulgurances, il reste largement dans l’infantile. Les « belles contraintes » n’imposent donc pas à l’enfant de renoncer à s’exprimer mais, tout au contraire, dans la mesure où l’adulte met à sa disposition des ressources et exprime une attente bienveillante à son égard, lui permettent d’éprouver la satisfaction d’une expression ajustée à une liberté qui s’assume.

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Ainsi, l’Education Nouvelle est-elle traversée d’ambigüités… Ces dernières se manifestent – on vient de le voir - à travers les interprétations différentes, voire divergentes, de la plupart des formules qui en constituent la vulgate. En effet, cette mouvance pédagogique, qui se revendique de la tradition rousseauiste et se structure au début du XXème siècle, est loin d’être idéologiquement homogène. On y côtoie des libéraux, tels Ferrière, convaincus que la liberté accordée aux enfants favorise l’émergence d’une société construite sur la formule « the right man at the right place », et des hommes de gauche, comme Wallon, qui militent pour une « école unique » et la formation de tous au plus haut niveau. On y trouve de grandes figures du courant libertaire, comme Neill, pour lesquels toute entrave à la spontanéité de l’enfant compromet son développement, et des penseurs comme Maria Montessori qui se réclament d’une « pédagogie scientifique » et affirment que le rôle de l’éducateur est de structurer les expériences de l’enfant à partir d’un matériel pédagogique très élaboré. On y rencontre des partisans de la « méthode naturelle », comme Freinet, qui prônent la systématisation du « tâtonnement expérimental » dans des tâches mobilisatrices complexes et des défenseurs d’un enseignement individuel et progressif très encadré, comme Miss Parkhurst, l’auteur du fameux « Plan Dalton ».

Mais, plus fondamentalement encore, et au sein même de chacune de ces propositions, l’Education Nouvelle est un creuset où se dévoile, dans ses hésitations terminologiques et conceptuelles mêmes, l’enjeu essentiel de l’entreprise éducative. Qu’on regarde de près, par exemple, la notion d’ « intérêt de l’enfant » - que tout le monde met en avant - et l’on verra à quel point les choses sont problématiques : pour certains, en effet, « l’intérêt de l’enfant » est « ce qui l’intéresse », tandis que, pour d’autres, c’est « ce qui est dans son intérêt ». Et l’on avouera que les deux acceptions ne se recoupent pas aussi facilement que cela… surtout dès que l’on travaille avec des enfants qui n’ont pas trouvé leur panoplie de bon élève au pied de leur berceau et qui sont socialement éloignés de la culture scolaire ! Là, comme ailleurs, on est pris en tenaille entre une conception « endogène » de l’éducation – qui renvoie au développement d’un sujet qui s’engage librement dans ses apprentissages – et une conception « exogène » de la formation – qui renvoie à une intervention volontariste, tant en termes d’objectifs que de méthodes, sur un sujet dont on se veut responsable des acquisitions.

Or, la réussite de l’entreprise éducative se joue précisément dans la capacité à articuler dans le même temps (et non successivement) l’endogène et l’exogène : Il s’agit, pour reprendre les termes mêmes de Rousseau dans l’Emile de faire droit simultanément à deux exigences. D’une part, parce qu’on n’apprend bien que ce qu’on a appris soi-même, « qu’il (l’élève) ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu’il l’a compris lui-même ; qu’il n’apprenne pas la science, qu’il l’invente. Si vous substituez, dans son esprit, l’autorité à la raison, il ne raisonnera plus : il ne sera plus que le jouet de l’opinion des autres. ». Mais, d’autre part, et parce que la dissymétrie entre l’éducateur et l’éduqué est irréductible, « sans doute, il ne doit faire que ce qu’il veut, mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse ; il ne doit pas faire un pas que vous ne l’ayez prévu, il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu’il va dire ».

Il s’agit bien, en réalité, de mettre en tension deux exigences : l’exigence de transmission et celle d’appropriation. C’est l’adulte qui éduque et enseigne, mais c’est l’enfant qui grandit et apprend. L’enfant ne peut décider de ce qu’il doit apprendre – sinon, c’est qu’il serait déjà éduqué – mais il doit l’apprendre par lui-même – pour que cet apprentissage fasse de lui un sujet. Et l’Education Nouvelle, inaugurée, aux dires de tous ses partisans par Rousseau lui-même, n’est rien d’autre que le travail obstiné – et souvent très tâtonnant - d’inventivité méthodologique et institutionnelle pour dépasser par la pratique l’aporie théorique dans laquelle s’enferment les débats qui opposent autorité et liberté.

C’est de cette inventivité dont fait preuve Pestalozzi qui, dès 1799, élabore une « Méthode » pour « donner des mains à Rousseau » : il y articule expérience et connaissance en demandant au maître de veiller à ce que chaque geste de l’enfant soit porté par l’exigence de perfection. C’est cette inventivité qu’on trouve aussi bien chez Makarenko, le bolchévique, que chez Jean Bosco, le fondateur des Salésiens : « L’enfant est malade, soignez le milieu. Il ne veut pas apprendre, créez des situations où il soit obligé de le faire. » C’est cette inventivité qu’on voit à l’œuvre chez Maria Montessori ou Célestin Freinet, comme chez tous les acteurs de l’Éducation Nouvelle. Les uns et les autres tentent de mettre en œuvre la maxime de Jean-Jacques : « Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c’est de tout faire en ne faisant rien. » Entreprise infiniment risquée – et qui, par essence, prête le flanc aux critiques de tous les dogmatismes – mais seule voie possible pour une éducation à la démocratie qui ne renonce ni à la transmission d’un monde commun ni à la formation de la liberté.

Philippe Meirieu

Philippe Meirieu : L’Education Nouvelle : carrefour de malentendus… et creuset de la réflexion pédagogique d’aujourd’hui

Avant les vacances, une réflexion sur l’ « Education nouvelle », qui apparaît dès le début du 20ème siècle, se structure en 1921 au Congrès de Calais et fait encore parler d’elle aujourd’hui… par beaucoup de ceux qui ne la connaissent guère.

Un des nombreux paradoxes de l'Education Nouvelle tient au fait qu'elle est, très largement, demeurée marginale dans les pratiques tout en réussissant à imposer la plupart de ses « lieux communs » dans les discours éducatifs. Certes, son caractère marginal a été, et reste systématiquement revendiqué par ses promoteurs qui craignent que l'institutionnalisation de ses propositions leur ôte leur caractère « subversif », engendre leur dévoiement et, à terme, provoque leur dilution dans une « pédagogie traditionnelle ordinaire » tout juste « modernisée » pour créer l’illusion.

Mais, simultanément, et, tout en restant sur leur territoire propre, les partisans de l'Education Nouvelle ne cessent d'occuper le vaste terrain idéologique médiatique et d'y galoper dans tous les sens, au point, parfois, d'y apparaître comme hégémoniques. Ils parlent et écrivent à tout va, abondamment repris par les vulgarisateurs éducatifs de toutes sortes… des psychologues qui se targuent de pédagogie aux spécialistes de la rubrique « Modes de vie », aussi bien dans les magazines « grand public » que dans l’abondante littérature sur le « développement personnel ». Cette frénésie prosélyte en faveur de l'Education Nouvelle ne cesse, d'ailleurs, d'entretenir une confusion majeure : alors que la « pédagogie traditionnelle » de la « forme scolaire » (enseignements segmentés et cloisonnés, « leçons » magistrales suivies d'exercices d'application, notation et classements systématiques, etc.) semble complètement inamovible, les adversaires de l'Education Nouvelle ne cessent de dénoncer l'emprise des « réformateurs » et de leur attribuer la responsabilité de la baisse du niveau, du laxisme généralisé et de l'abandon de toute véritable exigence intellectuelle dans l'école.

Cette situation étrange ne facilite pas l'analyse un peu fine de la réalité des propositions de l'Education Nouvelle dans la mesure où les attaques qu'elle subit suscitent, en réaction, une solidarité de tous ses défenseurs autour de slogans emblématiques... au risque de gommer de nombreuses différences d'approche, voire d'occulter de véritables enjeux fondamentaux. Ainsi en a-t-il été de la promotion de la fameuse formule « l'élève au centre du système », génératrice de malentendus s'il en est : alors qu'elle est utilisée dans un rapport annexé à la loi d'orientation de 1989, préparée sous l’autorité de Lionel Jospin, pour souligner la nécessité de sortir d'une « démocratisation-massification » - pensée en termes de simple gestion de flux – afin d’aller vers une scolarité permettant, par une intervention pédagogique adaptée à chaque élève, la réussite du plus grand nombre, elle a été présentée - puis dénoncée - comme une manière d'écarter les savoirs de l'école et de s'agenouiller devant les caprices des enfants-rois… Ses promoteurs, alors, se sont sentis obligés de la défendre, s'appuyant sur ce qu'ils avaient voulu y mettre sans s'apercevoir que leurs contempteurs restaient délibérément rivés sur leur interprétation première. D'où ce sentiment de se trouver face à un dialogue de sourds où la polémique ne cesse d'enfler sans que nul, jamais, ne clarifie suffisamment les choses pour qu'on sache de quoi on parle vraiment et ce que signifie exactement les mots qu’on utilise.

Et l'on pourrait multiplier les exemples de ces malentendus dans lesquels nous sommes empêtrés et qui bloquent tout autant la réflexion pédagogique que le travail approfondi sur les pratiques. J'en évoquerai ici quelques-uns, parmi les plus fréquents, en montrant, chaque fois, tout l'intérêt qu'il y a à ne pas s'en tenir aux slogans habituels et à prendre ses distances avec la vulgate de l'Education Nouvelle... mais pour rester fidèle, justement, à la démarche de l'Education Nouvelle, en ce qu'elle a de plus radicalement fondateur ! Ce qui m'amènera à formuler quelques « principes » qui ne se veulent que des « outils-silex », comme disait Fernand Oury, pour distinguer, au cœur des discours éducatifs, quelques-uns des enjeux essentiels. Avant de montrer en quoi ces principes nous permettent de comprendre l’entreprise éducative dans sa tension fondatrice.

Malentendu 1

 Malentendu n°1 : « Un élève n'apprend que s'il est motivé »… Célestin Freinet, après tant d'autres, n'a cessé de le répéter : « On ne fait pas boire un cheval qui n'a pas soif ». Mais Freinet, pour autant, ne sous-estimait pas la différence entre un cheval et un élève. Il savait que tout cheval à qui l'on ne donne pas à boire finit toujours par avoir soif, tandis qu'il est fort rare qu'un élève privé de mathématiques vienne réclamer à ses éducateurs le théorème de Thalès ! C'est la raison pour laquelle Freinet insistait tant sur la nécessité de « donner soif à l'élève » et de ne pas se contenter d'un attentisme bienveillant (comme on peut le trouver, par exemple, dans certaines affirmations de Neil sur ses pratiques à Summerhill). Et, ainsi, Freinet lui-même pointe-t-il, mais sans toujours la formaliser suffisamment, la distinction fondamentale entre la « motivation » qui ne s'appuierait que sur des intérêts préexistants et la « mobilisation », que l'adulte s'efforce de susciter, par laquelle il permet l'émergence d'intérêts nouveaux et favorise l'engagement de l'élève dans des apprentissages pour lesquels il n'était pas spontanément motivé…

Principe n°1 : Subordonner les apprentissages à des motivations préexistantes, c'est entériner les inégalités et renoncer à faire découvrir aux élèves des savoirs mobilisateurs qui pourront être, pour eux, émancipateurs. « Faire émerger le désir d'apprendre », c'est organiser des rencontres susceptibles de mobiliser l'élève sur ce dont il ignorait, jusque là, tout à la fois l'existence et les satisfactions intellectuelles qu'il pourra en tirer... C'est lui ouvrir des possibles au lieu de l'enfermer dans « l'être-là ».

Malentendu 2

 Malentendu n°2 : « Chaque enfant apprend d’une manière qui lui est propre et cela nécessite la mise en place d’une "école sur mesure" »… Bien avant que les travaux de la psychologie différentielle n’insistent sur la singularité de chaque sujet en matière d’apprentissage, en mettant en avant les « styles cognitifs » ou les « stratégies d’apprentissage », les pédagogues de l’Education Nouvelle avaient plaidé pour l’instauration, selon la formule de Claparède, d’une « école sur mesure ». Comment tolérer, en effet, que l’on impose à chacune et à chacun le même « prêt à porter » scolaire, tant en matière de contenus que de rythmes et de méthodes ? Pourquoi instituer une norme arbitraire, qui, par définition, ne satisfera personne ? C’est pourquoi faut prendre chaque enfant « comme il est », « là où il est », non pas, bien évidemment, pour le laisser tel qu’il est, mais pour l’aider à progresser en s’appuyant sur ses ressources et en tenant compte de ses spécificités… Quand on a dit cela, cependant, on n’a pas encore vraiment tranché sur un point décisif. On peut, en effet, concevoir « l’école sur mesure » selon un modèle strictement adéquationniste, basé sur un diagnostic préalable qui s’efforce de connaître parfaitement, en amont de toute intervention éducative, le niveau et les besoins de l’élève afin de lui imposer un parcours strictement individualisé. Ou bien, on peut proposer à l’élève une palette de propositions dans le cadre d’une « pédagogie différenciée » et l’aider à se saisir des objectifs et méthodes qui lui permettent, tout à la fois, d’enrichir sa panoplie méthodologique et de se mobiliser sur des connaissances nouvelles. Dans le premier cas, on est dans le paradigme pharmaceutico-médical de l’individualisation, conçu sur le modèle behavioriste de « l’homme-machine » ; dans le second, on est dans un paradigme systémique où la connaissance des sujets ne précède pas nécessairement les propositions qu’on leur fait mais est en interaction permanente avec elles : car c’est aussi la manière dont un sujet s’empare d’une méthode ou se mobilise sur un savoir qui permet de le connaître… et c’est cette connaissance qui nourrit de nouvelles propositions et suscite l’inventivité pédagogique.

Principe n°2 : Si chaque élève s’approprie des savoirs de manière singulière, il n’en est pas, pour autant, enfermé dans des méthodes définitives ni dans une progression strictement linéaire : la véritable « école sur mesure » n’est pas celle de la systématisation du couple « tests / exercices » (ou diagnostic / remédiation), c’est celle qui s’appuie sur la variété des propositions, la diversification des ressources, les interactions entre pairs et avec l’environnement et où chacune et chacun apprend progressivement à piloter ses apprentissages dans une démarche de découverte / régulation.

Malentendu 3

 Malentendu n° 3 : « L'élève apprend ce qui fait sens pour lui »… L'inflation de l'utilisation du mot « sens » dans les discours éducatifs doit évidemment nous alerter sur son ambigüité. Qu'est ce qui « fait sens » pour un élève ? Tout naturellement, et en raison même des origines de l'Education Nouvelle - l'enseignement primaire dans une société rurale - le sens a d'abord été identifié à « l'utile ». Ce qui faisait sens, c'est ce dont on pouvait « se servir » dans la vie quotidienne. A Abbotsholme - la première new school créée par le pasteur Cecil Reddie dans les environs de Londres à la fin du XIXème siècle -, les enfants n'apprennent les mathématiques et les sciences naturelles que pour participer à la gestion de la ferme, ils n'apprennent la langue que pour pouvoir comprendre les modes d'emploi des ustensiles agricoles, lire la gazette locale, tenir leur journal de bord, écrire aux clients et aux fournisseurs... Une façon, bien sûr, de finaliser les apprentissages scolaires en les assujettissant à l'usage immédiat qu’ils peuvent en faire. Mais une manière aussi de les appauvrir considérablement en les cantonnant dans le domaine du fonctionnel et à un niveau taxonomique strictement déterminé par les besoins de l'environnement. C'est pourquoi il faut aller regarder chez Tolstoï ou chez Tagore et (re)découvrir avec eux à quel point le « sens » relève aussi du symbolique : ce qui fait sens pour l'élève, ce n'est pas seulement la valeur d'usage des savoirs, c'est la manière dont ils parlent à son intériorité, résonnent avec ses préoccupations anthropologiques fondamentales, lui permettent, à travers la découverte des œuvres culturelles, de donner forme à ce qui l'habite. Ce qui fait sens, c'est ce qui relie ce que chacun a de plus intime avec ce qui est le plus universel, ce qui permet de sortir de la solitude et de mettre en récit son chaos psychique pour ne pas être manipulé par ses pulsions archaïques.

Principe n°3 : L'engagement d'un sujet dans des savoirs n'est pas seulement lié à l'utilisation concrète qu'il pourra faire de ceux-ci pour résoudre les problèmes matériels qui se posent à lui dans sa vie quotidienne. Cet engagement est aussi fondamentalement lié à la manière donc l'éducateur est capable, à tous les niveaux taxonomiques, de relier les savoirs qu'il enseigne à une culture, à une histoire, à la manière dont ils ont été élaborés par les humains et dont ils contribuent encore aujourd'hui à parler aux « petits d'hommes » de leur émancipation.

Malentendu 4

 Malentendu n°4 : « L'élève apprend en étant actif »… C'est Jules Ferry lui-même qui confia à Henri Marion, en 1888, le premiers cours de « science de l'éducation » à la Sorbonne (l'expression est alors au singulier car il convient, à ce moment-là, de « fonder en vérité » les principes des grandes lois laïques). Et, tout naturellement, Marion fit une leçon inaugurale qui commençait par cette formule : « Il n'y a qu'une méthode digne de ce nom et c'est la méthode active ». « Tout naturellement », ai-je écrit, dans la mesure où l'on voit mal un pédagogue - aussi partisan soit-il des pédagogies « traditionnelles » (et Marion n'en était pas un!) - faire l'éloge d'une « méthode passive ». Ainsi, pour Marion la « méthode active » a-t-elle un caractère d'évidence : celui qui ne sait pas appliquer une règle de grammaire ou un théorème de mathématiques ne les connait pas vraiment et c'est pourquoi le maître doit « faire agir » : « Voilà, explique-t-il, le précepte unique de l'enseignement, car il contient en germe tous les autres »... Mais « faire agir » reste encore une formule ambiguë tant l'action peut prendre de multiples formes. Et, très vite, l'Education Nouvelle va l'utiliser dans un sens particulier : être « actif » dans l'école, ce sera être en activité « comme dans la vie », dans la « vie active » justement. Ce sont donc des activités sociales en miniature (collectives si possible) qui vont apparaître comme le moyen, par excellence, de mettre en place les « méthodes actives » (l'expression passe au pluriel afin, sans doute, de bien couvrir tous les champs possibles des activités sociales importables à l'école : la correspondance et le journal scolaires, les « ateliers » de menuiserie ou de théâtre, les enquêtes de terrain et les expériences scientifiques...).

Or, quand on regarde ce qui se passe précisément alors dans les classes, on peut dire que les choses sont, pour le moins contrastées : certaines « activités », préparées et régulées par le maître, garantissent l'implication de chaque élève et permettent, pour chacun, le passage de l'empirie (le « tâtonnement expérimental » chez Freinet) à la compréhension et à la modélisation de connaissances transférables ; mais, dans d'autres cas, une division du travail se met en place dans le groupe entre concepteurs, exécutants et chômeurs, n'autorisant tout au plus que le perfectionnement de chacun dans des savoir-faire préalables. Or, quand on cherche à identifier ce qui garantit l'apprentissage dans les « méthodes actives », on est bien obligé d'admettre que ce n'est pas la présence d'une « activité de fabrication » plus ou moins réussie, mais bien celle d'une « opération mentale » suscitée par l'activité et qui permet au sujet de déstabiliser un système de représentations pour l'enrichir et le stabiliser à un niveau supérieur... opération mentale qui peut également intervenir pendant l'observation d'une expérience, l'écoute d'un cours ou la lecture d'un livre. L'activité qui fait apprendre et progresser, c'est celle qui se passe « dans la tête » de l'élève, quand un conflit sociocognitif lui permet de construire, avec les matériaux qui lui sont proposés ou qu'il découvre, un nouveau modèle d'intelligibilité, c'est-à-dire, en réalité, de nouveaux savoirs.

Principe n°4 : Rendre l'élève « actif » dans ses apprentissages est éminemment nécessaire, mais il s'agit d'une activité mentale qui n'est pas systématiquement corrélée avec une activité matérielle de fabrication. Certes, l’activité concrète demeure un excellent point de départ pour permettre l’opération mentale, mais à condition de bien l’identifier comme telle et, surtout, de mettre en place un dispositif pédagogique qui permet de dégager un modèle transférable afin de ne point en rester à un savoir-faire empirique.

Malentendu 5

Malentendu n°5 : « L’élève n’apprend qu’en collaborant avec les autres »… La « socialisation » est un maître mot dans l’Education Nouvelle et reste, aujourd’hui, un enjeu éducatif fondamental : la montée de l’individualisme social rend, en effet, éminemment nécessaire la découverte des exigences d’un collectif, de ses règles et de la manière ont elles constituent la condition de l’expression et du développement de chacun tout en permettant la poursuite du « bien commun ». Tous les pédagogues de l’Education Nouvelle font ainsi l’éloge de la collaboration et l’opposent à une vision étroitement concurrentielle de la réussite scolaire… Pourtant, à y regarder de près, ils ne s’inscrivent pas vraiment dans les mêmes perspectives : même si Ferrière et Freinet participent, en principe, au même « mouvement », le premier n’hésite pas à expliquer que la collaboration dans les « communautés d’enfants » permet la structuration d’une hiérarchie sociale efficace et facilite l’émergence des futurs chefs, tandis que le second – longtemps compagnon de route du Parti Communiste – fait de la promotion du collectif l’anticipation d’une société égalitaire. Makarenko – le plus cohérent des promoteurs de la formation par le groupe – propose lui d’y instaurer une rotation des tâches systématique afin d’éviter que nul ne s’enkyste dans une fonction ou un rôle et de former chacune et chacun à toutes les tâches. La « collaboration » peut donc signifier, selon les cas, ou bien la structuration d’une microsociété hiérarchisée anticipant « la division sociale du travail », ou bien l’organisation d’un mode de fonctionnement permettant de faire progresser chacun et chacun en lui proposant des expériences susceptibles de lui permettre des acquisitions nouvelles.

Principe n°5 : En matière éducative, l’organisation du groupe et le type de collaboration qui est promue entre les membres d’un groupe doit être au service des acquisitions et du progrès de chacun. Les règles de fonctionnement ne peuvent donc pas être assujetties à l’efficacité sociale productive du groupe, mais doivent permettre la progression de tous les membres.

Malentendu 6

 Malentendu n°6 : « L’éducation doit être démocratique »… Evidemment, s’il s’agit de souligner qu’elle doit avoir pour ambition de démocratiser l’accès aux savoirs fondamentaux, tout le monde est d’accord… au moins sur le principe ! Mais l’expression « éducation démocratique » est aussi utilisée, dans l’Education Nouvelle, pour désigner la démarche éducative elle-même : il faudrait, dit-on, « éduquer démocratiquement ». Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Pour certains – partisans de « l’autogestion pédagogique » - il s’agirait de mettre en œuvre une « démocratie en miniature » dans les institutions d’éducation afin que les enfants décident eux-mêmes démocratiquement de leur propre éducation. A ceux qui croient cela, il faut répondre clairement que leur projet est un leurre : un enfant, tant qu’il n’est pas éduqué, ne peut pas choisir librement ses apprentissages et la manière de les effectuer ; il a besoin que l’adulte décide pour lui de « ce à quoi il doit être éduqué » ainsi que de la façon de le faire : celui qui est déjà là, doit, comme le dit Hannah Arendt, assumer la responsabilité du monde ; il a un impérieux devoir d’antécédence à l’égard de celui qui arrive infiniment démuni, fragile et inachevé... Dans ces conditions, il vaut donc mieux parler d’ « éducation à la démocratie » plutôt que d’ « éducation démocratique » : l’éducation à la démocratie est celle qui se donne pour ambition d’accompagner l’élève vers sa responsabilité de citoyen en l’aidant à acquérir les modèles intellectuels qui lui permettront, une fois citoyen de droit, de comprendre et le monde dans lequel il vit et d’y jouer son rôle. Mais, contrairement à ce qu’affirment les partisans de la « pédagogie traditionnelle », cette formation intellectuelle ne saurait suffire : on ne peut passer spontanément et miraculeusement d’une situation d’assujettissement éducatif total à l’exercice de la liberté éclairée. C’est pourquoi, tout au long de son éducation, il faut offrir progressivement à l’enfant des occasions de décision et des espaces de liberté à sa portée, travailler avec lui sur sa capacité à s’exprimer dans des collectifs de manière autonome, indépendamment de toute pression, l’aider à former sa volonté et construire sa détermination à s’engager au service du bien commun pour pouvoir assumer et revendiquer progressivement la responsabilité de ses propres actes.

Principe n°6 : L’entrée dans le débat démocratique et la possibilité d’exercer sa responsabilité de citoyen supposent une formation qui accompagne le sujet en lui donnant, tout à la fois, les savoirs nécessaires pour comprendre le monde et les occasions de s’engager progressivement dans des collectifs en faisant des choix à sa mesure. C’est ainsi qu’un « petit d’homme » devient un « petit homme » et conquiert le pouvoir de « penser par lui-même », d’agir en connaissance de cause et de s’imputer la responsabilité de qu’il dit et fait.

Malentendu 7

 Malentendu n°7 : «L’enfant a droit à la liberté d’expression »… Voilà, sans aucun doute, un des principes les plus souvent rappelés par les pédagogues de l’Education Nouvelle ainsi que par les psychologues qui s’inscrivent dans leur lignée comme Bruno Bettelheim ou Françoise Dolto. Ils se positionnent ainsi clairement contre la « pédagogie des préalables » qui prétend toujours repousser l’expression de l’enfant « après »… une fois qu’il saura s’exprimer, maitrisera correctement le langage, saura juger de la pertinence et de l’impact de ses propos, disposera des savoirs suffisants pour les étayer, etc. Ces « préalables » autorisent, en effet, à récuser systématiquement toute expression de l’enfant en affirmant – sans jamais pouvoir être démenti – que toutes les conditions ne sont pas remplies pour qu’il puisse être pris au sérieux… Certes, les tenants du « droit de l’enfant à l’expression » prennent toujours la précaution de préciser que, si l’adulte a le devoir d’ « entendre » l’enfant, il n’a évidemment pas celui de « l’approuver ». C’est bien la moindre des choses, en effet, que la liberté d’expression de l’un ne soit pas un obstacle à celle de l’autre ! Mais, pour autant, les choses ne sont pas complètement clarifiées et un véritable clivage existe bien, au sein de l’Education Nouvelle, entre ceux qui veulent absolument favoriser l’expression spontanée de l’enfant et ceux qui considèrent que cette expression n’est véritablement libre que si, paradoxalement, elle est soutenue par les contraintes éducatives posées par l’adulte…

C’est Korczak – promoteur des droits de l’enfant et peu suspect de vouloir brider son expression – qui a, sans doute, affirmé avec le plus de clarté l’importance des « belles contraintes » capables de permettre l’expression de la liberté. Avec les enfants et adolescents particulièrement « difficiles » qu’il accueille dans son orphelinat, il impose le « sursis » à l’expression, à travers le dispositif de « la boite aux lettres » : « Ecris le moi et je te répondrai… Prends le temps d’y réfléchir et je prendrai le temps de te répondre… » Entre l’autoritarisme qui récuse la parole de l’enfant – au prétexte qu’elle n’est pas encore recevable – et le spontanéisme qui s’émerveille naïvement devant toute expression de l’enfant – jusqu’à encourager le caprice – Korczak propose de lier le droit à l’expression au devoir de l’éducation en inscrivant, à l’articulation de l’un et de l’autre, l’exigence. Il crée des situations où les contraintes de l’adulte permettent à l’expression de l’enfant de se dégager du pulsionnel, de la répétition des archétypes et du mimétisme stérile ; il crée des dispositifs qui permettent l’émergence de la pensée.

Principe n°7 : L’enfant construit son expression libre grâce aux contraintes fécondes que l’adulte lui impose. Ces contraintes ne doivent pas être une entrave à sa liberté, mais, bien au contraire, un moyen de permettre à l’enfant de prendre de la distance par rapport à une expression pulsionnelle stéréotypée, répétitive et où, malgré quelques fulgurances, il reste largement dans l’infantile. Les « belles contraintes » n’imposent donc pas à l’enfant de renoncer à s’exprimer mais, tout au contraire, dans la mesure où l’adulte met à sa disposition des ressources et exprime une attente bienveillante à son égard, lui permettent d’éprouver la satisfaction d’une expression ajustée à une liberté qui s’assume.

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Ainsi, l’Education Nouvelle est-elle traversée d’ambigüités… Ces dernières se manifestent – on vient de le voir - à travers les interprétations différentes, voire divergentes, de la plupart des formules qui en constituent la vulgate. En effet, cette mouvance pédagogique, qui se revendique de la tradition rousseauiste et se structure au début du XXème siècle, est loin d’être idéologiquement homogène. On y côtoie des libéraux, tels Ferrière, convaincus que la liberté accordée aux enfants favorise l’émergence d’une société construite sur la formule « the right man at the right place », et des hommes de gauche, comme Wallon, qui militent pour une « école unique » et la formation de tous au plus haut niveau. On y trouve de grandes figures du courant libertaire, comme Neill, pour lesquels toute entrave à la spontanéité de l’enfant compromet son développement, et des penseurs comme Maria Montessori qui se réclament d’une « pédagogie scientifique » et affirment que le rôle de l’éducateur est de structurer les expériences de l’enfant à partir d’un matériel pédagogique très élaboré. On y rencontre des partisans de la « méthode naturelle », comme Freinet, qui prônent la systématisation du « tâtonnement expérimental » dans des tâches mobilisatrices complexes et des défenseurs d’un enseignement individuel et progressif très encadré, comme Miss Parkhurst, l’auteur du fameux « Plan Dalton ».

Mais, plus fondamentalement encore, et au sein même de chacune de ces propositions, l’Education Nouvelle est un creuset où se dévoile, dans ses hésitations terminologiques et conceptuelles mêmes, l’enjeu essentiel de l’entreprise éducative. Qu’on regarde de près, par exemple, la notion d’ « intérêt de l’enfant » - que tout le monde met en avant - et l’on verra à quel point les choses sont problématiques : pour certains, en effet, « l’intérêt de l’enfant » est « ce qui l’intéresse », tandis que, pour d’autres, c’est « ce qui est dans son intérêt ». Et l’on avouera que les deux acceptions ne se recoupent pas aussi facilement que cela… surtout dès que l’on travaille avec des enfants qui n’ont pas trouvé leur panoplie de bon élève au pied de leur berceau et qui sont socialement éloignés de la culture scolaire ! Là, comme ailleurs, on est pris en tenaille entre une conception « endogène » de l’éducation – qui renvoie au développement d’un sujet qui s’engage librement dans ses apprentissages – et une conception « exogène » de la formation – qui renvoie à une intervention volontariste, tant en termes d’objectifs que de méthodes, sur un sujet dont on se veut responsable des acquisitions.

Or, la réussite de l’entreprise éducative se joue précisément dans la capacité à articuler dans le même temps (et non successivement) l’endogène et l’exogène : Il s’agit, pour reprendre les termes mêmes de Rousseau dans l’Emile de faire droit simultanément à deux exigences. D’une part, parce qu’on n’apprend bien que ce qu’on a appris soi-même, « qu’il (l’élève) ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu’il l’a compris lui-même ; qu’il n’apprenne pas la science, qu’il l’invente. Si vous substituez, dans son esprit, l’autorité à la raison, il ne raisonnera plus : il ne sera plus que le jouet de l’opinion des autres. ». Mais, d’autre part, et parce que la dissymétrie entre l’éducateur et l’éduqué est irréductible, « sans doute, il ne doit faire que ce qu’il veut, mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse ; il ne doit pas faire un pas que vous ne l’ayez prévu, il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu’il va dire ».

Il s’agit bien, en réalité, de mettre en tension deux exigences : l’exigence de transmission et celle d’appropriation. C’est l’adulte qui éduque et enseigne, mais c’est l’enfant qui grandit et apprend. L’enfant ne peut décider de ce qu’il doit apprendre – sinon, c’est qu’il serait déjà éduqué – mais il doit l’apprendre par lui-même – pour que cet apprentissage fasse de lui un sujet. Et l’Education Nouvelle, inaugurée, aux dires de tous ses partisans par Rousseau lui-même, n’est rien d’autre que le travail obstiné – et souvent très tâtonnant - d’inventivité méthodologique et institutionnelle pour dépasser par la pratique l’aporie théorique dans laquelle s’enferment les débats qui opposent autorité et liberté.

C’est de cette inventivité dont fait preuve Pestalozzi qui, dès 1799, élabore une « Méthode » pour « donner des mains à Rousseau » : il y articule expérience et connaissance en demandant au maître de veiller à ce que chaque geste de l’enfant soit porté par l’exigence de perfection. C’est cette inventivité qu’on trouve aussi bien chez Makarenko, le bolchévique, que chez Jean Bosco, le fondateur des Salésiens : « L’enfant est malade, soignez le milieu. Il ne veut pas apprendre, créez des situations où il soit obligé de le faire. » C’est cette inventivité qu’on voit à l’œuvre chez Maria Montessori ou Célestin Freinet, comme chez tous les acteurs de l’Éducation Nouvelle. Les uns et les autres tentent de mettre en œuvre la maxime de Jean-Jacques : « Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c’est de tout faire en ne faisant rien. » Entreprise infiniment risquée – et qui, par essence, prête le flanc aux critiques de tous les dogmatismes – mais seule voie possible pour une éducation à la démocratie qui ne renonce ni à la transmission d’un monde commun ni à la formation de la liberté.

Philippe Meirieu

Philippe Meirieu : L’Education Nouvelle : carrefour de malentendus… et creuset de la réflexion pédagogique d’aujourd’hui

Avant les vacances, une réflexion sur l’ « Education nouvelle », qui apparaît dès le début du 20ème siècle, se structure en 1921 au Congrès de Calais et fait encore parler d’elle aujourd’hui… par beaucoup de ceux qui ne la connaissent guère.

Un des nombreux paradoxes de l'Education Nouvelle tient au fait qu'elle est, très largement, demeurée marginale dans les pratiques tout en réussissant à imposer la plupart de ses « lieux communs » dans les discours éducatifs. Certes, son caractère marginal a été, et reste systématiquement revendiqué par ses promoteurs qui craignent que l'institutionnalisation de ses propositions leur ôte leur caractère « subversif », engendre leur dévoiement et, à terme, provoque leur dilution dans une « pédagogie traditionnelle ordinaire » tout juste « modernisée » pour créer l’illusion.

Mais, simultanément, et, tout en restant sur leur territoire propre, les partisans de l'Education Nouvelle ne cessent d'occuper le vaste terrain idéologique médiatique et d'y galoper dans tous les sens, au point, parfois, d'y apparaître comme hégémoniques. Ils parlent et écrivent à tout va, abondamment repris par les vulgarisateurs éducatifs de toutes sortes… des psychologues qui se targuent de pédagogie aux spécialistes de la rubrique « Modes de vie », aussi bien dans les magazines « grand public » que dans l’abondante littérature sur le « développement personnel ». Cette frénésie prosélyte en faveur de l'Education Nouvelle ne cesse, d'ailleurs, d'entretenir une confusion majeure : alors que la « pédagogie traditionnelle » de la « forme scolaire » (enseignements segmentés et cloisonnés, « leçons » magistrales suivies d'exercices d'application, notation et classements systématiques, etc.) semble complètement inamovible, les adversaires de l'Education Nouvelle ne cessent de dénoncer l'emprise des « réformateurs » et de leur attribuer la responsabilité de la baisse du niveau, du laxisme généralisé et de l'abandon de toute véritable exigence intellectuelle dans l'école.

Cette situation étrange ne facilite pas l'analyse un peu fine de la réalité des propositions de l'Education Nouvelle dans la mesure où les attaques qu'elle subit suscitent, en réaction, une solidarité de tous ses défenseurs autour de slogans emblématiques... au risque de gommer de nombreuses différences d'approche, voire d'occulter de véritables enjeux fondamentaux. Ainsi en a-t-il été de la promotion de la fameuse formule « l'élève au centre du système », génératrice de malentendus s'il en est : alors qu'elle est utilisée dans un rapport annexé à la loi d'orientation de 1989, préparée sous l’autorité de Lionel Jospin, pour souligner la nécessité de sortir d'une « démocratisation-massification » - pensée en termes de simple gestion de flux – afin d’aller vers une scolarité permettant, par une intervention pédagogique adaptée à chaque élève, la réussite du plus grand nombre, elle a été présentée - puis dénoncée - comme une manière d'écarter les savoirs de l'école et de s'agenouiller devant les caprices des enfants-rois… Ses promoteurs, alors, se sont sentis obligés de la défendre, s'appuyant sur ce qu'ils avaient voulu y mettre sans s'apercevoir que leurs contempteurs restaient délibérément rivés sur leur interprétation première. D'où ce sentiment de se trouver face à un dialogue de sourds où la polémique ne cesse d'enfler sans que nul, jamais, ne clarifie suffisamment les choses pour qu'on sache de quoi on parle vraiment et ce que signifie exactement les mots qu’on utilise.

Et l'on pourrait multiplier les exemples de ces malentendus dans lesquels nous sommes empêtrés et qui bloquent tout autant la réflexion pédagogique que le travail approfondi sur les pratiques. J'en évoquerai ici quelques-uns, parmi les plus fréquents, en montrant, chaque fois, tout l'intérêt qu'il y a à ne pas s'en tenir aux slogans habituels et à prendre ses distances avec la vulgate de l'Education Nouvelle... mais pour rester fidèle, justement, à la démarche de l'Education Nouvelle, en ce qu'elle a de plus radicalement fondateur ! Ce qui m'amènera à formuler quelques « principes » qui ne se veulent que des « outils-silex », comme disait Fernand Oury, pour distinguer, au cœur des discours éducatifs, quelques-uns des enjeux essentiels. Avant de montrer en quoi ces principes nous permettent de comprendre l’entreprise éducative dans sa tension fondatrice.

Malentendu 1

 Malentendu n°1 : « Un élève n'apprend que s'il est motivé »… Célestin Freinet, après tant d'autres, n'a cessé de le répéter : « On ne fait pas boire un cheval qui n'a pas soif ». Mais Freinet, pour autant, ne sous-estimait pas la différence entre un cheval et un élève. Il savait que tout cheval à qui l'on ne donne pas à boire finit toujours par avoir soif, tandis qu'il est fort rare qu'un élève privé de mathématiques vienne réclamer à ses éducateurs le théorème de Thalès ! C'est la raison pour laquelle Freinet insistait tant sur la nécessité de « donner soif à l'élève » et de ne pas se contenter d'un attentisme bienveillant (comme on peut le trouver, par exemple, dans certaines affirmations de Neil sur ses pratiques à Summerhill). Et, ainsi, Freinet lui-même pointe-t-il, mais sans toujours la formaliser suffisamment, la distinction fondamentale entre la « motivation » qui ne s'appuierait que sur des intérêts préexistants et la « mobilisation », que l'adulte s'efforce de susciter, par laquelle il permet l'émergence d'intérêts nouveaux et favorise l'engagement de l'élève dans des apprentissages pour lesquels il n'était pas spontanément motivé…

Principe n°1 : Subordonner les apprentissages à des motivations préexistantes, c'est entériner les inégalités et renoncer à faire découvrir aux élèves des savoirs mobilisateurs qui pourront être, pour eux, émancipateurs. « Faire émerger le désir d'apprendre », c'est organiser des rencontres susceptibles de mobiliser l'élève sur ce dont il ignorait, jusque là, tout à la fois l'existence et les satisfactions intellectuelles qu'il pourra en tirer... C'est lui ouvrir des possibles au lieu de l'enfermer dans « l'être-là ».

Malentendu 2

 Malentendu n°2 : « Chaque enfant apprend d’une manière qui lui est propre et cela nécessite la mise en place d’une "école sur mesure" »… Bien avant que les travaux de la psychologie différentielle n’insistent sur la singularité de chaque sujet en matière d’apprentissage, en mettant en avant les « styles cognitifs » ou les « stratégies d’apprentissage », les pédagogues de l’Education Nouvelle avaient plaidé pour l’instauration, selon la formule de Claparède, d’une « école sur mesure ». Comment tolérer, en effet, que l’on impose à chacune et à chacun le même « prêt à porter » scolaire, tant en matière de contenus que de rythmes et de méthodes ? Pourquoi instituer une norme arbitraire, qui, par définition, ne satisfera personne ? C’est pourquoi faut prendre chaque enfant « comme il est », « là où il est », non pas, bien évidemment, pour le laisser tel qu’il est, mais pour l’aider à progresser en s’appuyant sur ses ressources et en tenant compte de ses spécificités… Quand on a dit cela, cependant, on n’a pas encore vraiment tranché sur un point décisif. On peut, en effet, concevoir « l’école sur mesure » selon un modèle strictement adéquationniste, basé sur un diagnostic préalable qui s’efforce de connaître parfaitement, en amont de toute intervention éducative, le niveau et les besoins de l’élève afin de lui imposer un parcours strictement individualisé. Ou bien, on peut proposer à l’élève une palette de propositions dans le cadre d’une « pédagogie différenciée » et l’aider à se saisir des objectifs et méthodes qui lui permettent, tout à la fois, d’enrichir sa panoplie méthodologique et de se mobiliser sur des connaissances nouvelles. Dans le premier cas, on est dans le paradigme pharmaceutico-médical de l’individualisation, conçu sur le modèle behavioriste de « l’homme-machine » ; dans le second, on est dans un paradigme systémique où la connaissance des sujets ne précède pas nécessairement les propositions qu’on leur fait mais est en interaction permanente avec elles : car c’est aussi la manière dont un sujet s’empare d’une méthode ou se mobilise sur un savoir qui permet de le connaître… et c’est cette connaissance qui nourrit de nouvelles propositions et suscite l’inventivité pédagogique.

Principe n°2 : Si chaque élève s’approprie des savoirs de manière singulière, il n’en est pas, pour autant, enfermé dans des méthodes définitives ni dans une progression strictement linéaire : la véritable « école sur mesure » n’est pas celle de la systématisation du couple « tests / exercices » (ou diagnostic / remédiation), c’est celle qui s’appuie sur la variété des propositions, la diversification des ressources, les interactions entre pairs et avec l’environnement et où chacune et chacun apprend progressivement à piloter ses apprentissages dans une démarche de découverte / régulation.

Malentendu 3

 Malentendu n° 3 : « L'élève apprend ce qui fait sens pour lui »… L'inflation de l'utilisation du mot « sens » dans les discours éducatifs doit évidemment nous alerter sur son ambigüité. Qu'est ce qui « fait sens » pour un élève ? Tout naturellement, et en raison même des origines de l'Education Nouvelle - l'enseignement primaire dans une société rurale - le sens a d'abord été identifié à « l'utile ». Ce qui faisait sens, c'est ce dont on pouvait « se servir » dans la vie quotidienne. A Abbotsholme - la première new school créée par le pasteur Cecil Reddie dans les environs de Londres à la fin du XIXème siècle -, les enfants n'apprennent les mathématiques et les sciences naturelles que pour participer à la gestion de la ferme, ils n'apprennent la langue que pour pouvoir comprendre les modes d'emploi des ustensiles agricoles, lire la gazette locale, tenir leur journal de bord, écrire aux clients et aux fournisseurs... Une façon, bien sûr, de finaliser les apprentissages scolaires en les assujettissant à l'usage immédiat qu’ils peuvent en faire. Mais une manière aussi de les appauvrir considérablement en les cantonnant dans le domaine du fonctionnel et à un niveau taxonomique strictement déterminé par les besoins de l'environnement. C'est pourquoi il faut aller regarder chez Tolstoï ou chez Tagore et (re)découvrir avec eux à quel point le « sens » relève aussi du symbolique : ce qui fait sens pour l'élève, ce n'est pas seulement la valeur d'usage des savoirs, c'est la manière dont ils parlent à son intériorité, résonnent avec ses préoccupations anthropologiques fondamentales, lui permettent, à travers la découverte des œuvres culturelles, de donner forme à ce qui l'habite. Ce qui fait sens, c'est ce qui relie ce que chacun a de plus intime avec ce qui est le plus universel, ce qui permet de sortir de la solitude et de mettre en récit son chaos psychique pour ne pas être manipulé par ses pulsions archaïques.

Principe n°3 : L'engagement d'un sujet dans des savoirs n'est pas seulement lié à l'utilisation concrète qu'il pourra faire de ceux-ci pour résoudre les problèmes matériels qui se posent à lui dans sa vie quotidienne. Cet engagement est aussi fondamentalement lié à la manière donc l'éducateur est capable, à tous les niveaux taxonomiques, de relier les savoirs qu'il enseigne à une culture, à une histoire, à la manière dont ils ont été élaborés par les humains et dont ils contribuent encore aujourd'hui à parler aux « petits d'hommes » de leur émancipation.

Malentendu 4

 Malentendu n°4 : « L'élève apprend en étant actif »… C'est Jules Ferry lui-même qui confia à Henri Marion, en 1888, le premiers cours de « science de l'éducation » à la Sorbonne (l'expression est alors au singulier car il convient, à ce moment-là, de « fonder en vérité » les principes des grandes lois laïques). Et, tout naturellement, Marion fit une leçon inaugurale qui commençait par cette formule : « Il n'y a qu'une méthode digne de ce nom et c'est la méthode active ». « Tout naturellement », ai-je écrit, dans la mesure où l'on voit mal un pédagogue - aussi partisan soit-il des pédagogies « traditionnelles » (et Marion n'en était pas un!) - faire l'éloge d'une « méthode passive ». Ainsi, pour Marion la « méthode active » a-t-elle un caractère d'évidence : celui qui ne sait pas appliquer une règle de grammaire ou un théorème de mathématiques ne les connait pas vraiment et c'est pourquoi le maître doit « faire agir » : « Voilà, explique-t-il, le précepte unique de l'enseignement, car il contient en germe tous les autres »... Mais « faire agir » reste encore une formule ambiguë tant l'action peut prendre de multiples formes. Et, très vite, l'Education Nouvelle va l'utiliser dans un sens particulier : être « actif » dans l'école, ce sera être en activité « comme dans la vie », dans la « vie active » justement. Ce sont donc des activités sociales en miniature (collectives si possible) qui vont apparaître comme le moyen, par excellence, de mettre en place les « méthodes actives » (l'expression passe au pluriel afin, sans doute, de bien couvrir tous les champs possibles des activités sociales importables à l'école : la correspondance et le journal scolaires, les « ateliers » de menuiserie ou de théâtre, les enquêtes de terrain et les expériences scientifiques...).

Or, quand on regarde ce qui se passe précisément alors dans les classes, on peut dire que les choses sont, pour le moins contrastées : certaines « activités », préparées et régulées par le maître, garantissent l'implication de chaque élève et permettent, pour chacun, le passage de l'empirie (le « tâtonnement expérimental » chez Freinet) à la compréhension et à la modélisation de connaissances transférables ; mais, dans d'autres cas, une division du travail se met en place dans le groupe entre concepteurs, exécutants et chômeurs, n'autorisant tout au plus que le perfectionnement de chacun dans des savoir-faire préalables. Or, quand on cherche à identifier ce qui garantit l'apprentissage dans les « méthodes actives », on est bien obligé d'admettre que ce n'est pas la présence d'une « activité de fabrication » plus ou moins réussie, mais bien celle d'une « opération mentale » suscitée par l'activité et qui permet au sujet de déstabiliser un système de représentations pour l'enrichir et le stabiliser à un niveau supérieur... opération mentale qui peut également intervenir pendant l'observation d'une expérience, l'écoute d'un cours ou la lecture d'un livre. L'activité qui fait apprendre et progresser, c'est celle qui se passe « dans la tête » de l'élève, quand un conflit sociocognitif lui permet de construire, avec les matériaux qui lui sont proposés ou qu'il découvre, un nouveau modèle d'intelligibilité, c'est-à-dire, en réalité, de nouveaux savoirs.

Principe n°4 : Rendre l'élève « actif » dans ses apprentissages est éminemment nécessaire, mais il s'agit d'une activité mentale qui n'est pas systématiquement corrélée avec une activité matérielle de fabrication. Certes, l’activité concrète demeure un excellent point de départ pour permettre l’opération mentale, mais à condition de bien l’identifier comme telle et, surtout, de mettre en place un dispositif pédagogique qui permet de dégager un modèle transférable afin de ne point en rester à un savoir-faire empirique.

Malentendu 5

Malentendu n°5 : « L’élève n’apprend qu’en collaborant avec les autres »… La « socialisation » est un maître mot dans l’Education Nouvelle et reste, aujourd’hui, un enjeu éducatif fondamental : la montée de l’individualisme social rend, en effet, éminemment nécessaire la découverte des exigences d’un collectif, de ses règles et de la manière ont elles constituent la condition de l’expression et du développement de chacun tout en permettant la poursuite du « bien commun ». Tous les pédagogues de l’Education Nouvelle font ainsi l’éloge de la collaboration et l’opposent à une vision étroitement concurrentielle de la réussite scolaire… Pourtant, à y regarder de près, ils ne s’inscrivent pas vraiment dans les mêmes perspectives : même si Ferrière et Freinet participent, en principe, au même « mouvement », le premier n’hésite pas à expliquer que la collaboration dans les « communautés d’enfants » permet la structuration d’une hiérarchie sociale efficace et facilite l’émergence des futurs chefs, tandis que le second – longtemps compagnon de route du Parti Communiste – fait de la promotion du collectif l’anticipation d’une société égalitaire. Makarenko – le plus cohérent des promoteurs de la formation par le groupe – propose lui d’y instaurer une rotation des tâches systématique afin d’éviter que nul ne s’enkyste dans une fonction ou un rôle et de former chacune et chacun à toutes les tâches. La « collaboration » peut donc signifier, selon les cas, ou bien la structuration d’une microsociété hiérarchisée anticipant « la division sociale du travail », ou bien l’organisation d’un mode de fonctionnement permettant de faire progresser chacun et chacun en lui proposant des expériences susceptibles de lui permettre des acquisitions nouvelles.

Principe n°5 : En matière éducative, l’organisation du groupe et le type de collaboration qui est promue entre les membres d’un groupe doit être au service des acquisitions et du progrès de chacun. Les règles de fonctionnement ne peuvent donc pas être assujetties à l’efficacité sociale productive du groupe, mais doivent permettre la progression de tous les membres.

Malentendu 6

 Malentendu n°6 : « L’éducation doit être démocratique »… Evidemment, s’il s’agit de souligner qu’elle doit avoir pour ambition de démocratiser l’accès aux savoirs fondamentaux, tout le monde est d’accord… au moins sur le principe ! Mais l’expression « éducation démocratique » est aussi utilisée, dans l’Education Nouvelle, pour désigner la démarche éducative elle-même : il faudrait, dit-on, « éduquer démocratiquement ». Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Pour certains – partisans de « l’autogestion pédagogique » - il s’agirait de mettre en œuvre une « démocratie en miniature » dans les institutions d’éducation afin que les enfants décident eux-mêmes démocratiquement de leur propre éducation. A ceux qui croient cela, il faut répondre clairement que leur projet est un leurre : un enfant, tant qu’il n’est pas éduqué, ne peut pas choisir librement ses apprentissages et la manière de les effectuer ; il a besoin que l’adulte décide pour lui de « ce à quoi il doit être éduqué » ainsi que de la façon de le faire : celui qui est déjà là, doit, comme le dit Hannah Arendt, assumer la responsabilité du monde ; il a un impérieux devoir d’antécédence à l’égard de celui qui arrive infiniment démuni, fragile et inachevé... Dans ces conditions, il vaut donc mieux parler d’ « éducation à la démocratie » plutôt que d’ « éducation démocratique » : l’éducation à la démocratie est celle qui se donne pour ambition d’accompagner l’élève vers sa responsabilité de citoyen en l’aidant à acquérir les modèles intellectuels qui lui permettront, une fois citoyen de droit, de comprendre et le monde dans lequel il vit et d’y jouer son rôle. Mais, contrairement à ce qu’affirment les partisans de la « pédagogie traditionnelle », cette formation intellectuelle ne saurait suffire : on ne peut passer spontanément et miraculeusement d’une situation d’assujettissement éducatif total à l’exercice de la liberté éclairée. C’est pourquoi, tout au long de son éducation, il faut offrir progressivement à l’enfant des occasions de décision et des espaces de liberté à sa portée, travailler avec lui sur sa capacité à s’exprimer dans des collectifs de manière autonome, indépendamment de toute pression, l’aider à former sa volonté et construire sa détermination à s’engager au service du bien commun pour pouvoir assumer et revendiquer progressivement la responsabilité de ses propres actes.

Principe n°6 : L’entrée dans le débat démocratique et la possibilité d’exercer sa responsabilité de citoyen supposent une formation qui accompagne le sujet en lui donnant, tout à la fois, les savoirs nécessaires pour comprendre le monde et les occasions de s’engager progressivement dans des collectifs en faisant des choix à sa mesure. C’est ainsi qu’un « petit d’homme » devient un « petit homme » et conquiert le pouvoir de « penser par lui-même », d’agir en connaissance de cause et de s’imputer la responsabilité de qu’il dit et fait.

Malentendu 7

 Malentendu n°7 : «L’enfant a droit à la liberté d’expression »… Voilà, sans aucun doute, un des principes les plus souvent rappelés par les pédagogues de l’Education Nouvelle ainsi que par les psychologues qui s’inscrivent dans leur lignée comme Bruno Bettelheim ou Françoise Dolto. Ils se positionnent ainsi clairement contre la « pédagogie des préalables » qui prétend toujours repousser l’expression de l’enfant « après »… une fois qu’il saura s’exprimer, maitrisera correctement le langage, saura juger de la pertinence et de l’impact de ses propos, disposera des savoirs suffisants pour les étayer, etc. Ces « préalables » autorisent, en effet, à récuser systématiquement toute expression de l’enfant en affirmant – sans jamais pouvoir être démenti – que toutes les conditions ne sont pas remplies pour qu’il puisse être pris au sérieux… Certes, les tenants du « droit de l’enfant à l’expression » prennent toujours la précaution de préciser que, si l’adulte a le devoir d’ « entendre » l’enfant, il n’a évidemment pas celui de « l’approuver ». C’est bien la moindre des choses, en effet, que la liberté d’expression de l’un ne soit pas un obstacle à celle de l’autre ! Mais, pour autant, les choses ne sont pas complètement clarifiées et un véritable clivage existe bien, au sein de l’Education Nouvelle, entre ceux qui veulent absolument favoriser l’expression spontanée de l’enfant et ceux qui considèrent que cette expression n’est véritablement libre que si, paradoxalement, elle est soutenue par les contraintes éducatives posées par l’adulte…

C’est Korczak – promoteur des droits de l’enfant et peu suspect de vouloir brider son expression – qui a, sans doute, affirmé avec le plus de clarté l’importance des « belles contraintes » capables de permettre l’expression de la liberté. Avec les enfants et adolescents particulièrement « difficiles » qu’il accueille dans son orphelinat, il impose le « sursis » à l’expression, à travers le dispositif de « la boite aux lettres » : « Ecris le moi et je te répondrai… Prends le temps d’y réfléchir et je prendrai le temps de te répondre… » Entre l’autoritarisme qui récuse la parole de l’enfant – au prétexte qu’elle n’est pas encore recevable – et le spontanéisme qui s’émerveille naïvement devant toute expression de l’enfant – jusqu’à encourager le caprice – Korczak propose de lier le droit à l’expression au devoir de l’éducation en inscrivant, à l’articulation de l’un et de l’autre, l’exigence. Il crée des situations où les contraintes de l’adulte permettent à l’expression de l’enfant de se dégager du pulsionnel, de la répétition des archétypes et du mimétisme stérile ; il crée des dispositifs qui permettent l’émergence de la pensée.

Principe n°7 : L’enfant construit son expression libre grâce aux contraintes fécondes que l’adulte lui impose. Ces contraintes ne doivent pas être une entrave à sa liberté, mais, bien au contraire, un moyen de permettre à l’enfant de prendre de la distance par rapport à une expression pulsionnelle stéréotypée, répétitive et où, malgré quelques fulgurances, il reste largement dans l’infantile. Les « belles contraintes » n’imposent donc pas à l’enfant de renoncer à s’exprimer mais, tout au contraire, dans la mesure où l’adulte met à sa disposition des ressources et exprime une attente bienveillante à son égard, lui permettent d’éprouver la satisfaction d’une expression ajustée à une liberté qui s’assume.

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Ainsi, l’Education Nouvelle est-elle traversée d’ambigüités… Ces dernières se manifestent – on vient de le voir - à travers les interprétations différentes, voire divergentes, de la plupart des formules qui en constituent la vulgate. En effet, cette mouvance pédagogique, qui se revendique de la tradition rousseauiste et se structure au début du XXème siècle, est loin d’être idéologiquement homogène. On y côtoie des libéraux, tels Ferrière, convaincus que la liberté accordée aux enfants favorise l’émergence d’une société construite sur la formule « the right man at the right place », et des hommes de gauche, comme Wallon, qui militent pour une « école unique » et la formation de tous au plus haut niveau. On y trouve de grandes figures du courant libertaire, comme Neill, pour lesquels toute entrave à la spontanéité de l’enfant compromet son développement, et des penseurs comme Maria Montessori qui se réclament d’une « pédagogie scientifique » et affirment que le rôle de l’éducateur est de structurer les expériences de l’enfant à partir d’un matériel pédagogique très élaboré. On y rencontre des partisans de la « méthode naturelle », comme Freinet, qui prônent la systématisation du « tâtonnement expérimental » dans des tâches mobilisatrices complexes et des défenseurs d’un enseignement individuel et progressif très encadré, comme Miss Parkhurst, l’auteur du fameux « Plan Dalton ».

Mais, plus fondamentalement encore, et au sein même de chacune de ces propositions, l’Education Nouvelle est un creuset où se dévoile, dans ses hésitations terminologiques et conceptuelles mêmes, l’enjeu essentiel de l’entreprise éducative. Qu’on regarde de près, par exemple, la notion d’ « intérêt de l’enfant » - que tout le monde met en avant - et l’on verra à quel point les choses sont problématiques : pour certains, en effet, « l’intérêt de l’enfant » est « ce qui l’intéresse », tandis que, pour d’autres, c’est « ce qui est dans son intérêt ». Et l’on avouera que les deux acceptions ne se recoupent pas aussi facilement que cela… surtout dès que l’on travaille avec des enfants qui n’ont pas trouvé leur panoplie de bon élève au pied de leur berceau et qui sont socialement éloignés de la culture scolaire ! Là, comme ailleurs, on est pris en tenaille entre une conception « endogène » de l’éducation – qui renvoie au développement d’un sujet qui s’engage librement dans ses apprentissages – et une conception « exogène » de la formation – qui renvoie à une intervention volontariste, tant en termes d’objectifs que de méthodes, sur un sujet dont on se veut responsable des acquisitions.

Or, la réussite de l’entreprise éducative se joue précisément dans la capacité à articuler dans le même temps (et non successivement) l’endogène et l’exogène : Il s’agit, pour reprendre les termes mêmes de Rousseau dans l’Emile de faire droit simultanément à deux exigences. D’une part, parce qu’on n’apprend bien que ce qu’on a appris soi-même, « qu’il (l’élève) ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu’il l’a compris lui-même ; qu’il n’apprenne pas la science, qu’il l’invente. Si vous substituez, dans son esprit, l’autorité à la raison, il ne raisonnera plus : il ne sera plus que le jouet de l’opinion des autres. ». Mais, d’autre part, et parce que la dissymétrie entre l’éducateur et l’éduqué est irréductible, « sans doute, il ne doit faire que ce qu’il veut, mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse ; il ne doit pas faire un pas que vous ne l’ayez prévu, il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu’il va dire ».

Il s’agit bien, en réalité, de mettre en tension deux exigences : l’exigence de transmission et celle d’appropriation. C’est l’adulte qui éduque et enseigne, mais c’est l’enfant qui grandit et apprend. L’enfant ne peut décider de ce qu’il doit apprendre – sinon, c’est qu’il serait déjà éduqué – mais il doit l’apprendre par lui-même – pour que cet apprentissage fasse de lui un sujet. Et l’Education Nouvelle, inaugurée, aux dires de tous ses partisans par Rousseau lui-même, n’est rien d’autre que le travail obstiné – et souvent très tâtonnant - d’inventivité méthodologique et institutionnelle pour dépasser par la pratique l’aporie théorique dans laquelle s’enferment les débats qui opposent autorité et liberté.

C’est de cette inventivité dont fait preuve Pestalozzi qui, dès 1799, élabore une « Méthode » pour « donner des mains à Rousseau » : il y articule expérience et connaissance en demandant au maître de veiller à ce que chaque geste de l’enfant soit porté par l’exigence de perfection. C’est cette inventivité qu’on trouve aussi bien chez Makarenko, le bolchévique, que chez Jean Bosco, le fondateur des Salésiens : « L’enfant est malade, soignez le milieu. Il ne veut pas apprendre, créez des situations où il soit obligé de le faire. » C’est cette inventivité qu’on voit à l’œuvre chez Maria Montessori ou Célestin Freinet, comme chez tous les acteurs de l’Éducation Nouvelle. Les uns et les autres tentent de mettre en œuvre la maxime de Jean-Jacques : « Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c’est de tout faire en ne faisant rien. » Entreprise infiniment risquée – et qui, par essence, prête le flanc aux critiques de tous les dogmatismes – mais seule voie possible pour une éducation à la démocratie qui ne renonce ni à la transmission d’un monde commun ni à la formation de la liberté.

Philippe Meirieu

Philippe Meirieu : L’Education Nouvelle : carrefour de malentendus… et creuset de la réflexion pédagogique d’aujourd’hui

Avant les vacances, une réflexion sur l’ « Education nouvelle », qui apparaît dès le début du 20ème siècle, se structure en 1921 au Congrès de Calais et fait encore parler d’elle aujourd’hui… par beaucoup de ceux qui ne la connaissent guère.

Un des nombreux paradoxes de l'Education Nouvelle tient au fait qu'elle est, très largement, demeurée marginale dans les pratiques tout en réussissant à imposer la plupart de ses « lieux communs » dans les discours éducatifs. Certes, son caractère marginal a été, et reste systématiquement revendiqué par ses promoteurs qui craignent que l'institutionnalisation de ses propositions leur ôte leur caractère « subversif », engendre leur dévoiement et, à terme, provoque leur dilution dans une « pédagogie traditionnelle ordinaire » tout juste « modernisée » pour créer l’illusion.

Mais, simultanément, et, tout en restant sur leur territoire propre, les partisans de l'Education Nouvelle ne cessent d'occuper le vaste terrain idéologique médiatique et d'y galoper dans tous les sens, au point, parfois, d'y apparaître comme hégémoniques. Ils parlent et écrivent à tout va, abondamment repris par les vulgarisateurs éducatifs de toutes sortes… des psychologues qui se targuent de pédagogie aux spécialistes de la rubrique « Modes de vie », aussi bien dans les magazines « grand public » que dans l’abondante littérature sur le « développement personnel ». Cette frénésie prosélyte en faveur de l'Education Nouvelle ne cesse, d'ailleurs, d'entretenir une confusion majeure : alors que la « pédagogie traditionnelle » de la « forme scolaire » (enseignements segmentés et cloisonnés, « leçons » magistrales suivies d'exercices d'application, notation et classements systématiques, etc.) semble complètement inamovible, les adversaires de l'Education Nouvelle ne cessent de dénoncer l'emprise des « réformateurs » et de leur attribuer la responsabilité de la baisse du niveau, du laxisme généralisé et de l'abandon de toute véritable exigence intellectuelle dans l'école.

Cette situation étrange ne facilite pas l'analyse un peu fine de la réalité des propositions de l'Education Nouvelle dans la mesure où les attaques qu'elle subit suscitent, en réaction, une solidarité de tous ses défenseurs autour de slogans emblématiques... au risque de gommer de nombreuses différences d'approche, voire d'occulter de véritables enjeux fondamentaux. Ainsi en a-t-il été de la promotion de la fameuse formule « l'élève au centre du système », génératrice de malentendus s'il en est : alors qu'elle est utilisée dans un rapport annexé à la loi d'orientation de 1989, préparée sous l’autorité de Lionel Jospin, pour souligner la nécessité de sortir d'une « démocratisation-massification » - pensée en termes de simple gestion de flux – afin d’aller vers une scolarité permettant, par une intervention pédagogique adaptée à chaque élève, la réussite du plus grand nombre, elle a été présentée - puis dénoncée - comme une manière d'écarter les savoirs de l'école et de s'agenouiller devant les caprices des enfants-rois… Ses promoteurs, alors, se sont sentis obligés de la défendre, s'appuyant sur ce qu'ils avaient voulu y mettre sans s'apercevoir que leurs contempteurs restaient délibérément rivés sur leur interprétation première. D'où ce sentiment de se trouver face à un dialogue de sourds où la polémique ne cesse d'enfler sans que nul, jamais, ne clarifie suffisamment les choses pour qu'on sache de quoi on parle vraiment et ce que signifie exactement les mots qu’on utilise.

Et l'on pourrait multiplier les exemples de ces malentendus dans lesquels nous sommes empêtrés et qui bloquent tout autant la réflexion pédagogique que le travail approfondi sur les pratiques. J'en évoquerai ici quelques-uns, parmi les plus fréquents, en montrant, chaque fois, tout l'intérêt qu'il y a à ne pas s'en tenir aux slogans habituels et à prendre ses distances avec la vulgate de l'Education Nouvelle... mais pour rester fidèle, justement, à la démarche de l'Education Nouvelle, en ce qu'elle a de plus radicalement fondateur ! Ce qui m'amènera à formuler quelques « principes » qui ne se veulent que des « outils-silex », comme disait Fernand Oury, pour distinguer, au cœur des discours éducatifs, quelques-uns des enjeux essentiels. Avant de montrer en quoi ces principes nous permettent de comprendre l’entreprise éducative dans sa tension fondatrice.

Malentendu 1

 Malentendu n°1 : « Un élève n'apprend que s'il est motivé »… Célestin Freinet, après tant d'autres, n'a cessé de le répéter : « On ne fait pas boire un cheval qui n'a pas soif ». Mais Freinet, pour autant, ne sous-estimait pas la différence entre un cheval et un élève. Il savait que tout cheval à qui l'on ne donne pas à boire finit toujours par avoir soif, tandis qu'il est fort rare qu'un élève privé de mathématiques vienne réclamer à ses éducateurs le théorème de Thalès ! C'est la raison pour laquelle Freinet insistait tant sur la nécessité de « donner soif à l'élève » et de ne pas se contenter d'un attentisme bienveillant (comme on peut le trouver, par exemple, dans certaines affirmations de Neil sur ses pratiques à Summerhill). Et, ainsi, Freinet lui-même pointe-t-il, mais sans toujours la formaliser suffisamment, la distinction fondamentale entre la « motivation » qui ne s'appuierait que sur des intérêts préexistants et la « mobilisation », que l'adulte s'efforce de susciter, par laquelle il permet l'émergence d'intérêts nouveaux et favorise l'engagement de l'élève dans des apprentissages pour lesquels il n'était pas spontanément motivé…

Principe n°1 : Subordonner les apprentissages à des motivations préexistantes, c'est entériner les inégalités et renoncer à faire découvrir aux élèves des savoirs mobilisateurs qui pourront être, pour eux, émancipateurs. « Faire émerger le désir d'apprendre », c'est organiser des rencontres susceptibles de mobiliser l'élève sur ce dont il ignorait, jusque là, tout à la fois l'existence et les satisfactions intellectuelles qu'il pourra en tirer... C'est lui ouvrir des possibles au lieu de l'enfermer dans « l'être-là ».

Malentendu 2

 Malentendu n°2 : « Chaque enfant apprend d’une manière qui lui est propre et cela nécessite la mise en place d’une "école sur mesure" »… Bien avant que les travaux de la psychologie différentielle n’insistent sur la singularité de chaque sujet en matière d’apprentissage, en mettant en avant les « styles cognitifs » ou les « stratégies d’apprentissage », les pédagogues de l’Education Nouvelle avaient plaidé pour l’instauration, selon la formule de Claparède, d’une « école sur mesure ». Comment tolérer, en effet, que l’on impose à chacune et à chacun le même « prêt à porter » scolaire, tant en matière de contenus que de rythmes et de méthodes ? Pourquoi instituer une norme arbitraire, qui, par définition, ne satisfera personne ? C’est pourquoi faut prendre chaque enfant « comme il est », « là où il est », non pas, bien évidemment, pour le laisser tel qu’il est, mais pour l’aider à progresser en s’appuyant sur ses ressources et en tenant compte de ses spécificités… Quand on a dit cela, cependant, on n’a pas encore vraiment tranché sur un point décisif. On peut, en effet, concevoir « l’école sur mesure » selon un modèle strictement adéquationniste, basé sur un diagnostic préalable qui s’efforce de connaître parfaitement, en amont de toute intervention éducative, le niveau et les besoins de l’élève afin de lui imposer un parcours strictement individualisé. Ou bien, on peut proposer à l’élève une palette de propositions dans le cadre d’une « pédagogie différenciée » et l’aider à se saisir des objectifs et méthodes qui lui permettent, tout à la fois, d’enrichir sa panoplie méthodologique et de se mobiliser sur des connaissances nouvelles. Dans le premier cas, on est dans le paradigme pharmaceutico-médical de l’individualisation, conçu sur le modèle behavioriste de « l’homme-machine » ; dans le second, on est dans un paradigme systémique où la connaissance des sujets ne précède pas nécessairement les propositions qu’on leur fait mais est en interaction permanente avec elles : car c’est aussi la manière dont un sujet s’empare d’une méthode ou se mobilise sur un savoir qui permet de le connaître… et c’est cette connaissance qui nourrit de nouvelles propositions et suscite l’inventivité pédagogique.

Principe n°2 : Si chaque élève s’approprie des savoirs de manière singulière, il n’en est pas, pour autant, enfermé dans des méthodes définitives ni dans une progression strictement linéaire : la véritable « école sur mesure » n’est pas celle de la systématisation du couple « tests / exercices » (ou diagnostic / remédiation), c’est celle qui s’appuie sur la variété des propositions, la diversification des ressources, les interactions entre pairs et avec l’environnement et où chacune et chacun apprend progressivement à piloter ses apprentissages dans une démarche de découverte / régulation.

Malentendu 3

 Malentendu n° 3 : « L'élève apprend ce qui fait sens pour lui »… L'inflation de l'utilisation du mot « sens » dans les discours éducatifs doit évidemment nous alerter sur son ambigüité. Qu'est ce qui « fait sens » pour un élève ? Tout naturellement, et en raison même des origines de l'Education Nouvelle - l'enseignement primaire dans une société rurale - le sens a d'abord été identifié à « l'utile ». Ce qui faisait sens, c'est ce dont on pouvait « se servir » dans la vie quotidienne. A Abbotsholme - la première new school créée par le pasteur Cecil Reddie dans les environs de Londres à la fin du XIXème siècle -, les enfants n'apprennent les mathématiques et les sciences naturelles que pour participer à la gestion de la ferme, ils n'apprennent la langue que pour pouvoir comprendre les modes d'emploi des ustensiles agricoles, lire la gazette locale, tenir leur journal de bord, écrire aux clients et aux fournisseurs... Une façon, bien sûr, de finaliser les apprentissages scolaires en les assujettissant à l'usage immédiat qu’ils peuvent en faire. Mais une manière aussi de les appauvrir considérablement en les cantonnant dans le domaine du fonctionnel et à un niveau taxonomique strictement déterminé par les besoins de l'environnement. C'est pourquoi il faut aller regarder chez Tolstoï ou chez Tagore et (re)découvrir avec eux à quel point le « sens » relève aussi du symbolique : ce qui fait sens pour l'élève, ce n'est pas seulement la valeur d'usage des savoirs, c'est la manière dont ils parlent à son intériorité, résonnent avec ses préoccupations anthropologiques fondamentales, lui permettent, à travers la découverte des œuvres culturelles, de donner forme à ce qui l'habite. Ce qui fait sens, c'est ce qui relie ce que chacun a de plus intime avec ce qui est le plus universel, ce qui permet de sortir de la solitude et de mettre en récit son chaos psychique pour ne pas être manipulé par ses pulsions archaïques.

Principe n°3 : L'engagement d'un sujet dans des savoirs n'est pas seulement lié à l'utilisation concrète qu'il pourra faire de ceux-ci pour résoudre les problèmes matériels qui se posent à lui dans sa vie quotidienne. Cet engagement est aussi fondamentalement lié à la manière donc l'éducateur est capable, à tous les niveaux taxonomiques, de relier les savoirs qu'il enseigne à une culture, à une histoire, à la manière dont ils ont été élaborés par les humains et dont ils contribuent encore aujourd'hui à parler aux « petits d'hommes » de leur émancipation.

Malentendu 4

 Malentendu n°4 : « L'élève apprend en étant actif »… C'est Jules Ferry lui-même qui confia à Henri Marion, en 1888, le premiers cours de « science de l'éducation » à la Sorbonne (l'expression est alors au singulier car il convient, à ce moment-là, de « fonder en vérité » les principes des grandes lois laïques). Et, tout naturellement, Marion fit une leçon inaugurale qui commençait par cette formule : « Il n'y a qu'une méthode digne de ce nom et c'est la méthode active ». « Tout naturellement », ai-je écrit, dans la mesure où l'on voit mal un pédagogue - aussi partisan soit-il des pédagogies « traditionnelles » (et Marion n'en était pas un!) - faire l'éloge d'une « méthode passive ». Ainsi, pour Marion la « méthode active » a-t-elle un caractère d'évidence : celui qui ne sait pas appliquer une règle de grammaire ou un théorème de mathématiques ne les connait pas vraiment et c'est pourquoi le maître doit « faire agir » : « Voilà, explique-t-il, le précepte unique de l'enseignement, car il contient en germe tous les autres »... Mais « faire agir » reste encore une formule ambiguë tant l'action peut prendre de multiples formes. Et, très vite, l'Education Nouvelle va l'utiliser dans un sens particulier : être « actif » dans l'école, ce sera être en activité « comme dans la vie », dans la « vie active » justement. Ce sont donc des activités sociales en miniature (collectives si possible) qui vont apparaître comme le moyen, par excellence, de mettre en place les « méthodes actives » (l'expression passe au pluriel afin, sans doute, de bien couvrir tous les champs possibles des activités sociales importables à l'école : la correspondance et le journal scolaires, les « ateliers » de menuiserie ou de théâtre, les enquêtes de terrain et les expériences scientifiques...).

Or, quand on regarde ce qui se passe précisément alors dans les classes, on peut dire que les choses sont, pour le moins contrastées : certaines « activités », préparées et régulées par le maître, garantissent l'implication de chaque élève et permettent, pour chacun, le passage de l'empirie (le « tâtonnement expérimental » chez Freinet) à la compréhension et à la modélisation de connaissances transférables ; mais, dans d'autres cas, une division du travail se met en place dans le groupe entre concepteurs, exécutants et chômeurs, n'autorisant tout au plus que le perfectionnement de chacun dans des savoir-faire préalables. Or, quand on cherche à identifier ce qui garantit l'apprentissage dans les « méthodes actives », on est bien obligé d'admettre que ce n'est pas la présence d'une « activité de fabrication » plus ou moins réussie, mais bien celle d'une « opération mentale » suscitée par l'activité et qui permet au sujet de déstabiliser un système de représentations pour l'enrichir et le stabiliser à un niveau supérieur... opération mentale qui peut également intervenir pendant l'observation d'une expérience, l'écoute d'un cours ou la lecture d'un livre. L'activité qui fait apprendre et progresser, c'est celle qui se passe « dans la tête » de l'élève, quand un conflit sociocognitif lui permet de construire, avec les matériaux qui lui sont proposés ou qu'il découvre, un nouveau modèle d'intelligibilité, c'est-à-dire, en réalité, de nouveaux savoirs.

Principe n°4 : Rendre l'élève « actif » dans ses apprentissages est éminemment nécessaire, mais il s'agit d'une activité mentale qui n'est pas systématiquement corrélée avec une activité matérielle de fabrication. Certes, l’activité concrète demeure un excellent point de départ pour permettre l’opération mentale, mais à condition de bien l’identifier comme telle et, surtout, de mettre en place un dispositif pédagogique qui permet de dégager un modèle transférable afin de ne point en rester à un savoir-faire empirique.

Malentendu 5

Malentendu n°5 : « L’élève n’apprend qu’en collaborant avec les autres »… La « socialisation » est un maître mot dans l’Education Nouvelle et reste, aujourd’hui, un enjeu éducatif fondamental : la montée de l’individualisme social rend, en effet, éminemment nécessaire la découverte des exigences d’un collectif, de ses règles et de la manière ont elles constituent la condition de l’expression et du développement de chacun tout en permettant la poursuite du « bien commun ». Tous les pédagogues de l’Education Nouvelle font ainsi l’éloge de la collaboration et l’opposent à une vision étroitement concurrentielle de la réussite scolaire… Pourtant, à y regarder de près, ils ne s’inscrivent pas vraiment dans les mêmes perspectives : même si Ferrière et Freinet participent, en principe, au même « mouvement », le premier n’hésite pas à expliquer que la collaboration dans les « communautés d’enfants » permet la structuration d’une hiérarchie sociale efficace et facilite l’émergence des futurs chefs, tandis que le second – longtemps compagnon de route du Parti Communiste – fait de la promotion du collectif l’anticipation d’une société égalitaire. Makarenko – le plus cohérent des promoteurs de la formation par le groupe – propose lui d’y instaurer une rotation des tâches systématique afin d’éviter que nul ne s’enkyste dans une fonction ou un rôle et de former chacune et chacun à toutes les tâches. La « collaboration » peut donc signifier, selon les cas, ou bien la structuration d’une microsociété hiérarchisée anticipant « la division sociale du travail », ou bien l’organisation d’un mode de fonctionnement permettant de faire progresser chacun et chacun en lui proposant des expériences susceptibles de lui permettre des acquisitions nouvelles.

Principe n°5 : En matière éducative, l’organisation du groupe et le type de collaboration qui est promue entre les membres d’un groupe doit être au service des acquisitions et du progrès de chacun. Les règles de fonctionnement ne peuvent donc pas être assujetties à l’efficacité sociale productive du groupe, mais doivent permettre la progression de tous les membres.

Malentendu 6

 Malentendu n°6 : « L’éducation doit être démocratique »… Evidemment, s’il s’agit de souligner qu’elle doit avoir pour ambition de démocratiser l’accès aux savoirs fondamentaux, tout le monde est d’accord… au moins sur le principe ! Mais l’expression « éducation démocratique » est aussi utilisée, dans l’Education Nouvelle, pour désigner la démarche éducative elle-même : il faudrait, dit-on, « éduquer démocratiquement ». Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Pour certains – partisans de « l’autogestion pédagogique » - il s’agirait de mettre en œuvre une « démocratie en miniature » dans les institutions d’éducation afin que les enfants décident eux-mêmes démocratiquement de leur propre éducation. A ceux qui croient cela, il faut répondre clairement que leur projet est un leurre : un enfant, tant qu’il n’est pas éduqué, ne peut pas choisir librement ses apprentissages et la manière de les effectuer ; il a besoin que l’adulte décide pour lui de « ce à quoi il doit être éduqué » ainsi que de la façon de le faire : celui qui est déjà là, doit, comme le dit Hannah Arendt, assumer la responsabilité du monde ; il a un impérieux devoir d’antécédence à l’égard de celui qui arrive infiniment démuni, fragile et inachevé... Dans ces conditions, il vaut donc mieux parler d’ « éducation à la démocratie » plutôt que d’ « éducation démocratique » : l’éducation à la démocratie est celle qui se donne pour ambition d’accompagner l’élève vers sa responsabilité de citoyen en l’aidant à acquérir les modèles intellectuels qui lui permettront, une fois citoyen de droit, de comprendre et le monde dans lequel il vit et d’y jouer son rôle. Mais, contrairement à ce qu’affirment les partisans de la « pédagogie traditionnelle », cette formation intellectuelle ne saurait suffire : on ne peut passer spontanément et miraculeusement d’une situation d’assujettissement éducatif total à l’exercice de la liberté éclairée. C’est pourquoi, tout au long de son éducation, il faut offrir progressivement à l’enfant des occasions de décision et des espaces de liberté à sa portée, travailler avec lui sur sa capacité à s’exprimer dans des collectifs de manière autonome, indépendamment de toute pression, l’aider à former sa volonté et construire sa détermination à s’engager au service du bien commun pour pouvoir assumer et revendiquer progressivement la responsabilité de ses propres actes.

Principe n°6 : L’entrée dans le débat démocratique et la possibilité d’exercer sa responsabilité de citoyen supposent une formation qui accompagne le sujet en lui donnant, tout à la fois, les savoirs nécessaires pour comprendre le monde et les occasions de s’engager progressivement dans des collectifs en faisant des choix à sa mesure. C’est ainsi qu’un « petit d’homme » devient un « petit homme » et conquiert le pouvoir de « penser par lui-même », d’agir en connaissance de cause et de s’imputer la responsabilité de qu’il dit et fait.

Malentendu 7

 Malentendu n°7 : «L’enfant a droit à la liberté d’expression »… Voilà, sans aucun doute, un des principes les plus souvent rappelés par les pédagogues de l’Education Nouvelle ainsi que par les psychologues qui s’inscrivent dans leur lignée comme Bruno Bettelheim ou Françoise Dolto. Ils se positionnent ainsi clairement contre la « pédagogie des préalables » qui prétend toujours repousser l’expression de l’enfant « après »… une fois qu’il saura s’exprimer, maitrisera correctement le langage, saura juger de la pertinence et de l’impact de ses propos, disposera des savoirs suffisants pour les étayer, etc. Ces « préalables » autorisent, en effet, à récuser systématiquement toute expression de l’enfant en affirmant – sans jamais pouvoir être démenti – que toutes les conditions ne sont pas remplies pour qu’il puisse être pris au sérieux… Certes, les tenants du « droit de l’enfant à l’expression » prennent toujours la précaution de préciser que, si l’adulte a le devoir d’ « entendre » l’enfant, il n’a évidemment pas celui de « l’approuver ». C’est bien la moindre des choses, en effet, que la liberté d’expression de l’un ne soit pas un obstacle à celle de l’autre ! Mais, pour autant, les choses ne sont pas complètement clarifiées et un véritable clivage existe bien, au sein de l’Education Nouvelle, entre ceux qui veulent absolument favoriser l’expression spontanée de l’enfant et ceux qui considèrent que cette expression n’est véritablement libre que si, paradoxalement, elle est soutenue par les contraintes éducatives posées par l’adulte…

C’est Korczak – promoteur des droits de l’enfant et peu suspect de vouloir brider son expression – qui a, sans doute, affirmé avec le plus de clarté l’importance des « belles contraintes » capables de permettre l’expression de la liberté. Avec les enfants et adolescents particulièrement « difficiles » qu’il accueille dans son orphelinat, il impose le « sursis » à l’expression, à travers le dispositif de « la boite aux lettres » : « Ecris le moi et je te répondrai… Prends le temps d’y réfléchir et je prendrai le temps de te répondre… » Entre l’autoritarisme qui récuse la parole de l’enfant – au prétexte qu’elle n’est pas encore recevable – et le spontanéisme qui s’émerveille naïvement devant toute expression de l’enfant – jusqu’à encourager le caprice – Korczak propose de lier le droit à l’expression au devoir de l’éducation en inscrivant, à l’articulation de l’un et de l’autre, l’exigence. Il crée des situations où les contraintes de l’adulte permettent à l’expression de l’enfant de se dégager du pulsionnel, de la répétition des archétypes et du mimétisme stérile ; il crée des dispositifs qui permettent l’émergence de la pensée.

Principe n°7 : L’enfant construit son expression libre grâce aux contraintes fécondes que l’adulte lui impose. Ces contraintes ne doivent pas être une entrave à sa liberté, mais, bien au contraire, un moyen de permettre à l’enfant de prendre de la distance par rapport à une expression pulsionnelle stéréotypée, répétitive et où, malgré quelques fulgurances, il reste largement dans l’infantile. Les « belles contraintes » n’imposent donc pas à l’enfant de renoncer à s’exprimer mais, tout au contraire, dans la mesure où l’adulte met à sa disposition des ressources et exprime une attente bienveillante à son égard, lui permettent d’éprouver la satisfaction d’une expression ajustée à une liberté qui s’assume.

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Ainsi, l’Education Nouvelle est-elle traversée d’ambigüités… Ces dernières se manifestent – on vient de le voir - à travers les interprétations différentes, voire divergentes, de la plupart des formules qui en constituent la vulgate. En effet, cette mouvance pédagogique, qui se revendique de la tradition rousseauiste et se structure au début du XXème siècle, est loin d’être idéologiquement homogène. On y côtoie des libéraux, tels Ferrière, convaincus que la liberté accordée aux enfants favorise l’émergence d’une société construite sur la formule « the right man at the right place », et des hommes de gauche, comme Wallon, qui militent pour une « école unique » et la formation de tous au plus haut niveau. On y trouve de grandes figures du courant libertaire, comme Neill, pour lesquels toute entrave à la spontanéité de l’enfant compromet son développement, et des penseurs comme Maria Montessori qui se réclament d’une « pédagogie scientifique » et affirment que le rôle de l’éducateur est de structurer les expériences de l’enfant à partir d’un matériel pédagogique très élaboré. On y rencontre des partisans de la « méthode naturelle », comme Freinet, qui prônent la systématisation du « tâtonnement expérimental » dans des tâches mobilisatrices complexes et des défenseurs d’un enseignement individuel et progressif très encadré, comme Miss Parkhurst, l’auteur du fameux « Plan Dalton ».

Mais, plus fondamentalement encore, et au sein même de chacune de ces propositions, l’Education Nouvelle est un creuset où se dévoile, dans ses hésitations terminologiques et conceptuelles mêmes, l’enjeu essentiel de l’entreprise éducative. Qu’on regarde de près, par exemple, la notion d’ « intérêt de l’enfant » - que tout le monde met en avant - et l’on verra à quel point les choses sont problématiques : pour certains, en effet, « l’intérêt de l’enfant » est « ce qui l’intéresse », tandis que, pour d’autres, c’est « ce qui est dans son intérêt ». Et l’on avouera que les deux acceptions ne se recoupent pas aussi facilement que cela… surtout dès que l’on travaille avec des enfants qui n’ont pas trouvé leur panoplie de bon élève au pied de leur berceau et qui sont socialement éloignés de la culture scolaire ! Là, comme ailleurs, on est pris en tenaille entre une conception « endogène » de l’éducation – qui renvoie au développement d’un sujet qui s’engage librement dans ses apprentissages – et une conception « exogène » de la formation – qui renvoie à une intervention volontariste, tant en termes d’objectifs que de méthodes, sur un sujet dont on se veut responsable des acquisitions.

Or, la réussite de l’entreprise éducative se joue précisément dans la capacité à articuler dans le même temps (et non successivement) l’endogène et l’exogène : Il s’agit, pour reprendre les termes mêmes de Rousseau dans l’Emile de faire droit simultanément à deux exigences. D’une part, parce qu’on n’apprend bien que ce qu’on a appris soi-même, « qu’il (l’élève) ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu’il l’a compris lui-même ; qu’il n’apprenne pas la science, qu’il l’invente. Si vous substituez, dans son esprit, l’autorité à la raison, il ne raisonnera plus : il ne sera plus que le jouet de l’opinion des autres. ». Mais, d’autre part, et parce que la dissymétrie entre l’éducateur et l’éduqué est irréductible, « sans doute, il ne doit faire que ce qu’il veut, mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse ; il ne doit pas faire un pas que vous ne l’ayez prévu, il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu’il va dire ».

Il s’agit bien, en réalité, de mettre en tension deux exigences : l’exigence de transmission et celle d’appropriation. C’est l’adulte qui éduque et enseigne, mais c’est l’enfant qui grandit et apprend. L’enfant ne peut décider de ce qu’il doit apprendre – sinon, c’est qu’il serait déjà éduqué – mais il doit l’apprendre par lui-même – pour que cet apprentissage fasse de lui un sujet. Et l’Education Nouvelle, inaugurée, aux dires de tous ses partisans par Rousseau lui-même, n’est rien d’autre que le travail obstiné – et souvent très tâtonnant - d’inventivité méthodologique et institutionnelle pour dépasser par la pratique l’aporie théorique dans laquelle s’enferment les débats qui opposent autorité et liberté.

C’est de cette inventivité dont fait preuve Pestalozzi qui, dès 1799, élabore une « Méthode » pour « donner des mains à Rousseau » : il y articule expérience et connaissance en demandant au maître de veiller à ce que chaque geste de l’enfant soit porté par l’exigence de perfection. C’est cette inventivité qu’on trouve aussi bien chez Makarenko, le bolchévique, que chez Jean Bosco, le fondateur des Salésiens : « L’enfant est malade, soignez le milieu. Il ne veut pas apprendre, créez des situations où il soit obligé de le faire. » C’est cette inventivité qu’on voit à l’œuvre chez Maria Montessori ou Célestin Freinet, comme chez tous les acteurs de l’Éducation Nouvelle. Les uns et les autres tentent de mettre en œuvre la maxime de Jean-Jacques : « Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c’est de tout faire en ne faisant rien. » Entreprise infiniment risquée – et qui, par essence, prête le flanc aux critiques de tous les dogmatismes – mais seule voie possible pour une éducation à la démocratie qui ne renonce ni à la transmission d’un monde commun ni à la formation de la liberté.

Philippe Meirieu

Philippe Meirieu : L’Education Nouvelle : carrefour de malentendus… et creuset de la réflexion pédagogique d’aujourd’hui

Avant les vacances, une réflexion sur l’ « Education nouvelle », qui apparaît dès le début du 20ème siècle, se structure en 1921 au Congrès de Calais et fait encore parler d’elle aujourd’hui… par beaucoup de ceux qui ne la connaissent guère.

Un des nombreux paradoxes de l'Education Nouvelle tient au fait qu'elle est, très largement, demeurée marginale dans les pratiques tout en réussissant à imposer la plupart de ses « lieux communs » dans les discours éducatifs. Certes, son caractère marginal a été, et reste systématiquement revendiqué par ses promoteurs qui craignent que l'institutionnalisation de ses propositions leur ôte leur caractère « subversif », engendre leur dévoiement et, à terme, provoque leur dilution dans une « pédagogie traditionnelle ordinaire » tout juste « modernisée » pour créer l’illusion.

Mais, simultanément, et, tout en restant sur leur territoire propre, les partisans de l'Education Nouvelle ne cessent d'occuper le vaste terrain idéologique médiatique et d'y galoper dans tous les sens, au point, parfois, d'y apparaître comme hégémoniques. Ils parlent et écrivent à tout va, abondamment repris par les vulgarisateurs éducatifs de toutes sortes… des psychologues qui se targuent de pédagogie aux spécialistes de la rubrique « Modes de vie », aussi bien dans les magazines « grand public » que dans l’abondante littérature sur le « développement personnel ». Cette frénésie prosélyte en faveur de l'Education Nouvelle ne cesse, d'ailleurs, d'entretenir une confusion majeure : alors que la « pédagogie traditionnelle » de la « forme scolaire » (enseignements segmentés et cloisonnés, « leçons » magistrales suivies d'exercices d'application, notation et classements systématiques, etc.) semble complètement inamovible, les adversaires de l'Education Nouvelle ne cessent de dénoncer l'emprise des « réformateurs » et de leur attribuer la responsabilité de la baisse du niveau, du laxisme généralisé et de l'abandon de toute véritable exigence intellectuelle dans l'école.

Cette situation étrange ne facilite pas l'analyse un peu fine de la réalité des propositions de l'Education Nouvelle dans la mesure où les attaques qu'elle subit suscitent, en réaction, une solidarité de tous ses défenseurs autour de slogans emblématiques... au risque de gommer de nombreuses différences d'approche, voire d'occulter de véritables enjeux fondamentaux. Ainsi en a-t-il été de la promotion de la fameuse formule « l'élève au centre du système », génératrice de malentendus s'il en est : alors qu'elle est utilisée dans un rapport annexé à la loi d'orientation de 1989, préparée sous l’autorité de Lionel Jospin, pour souligner la nécessité de sortir d'une « démocratisation-massification » - pensée en termes de simple gestion de flux – afin d’aller vers une scolarité permettant, par une intervention pédagogique adaptée à chaque élève, la réussite du plus grand nombre, elle a été présentée - puis dénoncée - comme une manière d'écarter les savoirs de l'école et de s'agenouiller devant les caprices des enfants-rois… Ses promoteurs, alors, se sont sentis obligés de la défendre, s'appuyant sur ce qu'ils avaient voulu y mettre sans s'apercevoir que leurs contempteurs restaient délibérément rivés sur leur interprétation première. D'où ce sentiment de se trouver face à un dialogue de sourds où la polémique ne cesse d'enfler sans que nul, jamais, ne clarifie suffisamment les choses pour qu'on sache de quoi on parle vraiment et ce que signifie exactement les mots qu’on utilise.

Et l'on pourrait multiplier les exemples de ces malentendus dans lesquels nous sommes empêtrés et qui bloquent tout autant la réflexion pédagogique que le travail approfondi sur les pratiques. J'en évoquerai ici quelques-uns, parmi les plus fréquents, en montrant, chaque fois, tout l'intérêt qu'il y a à ne pas s'en tenir aux slogans habituels et à prendre ses distances avec la vulgate de l'Education Nouvelle... mais pour rester fidèle, justement, à la démarche de l'Education Nouvelle, en ce qu'elle a de plus radicalement fondateur ! Ce qui m'amènera à formuler quelques « principes » qui ne se veulent que des « outils-silex », comme disait Fernand Oury, pour distinguer, au cœur des discours éducatifs, quelques-uns des enjeux essentiels. Avant de montrer en quoi ces principes nous permettent de comprendre l’entreprise éducative dans sa tension fondatrice.

Malentendu 1

 Malentendu n°1 : « Un élève n'apprend que s'il est motivé »… Célestin Freinet, après tant d'autres, n'a cessé de le répéter : « On ne fait pas boire un cheval qui n'a pas soif ». Mais Freinet, pour autant, ne sous-estimait pas la différence entre un cheval et un élève. Il savait que tout cheval à qui l'on ne donne pas à boire finit toujours par avoir soif, tandis qu'il est fort rare qu'un élève privé de mathématiques vienne réclamer à ses éducateurs le théorème de Thalès ! C'est la raison pour laquelle Freinet insistait tant sur la nécessité de « donner soif à l'élève » et de ne pas se contenter d'un attentisme bienveillant (comme on peut le trouver, par exemple, dans certaines affirmations de Neil sur ses pratiques à Summerhill). Et, ainsi, Freinet lui-même pointe-t-il, mais sans toujours la formaliser suffisamment, la distinction fondamentale entre la « motivation » qui ne s'appuierait que sur des intérêts préexistants et la « mobilisation », que l'adulte s'efforce de susciter, par laquelle il permet l'émergence d'intérêts nouveaux et favorise l'engagement de l'élève dans des apprentissages pour lesquels il n'était pas spontanément motivé…

Principe n°1 : Subordonner les apprentissages à des motivations préexistantes, c'est entériner les inégalités et renoncer à faire découvrir aux élèves des savoirs mobilisateurs qui pourront être, pour eux, émancipateurs. « Faire émerger le désir d'apprendre », c'est organiser des rencontres susceptibles de mobiliser l'élève sur ce dont il ignorait, jusque là, tout à la fois l'existence et les satisfactions intellectuelles qu'il pourra en tirer... C'est lui ouvrir des possibles au lieu de l'enfermer dans « l'être-là ».

Malentendu 2

 Malentendu n°2 : « Chaque enfant apprend d’une manière qui lui est propre et cela nécessite la mise en place d’une "école sur mesure" »… Bien avant que les travaux de la psychologie différentielle n’insistent sur la singularité de chaque sujet en matière d’apprentissage, en mettant en avant les « styles cognitifs » ou les « stratégies d’apprentissage », les pédagogues de l’Education Nouvelle avaient plaidé pour l’instauration, selon la formule de Claparède, d’une « école sur mesure ». Comment tolérer, en effet, que l’on impose à chacune et à chacun le même « prêt à porter » scolaire, tant en matière de contenus que de rythmes et de méthodes ? Pourquoi instituer une norme arbitraire, qui, par définition, ne satisfera personne ? C’est pourquoi faut prendre chaque enfant « comme il est », « là où il est », non pas, bien évidemment, pour le laisser tel qu’il est, mais pour l’aider à progresser en s’appuyant sur ses ressources et en tenant compte de ses spécificités… Quand on a dit cela, cependant, on n’a pas encore vraiment tranché sur un point décisif. On peut, en effet, concevoir « l’école sur mesure » selon un modèle strictement adéquationniste, basé sur un diagnostic préalable qui s’efforce de connaître parfaitement, en amont de toute intervention éducative, le niveau et les besoins de l’élève afin de lui imposer un parcours strictement individualisé. Ou bien, on peut proposer à l’élève une palette de propositions dans le cadre d’une « pédagogie différenciée » et l’aider à se saisir des objectifs et méthodes qui lui permettent, tout à la fois, d’enrichir sa panoplie méthodologique et de se mobiliser sur des connaissances nouvelles. Dans le premier cas, on est dans le paradigme pharmaceutico-médical de l’individualisation, conçu sur le modèle behavioriste de « l’homme-machine » ; dans le second, on est dans un paradigme systémique où la connaissance des sujets ne précède pas nécessairement les propositions qu’on leur fait mais est en interaction permanente avec elles : car c’est aussi la manière dont un sujet s’empare d’une méthode ou se mobilise sur un savoir qui permet de le connaître… et c’est cette connaissance qui nourrit de nouvelles propositions et suscite l’inventivité pédagogique.

Principe n°2 : Si chaque élève s’approprie des savoirs de manière singulière, il n’en est pas, pour autant, enfermé dans des méthodes définitives ni dans une progression strictement linéaire : la véritable « école sur mesure » n’est pas celle de la systématisation du couple « tests / exercices » (ou diagnostic / remédiation), c’est celle qui s’appuie sur la variété des propositions, la diversification des ressources, les interactions entre pairs et avec l’environnement et où chacune et chacun apprend progressivement à piloter ses apprentissages dans une démarche de découverte / régulation.

Malentendu 3

 Malentendu n° 3 : « L'élève apprend ce qui fait sens pour lui »… L'inflation de l'utilisation du mot « sens » dans les discours éducatifs doit évidemment nous alerter sur son ambigüité. Qu'est ce qui « fait sens » pour un élève ? Tout naturellement, et en raison même des origines de l'Education Nouvelle - l'enseignement primaire dans une société rurale - le sens a d'abord été identifié à « l'utile ». Ce qui faisait sens, c'est ce dont on pouvait « se servir » dans la vie quotidienne. A Abbotsholme - la première new school créée par le pasteur Cecil Reddie dans les environs de Londres à la fin du XIXème siècle -, les enfants n'apprennent les mathématiques et les sciences naturelles que pour participer à la gestion de la ferme, ils n'apprennent la langue que pour pouvoir comprendre les modes d'emploi des ustensiles agricoles, lire la gazette locale, tenir leur journal de bord, écrire aux clients et aux fournisseurs... Une façon, bien sûr, de finaliser les apprentissages scolaires en les assujettissant à l'usage immédiat qu’ils peuvent en faire. Mais une manière aussi de les appauvrir considérablement en les cantonnant dans le domaine du fonctionnel et à un niveau taxonomique strictement déterminé par les besoins de l'environnement. C'est pourquoi il faut aller regarder chez Tolstoï ou chez Tagore et (re)découvrir avec eux à quel point le « sens » relève aussi du symbolique : ce qui fait sens pour l'élève, ce n'est pas seulement la valeur d'usage des savoirs, c'est la manière dont ils parlent à son intériorité, résonnent avec ses préoccupations anthropologiques fondamentales, lui permettent, à travers la découverte des œuvres culturelles, de donner forme à ce qui l'habite. Ce qui fait sens, c'est ce qui relie ce que chacun a de plus intime avec ce qui est le plus universel, ce qui permet de sortir de la solitude et de mettre en récit son chaos psychique pour ne pas être manipulé par ses pulsions archaïques.

Principe n°3 : L'engagement d'un sujet dans des savoirs n'est pas seulement lié à l'utilisation concrète qu'il pourra faire de ceux-ci pour résoudre les problèmes matériels qui se posent à lui dans sa vie quotidienne. Cet engagement est aussi fondamentalement lié à la manière donc l'éducateur est capable, à tous les niveaux taxonomiques, de relier les savoirs qu'il enseigne à une culture, à une histoire, à la manière dont ils ont été élaborés par les humains et dont ils contribuent encore aujourd'hui à parler aux « petits d'hommes » de leur émancipation.

Malentendu 4

 Malentendu n°4 : « L'élève apprend en étant actif »… C'est Jules Ferry lui-même qui confia à Henri Marion, en 1888, le premiers cours de « science de l'éducation » à la Sorbonne (l'expression est alors au singulier car il convient, à ce moment-là, de « fonder en vérité » les principes des grandes lois laïques). Et, tout naturellement, Marion fit une leçon inaugurale qui commençait par cette formule : « Il n'y a qu'une méthode digne de ce nom et c'est la méthode active ». « Tout naturellement », ai-je écrit, dans la mesure où l'on voit mal un pédagogue - aussi partisan soit-il des pédagogies « traditionnelles » (et Marion n'en était pas un!) - faire l'éloge d'une « méthode passive ». Ainsi, pour Marion la « méthode active » a-t-elle un caractère d'évidence : celui qui ne sait pas appliquer une règle de grammaire ou un théorème de mathématiques ne les connait pas vraiment et c'est pourquoi le maître doit « faire agir » : « Voilà, explique-t-il, le précepte unique de l'enseignement, car il contient en germe tous les autres »... Mais « faire agir » reste encore une formule ambiguë tant l'action peut prendre de multiples formes. Et, très vite, l'Education Nouvelle va l'utiliser dans un sens particulier : être « actif » dans l'école, ce sera être en activité « comme dans la vie », dans la « vie active » justement. Ce sont donc des activités sociales en miniature (collectives si possible) qui vont apparaître comme le moyen, par excellence, de mettre en place les « méthodes actives » (l'expression passe au pluriel afin, sans doute, de bien couvrir tous les champs possibles des activités sociales importables à l'école : la correspondance et le journal scolaires, les « ateliers » de menuiserie ou de théâtre, les enquêtes de terrain et les expériences scientifiques...).

Or, quand on regarde ce qui se passe précisément alors dans les classes, on peut dire que les choses sont, pour le moins contrastées : certaines « activités », préparées et régulées par le maître, garantissent l'implication de chaque élève et permettent, pour chacun, le passage de l'empirie (le « tâtonnement expérimental » chez Freinet) à la compréhension et à la modélisation de connaissances transférables ; mais, dans d'autres cas, une division du travail se met en place dans le groupe entre concepteurs, exécutants et chômeurs, n'autorisant tout au plus que le perfectionnement de chacun dans des savoir-faire préalables. Or, quand on cherche à identifier ce qui garantit l'apprentissage dans les « méthodes actives », on est bien obligé d'admettre que ce n'est pas la présence d'une « activité de fabrication » plus ou moins réussie, mais bien celle d'une « opération mentale » suscitée par l'activité et qui permet au sujet de déstabiliser un système de représentations pour l'enrichir et le stabiliser à un niveau supérieur... opération mentale qui peut également intervenir pendant l'observation d'une expérience, l'écoute d'un cours ou la lecture d'un livre. L'activité qui fait apprendre et progresser, c'est celle qui se passe « dans la tête » de l'élève, quand un conflit sociocognitif lui permet de construire, avec les matériaux qui lui sont proposés ou qu'il découvre, un nouveau modèle d'intelligibilité, c'est-à-dire, en réalité, de nouveaux savoirs.

Principe n°4 : Rendre l'élève « actif » dans ses apprentissages est éminemment nécessaire, mais il s'agit d'une activité mentale qui n'est pas systématiquement corrélée avec une activité matérielle de fabrication. Certes, l’activité concrète demeure un excellent point de départ pour permettre l’opération mentale, mais à condition de bien l’identifier comme telle et, surtout, de mettre en place un dispositif pédagogique qui permet de dégager un modèle transférable afin de ne point en rester à un savoir-faire empirique.

Malentendu 5

Malentendu n°5 : « L’élève n’apprend qu’en collaborant avec les autres »… La « socialisation » est un maître mot dans l’Education Nouvelle et reste, aujourd’hui, un enjeu éducatif fondamental : la montée de l’individualisme social rend, en effet, éminemment nécessaire la découverte des exigences d’un collectif, de ses règles et de la manière ont elles constituent la condition de l’expression et du développement de chacun tout en permettant la poursuite du « bien commun ». Tous les pédagogues de l’Education Nouvelle font ainsi l’éloge de la collaboration et l’opposent à une vision étroitement concurrentielle de la réussite scolaire… Pourtant, à y regarder de près, ils ne s’inscrivent pas vraiment dans les mêmes perspectives : même si Ferrière et Freinet participent, en principe, au même « mouvement », le premier n’hésite pas à expliquer que la collaboration dans les « communautés d’enfants » permet la structuration d’une hiérarchie sociale efficace et facilite l’émergence des futurs chefs, tandis que le second – longtemps compagnon de route du Parti Communiste – fait de la promotion du collectif l’anticipation d’une société égalitaire. Makarenko – le plus cohérent des promoteurs de la formation par le groupe – propose lui d’y instaurer une rotation des tâches systématique afin d’éviter que nul ne s’enkyste dans une fonction ou un rôle et de former chacune et chacun à toutes les tâches. La « collaboration » peut donc signifier, selon les cas, ou bien la structuration d’une microsociété hiérarchisée anticipant « la division sociale du travail », ou bien l’organisation d’un mode de fonctionnement permettant de faire progresser chacun et chacun en lui proposant des expériences susceptibles de lui permettre des acquisitions nouvelles.

Principe n°5 : En matière éducative, l’organisation du groupe et le type de collaboration qui est promue entre les membres d’un groupe doit être au service des acquisitions et du progrès de chacun. Les règles de fonctionnement ne peuvent donc pas être assujetties à l’efficacité sociale productive du groupe, mais doivent permettre la progression de tous les membres.

Malentendu 6

 Malentendu n°6 : « L’éducation doit être démocratique »… Evidemment, s’il s’agit de souligner qu’elle doit avoir pour ambition de démocratiser l’accès aux savoirs fondamentaux, tout le monde est d’accord… au moins sur le principe ! Mais l’expression « éducation démocratique » est aussi utilisée, dans l’Education Nouvelle, pour désigner la démarche éducative elle-même : il faudrait, dit-on, « éduquer démocratiquement ». Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Pour certains – partisans de « l’autogestion pédagogique » - il s’agirait de mettre en œuvre une « démocratie en miniature » dans les institutions d’éducation afin que les enfants décident eux-mêmes démocratiquement de leur propre éducation. A ceux qui croient cela, il faut répondre clairement que leur projet est un leurre : un enfant, tant qu’il n’est pas éduqué, ne peut pas choisir librement ses apprentissages et la manière de les effectuer ; il a besoin que l’adulte décide pour lui de « ce à quoi il doit être éduqué » ainsi que de la façon de le faire : celui qui est déjà là, doit, comme le dit Hannah Arendt, assumer la responsabilité du monde ; il a un impérieux devoir d’antécédence à l’égard de celui qui arrive infiniment démuni, fragile et inachevé... Dans ces conditions, il vaut donc mieux parler d’ « éducation à la démocratie » plutôt que d’ « éducation démocratique » : l’éducation à la démocratie est celle qui se donne pour ambition d’accompagner l’élève vers sa responsabilité de citoyen en l’aidant à acquérir les modèles intellectuels qui lui permettront, une fois citoyen de droit, de comprendre et le monde dans lequel il vit et d’y jouer son rôle. Mais, contrairement à ce qu’affirment les partisans de la « pédagogie traditionnelle », cette formation intellectuelle ne saurait suffire : on ne peut passer spontanément et miraculeusement d’une situation d’assujettissement éducatif total à l’exercice de la liberté éclairée. C’est pourquoi, tout au long de son éducation, il faut offrir progressivement à l’enfant des occasions de décision et des espaces de liberté à sa portée, travailler avec lui sur sa capacité à s’exprimer dans des collectifs de manière autonome, indépendamment de toute pression, l’aider à former sa volonté et construire sa détermination à s’engager au service du bien commun pour pouvoir assumer et revendiquer progressivement la responsabilité de ses propres actes.

Principe n°6 : L’entrée dans le débat démocratique et la possibilité d’exercer sa responsabilité de citoyen supposent une formation qui accompagne le sujet en lui donnant, tout à la fois, les savoirs nécessaires pour comprendre le monde et les occasions de s’engager progressivement dans des collectifs en faisant des choix à sa mesure. C’est ainsi qu’un « petit d’homme » devient un « petit homme » et conquiert le pouvoir de « penser par lui-même », d’agir en connaissance de cause et de s’imputer la responsabilité de qu’il dit et fait.

Malentendu 7

 Malentendu n°7 : «L’enfant a droit à la liberté d’expression »… Voilà, sans aucun doute, un des principes les plus souvent rappelés par les pédagogues de l’Education Nouvelle ainsi que par les psychologues qui s’inscrivent dans leur lignée comme Bruno Bettelheim ou Françoise Dolto. Ils se positionnent ainsi clairement contre la « pédagogie des préalables » qui prétend toujours repousser l’expression de l’enfant « après »… une fois qu’il saura s’exprimer, maitrisera correctement le langage, saura juger de la pertinence et de l’impact de ses propos, disposera des savoirs suffisants pour les étayer, etc. Ces « préalables » autorisent, en effet, à récuser systématiquement toute expression de l’enfant en affirmant – sans jamais pouvoir être démenti – que toutes les conditions ne sont pas remplies pour qu’il puisse être pris au sérieux… Certes, les tenants du « droit de l’enfant à l’expression » prennent toujours la précaution de préciser que, si l’adulte a le devoir d’ « entendre » l’enfant, il n’a évidemment pas celui de « l’approuver ». C’est bien la moindre des choses, en effet, que la liberté d’expression de l’un ne soit pas un obstacle à celle de l’autre ! Mais, pour autant, les choses ne sont pas complètement clarifiées et un véritable clivage existe bien, au sein de l’Education Nouvelle, entre ceux qui veulent absolument favoriser l’expression spontanée de l’enfant et ceux qui considèrent que cette expression n’est véritablement libre que si, paradoxalement, elle est soutenue par les contraintes éducatives posées par l’adulte…

C’est Korczak – promoteur des droits de l’enfant et peu suspect de vouloir brider son expression – qui a, sans doute, affirmé avec le plus de clarté l’importance des « belles contraintes » capables de permettre l’expression de la liberté. Avec les enfants et adolescents particulièrement « difficiles » qu’il accueille dans son orphelinat, il impose le « sursis » à l’expression, à travers le dispositif de « la boite aux lettres » : « Ecris le moi et je te répondrai… Prends le temps d’y réfléchir et je prendrai le temps de te répondre… » Entre l’autoritarisme qui récuse la parole de l’enfant – au prétexte qu’elle n’est pas encore recevable – et le spontanéisme qui s’émerveille naïvement devant toute expression de l’enfant – jusqu’à encourager le caprice – Korczak propose de lier le droit à l’expression au devoir de l’éducation en inscrivant, à l’articulation de l’un et de l’autre, l’exigence. Il crée des situations où les contraintes de l’adulte permettent à l’expression de l’enfant de se dégager du pulsionnel, de la répétition des archétypes et du mimétisme stérile ; il crée des dispositifs qui permettent l’émergence de la pensée.

Principe n°7 : L’enfant construit son expression libre grâce aux contraintes fécondes que l’adulte lui impose. Ces contraintes ne doivent pas être une entrave à sa liberté, mais, bien au contraire, un moyen de permettre à l’enfant de prendre de la distance par rapport à une expression pulsionnelle stéréotypée, répétitive et où, malgré quelques fulgurances, il reste largement dans l’infantile. Les « belles contraintes » n’imposent donc pas à l’enfant de renoncer à s’exprimer mais, tout au contraire, dans la mesure où l’adulte met à sa disposition des ressources et exprime une attente bienveillante à son égard, lui permettent d’éprouver la satisfaction d’une expression ajustée à une liberté qui s’assume.

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Ainsi, l’Education Nouvelle est-elle traversée d’ambigüités… Ces dernières se manifestent – on vient de le voir - à travers les interprétations différentes, voire divergentes, de la plupart des formules qui en constituent la vulgate. En effet, cette mouvance pédagogique, qui se revendique de la tradition rousseauiste et se structure au début du XXème siècle, est loin d’être idéologiquement homogène. On y côtoie des libéraux, tels Ferrière, convaincus que la liberté accordée aux enfants favorise l’émergence d’une société construite sur la formule « the right man at the right place », et des hommes de gauche, comme Wallon, qui militent pour une « école unique » et la formation de tous au plus haut niveau. On y trouve de grandes figures du courant libertaire, comme Neill, pour lesquels toute entrave à la spontanéité de l’enfant compromet son développement, et des penseurs comme Maria Montessori qui se réclament d’une « pédagogie scientifique » et affirment que le rôle de l’éducateur est de structurer les expériences de l’enfant à partir d’un matériel pédagogique très élaboré. On y rencontre des partisans de la « méthode naturelle », comme Freinet, qui prônent la systématisation du « tâtonnement expérimental » dans des tâches mobilisatrices complexes et des défenseurs d’un enseignement individuel et progressif très encadré, comme Miss Parkhurst, l’auteur du fameux « Plan Dalton ».

Mais, plus fondamentalement encore, et au sein même de chacune de ces propositions, l’Education Nouvelle est un creuset où se dévoile, dans ses hésitations terminologiques et conceptuelles mêmes, l’enjeu essentiel de l’entreprise éducative. Qu’on regarde de près, par exemple, la notion d’ « intérêt de l’enfant » - que tout le monde met en avant - et l’on verra à quel point les choses sont problématiques : pour certains, en effet, « l’intérêt de l’enfant » est « ce qui l’intéresse », tandis que, pour d’autres, c’est « ce qui est dans son intérêt ». Et l’on avouera que les deux acceptions ne se recoupent pas aussi facilement que cela… surtout dès que l’on travaille avec des enfants qui n’ont pas trouvé leur panoplie de bon élève au pied de leur berceau et qui sont socialement éloignés de la culture scolaire ! Là, comme ailleurs, on est pris en tenaille entre une conception « endogène » de l’éducation – qui renvoie au développement d’un sujet qui s’engage librement dans ses apprentissages – et une conception « exogène » de la formation – qui renvoie à une intervention volontariste, tant en termes d’objectifs que de méthodes, sur un sujet dont on se veut responsable des acquisitions.

Or, la réussite de l’entreprise éducative se joue précisément dans la capacité à articuler dans le même temps (et non successivement) l’endogène et l’exogène : Il s’agit, pour reprendre les termes mêmes de Rousseau dans l’Emile de faire droit simultanément à deux exigences. D’une part, parce qu’on n’apprend bien que ce qu’on a appris soi-même, « qu’il (l’élève) ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu’il l’a compris lui-même ; qu’il n’apprenne pas la science, qu’il l’invente. Si vous substituez, dans son esprit, l’autorité à la raison, il ne raisonnera plus : il ne sera plus que le jouet de l’opinion des autres. ». Mais, d’autre part, et parce que la dissymétrie entre l’éducateur et l’éduqué est irréductible, « sans doute, il ne doit faire que ce qu’il veut, mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse ; il ne doit pas faire un pas que vous ne l’ayez prévu, il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu’il va dire ».

Il s’agit bien, en réalité, de mettre en tension deux exigences : l’exigence de transmission et celle d’appropriation. C’est l’adulte qui éduque et enseigne, mais c’est l’enfant qui grandit et apprend. L’enfant ne peut décider de ce qu’il doit apprendre – sinon, c’est qu’il serait déjà éduqué – mais il doit l’apprendre par lui-même – pour que cet apprentissage fasse de lui un sujet. Et l’Education Nouvelle, inaugurée, aux dires de tous ses partisans par Rousseau lui-même, n’est rien d’autre que le travail obstiné – et souvent très tâtonnant - d’inventivité méthodologique et institutionnelle pour dépasser par la pratique l’aporie théorique dans laquelle s’enferment les débats qui opposent autorité et liberté.

C’est de cette inventivité dont fait preuve Pestalozzi qui, dès 1799, élabore une « Méthode » pour « donner des mains à Rousseau » : il y articule expérience et connaissance en demandant au maître de veiller à ce que chaque geste de l’enfant soit porté par l’exigence de perfection. C’est cette inventivité qu’on trouve aussi bien chez Makarenko, le bolchévique, que chez Jean Bosco, le fondateur des Salésiens : « L’enfant est malade, soignez le milieu. Il ne veut pas apprendre, créez des situations où il soit obligé de le faire. » C’est cette inventivité qu’on voit à l’œuvre chez Maria Montessori ou Célestin Freinet, comme chez tous les acteurs de l’Éducation Nouvelle. Les uns et les autres tentent de mettre en œuvre la maxime de Jean-Jacques : « Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c’est de tout faire en ne faisant rien. » Entreprise infiniment risquée – et qui, par essence, prête le flanc aux critiques de tous les dogmatismes – mais seule voie possible pour une éducation à la démocratie qui ne renonce ni à la transmission d’un monde commun ni à la formation de la liberté.

Philippe Meirieu

Philippe Meirieu : L’Education Nouvelle : carrefour de malentendus… et creuset de la réflexion pédagogique d’aujourd’hui

Avant les vacances, une réflexion sur l’ « Education nouvelle », qui apparaît dès le début du 20ème siècle, se structure en 1921 au Congrès de Calais et fait encore parler d’elle aujourd’hui… par beaucoup de ceux qui ne la connaissent guère.

Un des nombreux paradoxes de l'Education Nouvelle tient au fait qu'elle est, très largement, demeurée marginale dans les pratiques tout en réussissant à imposer la plupart de ses « lieux communs » dans les discours éducatifs. Certes, son caractère marginal a été, et reste systématiquement revendiqué par ses promoteurs qui craignent que l'institutionnalisation de ses propositions leur ôte leur caractère « subversif », engendre leur dévoiement et, à terme, provoque leur dilution dans une « pédagogie traditionnelle ordinaire » tout juste « modernisée » pour créer l’illusion.

Mais, simultanément, et, tout en restant sur leur territoire propre, les partisans de l'Education Nouvelle ne cessent d'occuper le vaste terrain idéologique médiatique et d'y galoper dans tous les sens, au point, parfois, d'y apparaître comme hégémoniques. Ils parlent et écrivent à tout va, abondamment repris par les vulgarisateurs éducatifs de toutes sortes… des psychologues qui se targuent de pédagogie aux spécialistes de la rubrique « Modes de vie », aussi bien dans les magazines « grand public » que dans l’abondante littérature sur le « développement personnel ». Cette frénésie prosélyte en faveur de l'Education Nouvelle ne cesse, d'ailleurs, d'entretenir une confusion majeure : alors que la « pédagogie traditionnelle » de la « forme scolaire » (enseignements segmentés et cloisonnés, « leçons » magistrales suivies d'exercices d'application, notation et classements systématiques, etc.) semble complètement inamovible, les adversaires de l'Education Nouvelle ne cessent de dénoncer l'emprise des « réformateurs » et de leur attribuer la responsabilité de la baisse du niveau, du laxisme généralisé et de l'abandon de toute véritable exigence intellectuelle dans l'école.

Cette situation étrange ne facilite pas l'analyse un peu fine de la réalité des propositions de l'Education Nouvelle dans la mesure où les attaques qu'elle subit suscitent, en réaction, une solidarité de tous ses défenseurs autour de slogans emblématiques... au risque de gommer de nombreuses différences d'approche, voire d'occulter de véritables enjeux fondamentaux. Ainsi en a-t-il été de la promotion de la fameuse formule « l'élève au centre du système », génératrice de malentendus s'il en est : alors qu'elle est utilisée dans un rapport annexé à la loi d'orientation de 1989, préparée sous l’autorité de Lionel Jospin, pour souligner la nécessité de sortir d'une « démocratisation-massification » - pensée en termes de simple gestion de flux – afin d’aller vers une scolarité permettant, par une intervention pédagogique adaptée à chaque élève, la réussite du plus grand nombre, elle a été présentée - puis dénoncée - comme une manière d'écarter les savoirs de l'école et de s'agenouiller devant les caprices des enfants-rois… Ses promoteurs, alors, se sont sentis obligés de la défendre, s'appuyant sur ce qu'ils avaient voulu y mettre sans s'apercevoir que leurs contempteurs restaient délibérément rivés sur leur interprétation première. D'où ce sentiment de se trouver face à un dialogue de sourds où la polémique ne cesse d'enfler sans que nul, jamais, ne clarifie suffisamment les choses pour qu'on sache de quoi on parle vraiment et ce que signifie exactement les mots qu’on utilise.

Et l'on pourrait multiplier les exemples de ces malentendus dans lesquels nous sommes empêtrés et qui bloquent tout autant la réflexion pédagogique que le travail approfondi sur les pratiques. J'en évoquerai ici quelques-uns, parmi les plus fréquents, en montrant, chaque fois, tout l'intérêt qu'il y a à ne pas s'en tenir aux slogans habituels et à prendre ses distances avec la vulgate de l'Education Nouvelle... mais pour rester fidèle, justement, à la démarche de l'Education Nouvelle, en ce qu'elle a de plus radicalement fondateur ! Ce qui m'amènera à formuler quelques « principes » qui ne se veulent que des « outils-silex », comme disait Fernand Oury, pour distinguer, au cœur des discours éducatifs, quelques-uns des enjeux essentiels. Avant de montrer en quoi ces principes nous permettent de comprendre l’entreprise éducative dans sa tension fondatrice.

Malentendu 1

 Malentendu n°1 : « Un élève n'apprend que s'il est motivé »… Célestin Freinet, après tant d'autres, n'a cessé de le répéter : « On ne fait pas boire un cheval qui n'a pas soif ». Mais Freinet, pour autant, ne sous-estimait pas la différence entre un cheval et un élève. Il savait que tout cheval à qui l'on ne donne pas à boire finit toujours par avoir soif, tandis qu'il est fort rare qu'un élève privé de mathématiques vienne réclamer à ses éducateurs le théorème de Thalès ! C'est la raison pour laquelle Freinet insistait tant sur la nécessité de « donner soif à l'élève » et de ne pas se contenter d'un attentisme bienveillant (comme on peut le trouver, par exemple, dans certaines affirmations de Neil sur ses pratiques à Summerhill). Et, ainsi, Freinet lui-même pointe-t-il, mais sans toujours la formaliser suffisamment, la distinction fondamentale entre la « motivation » qui ne s'appuierait que sur des intérêts préexistants et la « mobilisation », que l'adulte s'efforce de susciter, par laquelle il permet l'émergence d'intérêts nouveaux et favorise l'engagement de l'élève dans des apprentissages pour lesquels il n'était pas spontanément motivé…

Principe n°1 : Subordonner les apprentissages à des motivations préexistantes, c'est entériner les inégalités et renoncer à faire découvrir aux élèves des savoirs mobilisateurs qui pourront être, pour eux, émancipateurs. « Faire émerger le désir d'apprendre », c'est organiser des rencontres susceptibles de mobiliser l'élève sur ce dont il ignorait, jusque là, tout à la fois l'existence et les satisfactions intellectuelles qu'il pourra en tirer... C'est lui ouvrir des possibles au lieu de l'enfermer dans « l'être-là ».

Malentendu 2

 Malentendu n°2 : « Chaque enfant apprend d’une manière qui lui est propre et cela nécessite la mise en place d’une "école sur mesure" »… Bien avant que les travaux de la psychologie différentielle n’insistent sur la singularité de chaque sujet en matière d’apprentissage, en mettant en avant les « styles cognitifs » ou les « stratégies d’apprentissage », les pédagogues de l’Education Nouvelle avaient plaidé pour l’instauration, selon la formule de Claparède, d’une « école sur mesure ». Comment tolérer, en effet, que l’on impose à chacune et à chacun le même « prêt à porter » scolaire, tant en matière de contenus que de rythmes et de méthodes ? Pourquoi instituer une norme arbitraire, qui, par définition, ne satisfera personne ? C’est pourquoi faut prendre chaque enfant « comme il est », « là où il est », non pas, bien évidemment, pour le laisser tel qu’il est, mais pour l’aider à progresser en s’appuyant sur ses ressources et en tenant compte de ses spécificités… Quand on a dit cela, cependant, on n’a pas encore vraiment tranché sur un point décisif. On peut, en effet, concevoir « l’école sur mesure » selon un modèle strictement adéquationniste, basé sur un diagnostic préalable qui s’efforce de connaître parfaitement, en amont de toute intervention éducative, le niveau et les besoins de l’élève afin de lui imposer un parcours strictement individualisé. Ou bien, on peut proposer à l’élève une palette de propositions dans le cadre d’une « pédagogie différenciée » et l’aider à se saisir des objectifs et méthodes qui lui permettent, tout à la fois, d’enrichir sa panoplie méthodologique et de se mobiliser sur des connaissances nouvelles. Dans le premier cas, on est dans le paradigme pharmaceutico-médical de l’individualisation, conçu sur le modèle behavioriste de « l’homme-machine » ; dans le second, on est dans un paradigme systémique où la connaissance des sujets ne précède pas nécessairement les propositions qu’on leur fait mais est en interaction permanente avec elles : car c’est aussi la manière dont un sujet s’empare d’une méthode ou se mobilise sur un savoir qui permet de le connaître… et c’est cette connaissance qui nourrit de nouvelles propositions et suscite l’inventivité pédagogique.

Principe n°2 : Si chaque élève s’approprie des savoirs de manière singulière, il n’en est pas, pour autant, enfermé dans des méthodes définitives ni dans une progression strictement linéaire : la véritable « école sur mesure » n’est pas celle de la systématisation du couple « tests / exercices » (ou diagnostic / remédiation), c’est celle qui s’appuie sur la variété des propositions, la diversification des ressources, les interactions entre pairs et avec l’environnement et où chacune et chacun apprend progressivement à piloter ses apprentissages dans une démarche de découverte / régulation.

Malentendu 3

 Malentendu n° 3 : « L'élève apprend ce qui fait sens pour lui »… L'inflation de l'utilisation du mot « sens » dans les discours éducatifs doit évidemment nous alerter sur son ambigüité. Qu'est ce qui « fait sens » pour un élève ? Tout naturellement, et en raison même des origines de l'Education Nouvelle - l'enseignement primaire dans une société rurale - le sens a d'abord été identifié à « l'utile ». Ce qui faisait sens, c'est ce dont on pouvait « se servir » dans la vie quotidienne. A Abbotsholme - la première new school créée par le pasteur Cecil Reddie dans les environs de Londres à la fin du XIXème siècle -, les enfants n'apprennent les mathématiques et les sciences naturelles que pour participer à la gestion de la ferme, ils n'apprennent la langue que pour pouvoir comprendre les modes d'emploi des ustensiles agricoles, lire la gazette locale, tenir leur journal de bord, écrire aux clients et aux fournisseurs... Une façon, bien sûr, de finaliser les apprentissages scolaires en les assujettissant à l'usage immédiat qu’ils peuvent en faire. Mais une manière aussi de les appauvrir considérablement en les cantonnant dans le domaine du fonctionnel et à un niveau taxonomique strictement déterminé par les besoins de l'environnement. C'est pourquoi il faut aller regarder chez Tolstoï ou chez Tagore et (re)découvrir avec eux à quel point le « sens » relève aussi du symbolique : ce qui fait sens pour l'élève, ce n'est pas seulement la valeur d'usage des savoirs, c'est la manière dont ils parlent à son intériorité, résonnent avec ses préoccupations anthropologiques fondamentales, lui permettent, à travers la découverte des œuvres culturelles, de donner forme à ce qui l'habite. Ce qui fait sens, c'est ce qui relie ce que chacun a de plus intime avec ce qui est le plus universel, ce qui permet de sortir de la solitude et de mettre en récit son chaos psychique pour ne pas être manipulé par ses pulsions archaïques.

Principe n°3 : L'engagement d'un sujet dans des savoirs n'est pas seulement lié à l'utilisation concrète qu'il pourra faire de ceux-ci pour résoudre les problèmes matériels qui se posent à lui dans sa vie quotidienne. Cet engagement est aussi fondamentalement lié à la manière donc l'éducateur est capable, à tous les niveaux taxonomiques, de relier les savoirs qu'il enseigne à une culture, à une histoire, à la manière dont ils ont été élaborés par les humains et dont ils contribuent encore aujourd'hui à parler aux « petits d'hommes » de leur émancipation.

Malentendu 4

 Malentendu n°4 : « L'élève apprend en étant actif »… C'est Jules Ferry lui-même qui confia à Henri Marion, en 1888, le premiers cours de « science de l'éducation » à la Sorbonne (l'expression est alors au singulier car il convient, à ce moment-là, de « fonder en vérité » les principes des grandes lois laïques). Et, tout naturellement, Marion fit une leçon inaugurale qui commençait par cette formule : « Il n'y a qu'une méthode digne de ce nom et c'est la méthode active ». « Tout naturellement », ai-je écrit, dans la mesure où l'on voit mal un pédagogue - aussi partisan soit-il des pédagogies « traditionnelles » (et Marion n'en était pas un!) - faire l'éloge d'une « méthode passive ». Ainsi, pour Marion la « méthode active » a-t-elle un caractère d'évidence : celui qui ne sait pas appliquer une règle de grammaire ou un théorème de mathématiques ne les connait pas vraiment et c'est pourquoi le maître doit « faire agir » : « Voilà, explique-t-il, le précepte unique de l'enseignement, car il contient en germe tous les autres »... Mais « faire agir » reste encore une formule ambiguë tant l'action peut prendre de multiples formes. Et, très vite, l'Education Nouvelle va l'utiliser dans un sens particulier : être « actif » dans l'école, ce sera être en activité « comme dans la vie », dans la « vie active » justement. Ce sont donc des activités sociales en miniature (collectives si possible) qui vont apparaître comme le moyen, par excellence, de mettre en place les « méthodes actives » (l'expression passe au pluriel afin, sans doute, de bien couvrir tous les champs possibles des activités sociales importables à l'école : la correspondance et le journal scolaires, les « ateliers » de menuiserie ou de théâtre, les enquêtes de terrain et les expériences scientifiques...).

Or, quand on regarde ce qui se passe précisément alors dans les classes, on peut dire que les choses sont, pour le moins contrastées : certaines « activités », préparées et régulées par le maître, garantissent l'implication de chaque élève et permettent, pour chacun, le passage de l'empirie (le « tâtonnement expérimental » chez Freinet) à la compréhension et à la modélisation de connaissances transférables ; mais, dans d'autres cas, une division du travail se met en place dans le groupe entre concepteurs, exécutants et chômeurs, n'autorisant tout au plus que le perfectionnement de chacun dans des savoir-faire préalables. Or, quand on cherche à identifier ce qui garantit l'apprentissage dans les « méthodes actives », on est bien obligé d'admettre que ce n'est pas la présence d'une « activité de fabrication » plus ou moins réussie, mais bien celle d'une « opération mentale » suscitée par l'activité et qui permet au sujet de déstabiliser un système de représentations pour l'enrichir et le stabiliser à un niveau supérieur... opération mentale qui peut également intervenir pendant l'observation d'une expérience, l'écoute d'un cours ou la lecture d'un livre. L'activité qui fait apprendre et progresser, c'est celle qui se passe « dans la tête » de l'élève, quand un conflit sociocognitif lui permet de construire, avec les matériaux qui lui sont proposés ou qu'il découvre, un nouveau modèle d'intelligibilité, c'est-à-dire, en réalité, de nouveaux savoirs.

Principe n°4 : Rendre l'élève « actif » dans ses apprentissages est éminemment nécessaire, mais il s'agit d'une activité mentale qui n'est pas systématiquement corrélée avec une activité matérielle de fabrication. Certes, l’activité concrète demeure un excellent point de départ pour permettre l’opération mentale, mais à condition de bien l’identifier comme telle et, surtout, de mettre en place un dispositif pédagogique qui permet de dégager un modèle transférable afin de ne point en rester à un savoir-faire empirique.

Malentendu 5

Malentendu n°5 : « L’élève n’apprend qu’en collaborant avec les autres »… La « socialisation » est un maître mot dans l’Education Nouvelle et reste, aujourd’hui, un enjeu éducatif fondamental : la montée de l’individualisme social rend, en effet, éminemment nécessaire la découverte des exigences d’un collectif, de ses règles et de la manière ont elles constituent la condition de l’expression et du développement de chacun tout en permettant la poursuite du « bien commun ». Tous les pédagogues de l’Education Nouvelle font ainsi l’éloge de la collaboration et l’opposent à une vision étroitement concurrentielle de la réussite scolaire… Pourtant, à y regarder de près, ils ne s’inscrivent pas vraiment dans les mêmes perspectives : même si Ferrière et Freinet participent, en principe, au même « mouvement », le premier n’hésite pas à expliquer que la collaboration dans les « communautés d’enfants » permet la structuration d’une hiérarchie sociale efficace et facilite l’émergence des futurs chefs, tandis que le second – longtemps compagnon de route du Parti Communiste – fait de la promotion du collectif l’anticipation d’une société égalitaire. Makarenko – le plus cohérent des promoteurs de la formation par le groupe – propose lui d’y instaurer une rotation des tâches systématique afin d’éviter que nul ne s’enkyste dans une fonction ou un rôle et de former chacune et chacun à toutes les tâches. La « collaboration » peut donc signifier, selon les cas, ou bien la structuration d’une microsociété hiérarchisée anticipant « la division sociale du travail », ou bien l’organisation d’un mode de fonctionnement permettant de faire progresser chacun et chacun en lui proposant des expériences susceptibles de lui permettre des acquisitions nouvelles.

Principe n°5 : En matière éducative, l’organisation du groupe et le type de collaboration qui est promue entre les membres d’un groupe doit être au service des acquisitions et du progrès de chacun. Les règles de fonctionnement ne peuvent donc pas être assujetties à l’efficacité sociale productive du groupe, mais doivent permettre la progression de tous les membres.

Malentendu 6

 Malentendu n°6 : « L’éducation doit être démocratique »… Evidemment, s’il s’agit de souligner qu’elle doit avoir pour ambition de démocratiser l’accès aux savoirs fondamentaux, tout le monde est d’accord… au moins sur le principe ! Mais l’expression « éducation démocratique » est aussi utilisée, dans l’Education Nouvelle, pour désigner la démarche éducative elle-même : il faudrait, dit-on, « éduquer démocratiquement ». Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Pour certains – partisans de « l’autogestion pédagogique » - il s’agirait de mettre en œuvre une « démocratie en miniature » dans les institutions d’éducation afin que les enfants décident eux-mêmes démocratiquement de leur propre éducation. A ceux qui croient cela, il faut répondre clairement que leur projet est un leurre : un enfant, tant qu’il n’est pas éduqué, ne peut pas choisir librement ses apprentissages et la manière de les effectuer ; il a besoin que l’adulte décide pour lui de « ce à quoi il doit être éduqué » ainsi que de la façon de le faire : celui qui est déjà là, doit, comme le dit Hannah Arendt, assumer la responsabilité du monde ; il a un impérieux devoir d’antécédence à l’égard de celui qui arrive infiniment démuni, fragile et inachevé... Dans ces conditions, il vaut donc mieux parler d’ « éducation à la démocratie » plutôt que d’ « éducation démocratique » : l’éducation à la démocratie est celle qui se donne pour ambition d’accompagner l’élève vers sa responsabilité de citoyen en l’aidant à acquérir les modèles intellectuels qui lui permettront, une fois citoyen de droit, de comprendre et le monde dans lequel il vit et d’y jouer son rôle. Mais, contrairement à ce qu’affirment les partisans de la « pédagogie traditionnelle », cette formation intellectuelle ne saurait suffire : on ne peut passer spontanément et miraculeusement d’une situation d’assujettissement éducatif total à l’exercice de la liberté éclairée. C’est pourquoi, tout au long de son éducation, il faut offrir progressivement à l’enfant des occasions de décision et des espaces de liberté à sa portée, travailler avec lui sur sa capacité à s’exprimer dans des collectifs de manière autonome, indépendamment de toute pression, l’aider à former sa volonté et construire sa détermination à s’engager au service du bien commun pour pouvoir assumer et revendiquer progressivement la responsabilité de ses propres actes.

Principe n°6 : L’entrée dans le débat démocratique et la possibilité d’exercer sa responsabilité de citoyen supposent une formation qui accompagne le sujet en lui donnant, tout à la fois, les savoirs nécessaires pour comprendre le monde et les occasions de s’engager progressivement dans des collectifs en faisant des choix à sa mesure. C’est ainsi qu’un « petit d’homme » devient un « petit homme » et conquiert le pouvoir de « penser par lui-même », d’agir en connaissance de cause et de s’imputer la responsabilité de qu’il dit et fait.

Malentendu 7

 Malentendu n°7 : «L’enfant a droit à la liberté d’expression »… Voilà, sans aucun doute, un des principes les plus souvent rappelés par les pédagogues de l’Education Nouvelle ainsi que par les psychologues qui s’inscrivent dans leur lignée comme Bruno Bettelheim ou Françoise Dolto. Ils se positionnent ainsi clairement contre la « pédagogie des préalables » qui prétend toujours repousser l’expression de l’enfant « après »… une fois qu’il saura s’exprimer, maitrisera correctement le langage, saura juger de la pertinence et de l’impact de ses propos, disposera des savoirs suffisants pour les étayer, etc. Ces « préalables » autorisent, en effet, à récuser systématiquement toute expression de l’enfant en affirmant – sans jamais pouvoir être démenti – que toutes les conditions ne sont pas remplies pour qu’il puisse être pris au sérieux… Certes, les tenants du « droit de l’enfant à l’expression » prennent toujours la précaution de préciser que, si l’adulte a le devoir d’ « entendre » l’enfant, il n’a évidemment pas celui de « l’approuver ». C’est bien la moindre des choses, en effet, que la liberté d’expression de l’un ne soit pas un obstacle à celle de l’autre ! Mais, pour autant, les choses ne sont pas complètement clarifiées et un véritable clivage existe bien, au sein de l’Education Nouvelle, entre ceux qui veulent absolument favoriser l’expression spontanée de l’enfant et ceux qui considèrent que cette expression n’est véritablement libre que si, paradoxalement, elle est soutenue par les contraintes éducatives posées par l’adulte…

C’est Korczak – promoteur des droits de l’enfant et peu suspect de vouloir brider son expression – qui a, sans doute, affirmé avec le plus de clarté l’importance des « belles contraintes » capables de permettre l’expression de la liberté. Avec les enfants et adolescents particulièrement « difficiles » qu’il accueille dans son orphelinat, il impose le « sursis » à l’expression, à travers le dispositif de « la boite aux lettres » : « Ecris le moi et je te répondrai… Prends le temps d’y réfléchir et je prendrai le temps de te répondre… » Entre l’autoritarisme qui récuse la parole de l’enfant – au prétexte qu’elle n’est pas encore recevable – et le spontanéisme qui s’émerveille naïvement devant toute expression de l’enfant – jusqu’à encourager le caprice – Korczak propose de lier le droit à l’expression au devoir de l’éducation en inscrivant, à l’articulation de l’un et de l’autre, l’exigence. Il crée des situations où les contraintes de l’adulte permettent à l’expression de l’enfant de se dégager du pulsionnel, de la répétition des archétypes et du mimétisme stérile ; il crée des dispositifs qui permettent l’émergence de la pensée.

Principe n°7 : L’enfant construit son expression libre grâce aux contraintes fécondes que l’adulte lui impose. Ces contraintes ne doivent pas être une entrave à sa liberté, mais, bien au contraire, un moyen de permettre à l’enfant de prendre de la distance par rapport à une expression pulsionnelle stéréotypée, répétitive et où, malgré quelques fulgurances, il reste largement dans l’infantile. Les « belles contraintes » n’imposent donc pas à l’enfant de renoncer à s’exprimer mais, tout au contraire, dans la mesure où l’adulte met à sa disposition des ressources et exprime une attente bienveillante à son égard, lui permettent d’éprouver la satisfaction d’une expression ajustée à une liberté qui s’assume.

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Ainsi, l’Education Nouvelle est-elle traversée d’ambigüités… Ces dernières se manifestent – on vient de le voir - à travers les interprétations différentes, voire divergentes, de la plupart des formules qui en constituent la vulgate. En effet, cette mouvance pédagogique, qui se revendique de la tradition rousseauiste et se structure au début du XXème siècle, est loin d’être idéologiquement homogène. On y côtoie des libéraux, tels Ferrière, convaincus que la liberté accordée aux enfants favorise l’émergence d’une société construite sur la formule « the right man at the right place », et des hommes de gauche, comme Wallon, qui militent pour une « école unique » et la formation de tous au plus haut niveau. On y trouve de grandes figures du courant libertaire, comme Neill, pour lesquels toute entrave à la spontanéité de l’enfant compromet son développement, et des penseurs comme Maria Montessori qui se réclament d’une « pédagogie scientifique » et affirment que le rôle de l’éducateur est de structurer les expériences de l’enfant à partir d’un matériel pédagogique très élaboré. On y rencontre des partisans de la « méthode naturelle », comme Freinet, qui prônent la systématisation du « tâtonnement expérimental » dans des tâches mobilisatrices complexes et des défenseurs d’un enseignement individuel et progressif très encadré, comme Miss Parkhurst, l’auteur du fameux « Plan Dalton ».

Mais, plus fondamentalement encore, et au sein même de chacune de ces propositions, l’Education Nouvelle est un creuset où se dévoile, dans ses hésitations terminologiques et conceptuelles mêmes, l’enjeu essentiel de l’entreprise éducative. Qu’on regarde de près, par exemple, la notion d’ « intérêt de l’enfant » - que tout le monde met en avant - et l’on verra à quel point les choses sont problématiques : pour certains, en effet, « l’intérêt de l’enfant » est « ce qui l’intéresse », tandis que, pour d’autres, c’est « ce qui est dans son intérêt ». Et l’on avouera que les deux acceptions ne se recoupent pas aussi facilement que cela… surtout dès que l’on travaille avec des enfants qui n’ont pas trouvé leur panoplie de bon élève au pied de leur berceau et qui sont socialement éloignés de la culture scolaire ! Là, comme ailleurs, on est pris en tenaille entre une conception « endogène » de l’éducation – qui renvoie au développement d’un sujet qui s’engage librement dans ses apprentissages – et une conception « exogène » de la formation – qui renvoie à une intervention volontariste, tant en termes d’objectifs que de méthodes, sur un sujet dont on se veut responsable des acquisitions.

Or, la réussite de l’entreprise éducative se joue précisément dans la capacité à articuler dans le même temps (et non successivement) l’endogène et l’exogène : Il s’agit, pour reprendre les termes mêmes de Rousseau dans l’Emile de faire droit simultanément à deux exigences. D’une part, parce qu’on n’apprend bien que ce qu’on a appris soi-même, « qu’il (l’élève) ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu’il l’a compris lui-même ; qu’il n’apprenne pas la science, qu’il l’invente. Si vous substituez, dans son esprit, l’autorité à la raison, il ne raisonnera plus : il ne sera plus que le jouet de l’opinion des autres. ». Mais, d’autre part, et parce que la dissymétrie entre l’éducateur et l’éduqué est irréductible, « sans doute, il ne doit faire que ce qu’il veut, mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse ; il ne doit pas faire un pas que vous ne l’ayez prévu, il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu’il va dire ».

Il s’agit bien, en réalité, de mettre en tension deux exigences : l’exigence de transmission et celle d’appropriation. C’est l’adulte qui éduque et enseigne, mais c’est l’enfant qui grandit et apprend. L’enfant ne peut décider de ce qu’il doit apprendre – sinon, c’est qu’il serait déjà éduqué – mais il doit l’apprendre par lui-même – pour que cet apprentissage fasse de lui un sujet. Et l’Education Nouvelle, inaugurée, aux dires de tous ses partisans par Rousseau lui-même, n’est rien d’autre que le travail obstiné – et souvent très tâtonnant - d’inventivité méthodologique et institutionnelle pour dépasser par la pratique l’aporie théorique dans laquelle s’enferment les débats qui opposent autorité et liberté.

C’est de cette inventivité dont fait preuve Pestalozzi qui, dès 1799, élabore une « Méthode » pour « donner des mains à Rousseau » : il y articule expérience et connaissance en demandant au maître de veiller à ce que chaque geste de l’enfant soit porté par l’exigence de perfection. C’est cette inventivité qu’on trouve aussi bien chez Makarenko, le bolchévique, que chez Jean Bosco, le fondateur des Salésiens : « L’enfant est malade, soignez le milieu. Il ne veut pas apprendre, créez des situations où il soit obligé de le faire. » C’est cette inventivité qu’on voit à l’œuvre chez Maria Montessori ou Célestin Freinet, comme chez tous les acteurs de l’Éducation Nouvelle. Les uns et les autres tentent de mettre en œuvre la maxime de Jean-Jacques : « Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c’est de tout faire en ne faisant rien. » Entreprise infiniment risquée – et qui, par essence, prête le flanc aux critiques de tous les dogmatismes – mais seule voie possible pour une éducation à la démocratie qui ne renonce ni à la transmission d’un monde commun ni à la formation de la liberté.

Philippe Meirieu

Philippe Meirieu : L’Education Nouvelle : carrefour de malentendus… et creuset de la réflexion pédagogique d’aujourd’hui

Avant les vacances, une réflexion sur l’ « Education nouvelle », qui apparaît dès le début du 20ème siècle, se structure en 1921 au Congrès de Calais et fait encore parler d’elle aujourd’hui… par beaucoup de ceux qui ne la connaissent guère.

Un des nombreux paradoxes de l'Education Nouvelle tient au fait qu'elle est, très largement, demeurée marginale dans les pratiques tout en réussissant à imposer la plupart de ses « lieux communs » dans les discours éducatifs. Certes, son caractère marginal a été, et reste systématiquement revendiqué par ses promoteurs qui craignent que l'institutionnalisation de ses propositions leur ôte leur caractère « subversif », engendre leur dévoiement et, à terme, provoque leur dilution dans une « pédagogie traditionnelle ordinaire » tout juste « modernisée » pour créer l’illusion.

Mais, simultanément, et, tout en restant sur leur territoire propre, les partisans de l'Education Nouvelle ne cessent d'occuper le vaste terrain idéologique médiatique et d'y galoper dans tous les sens, au point, parfois, d'y apparaître comme hégémoniques. Ils parlent et écrivent à tout va, abondamment repris par les vulgarisateurs éducatifs de toutes sortes… des psychologues qui se targuent de pédagogie aux spécialistes de la rubrique « Modes de vie », aussi bien dans les magazines « grand public » que dans l’abondante littérature sur le « développement personnel ». Cette frénésie prosélyte en faveur de l'Education Nouvelle ne cesse, d'ailleurs, d'entretenir une confusion majeure : alors que la « pédagogie traditionnelle » de la « forme scolaire » (enseignements segmentés et cloisonnés, « leçons » magistrales suivies d'exercices d'application, notation et classements systématiques, etc.) semble complètement inamovible, les adversaires de l'Education Nouvelle ne cessent de dénoncer l'emprise des « réformateurs » et de leur attribuer la responsabilité de la baisse du niveau, du laxisme généralisé et de l'abandon de toute véritable exigence intellectuelle dans l'école.

Cette situation étrange ne facilite pas l'analyse un peu fine de la réalité des propositions de l'Education Nouvelle dans la mesure où les attaques qu'elle subit suscitent, en réaction, une solidarité de tous ses défenseurs autour de slogans emblématiques... au risque de gommer de nombreuses différences d'approche, voire d'occulter de véritables enjeux fondamentaux. Ainsi en a-t-il été de la promotion de la fameuse formule « l'élève au centre du système », génératrice de malentendus s'il en est : alors qu'elle est utilisée dans un rapport annexé à la loi d'orientation de 1989, préparée sous l’autorité de Lionel Jospin, pour souligner la nécessité de sortir d'une « démocratisation-massification » - pensée en termes de simple gestion de flux – afin d’aller vers une scolarité permettant, par une intervention pédagogique adaptée à chaque élève, la réussite du plus grand nombre, elle a été présentée - puis dénoncée - comme une manière d'écarter les savoirs de l'école et de s'agenouiller devant les caprices des enfants-rois… Ses promoteurs, alors, se sont sentis obligés de la défendre, s'appuyant sur ce qu'ils avaient voulu y mettre sans s'apercevoir que leurs contempteurs restaient délibérément rivés sur leur interprétation première. D'où ce sentiment de se trouver face à un dialogue de sourds où la polémique ne cesse d'enfler sans que nul, jamais, ne clarifie suffisamment les choses pour qu'on sache de quoi on parle vraiment et ce que signifie exactement les mots qu’on utilise.

Et l'on pourrait multiplier les exemples de ces malentendus dans lesquels nous sommes empêtrés et qui bloquent tout autant la réflexion pédagogique que le travail approfondi sur les pratiques. J'en évoquerai ici quelques-uns, parmi les plus fréquents, en montrant, chaque fois, tout l'intérêt qu'il y a à ne pas s'en tenir aux slogans habituels et à prendre ses distances avec la vulgate de l'Education Nouvelle... mais pour rester fidèle, justement, à la démarche de l'Education Nouvelle, en ce qu'elle a de plus radicalement fondateur ! Ce qui m'amènera à formuler quelques « principes » qui ne se veulent que des « outils-silex », comme disait Fernand Oury, pour distinguer, au cœur des discours éducatifs, quelques-uns des enjeux essentiels. Avant de montrer en quoi ces principes nous permettent de comprendre l’entreprise éducative dans sa tension fondatrice.

Malentendu 1

 Malentendu n°1 : « Un élève n'apprend que s'il est motivé »… Célestin Freinet, après tant d'autres, n'a cessé de le répéter : « On ne fait pas boire un cheval qui n'a pas soif ». Mais Freinet, pour autant, ne sous-estimait pas la différence entre un cheval et un élève. Il savait que tout cheval à qui l'on ne donne pas à boire finit toujours par avoir soif, tandis qu'il est fort rare qu'un élève privé de mathématiques vienne réclamer à ses éducateurs le théorème de Thalès ! C'est la raison pour laquelle Freinet insistait tant sur la nécessité de « donner soif à l'élève » et de ne pas se contenter d'un attentisme bienveillant (comme on peut le trouver, par exemple, dans certaines affirmations de Neil sur ses pratiques à Summerhill). Et, ainsi, Freinet lui-même pointe-t-il, mais sans toujours la formaliser suffisamment, la distinction fondamentale entre la « motivation » qui ne s'appuierait que sur des intérêts préexistants et la « mobilisation », que l'adulte s'efforce de susciter, par laquelle il permet l'émergence d'intérêts nouveaux et favorise l'engagement de l'élève dans des apprentissages pour lesquels il n'était pas spontanément motivé…

Principe n°1 : Subordonner les apprentissages à des motivations préexistantes, c'est entériner les inégalités et renoncer à faire découvrir aux élèves des savoirs mobilisateurs qui pourront être, pour eux, émancipateurs. « Faire émerger le désir d'apprendre », c'est organiser des rencontres susceptibles de mobiliser l'élève sur ce dont il ignorait, jusque là, tout à la fois l'existence et les satisfactions intellectuelles qu'il pourra en tirer... C'est lui ouvrir des possibles au lieu de l'enfermer dans « l'être-là ».

Malentendu 2

 Malentendu n°2 : « Chaque enfant apprend d’une manière qui lui est propre et cela nécessite la mise en place d’une "école sur mesure" »… Bien avant que les travaux de la psychologie différentielle n’insistent sur la singularité de chaque sujet en matière d’apprentissage, en mettant en avant les « styles cognitifs » ou les « stratégies d’apprentissage », les pédagogues de l’Education Nouvelle avaient plaidé pour l’instauration, selon la formule de Claparède, d’une « école sur mesure ». Comment tolérer, en effet, que l’on impose à chacune et à chacun le même « prêt à porter » scolaire, tant en matière de contenus que de rythmes et de méthodes ? Pourquoi instituer une norme arbitraire, qui, par définition, ne satisfera personne ? C’est pourquoi faut prendre chaque enfant « comme il est », « là où il est », non pas, bien évidemment, pour le laisser tel qu’il est, mais pour l’aider à progresser en s’appuyant sur ses ressources et en tenant compte de ses spécificités… Quand on a dit cela, cependant, on n’a pas encore vraiment tranché sur un point décisif. On peut, en effet, concevoir « l’école sur mesure » selon un modèle strictement adéquationniste, basé sur un diagnostic préalable qui s’efforce de connaître parfaitement, en amont de toute intervention éducative, le niveau et les besoins de l’élève afin de lui imposer un parcours strictement individualisé. Ou bien, on peut proposer à l’élève une palette de propositions dans le cadre d’une « pédagogie différenciée » et l’aider à se saisir des objectifs et méthodes qui lui permettent, tout à la fois, d’enrichir sa panoplie méthodologique et de se mobiliser sur des connaissances nouvelles. Dans le premier cas, on est dans le paradigme pharmaceutico-médical de l’individualisation, conçu sur le modèle behavioriste de « l’homme-machine » ; dans le second, on est dans un paradigme systémique où la connaissance des sujets ne précède pas nécessairement les propositions qu’on leur fait mais est en interaction permanente avec elles : car c’est aussi la manière dont un sujet s’empare d’une méthode ou se mobilise sur un savoir qui permet de le connaître… et c’est cette connaissance qui nourrit de nouvelles propositions et suscite l’inventivité pédagogique.

Principe n°2 : Si chaque élève s’approprie des savoirs de manière singulière, il n’en est pas, pour autant, enfermé dans des méthodes définitives ni dans une progression strictement linéaire : la véritable « école sur mesure » n’est pas celle de la systématisation du couple « tests / exercices » (ou diagnostic / remédiation), c’est celle qui s’appuie sur la variété des propositions, la diversification des ressources, les interactions entre pairs et avec l’environnement et où chacune et chacun apprend progressivement à piloter ses apprentissages dans une démarche de découverte / régulation.

Malentendu 3

 Malentendu n° 3 : « L'élève apprend ce qui fait sens pour lui »… L'inflation de l'utilisation du mot « sens » dans les discours éducatifs doit évidemment nous alerter sur son ambigüité. Qu'est ce qui « fait sens » pour un élève ? Tout naturellement, et en raison même des origines de l'Education Nouvelle - l'enseignement primaire dans une société rurale - le sens a d'abord été identifié à « l'utile ». Ce qui faisait sens, c'est ce dont on pouvait « se servir » dans la vie quotidienne. A Abbotsholme - la première new school créée par le pasteur Cecil Reddie dans les environs de Londres à la fin du XIXème siècle -, les enfants n'apprennent les mathématiques et les sciences naturelles que pour participer à la gestion de la ferme, ils n'apprennent la langue que pour pouvoir comprendre les modes d'emploi des ustensiles agricoles, lire la gazette locale, tenir leur journal de bord, écrire aux clients et aux fournisseurs... Une façon, bien sûr, de finaliser les apprentissages scolaires en les assujettissant à l'usage immédiat qu’ils peuvent en faire. Mais une manière aussi de les appauvrir considérablement en les cantonnant dans le domaine du fonctionnel et à un niveau taxonomique strictement déterminé par les besoins de l'environnement. C'est pourquoi il faut aller regarder chez Tolstoï ou chez Tagore et (re)découvrir avec eux à quel point le « sens » relève aussi du symbolique : ce qui fait sens pour l'élève, ce n'est pas seulement la valeur d'usage des savoirs, c'est la manière dont ils parlent à son intériorité, résonnent avec ses préoccupations anthropologiques fondamentales, lui permettent, à travers la découverte des œuvres culturelles, de donner forme à ce qui l'habite. Ce qui fait sens, c'est ce qui relie ce que chacun a de plus intime avec ce qui est le plus universel, ce qui permet de sortir de la solitude et de mettre en récit son chaos psychique pour ne pas être manipulé par ses pulsions archaïques.

Principe n°3 : L'engagement d'un sujet dans des savoirs n'est pas seulement lié à l'utilisation concrète qu'il pourra faire de ceux-ci pour résoudre les problèmes matériels qui se posent à lui dans sa vie quotidienne. Cet engagement est aussi fondamentalement lié à la manière donc l'éducateur est capable, à tous les niveaux taxonomiques, de relier les savoirs qu'il enseigne à une culture, à une histoire, à la manière dont ils ont été élaborés par les humains et dont ils contribuent encore aujourd'hui à parler aux « petits d'hommes » de leur émancipation.

Malentendu 4

 Malentendu n°4 : « L'élève apprend en étant actif »… C'est Jules Ferry lui-même qui confia à Henri Marion, en 1888, le premiers cours de « science de l'éducation » à la Sorbonne (l'expression est alors au singulier car il convient, à ce moment-là, de « fonder en vérité » les principes des grandes lois laïques). Et, tout naturellement, Marion fit une leçon inaugurale qui commençait par cette formule : « Il n'y a qu'une méthode digne de ce nom et c'est la méthode active ». « Tout naturellement », ai-je écrit, dans la mesure où l'on voit mal un pédagogue - aussi partisan soit-il des pédagogies « traditionnelles » (et Marion n'en était pas un!) - faire l'éloge d'une « méthode passive ». Ainsi, pour Marion la « méthode active » a-t-elle un caractère d'évidence : celui qui ne sait pas appliquer une règle de grammaire ou un théorème de mathématiques ne les connait pas vraiment et c'est pourquoi le maître doit « faire agir » : « Voilà, explique-t-il, le précepte unique de l'enseignement, car il contient en germe tous les autres »... Mais « faire agir » reste encore une formule ambiguë tant l'action peut prendre de multiples formes. Et, très vite, l'Education Nouvelle va l'utiliser dans un sens particulier : être « actif » dans l'école, ce sera être en activité « comme dans la vie », dans la « vie active » justement. Ce sont donc des activités sociales en miniature (collectives si possible) qui vont apparaître comme le moyen, par excellence, de mettre en place les « méthodes actives » (l'expression passe au pluriel afin, sans doute, de bien couvrir tous les champs possibles des activités sociales importables à l'école : la correspondance et le journal scolaires, les « ateliers » de menuiserie ou de théâtre, les enquêtes de terrain et les expériences scientifiques...).

Or, quand on regarde ce qui se passe précisément alors dans les classes, on peut dire que les choses sont, pour le moins contrastées : certaines « activités », préparées et régulées par le maître, garantissent l'implication de chaque élève et permettent, pour chacun, le passage de l'empirie (le « tâtonnement expérimental » chez Freinet) à la compréhension et à la modélisation de connaissances transférables ; mais, dans d'autres cas, une division du travail se met en place dans le groupe entre concepteurs, exécutants et chômeurs, n'autorisant tout au plus que le perfectionnement de chacun dans des savoir-faire préalables. Or, quand on cherche à identifier ce qui garantit l'apprentissage dans les « méthodes actives », on est bien obligé d'admettre que ce n'est pas la présence d'une « activité de fabrication » plus ou moins réussie, mais bien celle d'une « opération mentale » suscitée par l'activité et qui permet au sujet de déstabiliser un système de représentations pour l'enrichir et le stabiliser à un niveau supérieur... opération mentale qui peut également intervenir pendant l'observation d'une expérience, l'écoute d'un cours ou la lecture d'un livre. L'activité qui fait apprendre et progresser, c'est celle qui se passe « dans la tête » de l'élève, quand un conflit sociocognitif lui permet de construire, avec les matériaux qui lui sont proposés ou qu'il découvre, un nouveau modèle d'intelligibilité, c'est-à-dire, en réalité, de nouveaux savoirs.

Principe n°4 : Rendre l'élève « actif » dans ses apprentissages est éminemment nécessaire, mais il s'agit d'une activité mentale qui n'est pas systématiquement corrélée avec une activité matérielle de fabrication. Certes, l’activité concrète demeure un excellent point de départ pour permettre l’opération mentale, mais à condition de bien l’identifier comme telle et, surtout, de mettre en place un dispositif pédagogique qui permet de dégager un modèle transférable afin de ne point en rester à un savoir-faire empirique.

Malentendu 5

Malentendu n°5 : « L’élève n’apprend qu’en collaborant avec les autres »… La « socialisation » est un maître mot dans l’Education Nouvelle et reste, aujourd’hui, un enjeu éducatif fondamental : la montée de l’individualisme social rend, en effet, éminemment nécessaire la découverte des exigences d’un collectif, de ses règles et de la manière ont elles constituent la condition de l’expression et du développement de chacun tout en permettant la poursuite du « bien commun ». Tous les pédagogues de l’Education Nouvelle font ainsi l’éloge de la collaboration et l’opposent à une vision étroitement concurrentielle de la réussite scolaire… Pourtant, à y regarder de près, ils ne s’inscrivent pas vraiment dans les mêmes perspectives : même si Ferrière et Freinet participent, en principe, au même « mouvement », le premier n’hésite pas à expliquer que la collaboration dans les « communautés d’enfants » permet la structuration d’une hiérarchie sociale efficace et facilite l’émergence des futurs chefs, tandis que le second – longtemps compagnon de route du Parti Communiste – fait de la promotion du collectif l’anticipation d’une société égalitaire. Makarenko – le plus cohérent des promoteurs de la formation par le groupe – propose lui d’y instaurer une rotation des tâches systématique afin d’éviter que nul ne s’enkyste dans une fonction ou un rôle et de former chacune et chacun à toutes les tâches. La « collaboration » peut donc signifier, selon les cas, ou bien la structuration d’une microsociété hiérarchisée anticipant « la division sociale du travail », ou bien l’organisation d’un mode de fonctionnement permettant de faire progresser chacun et chacun en lui proposant des expériences susceptibles de lui permettre des acquisitions nouvelles.

Principe n°5 : En matière éducative, l’organisation du groupe et le type de collaboration qui est promue entre les membres d’un groupe doit être au service des acquisitions et du progrès de chacun. Les règles de fonctionnement ne peuvent donc pas être assujetties à l’efficacité sociale productive du groupe, mais doivent permettre la progression de tous les membres.

Malentendu 6

 Malentendu n°6 : « L’éducation doit être démocratique »… Evidemment, s’il s’agit de souligner qu’elle doit avoir pour ambition de démocratiser l’accès aux savoirs fondamentaux, tout le monde est d’accord… au moins sur le principe ! Mais l’expression « éducation démocratique » est aussi utilisée, dans l’Education Nouvelle, pour désigner la démarche éducative elle-même : il faudrait, dit-on, « éduquer démocratiquement ». Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Pour certains – partisans de « l’autogestion pédagogique » - il s’agirait de mettre en œuvre une « démocratie en miniature » dans les institutions d’éducation afin que les enfants décident eux-mêmes démocratiquement de leur propre éducation. A ceux qui croient cela, il faut répondre clairement que leur projet est un leurre : un enfant, tant qu’il n’est pas éduqué, ne peut pas choisir librement ses apprentissages et la manière de les effectuer ; il a besoin que l’adulte décide pour lui de « ce à quoi il doit être éduqué » ainsi que de la façon de le faire : celui qui est déjà là, doit, comme le dit Hannah Arendt, assumer la responsabilité du monde ; il a un impérieux devoir d’antécédence à l’égard de celui qui arrive infiniment démuni, fragile et inachevé... Dans ces conditions, il vaut donc mieux parler d’ « éducation à la démocratie » plutôt que d’ « éducation démocratique » : l’éducation à la démocratie est celle qui se donne pour ambition d’accompagner l’élève vers sa responsabilité de citoyen en l’aidant à acquérir les modèles intellectuels qui lui permettront, une fois citoyen de droit, de comprendre et le monde dans lequel il vit et d’y jouer son rôle. Mais, contrairement à ce qu’affirment les partisans de la « pédagogie traditionnelle », cette formation intellectuelle ne saurait suffire : on ne peut passer spontanément et miraculeusement d’une situation d’assujettissement éducatif total à l’exercice de la liberté éclairée. C’est pourquoi, tout au long de son éducation, il faut offrir progressivement à l’enfant des occasions de décision et des espaces de liberté à sa portée, travailler avec lui sur sa capacité à s’exprimer dans des collectifs de manière autonome, indépendamment de toute pression, l’aider à former sa volonté et construire sa détermination à s’engager au service du bien commun pour pouvoir assumer et revendiquer progressivement la responsabilité de ses propres actes.

Principe n°6 : L’entrée dans le débat démocratique et la possibilité d’exercer sa responsabilité de citoyen supposent une formation qui accompagne le sujet en lui donnant, tout à la fois, les savoirs nécessaires pour comprendre le monde et les occasions de s’engager progressivement dans des collectifs en faisant des choix à sa mesure. C’est ainsi qu’un « petit d’homme » devient un « petit homme » et conquiert le pouvoir de « penser par lui-même », d’agir en connaissance de cause et de s’imputer la responsabilité de qu’il dit et fait.

Malentendu 7

 Malentendu n°7 : «L’enfant a droit à la liberté d’expression »… Voilà, sans aucun doute, un des principes les plus souvent rappelés par les pédagogues de l’Education Nouvelle ainsi que par les psychologues qui s’inscrivent dans leur lignée comme Bruno Bettelheim ou Françoise Dolto. Ils se positionnent ainsi clairement contre la « pédagogie des préalables » qui prétend toujours repousser l’expression de l’enfant « après »… une fois qu’il saura s’exprimer, maitrisera correctement le langage, saura juger de la pertinence et de l’impact de ses propos, disposera des savoirs suffisants pour les étayer, etc. Ces « préalables » autorisent, en effet, à récuser systématiquement toute expression de l’enfant en affirmant – sans jamais pouvoir être démenti – que toutes les conditions ne sont pas remplies pour qu’il puisse être pris au sérieux… Certes, les tenants du « droit de l’enfant à l’expression » prennent toujours la précaution de préciser que, si l’adulte a le devoir d’ « entendre » l’enfant, il n’a évidemment pas celui de « l’approuver ». C’est bien la moindre des choses, en effet, que la liberté d’expression de l’un ne soit pas un obstacle à celle de l’autre ! Mais, pour autant, les choses ne sont pas complètement clarifiées et un véritable clivage existe bien, au sein de l’Education Nouvelle, entre ceux qui veulent absolument favoriser l’expression spontanée de l’enfant et ceux qui considèrent que cette expression n’est véritablement libre que si, paradoxalement, elle est soutenue par les contraintes éducatives posées par l’adulte…

C’est Korczak – promoteur des droits de l’enfant et peu suspect de vouloir brider son expression – qui a, sans doute, affirmé avec le plus de clarté l’importance des « belles contraintes » capables de permettre l’expression de la liberté. Avec les enfants et adolescents particulièrement « difficiles » qu’il accueille dans son orphelinat, il impose le « sursis » à l’expression, à travers le dispositif de « la boite aux lettres » : « Ecris le moi et je te répondrai… Prends le temps d’y réfléchir et je prendrai le temps de te répondre… » Entre l’autoritarisme qui récuse la parole de l’enfant – au prétexte qu’elle n’est pas encore recevable – et le spontanéisme qui s’émerveille naïvement devant toute expression de l’enfant – jusqu’à encourager le caprice – Korczak propose de lier le droit à l’expression au devoir de l’éducation en inscrivant, à l’articulation de l’un et de l’autre, l’exigence. Il crée des situations où les contraintes de l’adulte permettent à l’expression de l’enfant de se dégager du pulsionnel, de la répétition des archétypes et du mimétisme stérile ; il crée des dispositifs qui permettent l’émergence de la pensée.

Principe n°7 : L’enfant construit son expression libre grâce aux contraintes fécondes que l’adulte lui impose. Ces contraintes ne doivent pas être une entrave à sa liberté, mais, bien au contraire, un moyen de permettre à l’enfant de prendre de la distance par rapport à une expression pulsionnelle stéréotypée, répétitive et où, malgré quelques fulgurances, il reste largement dans l’infantile. Les « belles contraintes » n’imposent donc pas à l’enfant de renoncer à s’exprimer mais, tout au contraire, dans la mesure où l’adulte met à sa disposition des ressources et exprime une attente bienveillante à son égard, lui permettent d’éprouver la satisfaction d’une expression ajustée à une liberté qui s’assume.

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Ainsi, l’Education Nouvelle est-elle traversée d’ambigüités… Ces dernières se manifestent – on vient de le voir - à travers les interprétations différentes, voire divergentes, de la plupart des formules qui en constituent la vulgate. En effet, cette mouvance pédagogique, qui se revendique de la tradition rousseauiste et se structure au début du XXème siècle, est loin d’être idéologiquement homogène. On y côtoie des libéraux, tels Ferrière, convaincus que la liberté accordée aux enfants favorise l’émergence d’une société construite sur la formule « the right man at the right place », et des hommes de gauche, comme Wallon, qui militent pour une « école unique » et la formation de tous au plus haut niveau. On y trouve de grandes figures du courant libertaire, comme Neill, pour lesquels toute entrave à la spontanéité de l’enfant compromet son développement, et des penseurs comme Maria Montessori qui se réclament d’une « pédagogie scientifique » et affirment que le rôle de l’éducateur est de structurer les expériences de l’enfant à partir d’un matériel pédagogique très élaboré. On y rencontre des partisans de la « méthode naturelle », comme Freinet, qui prônent la systématisation du « tâtonnement expérimental » dans des tâches mobilisatrices complexes et des défenseurs d’un enseignement individuel et progressif très encadré, comme Miss Parkhurst, l’auteur du fameux « Plan Dalton ».

Mais, plus fondamentalement encore, et au sein même de chacune de ces propositions, l’Education Nouvelle est un creuset où se dévoile, dans ses hésitations terminologiques et conceptuelles mêmes, l’enjeu essentiel de l’entreprise éducative. Qu’on regarde de près, par exemple, la notion d’ « intérêt de l’enfant » - que tout le monde met en avant - et l’on verra à quel point les choses sont problématiques : pour certains, en effet, « l’intérêt de l’enfant » est « ce qui l’intéresse », tandis que, pour d’autres, c’est « ce qui est dans son intérêt ». Et l’on avouera que les deux acceptions ne se recoupent pas aussi facilement que cela… surtout dès que l’on travaille avec des enfants qui n’ont pas trouvé leur panoplie de bon élève au pied de leur berceau et qui sont socialement éloignés de la culture scolaire ! Là, comme ailleurs, on est pris en tenaille entre une conception « endogène » de l’éducation – qui renvoie au développement d’un sujet qui s’engage librement dans ses apprentissages – et une conception « exogène » de la formation – qui renvoie à une intervention volontariste, tant en termes d’objectifs que de méthodes, sur un sujet dont on se veut responsable des acquisitions.

Or, la réussite de l’entreprise éducative se joue précisément dans la capacité à articuler dans le même temps (et non successivement) l’endogène et l’exogène : Il s’agit, pour reprendre les termes mêmes de Rousseau dans l’Emile de faire droit simultanément à deux exigences. D’une part, parce qu’on n’apprend bien que ce qu’on a appris soi-même, « qu’il (l’élève) ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu’il l’a compris lui-même ; qu’il n’apprenne pas la science, qu’il l’invente. Si vous substituez, dans son esprit, l’autorité à la raison, il ne raisonnera plus : il ne sera plus que le jouet de l’opinion des autres. ». Mais, d’autre part, et parce que la dissymétrie entre l’éducateur et l’éduqué est irréductible, « sans doute, il ne doit faire que ce qu’il veut, mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse ; il ne doit pas faire un pas que vous ne l’ayez prévu, il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu’il va dire ».

Il s’agit bien, en réalité, de mettre en tension deux exigences : l’exigence de transmission et celle d’appropriation. C’est l’adulte qui éduque et enseigne, mais c’est l’enfant qui grandit et apprend. L’enfant ne peut décider de ce qu’il doit apprendre – sinon, c’est qu’il serait déjà éduqué – mais il doit l’apprendre par lui-même – pour que cet apprentissage fasse de lui un sujet. Et l’Education Nouvelle, inaugurée, aux dires de tous ses partisans par Rousseau lui-même, n’est rien d’autre que le travail obstiné – et souvent très tâtonnant - d’inventivité méthodologique et institutionnelle pour dépasser par la pratique l’aporie théorique dans laquelle s’enferment les débats qui opposent autorité et liberté.

C’est de cette inventivité dont fait preuve Pestalozzi qui, dès 1799, élabore une « Méthode » pour « donner des mains à Rousseau » : il y articule expérience et connaissance en demandant au maître de veiller à ce que chaque geste de l’enfant soit porté par l’exigence de perfection. C’est cette inventivité qu’on trouve aussi bien chez Makarenko, le bolchévique, que chez Jean Bosco, le fondateur des Salésiens : « L’enfant est malade, soignez le milieu. Il ne veut pas apprendre, créez des situations où il soit obligé de le faire. » C’est cette inventivité qu’on voit à l’œuvre chez Maria Montessori ou Célestin Freinet, comme chez tous les acteurs de l’Éducation Nouvelle. Les uns et les autres tentent de mettre en œuvre la maxime de Jean-Jacques : « Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c’est de tout faire en ne faisant rien. » Entreprise infiniment risquée – et qui, par essence, prête le flanc aux critiques de tous les dogmatismes – mais seule voie possible pour une éducation à la démocratie qui ne renonce ni à la transmission d’un monde commun ni à la formation de la liberté.

Philippe Meirieu

Philippe Meirieu : L’Education Nouvelle : carrefour de malentendus… et creuset de la réflexion pédagogique d’aujourd’hui

Avant les vacances, une réflexion sur l’ « Education nouvelle », qui apparaît dès le début du 20ème siècle, se structure en 1921 au Congrès de Calais et fait encore parler d’elle aujourd’hui… par beaucoup de ceux qui ne la connaissent guère.

Un des nombreux paradoxes de l'Education Nouvelle tient au fait qu'elle est, très largement, demeurée marginale dans les pratiques tout en réussissant à imposer la plupart de ses « lieux communs » dans les discours éducatifs. Certes, son caractère marginal a été, et reste systématiquement revendiqué par ses promoteurs qui craignent que l'institutionnalisation de ses propositions leur ôte leur caractère « subversif », engendre leur dévoiement et, à terme, provoque leur dilution dans une « pédagogie traditionnelle ordinaire » tout juste « modernisée » pour créer l’illusion.

Mais, simultanément, et, tout en restant sur leur territoire propre, les partisans de l'Education Nouvelle ne cessent d'occuper le vaste terrain idéologique médiatique et d'y galoper dans tous les sens, au point, parfois, d'y apparaître comme hégémoniques. Ils parlent et écrivent à tout va, abondamment repris par les vulgarisateurs éducatifs de toutes sortes… des psychologues qui se targuent de pédagogie aux spécialistes de la rubrique « Modes de vie », aussi bien dans les magazines « grand public » que dans l’abondante littérature sur le « développement personnel ». Cette frénésie prosélyte en faveur de l'Education Nouvelle ne cesse, d'ailleurs, d'entretenir une confusion majeure : alors que la « pédagogie traditionnelle » de la « forme scolaire » (enseignements segmentés et cloisonnés, « leçons » magistrales suivies d'exercices d'application, notation et classements systématiques, etc.) semble complètement inamovible, les adversaires de l'Education Nouvelle ne cessent de dénoncer l'emprise des « réformateurs » et de leur attribuer la responsabilité de la baisse du niveau, du laxisme généralisé et de l'abandon de toute véritable exigence intellectuelle dans l'école.

Cette situation étrange ne facilite pas l'analyse un peu fine de la réalité des propositions de l'Education Nouvelle dans la mesure où les attaques qu'elle subit suscitent, en réaction, une solidarité de tous ses défenseurs autour de slogans emblématiques... au risque de gommer de nombreuses différences d'approche, voire d'occulter de véritables enjeux fondamentaux. Ainsi en a-t-il été de la promotion de la fameuse formule « l'élève au centre du système », génératrice de malentendus s'il en est : alors qu'elle est utilisée dans un rapport annexé à la loi d'orientation de 1989, préparée sous l’autorité de Lionel Jospin, pour souligner la nécessité de sortir d'une « démocratisation-massification » - pensée en termes de simple gestion de flux – afin d’aller vers une scolarité permettant, par une intervention pédagogique adaptée à chaque élève, la réussite du plus grand nombre, elle a été présentée - puis dénoncée - comme une manière d'écarter les savoirs de l'école et de s'agenouiller devant les caprices des enfants-rois… Ses promoteurs, alors, se sont sentis obligés de la défendre, s'appuyant sur ce qu'ils avaient voulu y mettre sans s'apercevoir que leurs contempteurs restaient délibérément rivés sur leur interprétation première. D'où ce sentiment de se trouver face à un dialogue de sourds où la polémique ne cesse d'enfler sans que nul, jamais, ne clarifie suffisamment les choses pour qu'on sache de quoi on parle vraiment et ce que signifie exactement les mots qu’on utilise.

Et l'on pourrait multiplier les exemples de ces malentendus dans lesquels nous sommes empêtrés et qui bloquent tout autant la réflexion pédagogique que le travail approfondi sur les pratiques. J'en évoquerai ici quelques-uns, parmi les plus fréquents, en montrant, chaque fois, tout l'intérêt qu'il y a à ne pas s'en tenir aux slogans habituels et à prendre ses distances avec la vulgate de l'Education Nouvelle... mais pour rester fidèle, justement, à la démarche de l'Education Nouvelle, en ce qu'elle a de plus radicalement fondateur ! Ce qui m'amènera à formuler quelques « principes » qui ne se veulent que des « outils-silex », comme disait Fernand Oury, pour distinguer, au cœur des discours éducatifs, quelques-uns des enjeux essentiels. Avant de montrer en quoi ces principes nous permettent de comprendre l’entreprise éducative dans sa tension fondatrice.

Malentendu 1

 Malentendu n°1 : « Un élève n'apprend que s'il est motivé »… Célestin Freinet, après tant d'autres, n'a cessé de le répéter : « On ne fait pas boire un cheval qui n'a pas soif ». Mais Freinet, pour autant, ne sous-estimait pas la différence entre un cheval et un élève. Il savait que tout cheval à qui l'on ne donne pas à boire finit toujours par avoir soif, tandis qu'il est fort rare qu'un élève privé de mathématiques vienne réclamer à ses éducateurs le théorème de Thalès ! C'est la raison pour laquelle Freinet insistait tant sur la nécessité de « donner soif à l'élève » et de ne pas se contenter d'un attentisme bienveillant (comme on peut le trouver, par exemple, dans certaines affirmations de Neil sur ses pratiques à Summerhill). Et, ainsi, Freinet lui-même pointe-t-il, mais sans toujours la formaliser suffisamment, la distinction fondamentale entre la « motivation » qui ne s'appuierait que sur des intérêts préexistants et la « mobilisation », que l'adulte s'efforce de susciter, par laquelle il permet l'émergence d'intérêts nouveaux et favorise l'engagement de l'élève dans des apprentissages pour lesquels il n'était pas spontanément motivé…

Principe n°1 : Subordonner les apprentissages à des motivations préexistantes, c'est entériner les inégalités et renoncer à faire découvrir aux élèves des savoirs mobilisateurs qui pourront être, pour eux, émancipateurs. « Faire émerger le désir d'apprendre », c'est organiser des rencontres susceptibles de mobiliser l'élève sur ce dont il ignorait, jusque là, tout à la fois l'existence et les satisfactions intellectuelles qu'il pourra en tirer... C'est lui ouvrir des possibles au lieu de l'enfermer dans « l'être-là ».

Malentendu 2

 Malentendu n°2 : « Chaque enfant apprend d’une manière qui lui est propre et cela nécessite la mise en place d’une "école sur mesure" »… Bien avant que les travaux de la psychologie différentielle n’insistent sur la singularité de chaque sujet en matière d’apprentissage, en mettant en avant les « styles cognitifs » ou les « stratégies d’apprentissage », les pédagogues de l’Education Nouvelle avaient plaidé pour l’instauration, selon la formule de Claparède, d’une « école sur mesure ». Comment tolérer, en effet, que l’on impose à chacune et à chacun le même « prêt à porter » scolaire, tant en matière de contenus que de rythmes et de méthodes ? Pourquoi instituer une norme arbitraire, qui, par définition, ne satisfera personne ? C’est pourquoi faut prendre chaque enfant « comme il est », « là où il est », non pas, bien évidemment, pour le laisser tel qu’il est, mais pour l’aider à progresser en s’appuyant sur ses ressources et en tenant compte de ses spécificités… Quand on a dit cela, cependant, on n’a pas encore vraiment tranché sur un point décisif. On peut, en effet, concevoir « l’école sur mesure » selon un modèle strictement adéquationniste, basé sur un diagnostic préalable qui s’efforce de connaître parfaitement, en amont de toute intervention éducative, le niveau et les besoins de l’élève afin de lui imposer un parcours strictement individualisé. Ou bien, on peut proposer à l’élève une palette de propositions dans le cadre d’une « pédagogie différenciée » et l’aider à se saisir des objectifs et méthodes qui lui permettent, tout à la fois, d’enrichir sa panoplie méthodologique et de se mobiliser sur des connaissances nouvelles. Dans le premier cas, on est dans le paradigme pharmaceutico-médical de l’individualisation, conçu sur le modèle behavioriste de « l’homme-machine » ; dans le second, on est dans un paradigme systémique où la connaissance des sujets ne précède pas nécessairement les propositions qu’on leur fait mais est en interaction permanente avec elles : car c’est aussi la manière dont un sujet s’empare d’une méthode ou se mobilise sur un savoir qui permet de le connaître… et c’est cette connaissance qui nourrit de nouvelles propositions et suscite l’inventivité pédagogique.

Principe n°2 : Si chaque élève s’approprie des savoirs de manière singulière, il n’en est pas, pour autant, enfermé dans des méthodes définitives ni dans une progression strictement linéaire : la véritable « école sur mesure » n’est pas celle de la systématisation du couple « tests / exercices » (ou diagnostic / remédiation), c’est celle qui s’appuie sur la variété des propositions, la diversification des ressources, les interactions entre pairs et avec l’environnement et où chacune et chacun apprend progressivement à piloter ses apprentissages dans une démarche de découverte / régulation.

Malentendu 3

 Malentendu n° 3 : « L'élève apprend ce qui fait sens pour lui »… L'inflation de l'utilisation du mot « sens » dans les discours éducatifs doit évidemment nous alerter sur son ambigüité. Qu'est ce qui « fait sens » pour un élève ? Tout naturellement, et en raison même des origines de l'Education Nouvelle - l'enseignement primaire dans une société rurale - le sens a d'abord été identifié à « l'utile ». Ce qui faisait sens, c'est ce dont on pouvait « se servir » dans la vie quotidienne. A Abbotsholme - la première new school créée par le pasteur Cecil Reddie dans les environs de Londres à la fin du XIXème siècle -, les enfants n'apprennent les mathématiques et les sciences naturelles que pour participer à la gestion de la ferme, ils n'apprennent la langue que pour pouvoir comprendre les modes d'emploi des ustensiles agricoles, lire la gazette locale, tenir leur journal de bord, écrire aux clients et aux fournisseurs... Une façon, bien sûr, de finaliser les apprentissages scolaires en les assujettissant à l'usage immédiat qu’ils peuvent en faire. Mais une manière aussi de les appauvrir considérablement en les cantonnant dans le domaine du fonctionnel et à un niveau taxonomique strictement déterminé par les besoins de l'environnement. C'est pourquoi il faut aller regarder chez Tolstoï ou chez Tagore et (re)découvrir avec eux à quel point le « sens » relève aussi du symbolique : ce qui fait sens pour l'élève, ce n'est pas seulement la valeur d'usage des savoirs, c'est la manière dont ils parlent à son intériorité, résonnent avec ses préoccupations anthropologiques fondamentales, lui permettent, à travers la découverte des œuvres culturelles, de donner forme à ce qui l'habite. Ce qui fait sens, c'est ce qui relie ce que chacun a de plus intime avec ce qui est le plus universel, ce qui permet de sortir de la solitude et de mettre en récit son chaos psychique pour ne pas être manipulé par ses pulsions archaïques.

Principe n°3 : L'engagement d'un sujet dans des savoirs n'est pas seulement lié à l'utilisation concrète qu'il pourra faire de ceux-ci pour résoudre les problèmes matériels qui se posent à lui dans sa vie quotidienne. Cet engagement est aussi fondamentalement lié à la manière donc l'éducateur est capable, à tous les niveaux taxonomiques, de relier les savoirs qu'il enseigne à une culture, à une histoire, à la manière dont ils ont été élaborés par les humains et dont ils contribuent encore aujourd'hui à parler aux « petits d'hommes » de leur émancipation.

Malentendu 4

 Malentendu n°4 : « L'élève apprend en étant actif »… C'est Jules Ferry lui-même qui confia à Henri Marion, en 1888, le premiers cours de « science de l'éducation » à la Sorbonne (l'expression est alors au singulier car il convient, à ce moment-là, de « fonder en vérité » les principes des grandes lois laïques). Et, tout naturellement, Marion fit une leçon inaugurale qui commençait par cette formule : « Il n'y a qu'une méthode digne de ce nom et c'est la méthode active ». « Tout naturellement », ai-je écrit, dans la mesure où l'on voit mal un pédagogue - aussi partisan soit-il des pédagogies « traditionnelles » (et Marion n'en était pas un!) - faire l'éloge d'une « méthode passive ». Ainsi, pour Marion la « méthode active » a-t-elle un caractère d'évidence : celui qui ne sait pas appliquer une règle de grammaire ou un théorème de mathématiques ne les connait pas vraiment et c'est pourquoi le maître doit « faire agir » : « Voilà, explique-t-il, le précepte unique de l'enseignement, car il contient en germe tous les autres »... Mais « faire agir » reste encore une formule ambiguë tant l'action peut prendre de multiples formes. Et, très vite, l'Education Nouvelle va l'utiliser dans un sens particulier : être « actif » dans l'école, ce sera être en activité « comme dans la vie », dans la « vie active » justement. Ce sont donc des activités sociales en miniature (collectives si possible) qui vont apparaître comme le moyen, par excellence, de mettre en place les « méthodes actives » (l'expression passe au pluriel afin, sans doute, de bien couvrir tous les champs possibles des activités sociales importables à l'école : la correspondance et le journal scolaires, les « ateliers » de menuiserie ou de théâtre, les enquêtes de terrain et les expériences scientifiques...).

Or, quand on regarde ce qui se passe précisément alors dans les classes, on peut dire que les choses sont, pour le moins contrastées : certaines « activités », préparées et régulées par le maître, garantissent l'implication de chaque élève et permettent, pour chacun, le passage de l'empirie (le « tâtonnement expérimental » chez Freinet) à la compréhension et à la modélisation de connaissances transférables ; mais, dans d'autres cas, une division du travail se met en place dans le groupe entre concepteurs, exécutants et chômeurs, n'autorisant tout au plus que le perfectionnement de chacun dans des savoir-faire préalables. Or, quand on cherche à identifier ce qui garantit l'apprentissage dans les « méthodes actives », on est bien obligé d'admettre que ce n'est pas la présence d'une « activité de fabrication » plus ou moins réussie, mais bien celle d'une « opération mentale » suscitée par l'activité et qui permet au sujet de déstabiliser un système de représentations pour l'enrichir et le stabiliser à un niveau supérieur... opération mentale qui peut également intervenir pendant l'observation d'une expérience, l'écoute d'un cours ou la lecture d'un livre. L'activité qui fait apprendre et progresser, c'est celle qui se passe « dans la tête » de l'élève, quand un conflit sociocognitif lui permet de construire, avec les matériaux qui lui sont proposés ou qu'il découvre, un nouveau modèle d'intelligibilité, c'est-à-dire, en réalité, de nouveaux savoirs.

Principe n°4 : Rendre l'élève « actif » dans ses apprentissages est éminemment nécessaire, mais il s'agit d'une activité mentale qui n'est pas systématiquement corrélée avec une activité matérielle de fabrication. Certes, l’activité concrète demeure un excellent point de départ pour permettre l’opération mentale, mais à condition de bien l’identifier comme telle et, surtout, de mettre en place un dispositif pédagogique qui permet de dégager un modèle transférable afin de ne point en rester à un savoir-faire empirique.

Malentendu 5

Malentendu n°5 : « L’élève n’apprend qu’en collaborant avec les autres »… La « socialisation » est un maître mot dans l’Education Nouvelle et reste, aujourd’hui, un enjeu éducatif fondamental : la montée de l’individualisme social rend, en effet, éminemment nécessaire la découverte des exigences d’un collectif, de ses règles et de la manière ont elles constituent la condition de l’expression et du développement de chacun tout en permettant la poursuite du « bien commun ». Tous les pédagogues de l’Education Nouvelle font ainsi l’éloge de la collaboration et l’opposent à une vision étroitement concurrentielle de la réussite scolaire… Pourtant, à y regarder de près, ils ne s’inscrivent pas vraiment dans les mêmes perspectives : même si Ferrière et Freinet participent, en principe, au même « mouvement », le premier n’hésite pas à expliquer que la collaboration dans les « communautés d’enfants » permet la structuration d’une hiérarchie sociale efficace et facilite l’émergence des futurs chefs, tandis que le second – longtemps compagnon de route du Parti Communiste – fait de la promotion du collectif l’anticipation d’une société égalitaire. Makarenko – le plus cohérent des promoteurs de la formation par le groupe – propose lui d’y instaurer une rotation des tâches systématique afin d’éviter que nul ne s’enkyste dans une fonction ou un rôle et de former chacune et chacun à toutes les tâches. La « collaboration » peut donc signifier, selon les cas, ou bien la structuration d’une microsociété hiérarchisée anticipant « la division sociale du travail », ou bien l’organisation d’un mode de fonctionnement permettant de faire progresser chacun et chacun en lui proposant des expériences susceptibles de lui permettre des acquisitions nouvelles.

Principe n°5 : En matière éducative, l’organisation du groupe et le type de collaboration qui est promue entre les membres d’un groupe doit être au service des acquisitions et du progrès de chacun. Les règles de fonctionnement ne peuvent donc pas être assujetties à l’efficacité sociale productive du groupe, mais doivent permettre la progression de tous les membres.

Malentendu 6

 Malentendu n°6 : « L’éducation doit être démocratique »… Evidemment, s’il s’agit de souligner qu’elle doit avoir pour ambition de démocratiser l’accès aux savoirs fondamentaux, tout le monde est d’accord… au moins sur le principe ! Mais l’expression « éducation démocratique » est aussi utilisée, dans l’Education Nouvelle, pour désigner la démarche éducative elle-même : il faudrait, dit-on, « éduquer démocratiquement ». Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Pour certains – partisans de « l’autogestion pédagogique » - il s’agirait de mettre en œuvre une « démocratie en miniature » dans les institutions d’éducation afin que les enfants décident eux-mêmes démocratiquement de leur propre éducation. A ceux qui croient cela, il faut répondre clairement que leur projet est un leurre : un enfant, tant qu’il n’est pas éduqué, ne peut pas choisir librement ses apprentissages et la manière de les effectuer ; il a besoin que l’adulte décide pour lui de « ce à quoi il doit être éduqué » ainsi que de la façon de le faire : celui qui est déjà là, doit, comme le dit Hannah Arendt, assumer la responsabilité du monde ; il a un impérieux devoir d’antécédence à l’égard de celui qui arrive infiniment démuni, fragile et inachevé... Dans ces conditions, il vaut donc mieux parler d’ « éducation à la démocratie » plutôt que d’ « éducation démocratique » : l’éducation à la démocratie est celle qui se donne pour ambition d’accompagner l’élève vers sa responsabilité de citoyen en l’aidant à acquérir les modèles intellectuels qui lui permettront, une fois citoyen de droit, de comprendre et le monde dans lequel il vit et d’y jouer son rôle. Mais, contrairement à ce qu’affirment les partisans de la « pédagogie traditionnelle », cette formation intellectuelle ne saurait suffire : on ne peut passer spontanément et miraculeusement d’une situation d’assujettissement éducatif total à l’exercice de la liberté éclairée. C’est pourquoi, tout au long de son éducation, il faut offrir progressivement à l’enfant des occasions de décision et des espaces de liberté à sa portée, travailler avec lui sur sa capacité à s’exprimer dans des collectifs de manière autonome, indépendamment de toute pression, l’aider à former sa volonté et construire sa détermination à s’engager au service du bien commun pour pouvoir assumer et revendiquer progressivement la responsabilité de ses propres actes.

Principe n°6 : L’entrée dans le débat démocratique et la possibilité d’exercer sa responsabilité de citoyen supposent une formation qui accompagne le sujet en lui donnant, tout à la fois, les savoirs nécessaires pour comprendre le monde et les occasions de s’engager progressivement dans des collectifs en faisant des choix à sa mesure. C’est ainsi qu’un « petit d’homme » devient un « petit homme » et conquiert le pouvoir de « penser par lui-même », d’agir en connaissance de cause et de s’imputer la responsabilité de qu’il dit et fait.

Malentendu 7

 Malentendu n°7 : «L’enfant a droit à la liberté d’expression »… Voilà, sans aucun doute, un des principes les plus souvent rappelés par les pédagogues de l’Education Nouvelle ainsi que par les psychologues qui s’inscrivent dans leur lignée comme Bruno Bettelheim ou Françoise Dolto. Ils se positionnent ainsi clairement contre la « pédagogie des préalables » qui prétend toujours repousser l’expression de l’enfant « après »… une fois qu’il saura s’exprimer, maitrisera correctement le langage, saura juger de la pertinence et de l’impact de ses propos, disposera des savoirs suffisants pour les étayer, etc. Ces « préalables » autorisent, en effet, à récuser systématiquement toute expression de l’enfant en affirmant – sans jamais pouvoir être démenti – que toutes les conditions ne sont pas remplies pour qu’il puisse être pris au sérieux… Certes, les tenants du « droit de l’enfant à l’expression » prennent toujours la précaution de préciser que, si l’adulte a le devoir d’ « entendre » l’enfant, il n’a évidemment pas celui de « l’approuver ». C’est bien la moindre des choses, en effet, que la liberté d’expression de l’un ne soit pas un obstacle à celle de l’autre ! Mais, pour autant, les choses ne sont pas complètement clarifiées et un véritable clivage existe bien, au sein de l’Education Nouvelle, entre ceux qui veulent absolument favoriser l’expression spontanée de l’enfant et ceux qui considèrent que cette expression n’est véritablement libre que si, paradoxalement, elle est soutenue par les contraintes éducatives posées par l’adulte…

C’est Korczak – promoteur des droits de l’enfant et peu suspect de vouloir brider son expression – qui a, sans doute, affirmé avec le plus de clarté l’importance des « belles contraintes » capables de permettre l’expression de la liberté. Avec les enfants et adolescents particulièrement « difficiles » qu’il accueille dans son orphelinat, il impose le « sursis » à l’expression, à travers le dispositif de « la boite aux lettres » : « Ecris le moi et je te répondrai… Prends le temps d’y réfléchir et je prendrai le temps de te répondre… » Entre l’autoritarisme qui récuse la parole de l’enfant – au prétexte qu’elle n’est pas encore recevable – et le spontanéisme qui s’émerveille naïvement devant toute expression de l’enfant – jusqu’à encourager le caprice – Korczak propose de lier le droit à l’expression au devoir de l’éducation en inscrivant, à l’articulation de l’un et de l’autre, l’exigence. Il crée des situations où les contraintes de l’adulte permettent à l’expression de l’enfant de se dégager du pulsionnel, de la répétition des archétypes et du mimétisme stérile ; il crée des dispositifs qui permettent l’émergence de la pensée.

Principe n°7 : L’enfant construit son expression libre grâce aux contraintes fécondes que l’adulte lui impose. Ces contraintes ne doivent pas être une entrave à sa liberté, mais, bien au contraire, un moyen de permettre à l’enfant de prendre de la distance par rapport à une expression pulsionnelle stéréotypée, répétitive et où, malgré quelques fulgurances, il reste largement dans l’infantile. Les « belles contraintes » n’imposent donc pas à l’enfant de renoncer à s’exprimer mais, tout au contraire, dans la mesure où l’adulte met à sa disposition des ressources et exprime une attente bienveillante à son égard, lui permettent d’éprouver la satisfaction d’une expression ajustée à une liberté qui s’assume.

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Ainsi, l’Education Nouvelle est-elle traversée d’ambigüités… Ces dernières se manifestent – on vient de le voir - à travers les interprétations différentes, voire divergentes, de la plupart des formules qui en constituent la vulgate. En effet, cette mouvance pédagogique, qui se revendique de la tradition rousseauiste et se structure au début du XXème siècle, est loin d’être idéologiquement homogène. On y côtoie des libéraux, tels Ferrière, convaincus que la liberté accordée aux enfants favorise l’émergence d’une société construite sur la formule « the right man at the right place », et des hommes de gauche, comme Wallon, qui militent pour une « école unique » et la formation de tous au plus haut niveau. On y trouve de grandes figures du courant libertaire, comme Neill, pour lesquels toute entrave à la spontanéité de l’enfant compromet son développement, et des penseurs comme Maria Montessori qui se réclament d’une « pédagogie scientifique » et affirment que le rôle de l’éducateur est de structurer les expériences de l’enfant à partir d’un matériel pédagogique très élaboré. On y rencontre des partisans de la « méthode naturelle », comme Freinet, qui prônent la systématisation du « tâtonnement expérimental » dans des tâches mobilisatrices complexes et des défenseurs d’un enseignement individuel et progressif très encadré, comme Miss Parkhurst, l’auteur du fameux « Plan Dalton ».

Mais, plus fondamentalement encore, et au sein même de chacune de ces propositions, l’Education Nouvelle est un creuset où se dévoile, dans ses hésitations terminologiques et conceptuelles mêmes, l’enjeu essentiel de l’entreprise éducative. Qu’on regarde de près, par exemple, la notion d’ « intérêt de l’enfant » - que tout le monde met en avant - et l’on verra à quel point les choses sont problématiques : pour certains, en effet, « l’intérêt de l’enfant » est « ce qui l’intéresse », tandis que, pour d’autres, c’est « ce qui est dans son intérêt ». Et l’on avouera que les deux acceptions ne se recoupent pas aussi facilement que cela… surtout dès que l’on travaille avec des enfants qui n’ont pas trouvé leur panoplie de bon élève au pied de leur berceau et qui sont socialement éloignés de la culture scolaire ! Là, comme ailleurs, on est pris en tenaille entre une conception « endogène » de l’éducation – qui renvoie au développement d’un sujet qui s’engage librement dans ses apprentissages – et une conception « exogène » de la formation – qui renvoie à une intervention volontariste, tant en termes d’objectifs que de méthodes, sur un sujet dont on se veut responsable des acquisitions.

Or, la réussite de l’entreprise éducative se joue précisément dans la capacité à articuler dans le même temps (et non successivement) l’endogène et l’exogène : Il s’agit, pour reprendre les termes mêmes de Rousseau dans l’Emile de faire droit simultanément à deux exigences. D’une part, parce qu’on n’apprend bien que ce qu’on a appris soi-même, « qu’il (l’élève) ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu’il l’a compris lui-même ; qu’il n’apprenne pas la science, qu’il l’invente. Si vous substituez, dans son esprit, l’autorité à la raison, il ne raisonnera plus : il ne sera plus que le jouet de l’opinion des autres. ». Mais, d’autre part, et parce que la dissymétrie entre l’éducateur et l’éduqué est irréductible, « sans doute, il ne doit faire que ce qu’il veut, mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse ; il ne doit pas faire un pas que vous ne l’ayez prévu, il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu’il va dire ».

Il s’agit bien, en réalité, de mettre en tension deux exigences : l’exigence de transmission et celle d’appropriation. C’est l’adulte qui éduque et enseigne, mais c’est l’enfant qui grandit et apprend. L’enfant ne peut décider de ce qu’il doit apprendre – sinon, c’est qu’il serait déjà éduqué – mais il doit l’apprendre par lui-même – pour que cet apprentissage fasse de lui un sujet. Et l’Education Nouvelle, inaugurée, aux dires de tous ses partisans par Rousseau lui-même, n’est rien d’autre que le travail obstiné – et souvent très tâtonnant - d’inventivité méthodologique et institutionnelle pour dépasser par la pratique l’aporie théorique dans laquelle s’enferment les débats qui opposent autorité et liberté.

C’est de cette inventivité dont fait preuve Pestalozzi qui, dès 1799, élabore une « Méthode » pour « donner des mains à Rousseau » : il y articule expérience et connaissance en demandant au maître de veiller à ce que chaque geste de l’enfant soit porté par l’exigence de perfection. C’est cette inventivité qu’on trouve aussi bien chez Makarenko, le bolchévique, que chez Jean Bosco, le fondateur des Salésiens : « L’enfant est malade, soignez le milieu. Il ne veut pas apprendre, créez des situations où il soit obligé de le faire. » C’est cette inventivité qu’on voit à l’œuvre chez Maria Montessori ou Célestin Freinet, comme chez tous les acteurs de l’Éducation Nouvelle. Les uns et les autres tentent de mettre en œuvre la maxime de Jean-Jacques : « Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c’est de tout faire en ne faisant rien. » Entreprise infiniment risquée – et qui, par essence, prête le flanc aux critiques de tous les dogmatismes – mais seule voie possible pour une éducation à la démocratie qui ne renonce ni à la transmission d’un monde commun ni à la formation de la liberté.

Philippe Meirieu

Philippe Meirieu : L’Education Nouvelle : carrefour de malentendus… et creuset de la réflexion pédagogique d’aujourd’hui

Avant les vacances, une réflexion sur l’ « Education nouvelle », qui apparaît dès le début du 20ème siècle, se structure en 1921 au Congrès de Calais et fait encore parler d’elle aujourd’hui… par beaucoup de ceux qui ne la connaissent guère.

Un des nombreux paradoxes de l'Education Nouvelle tient au fait qu'elle est, très largement, demeurée marginale dans les pratiques tout en réussissant à imposer la plupart de ses « lieux communs » dans les discours éducatifs. Certes, son caractère marginal a été, et reste systématiquement revendiqué par ses promoteurs qui craignent que l'institutionnalisation de ses propositions leur ôte leur caractère « subversif », engendre leur dévoiement et, à terme, provoque leur dilution dans une « pédagogie traditionnelle ordinaire » tout juste « modernisée » pour créer l’illusion.

Mais, simultanément, et, tout en restant sur leur territoire propre, les partisans de l'Education Nouvelle ne cessent d'occuper le vaste terrain idéologique médiatique et d'y galoper dans tous les sens, au point, parfois, d'y apparaître comme hégémoniques. Ils parlent et écrivent à tout va, abondamment repris par les vulgarisateurs éducatifs de toutes sortes… des psychologues qui se targuent de pédagogie aux spécialistes de la rubrique « Modes de vie », aussi bien dans les magazines « grand public » que dans l’abondante littérature sur le « développement personnel ». Cette frénésie prosélyte en faveur de l'Education Nouvelle ne cesse, d'ailleurs, d'entretenir une confusion majeure : alors que la « pédagogie traditionnelle » de la « forme scolaire » (enseignements segmentés et cloisonnés, « leçons » magistrales suivies d'exercices d'application, notation et classements systématiques, etc.) semble complètement inamovible, les adversaires de l'Education Nouvelle ne cessent de dénoncer l'emprise des « réformateurs » et de leur attribuer la responsabilité de la baisse du niveau, du laxisme généralisé et de l'abandon de toute véritable exigence intellectuelle dans l'école.

Cette situation étrange ne facilite pas l'analyse un peu fine de la réalité des propositions de l'Education Nouvelle dans la mesure où les attaques qu'elle subit suscitent, en réaction, une solidarité de tous ses défenseurs autour de slogans emblématiques... au risque de gommer de nombreuses différences d'approche, voire d'occulter de véritables enjeux fondamentaux. Ainsi en a-t-il été de la promotion de la fameuse formule « l'élève au centre du système », génératrice de malentendus s'il en est : alors qu'elle est utilisée dans un rapport annexé à la loi d'orientation de 1989, préparée sous l’autorité de Lionel Jospin, pour souligner la nécessité de sortir d'une « démocratisation-massification » - pensée en termes de simple gestion de flux – afin d’aller vers une scolarité permettant, par une intervention pédagogique adaptée à chaque élève, la réussite du plus grand nombre, elle a été présentée - puis dénoncée - comme une manière d'écarter les savoirs de l'école et de s'agenouiller devant les caprices des enfants-rois… Ses promoteurs, alors, se sont sentis obligés de la défendre, s'appuyant sur ce qu'ils avaient voulu y mettre sans s'apercevoir que leurs contempteurs restaient délibérément rivés sur leur interprétation première. D'où ce sentiment de se trouver face à un dialogue de sourds où la polémique ne cesse d'enfler sans que nul, jamais, ne clarifie suffisamment les choses pour qu'on sache de quoi on parle vraiment et ce que signifie exactement les mots qu’on utilise.

Et l'on pourrait multiplier les exemples de ces malentendus dans lesquels nous sommes empêtrés et qui bloquent tout autant la réflexion pédagogique que le travail approfondi sur les pratiques. J'en évoquerai ici quelques-uns, parmi les plus fréquents, en montrant, chaque fois, tout l'intérêt qu'il y a à ne pas s'en tenir aux slogans habituels et à prendre ses distances avec la vulgate de l'Education Nouvelle... mais pour rester fidèle, justement, à la démarche de l'Education Nouvelle, en ce qu'elle a de plus radicalement fondateur ! Ce qui m'amènera à formuler quelques « principes » qui ne se veulent que des « outils-silex », comme disait Fernand Oury, pour distinguer, au cœur des discours éducatifs, quelques-uns des enjeux essentiels. Avant de montrer en quoi ces principes nous permettent de comprendre l’entreprise éducative dans sa tension fondatrice.

Malentendu 1

 Malentendu n°1 : « Un élève n'apprend que s'il est motivé »… Célestin Freinet, après tant d'autres, n'a cessé de le répéter : « On ne fait pas boire un cheval qui n'a pas soif ». Mais Freinet, pour autant, ne sous-estimait pas la différence entre un cheval et un élève. Il savait que tout cheval à qui l'on ne donne pas à boire finit toujours par avoir soif, tandis qu'il est fort rare qu'un élève privé de mathématiques vienne réclamer à ses éducateurs le théorème de Thalès ! C'est la raison pour laquelle Freinet insistait tant sur la nécessité de « donner soif à l'élève » et de ne pas se contenter d'un attentisme bienveillant (comme on peut le trouver, par exemple, dans certaines affirmations de Neil sur ses pratiques à Summerhill). Et, ainsi, Freinet lui-même pointe-t-il, mais sans toujours la formaliser suffisamment, la distinction fondamentale entre la « motivation » qui ne s'appuierait que sur des intérêts préexistants et la « mobilisation », que l'adulte s'efforce de susciter, par laquelle il permet l'émergence d'intérêts nouveaux et favorise l'engagement de l'élève dans des apprentissages pour lesquels il n'était pas spontanément motivé…

Principe n°1 : Subordonner les apprentissages à des motivations préexistantes, c'est entériner les inégalités et renoncer à faire découvrir aux élèves des savoirs mobilisateurs qui pourront être, pour eux, émancipateurs. « Faire émerger le désir d'apprendre », c'est organiser des rencontres susceptibles de mobiliser l'élève sur ce dont il ignorait, jusque là, tout à la fois l'existence et les satisfactions intellectuelles qu'il pourra en tirer... C'est lui ouvrir des possibles au lieu de l'enfermer dans « l'être-là ».

Malentendu 2

 Malentendu n°2 : « Chaque enfant apprend d’une manière qui lui est propre et cela nécessite la mise en place d’une "école sur mesure" »… Bien avant que les travaux de la psychologie différentielle n’insistent sur la singularité de chaque sujet en matière d’apprentissage, en mettant en avant les « styles cognitifs » ou les « stratégies d’apprentissage », les pédagogues de l’Education Nouvelle avaient plaidé pour l’instauration, selon la formule de Claparède, d’une « école sur mesure ». Comment tolérer, en effet, que l’on impose à chacune et à chacun le même « prêt à porter » scolaire, tant en matière de contenus que de rythmes et de méthodes ? Pourquoi instituer une norme arbitraire, qui, par définition, ne satisfera personne ? C’est pourquoi faut prendre chaque enfant « comme il est », « là où il est », non pas, bien évidemment, pour le laisser tel qu’il est, mais pour l’aider à progresser en s’appuyant sur ses ressources et en tenant compte de ses spécificités… Quand on a dit cela, cependant, on n’a pas encore vraiment tranché sur un point décisif. On peut, en effet, concevoir « l’école sur mesure » selon un modèle strictement adéquationniste, basé sur un diagnostic préalable qui s’efforce de connaître parfaitement, en amont de toute intervention éducative, le niveau et les besoins de l’élève afin de lui imposer un parcours strictement individualisé. Ou bien, on peut proposer à l’élève une palette de propositions dans le cadre d’une « pédagogie différenciée » et l’aider à se saisir des objectifs et méthodes qui lui permettent, tout à la fois, d’enrichir sa panoplie méthodologique et de se mobiliser sur des connaissances nouvelles. Dans le premier cas, on est dans le paradigme pharmaceutico-médical de l’individualisation, conçu sur le modèle behavioriste de « l’homme-machine » ; dans le second, on est dans un paradigme systémique où la connaissance des sujets ne précède pas nécessairement les propositions qu’on leur fait mais est en interaction permanente avec elles : car c’est aussi la manière dont un sujet s’empare d’une méthode ou se mobilise sur un savoir qui permet de le connaître… et c’est cette connaissance qui nourrit de nouvelles propositions et suscite l’inventivité pédagogique.

Principe n°2 : Si chaque élève s’approprie des savoirs de manière singulière, il n’en est pas, pour autant, enfermé dans des méthodes définitives ni dans une progression strictement linéaire : la véritable « école sur mesure » n’est pas celle de la systématisation du couple « tests / exercices » (ou diagnostic / remédiation), c’est celle qui s’appuie sur la variété des propositions, la diversification des ressources, les interactions entre pairs et avec l’environnement et où chacune et chacun apprend progressivement à piloter ses apprentissages dans une démarche de découverte / régulation.

Malentendu 3

 Malentendu n° 3 : « L'élève apprend ce qui fait sens pour lui »… L'inflation de l'utilisation du mot « sens » dans les discours éducatifs doit évidemment nous alerter sur son ambigüité. Qu'est ce qui « fait sens » pour un élève ? Tout naturellement, et en raison même des origines de l'Education Nouvelle - l'enseignement primaire dans une société rurale - le sens a d'abord été identifié à « l'utile ». Ce qui faisait sens, c'est ce dont on pouvait « se servir » dans la vie quotidienne. A Abbotsholme - la première new school créée par le pasteur Cecil Reddie dans les environs de Londres à la fin du XIXème siècle -, les enfants n'apprennent les mathématiques et les sciences naturelles que pour participer à la gestion de la ferme, ils n'apprennent la langue que pour pouvoir comprendre les modes d'emploi des ustensiles agricoles, lire la gazette locale, tenir leur journal de bord, écrire aux clients et aux fournisseurs... Une façon, bien sûr, de finaliser les apprentissages scolaires en les assujettissant à l'usage immédiat qu’ils peuvent en faire. Mais une manière aussi de les appauvrir considérablement en les cantonnant dans le domaine du fonctionnel et à un niveau taxonomique strictement déterminé par les besoins de l'environnement. C'est pourquoi il faut aller regarder chez Tolstoï ou chez Tagore et (re)découvrir avec eux à quel point le « sens » relève aussi du symbolique : ce qui fait sens pour l'élève, ce n'est pas seulement la valeur d'usage des savoirs, c'est la manière dont ils parlent à son intériorité, résonnent avec ses préoccupations anthropologiques fondamentales, lui permettent, à travers la découverte des œuvres culturelles, de donner forme à ce qui l'habite. Ce qui fait sens, c'est ce qui relie ce que chacun a de plus intime avec ce qui est le plus universel, ce qui permet de sortir de la solitude et de mettre en récit son chaos psychique pour ne pas être manipulé par ses pulsions archaïques.

Principe n°3 : L'engagement d'un sujet dans des savoirs n'est pas seulement lié à l'utilisation concrète qu'il pourra faire de ceux-ci pour résoudre les problèmes matériels qui se posent à lui dans sa vie quotidienne. Cet engagement est aussi fondamentalement lié à la manière donc l'éducateur est capable, à tous les niveaux taxonomiques, de relier les savoirs qu'il enseigne à une culture, à une histoire, à la manière dont ils ont été élaborés par les humains et dont ils contribuent encore aujourd'hui à parler aux « petits d'hommes » de leur émancipation.

Malentendu 4

 Malentendu n°4 : « L'élève apprend en étant actif »… C'est Jules Ferry lui-même qui confia à Henri Marion, en 1888, le premiers cours de « science de l'éducation » à la Sorbonne (l'expression est alors au singulier car il convient, à ce moment-là, de « fonder en vérité » les principes des grandes lois laïques). Et, tout naturellement, Marion fit une leçon inaugurale qui commençait par cette formule : « Il n'y a qu'une méthode digne de ce nom et c'est la méthode active ». « Tout naturellement », ai-je écrit, dans la mesure où l'on voit mal un pédagogue - aussi partisan soit-il des pédagogies « traditionnelles » (et Marion n'en était pas un!) - faire l'éloge d'une « méthode passive ». Ainsi, pour Marion la « méthode active » a-t-elle un caractère d'évidence : celui qui ne sait pas appliquer une règle de grammaire ou un théorème de mathématiques ne les connait pas vraiment et c'est pourquoi le maître doit « faire agir » : « Voilà, explique-t-il, le précepte unique de l'enseignement, car il contient en germe tous les autres »... Mais « faire agir » reste encore une formule ambiguë tant l'action peut prendre de multiples formes. Et, très vite, l'Education Nouvelle va l'utiliser dans un sens particulier : être « actif » dans l'école, ce sera être en activité « comme dans la vie », dans la « vie active » justement. Ce sont donc des activités sociales en miniature (collectives si possible) qui vont apparaître comme le moyen, par excellence, de mettre en place les « méthodes actives » (l'expression passe au pluriel afin, sans doute, de bien couvrir tous les champs possibles des activités sociales importables à l'école : la correspondance et le journal scolaires, les « ateliers » de menuiserie ou de théâtre, les enquêtes de terrain et les expériences scientifiques...).

Or, quand on regarde ce qui se passe précisément alors dans les classes, on peut dire que les choses sont, pour le moins contrastées : certaines « activités », préparées et régulées par le maître, garantissent l'implication de chaque élève et permettent, pour chacun, le passage de l'empirie (le « tâtonnement expérimental » chez Freinet) à la compréhension et à la modélisation de connaissances transférables ; mais, dans d'autres cas, une division du travail se met en place dans le groupe entre concepteurs, exécutants et chômeurs, n'autorisant tout au plus que le perfectionnement de chacun dans des savoir-faire préalables. Or, quand on cherche à identifier ce qui garantit l'apprentissage dans les « méthodes actives », on est bien obligé d'admettre que ce n'est pas la présence d'une « activité de fabrication » plus ou moins réussie, mais bien celle d'une « opération mentale » suscitée par l'activité et qui permet au sujet de déstabiliser un système de représentations pour l'enrichir et le stabiliser à un niveau supérieur... opération mentale qui peut également intervenir pendant l'observation d'une expérience, l'écoute d'un cours ou la lecture d'un livre. L'activité qui fait apprendre et progresser, c'est celle qui se passe « dans la tête » de l'élève, quand un conflit sociocognitif lui permet de construire, avec les matériaux qui lui sont proposés ou qu'il découvre, un nouveau modèle d'intelligibilité, c'est-à-dire, en réalité, de nouveaux savoirs.

Principe n°4 : Rendre l'élève « actif » dans ses apprentissages est éminemment nécessaire, mais il s'agit d'une activité mentale qui n'est pas systématiquement corrélée avec une activité matérielle de fabrication. Certes, l’activité concrète demeure un excellent point de départ pour permettre l’opération mentale, mais à condition de bien l’identifier comme telle et, surtout, de mettre en place un dispositif pédagogique qui permet de dégager un modèle transférable afin de ne point en rester à un savoir-faire empirique.

Malentendu 5

Malentendu n°5 : « L’élève n’apprend qu’en collaborant avec les autres »… La « socialisation » est un maître mot dans l’Education Nouvelle et reste, aujourd’hui, un enjeu éducatif fondamental : la montée de l’individualisme social rend, en effet, éminemment nécessaire la découverte des exigences d’un collectif, de ses règles et de la manière ont elles constituent la condition de l’expression et du développement de chacun tout en permettant la poursuite du « bien commun ». Tous les pédagogues de l’Education Nouvelle font ainsi l’éloge de la collaboration et l’opposent à une vision étroitement concurrentielle de la réussite scolaire… Pourtant, à y regarder de près, ils ne s’inscrivent pas vraiment dans les mêmes perspectives : même si Ferrière et Freinet participent, en principe, au même « mouvement », le premier n’hésite pas à expliquer que la collaboration dans les « communautés d’enfants » permet la structuration d’une hiérarchie sociale efficace et facilite l’émergence des futurs chefs, tandis que le second – longtemps compagnon de route du Parti Communiste – fait de la promotion du collectif l’anticipation d’une société égalitaire. Makarenko – le plus cohérent des promoteurs de la formation par le groupe – propose lui d’y instaurer une rotation des tâches systématique afin d’éviter que nul ne s’enkyste dans une fonction ou un rôle et de former chacune et chacun à toutes les tâches. La « collaboration » peut donc signifier, selon les cas, ou bien la structuration d’une microsociété hiérarchisée anticipant « la division sociale du travail », ou bien l’organisation d’un mode de fonctionnement permettant de faire progresser chacun et chacun en lui proposant des expériences susceptibles de lui permettre des acquisitions nouvelles.

Principe n°5 : En matière éducative, l’organisation du groupe et le type de collaboration qui est promue entre les membres d’un groupe doit être au service des acquisitions et du progrès de chacun. Les règles de fonctionnement ne peuvent donc pas être assujetties à l’efficacité sociale productive du groupe, mais doivent permettre la progression de tous les membres.

Malentendu 6

 Malentendu n°6 : « L’éducation doit être démocratique »… Evidemment, s’il s’agit de souligner qu’elle doit avoir pour ambition de démocratiser l’accès aux savoirs fondamentaux, tout le monde est d’accord… au moins sur le principe ! Mais l’expression « éducation démocratique » est aussi utilisée, dans l’Education Nouvelle, pour désigner la démarche éducative elle-même : il faudrait, dit-on, « éduquer démocratiquement ». Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Pour certains – partisans de « l’autogestion pédagogique » - il s’agirait de mettre en œuvre une « démocratie en miniature » dans les institutions d’éducation afin que les enfants décident eux-mêmes démocratiquement de leur propre éducation. A ceux qui croient cela, il faut répondre clairement que leur projet est un leurre : un enfant, tant qu’il n’est pas éduqué, ne peut pas choisir librement ses apprentissages et la manière de les effectuer ; il a besoin que l’adulte décide pour lui de « ce à quoi il doit être éduqué » ainsi que de la façon de le faire : celui qui est déjà là, doit, comme le dit Hannah Arendt, assumer la responsabilité du monde ; il a un impérieux devoir d’antécédence à l’égard de celui qui arrive infiniment démuni, fragile et inachevé... Dans ces conditions, il vaut donc mieux parler d’ « éducation à la démocratie » plutôt que d’ « éducation démocratique » : l’éducation à la démocratie est celle qui se donne pour ambition d’accompagner l’élève vers sa responsabilité de citoyen en l’aidant à acquérir les modèles intellectuels qui lui permettront, une fois citoyen de droit, de comprendre et le monde dans lequel il vit et d’y jouer son rôle. Mais, contrairement à ce qu’affirment les partisans de la « pédagogie traditionnelle », cette formation intellectuelle ne saurait suffire : on ne peut passer spontanément et miraculeusement d’une situation d’assujettissement éducatif total à l’exercice de la liberté éclairée. C’est pourquoi, tout au long de son éducation, il faut offrir progressivement à l’enfant des occasions de décision et des espaces de liberté à sa portée, travailler avec lui sur sa capacité à s’exprimer dans des collectifs de manière autonome, indépendamment de toute pression, l’aider à former sa volonté et construire sa détermination à s’engager au service du bien commun pour pouvoir assumer et revendiquer progressivement la responsabilité de ses propres actes.

Principe n°6 : L’entrée dans le débat démocratique et la possibilité d’exercer sa responsabilité de citoyen supposent une formation qui accompagne le sujet en lui donnant, tout à la fois, les savoirs nécessaires pour comprendre le monde et les occasions de s’engager progressivement dans des collectifs en faisant des choix à sa mesure. C’est ainsi qu’un « petit d’homme » devient un « petit homme » et conquiert le pouvoir de « penser par lui-même », d’agir en connaissance de cause et de s’imputer la responsabilité de qu’il dit et fait.

Malentendu 7

 Malentendu n°7 : «L’enfant a droit à la liberté d’expression »… Voilà, sans aucun doute, un des principes les plus souvent rappelés par les pédagogues de l’Education Nouvelle ainsi que par les psychologues qui s’inscrivent dans leur lignée comme Bruno Bettelheim ou Françoise Dolto. Ils se positionnent ainsi clairement contre la « pédagogie des préalables » qui prétend toujours repousser l’expression de l’enfant « après »… une fois qu’il saura s’exprimer, maitrisera correctement le langage, saura juger de la pertinence et de l’impact de ses propos, disposera des savoirs suffisants pour les étayer, etc. Ces « préalables » autorisent, en effet, à récuser systématiquement toute expression de l’enfant en affirmant – sans jamais pouvoir être démenti – que toutes les conditions ne sont pas remplies pour qu’il puisse être pris au sérieux… Certes, les tenants du « droit de l’enfant à l’expression » prennent toujours la précaution de préciser que, si l’adulte a le devoir d’ « entendre » l’enfant, il n’a évidemment pas celui de « l’approuver ». C’est bien la moindre des choses, en effet, que la liberté d’expression de l’un ne soit pas un obstacle à celle de l’autre ! Mais, pour autant, les choses ne sont pas complètement clarifiées et un véritable clivage existe bien, au sein de l’Education Nouvelle, entre ceux qui veulent absolument favoriser l’expression spontanée de l’enfant et ceux qui considèrent que cette expression n’est véritablement libre que si, paradoxalement, elle est soutenue par les contraintes éducatives posées par l’adulte…

C’est Korczak – promoteur des droits de l’enfant et peu suspect de vouloir brider son expression – qui a, sans doute, affirmé avec le plus de clarté l’importance des « belles contraintes » capables de permettre l’expression de la liberté. Avec les enfants et adolescents particulièrement « difficiles » qu’il accueille dans son orphelinat, il impose le « sursis » à l’expression, à travers le dispositif de « la boite aux lettres » : « Ecris le moi et je te répondrai… Prends le temps d’y réfléchir et je prendrai le temps de te répondre… » Entre l’autoritarisme qui récuse la parole de l’enfant – au prétexte qu’elle n’est pas encore recevable – et le spontanéisme qui s’émerveille naïvement devant toute expression de l’enfant – jusqu’à encourager le caprice – Korczak propose de lier le droit à l’expression au devoir de l’éducation en inscrivant, à l’articulation de l’un et de l’autre, l’exigence. Il crée des situations où les contraintes de l’adulte permettent à l’expression de l’enfant de se dégager du pulsionnel, de la répétition des archétypes et du mimétisme stérile ; il crée des dispositifs qui permettent l’émergence de la pensée.

Principe n°7 : L’enfant construit son expression libre grâce aux contraintes fécondes que l’adulte lui impose. Ces contraintes ne doivent pas être une entrave à sa liberté, mais, bien au contraire, un moyen de permettre à l’enfant de prendre de la distance par rapport à une expression pulsionnelle stéréotypée, répétitive et où, malgré quelques fulgurances, il reste largement dans l’infantile. Les « belles contraintes » n’imposent donc pas à l’enfant de renoncer à s’exprimer mais, tout au contraire, dans la mesure où l’adulte met à sa disposition des ressources et exprime une attente bienveillante à son égard, lui permettent d’éprouver la satisfaction d’une expression ajustée à une liberté qui s’assume.

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Ainsi, l’Education Nouvelle est-elle traversée d’ambigüités… Ces dernières se manifestent – on vient de le voir - à travers les interprétations différentes, voire divergentes, de la plupart des formules qui en constituent la vulgate. En effet, cette mouvance pédagogique, qui se revendique de la tradition rousseauiste et se structure au début du XXème siècle, est loin d’être idéologiquement homogène. On y côtoie des libéraux, tels Ferrière, convaincus que la liberté accordée aux enfants favorise l’émergence d’une société construite sur la formule « the right man at the right place », et des hommes de gauche, comme Wallon, qui militent pour une « école unique » et la formation de tous au plus haut niveau. On y trouve de grandes figures du courant libertaire, comme Neill, pour lesquels toute entrave à la spontanéité de l’enfant compromet son développement, et des penseurs comme Maria Montessori qui se réclament d’une « pédagogie scientifique » et affirment que le rôle de l’éducateur est de structurer les expériences de l’enfant à partir d’un matériel pédagogique très élaboré. On y rencontre des partisans de la « méthode naturelle », comme Freinet, qui prônent la systématisation du « tâtonnement expérimental » dans des tâches mobilisatrices complexes et des défenseurs d’un enseignement individuel et progressif très encadré, comme Miss Parkhurst, l’auteur du fameux « Plan Dalton ».

Mais, plus fondamentalement encore, et au sein même de chacune de ces propositions, l’Education Nouvelle est un creuset où se dévoile, dans ses hésitations terminologiques et conceptuelles mêmes, l’enjeu essentiel de l’entreprise éducative. Qu’on regarde de près, par exemple, la notion d’ « intérêt de l’enfant » - que tout le monde met en avant - et l’on verra à quel point les choses sont problématiques : pour certains, en effet, « l’intérêt de l’enfant » est « ce qui l’intéresse », tandis que, pour d’autres, c’est « ce qui est dans son intérêt ». Et l’on avouera que les deux acceptions ne se recoupent pas aussi facilement que cela… surtout dès que l’on travaille avec des enfants qui n’ont pas trouvé leur panoplie de bon élève au pied de leur berceau et qui sont socialement éloignés de la culture scolaire ! Là, comme ailleurs, on est pris en tenaille entre une conception « endogène » de l’éducation – qui renvoie au développement d’un sujet qui s’engage librement dans ses apprentissages – et une conception « exogène » de la formation – qui renvoie à une intervention volontariste, tant en termes d’objectifs que de méthodes, sur un sujet dont on se veut responsable des acquisitions.

Or, la réussite de l’entreprise éducative se joue précisément dans la capacité à articuler dans le même temps (et non successivement) l’endogène et l’exogène : Il s’agit, pour reprendre les termes mêmes de Rousseau dans l’Emile de faire droit simultanément à deux exigences. D’une part, parce qu’on n’apprend bien que ce qu’on a appris soi-même, « qu’il (l’élève) ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu’il l’a compris lui-même ; qu’il n’apprenne pas la science, qu’il l’invente. Si vous substituez, dans son esprit, l’autorité à la raison, il ne raisonnera plus : il ne sera plus que le jouet de l’opinion des autres. ». Mais, d’autre part, et parce que la dissymétrie entre l’éducateur et l’éduqué est irréductible, « sans doute, il ne doit faire que ce qu’il veut, mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse ; il ne doit pas faire un pas que vous ne l’ayez prévu, il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu’il va dire ».

Il s’agit bien, en réalité, de mettre en tension deux exigences : l’exigence de transmission et celle d’appropriation. C’est l’adulte qui éduque et enseigne, mais c’est l’enfant qui grandit et apprend. L’enfant ne peut décider de ce qu’il doit apprendre – sinon, c’est qu’il serait déjà éduqué – mais il doit l’apprendre par lui-même – pour que cet apprentissage fasse de lui un sujet. Et l’Education Nouvelle, inaugurée, aux dires de tous ses partisans par Rousseau lui-même, n’est rien d’autre que le travail obstiné – et souvent très tâtonnant - d’inventivité méthodologique et institutionnelle pour dépasser par la pratique l’aporie théorique dans laquelle s’enferment les débats qui opposent autorité et liberté.

C’est de cette inventivité dont fait preuve Pestalozzi qui, dès 1799, élabore une « Méthode » pour « donner des mains à Rousseau » : il y articule expérience et connaissance en demandant au maître de veiller à ce que chaque geste de l’enfant soit porté par l’exigence de perfection. C’est cette inventivité qu’on trouve aussi bien chez Makarenko, le bolchévique, que chez Jean Bosco, le fondateur des Salésiens : « L’enfant est malade, soignez le milieu. Il ne veut pas apprendre, créez des situations où il soit obligé de le faire. » C’est cette inventivité qu’on voit à l’œuvre chez Maria Montessori ou Célestin Freinet, comme chez tous les acteurs de l’Éducation Nouvelle. Les uns et les autres tentent de mettre en œuvre la maxime de Jean-Jacques : « Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c’est de tout faire en ne faisant rien. » Entreprise infiniment risquée – et qui, par essence, prête le flanc aux critiques de tous les dogmatismes – mais seule voie possible pour une éducation à la démocratie qui ne renonce ni à la transmission d’un monde commun ni à la formation de la liberté.

Philippe Meirieu

Philippe Meirieu : L’Education Nouvelle : carrefour de malentendus… et creuset de la réflexion pédagogique d’aujourd’hui

Avant les vacances, une réflexion sur l’ « Education nouvelle », qui apparaît dès le début du 20ème siècle, se structure en 1921 au Congrès de Calais et fait encore parler d’elle aujourd’hui… par beaucoup de ceux qui ne la connaissent guère.

Un des nombreux paradoxes de l'Education Nouvelle tient au fait qu'elle est, très largement, demeurée marginale dans les pratiques tout en réussissant à imposer la plupart de ses « lieux communs » dans les discours éducatifs. Certes, son caractère marginal a été, et reste systématiquement revendiqué par ses promoteurs qui craignent que l'institutionnalisation de ses propositions leur ôte leur caractère « subversif », engendre leur dévoiement et, à terme, provoque leur dilution dans une « pédagogie traditionnelle ordinaire » tout juste « modernisée » pour créer l’illusion.

Mais, simultanément, et, tout en restant sur leur territoire propre, les partisans de l'Education Nouvelle ne cessent d'occuper le vaste terrain idéologique médiatique et d'y galoper dans tous les sens, au point, parfois, d'y apparaître comme hégémoniques. Ils parlent et écrivent à tout va, abondamment repris par les vulgarisateurs éducatifs de toutes sortes… des psychologues qui se targuent de pédagogie aux spécialistes de la rubrique « Modes de vie », aussi bien dans les magazines « grand public » que dans l’abondante littérature sur le « développement personnel ». Cette frénésie prosélyte en faveur de l'Education Nouvelle ne cesse, d'ailleurs, d'entretenir une confusion majeure : alors que la « pédagogie traditionnelle » de la « forme scolaire » (enseignements segmentés et cloisonnés, « leçons » magistrales suivies d'exercices d'application, notation et classements systématiques, etc.) semble complètement inamovible, les adversaires de l'Education Nouvelle ne cessent de dénoncer l'emprise des « réformateurs » et de leur attribuer la responsabilité de la baisse du niveau, du laxisme généralisé et de l'abandon de toute véritable exigence intellectuelle dans l'école.

Cette situation étrange ne facilite pas l'analyse un peu fine de la réalité des propositions de l'Education Nouvelle dans la mesure où les attaques qu'elle subit suscitent, en réaction, une solidarité de tous ses défenseurs autour de slogans emblématiques... au risque de gommer de nombreuses différences d'approche, voire d'occulter de véritables enjeux fondamentaux. Ainsi en a-t-il été de la promotion de la fameuse formule « l'élève au centre du système », génératrice de malentendus s'il en est : alors qu'elle est utilisée dans un rapport annexé à la loi d'orientation de 1989, préparée sous l’autorité de Lionel Jospin, pour souligner la nécessité de sortir d'une « démocratisation-massification » - pensée en termes de simple gestion de flux – afin d’aller vers une scolarité permettant, par une intervention pédagogique adaptée à chaque élève, la réussite du plus grand nombre, elle a été présentée - puis dénoncée - comme une manière d'écarter les savoirs de l'école et de s'agenouiller devant les caprices des enfants-rois… Ses promoteurs, alors, se sont sentis obligés de la défendre, s'appuyant sur ce qu'ils avaient voulu y mettre sans s'apercevoir que leurs contempteurs restaient délibérément rivés sur leur interprétation première. D'où ce sentiment de se trouver face à un dialogue de sourds où la polémique ne cesse d'enfler sans que nul, jamais, ne clarifie suffisamment les choses pour qu'on sache de quoi on parle vraiment et ce que signifie exactement les mots qu’on utilise.

Et l'on pourrait multiplier les exemples de ces malentendus dans lesquels nous sommes empêtrés et qui bloquent tout autant la réflexion pédagogique que le travail approfondi sur les pratiques. J'en évoquerai ici quelques-uns, parmi les plus fréquents, en montrant, chaque fois, tout l'intérêt qu'il y a à ne pas s'en tenir aux slogans habituels et à prendre ses distances avec la vulgate de l'Education Nouvelle... mais pour rester fidèle, justement, à la démarche de l'Education Nouvelle, en ce qu'elle a de plus radicalement fondateur ! Ce qui m'amènera à formuler quelques « principes » qui ne se veulent que des « outils-silex », comme disait Fernand Oury, pour distinguer, au cœur des discours éducatifs, quelques-uns des enjeux essentiels. Avant de montrer en quoi ces principes nous permettent de comprendre l’entreprise éducative dans sa tension fondatrice.

Malentendu 1

 Malentendu n°1 : « Un élève n'apprend que s'il est motivé »… Célestin Freinet, après tant d'autres, n'a cessé de le répéter : « On ne fait pas boire un cheval qui n'a pas soif ». Mais Freinet, pour autant, ne sous-estimait pas la différence entre un cheval et un élève. Il savait que tout cheval à qui l'on ne donne pas à boire finit toujours par avoir soif, tandis qu'il est fort rare qu'un élève privé de mathématiques vienne réclamer à ses éducateurs le théorème de Thalès ! C'est la raison pour laquelle Freinet insistait tant sur la nécessité de « donner soif à l'élève » et de ne pas se contenter d'un attentisme bienveillant (comme on peut le trouver, par exemple, dans certaines affirmations de Neil sur ses pratiques à Summerhill). Et, ainsi, Freinet lui-même pointe-t-il, mais sans toujours la formaliser suffisamment, la distinction fondamentale entre la « motivation » qui ne s'appuierait que sur des intérêts préexistants et la « mobilisation », que l'adulte s'efforce de susciter, par laquelle il permet l'émergence d'intérêts nouveaux et favorise l'engagement de l'élève dans des apprentissages pour lesquels il n'était pas spontanément motivé…

Principe n°1 : Subordonner les apprentissages à des motivations préexistantes, c'est entériner les inégalités et renoncer à faire découvrir aux élèves des savoirs mobilisateurs qui pourront être, pour eux, émancipateurs. « Faire émerger le désir d'apprendre », c'est organiser des rencontres susceptibles de mobiliser l'élève sur ce dont il ignorait, jusque là, tout à la fois l'existence et les satisfactions intellectuelles qu'il pourra en tirer... C'est lui ouvrir des possibles au lieu de l'enfermer dans « l'être-là ».

Malentendu 2

 Malentendu n°2 : « Chaque enfant apprend d’une manière qui lui est propre et cela nécessite la mise en place d’une "école sur mesure" »… Bien avant que les travaux de la psychologie différentielle n’insistent sur la singularité de chaque sujet en matière d’apprentissage, en mettant en avant les « styles cognitifs » ou les « stratégies d’apprentissage », les pédagogues de l’Education Nouvelle avaient plaidé pour l’instauration, selon la formule de Claparède, d’une « école sur mesure ». Comment tolérer, en effet, que l’on impose à chacune et à chacun le même « prêt à porter » scolaire, tant en matière de contenus que de rythmes et de méthodes ? Pourquoi instituer une norme arbitraire, qui, par définition, ne satisfera personne ? C’est pourquoi faut prendre chaque enfant « comme il est », « là où il est », non pas, bien évidemment, pour le laisser tel qu’il est, mais pour l’aider à progresser en s’appuyant sur ses ressources et en tenant compte de ses spécificités… Quand on a dit cela, cependant, on n’a pas encore vraiment tranché sur un point décisif. On peut, en effet, concevoir « l’école sur mesure » selon un modèle strictement adéquationniste, basé sur un diagnostic préalable qui s’efforce de connaître parfaitement, en amont de toute intervention éducative, le niveau et les besoins de l’élève afin de lui imposer un parcours strictement individualisé. Ou bien, on peut proposer à l’élève une palette de propositions dans le cadre d’une « pédagogie différenciée » et l’aider à se saisir des objectifs et méthodes qui lui permettent, tout à la fois, d’enrichir sa panoplie méthodologique et de se mobiliser sur des connaissances nouvelles. Dans le premier cas, on est dans le paradigme pharmaceutico-médical de l’individualisation, conçu sur le modèle behavioriste de « l’homme-machine » ; dans le second, on est dans un paradigme systémique où la connaissance des sujets ne précède pas nécessairement les propositions qu’on leur fait mais est en interaction permanente avec elles : car c’est aussi la manière dont un sujet s’empare d’une méthode ou se mobilise sur un savoir qui permet de le connaître… et c’est cette connaissance qui nourrit de nouvelles propositions et suscite l’inventivité pédagogique.

Principe n°2 : Si chaque élève s’approprie des savoirs de manière singulière, il n’en est pas, pour autant, enfermé dans des méthodes définitives ni dans une progression strictement linéaire : la véritable « école sur mesure » n’est pas celle de la systématisation du couple « tests / exercices » (ou diagnostic / remédiation), c’est celle qui s’appuie sur la variété des propositions, la diversification des ressources, les interactions entre pairs et avec l’environnement et où chacune et chacun apprend progressivement à piloter ses apprentissages dans une démarche de découverte / régulation.

Malentendu 3

 Malentendu n° 3 : « L'élève apprend ce qui fait sens pour lui »… L'inflation de l'utilisation du mot « sens » dans les discours éducatifs doit évidemment nous alerter sur son ambigüité. Qu'est ce qui « fait sens » pour un élève ? Tout naturellement, et en raison même des origines de l'Education Nouvelle - l'enseignement primaire dans une société rurale - le sens a d'abord été identifié à « l'utile ». Ce qui faisait sens, c'est ce dont on pouvait « se servir » dans la vie quotidienne. A Abbotsholme - la première new school créée par le pasteur Cecil Reddie dans les environs de Londres à la fin du XIXème siècle -, les enfants n'apprennent les mathématiques et les sciences naturelles que pour participer à la gestion de la ferme, ils n'apprennent la langue que pour pouvoir comprendre les modes d'emploi des ustensiles agricoles, lire la gazette locale, tenir leur journal de bord, écrire aux clients et aux fournisseurs... Une façon, bien sûr, de finaliser les apprentissages scolaires en les assujettissant à l'usage immédiat qu’ils peuvent en faire. Mais une manière aussi de les appauvrir considérablement en les cantonnant dans le domaine du fonctionnel et à un niveau taxonomique strictement déterminé par les besoins de l'environnement. C'est pourquoi il faut aller regarder chez Tolstoï ou chez Tagore et (re)découvrir avec eux à quel point le « sens » relève aussi du symbolique : ce qui fait sens pour l'élève, ce n'est pas seulement la valeur d'usage des savoirs, c'est la manière dont ils parlent à son intériorité, résonnent avec ses préoccupations anthropologiques fondamentales, lui permettent, à travers la découverte des œuvres culturelles, de donner forme à ce qui l'habite. Ce qui fait sens, c'est ce qui relie ce que chacun a de plus intime avec ce qui est le plus universel, ce qui permet de sortir de la solitude et de mettre en récit son chaos psychique pour ne pas être manipulé par ses pulsions archaïques.

Principe n°3 : L'engagement d'un sujet dans des savoirs n'est pas seulement lié à l'utilisation concrète qu'il pourra faire de ceux-ci pour résoudre les problèmes matériels qui se posent à lui dans sa vie quotidienne. Cet engagement est aussi fondamentalement lié à la manière donc l'éducateur est capable, à tous les niveaux taxonomiques, de relier les savoirs qu'il enseigne à une culture, à une histoire, à la manière dont ils ont été élaborés par les humains et dont ils contribuent encore aujourd'hui à parler aux « petits d'hommes » de leur émancipation.

Malentendu 4

 Malentendu n°4 : « L'élève apprend en étant actif »… C'est Jules Ferry lui-même qui confia à Henri Marion, en 1888, le premiers cours de « science de l'éducation » à la Sorbonne (l'expression est alors au singulier car il convient, à ce moment-là, de « fonder en vérité » les principes des grandes lois laïques). Et, tout naturellement, Marion fit une leçon inaugurale qui commençait par cette formule : « Il n'y a qu'une méthode digne de ce nom et c'est la méthode active ». « Tout naturellement », ai-je écrit, dans la mesure où l'on voit mal un pédagogue - aussi partisan soit-il des pédagogies « traditionnelles » (et Marion n'en était pas un!) - faire l'éloge d'une « méthode passive ». Ainsi, pour Marion la « méthode active » a-t-elle un caractère d'évidence : celui qui ne sait pas appliquer une règle de grammaire ou un théorème de mathématiques ne les connait pas vraiment et c'est pourquoi le maître doit « faire agir » : « Voilà, explique-t-il, le précepte unique de l'enseignement, car il contient en germe tous les autres »... Mais « faire agir » reste encore une formule ambiguë tant l'action peut prendre de multiples formes. Et, très vite, l'Education Nouvelle va l'utiliser dans un sens particulier : être « actif » dans l'école, ce sera être en activité « comme dans la vie », dans la « vie active » justement. Ce sont donc des activités sociales en miniature (collectives si possible) qui vont apparaître comme le moyen, par excellence, de mettre en place les « méthodes actives » (l'expression passe au pluriel afin, sans doute, de bien couvrir tous les champs possibles des activités sociales importables à l'école : la correspondance et le journal scolaires, les « ateliers » de menuiserie ou de théâtre, les enquêtes de terrain et les expériences scientifiques...).

Or, quand on regarde ce qui se passe précisément alors dans les classes, on peut dire que les choses sont, pour le moins contrastées : certaines « activités », préparées et régulées par le maître, garantissent l'implication de chaque élève et permettent, pour chacun, le passage de l'empirie (le « tâtonnement expérimental » chez Freinet) à la compréhension et à la modélisation de connaissances transférables ; mais, dans d'autres cas, une division du travail se met en place dans le groupe entre concepteurs, exécutants et chômeurs, n'autorisant tout au plus que le perfectionnement de chacun dans des savoir-faire préalables. Or, quand on cherche à identifier ce qui garantit l'apprentissage dans les « méthodes actives », on est bien obligé d'admettre que ce n'est pas la présence d'une « activité de fabrication » plus ou moins réussie, mais bien celle d'une « opération mentale » suscitée par l'activité et qui permet au sujet de déstabiliser un système de représentations pour l'enrichir et le stabiliser à un niveau supérieur... opération mentale qui peut également intervenir pendant l'observation d'une expérience, l'écoute d'un cours ou la lecture d'un livre. L'activité qui fait apprendre et progresser, c'est celle qui se passe « dans la tête » de l'élève, quand un conflit sociocognitif lui permet de construire, avec les matériaux qui lui sont proposés ou qu'il découvre, un nouveau modèle d'intelligibilité, c'est-à-dire, en réalité, de nouveaux savoirs.

Principe n°4 : Rendre l'élève « actif » dans ses apprentissages est éminemment nécessaire, mais il s'agit d'une activité mentale qui n'est pas systématiquement corrélée avec une activité matérielle de fabrication. Certes, l’activité concrète demeure un excellent point de départ pour permettre l’opération mentale, mais à condition de bien l’identifier comme telle et, surtout, de mettre en place un dispositif pédagogique qui permet de dégager un modèle transférable afin de ne point en rester à un savoir-faire empirique.

Malentendu 5

Malentendu n°5 : « L’élève n’apprend qu’en collaborant avec les autres »… La « socialisation » est un maître mot dans l’Education Nouvelle et reste, aujourd’hui, un enjeu éducatif fondamental : la montée de l’individualisme social rend, en effet, éminemment nécessaire la découverte des exigences d’un collectif, de ses règles et de la manière ont elles constituent la condition de l’expression et du développement de chacun tout en permettant la poursuite du « bien commun ». Tous les pédagogues de l’Education Nouvelle font ainsi l’éloge de la collaboration et l’opposent à une vision étroitement concurrentielle de la réussite scolaire… Pourtant, à y regarder de près, ils ne s’inscrivent pas vraiment dans les mêmes perspectives : même si Ferrière et Freinet participent, en principe, au même « mouvement », le premier n’hésite pas à expliquer que la collaboration dans les « communautés d’enfants » permet la structuration d’une hiérarchie sociale efficace et facilite l’émergence des futurs chefs, tandis que le second – longtemps compagnon de route du Parti Communiste – fait de la promotion du collectif l’anticipation d’une société égalitaire. Makarenko – le plus cohérent des promoteurs de la formation par le groupe – propose lui d’y instaurer une rotation des tâches systématique afin d’éviter que nul ne s’enkyste dans une fonction ou un rôle et de former chacune et chacun à toutes les tâches. La « collaboration » peut donc signifier, selon les cas, ou bien la structuration d’une microsociété hiérarchisée anticipant « la division sociale du travail », ou bien l’organisation d’un mode de fonctionnement permettant de faire progresser chacun et chacun en lui proposant des expériences susceptibles de lui permettre des acquisitions nouvelles.

Principe n°5 : En matière éducative, l’organisation du groupe et le type de collaboration qui est promue entre les membres d’un groupe doit être au service des acquisitions et du progrès de chacun. Les règles de fonctionnement ne peuvent donc pas être assujetties à l’efficacité sociale productive du groupe, mais doivent permettre la progression de tous les membres.

Malentendu 6

 Malentendu n°6 : « L’éducation doit être démocratique »… Evidemment, s’il s’agit de souligner qu’elle doit avoir pour ambition de démocratiser l’accès aux savoirs fondamentaux, tout le monde est d’accord… au moins sur le principe ! Mais l’expression « éducation démocratique » est aussi utilisée, dans l’Education Nouvelle, pour désigner la démarche éducative elle-même : il faudrait, dit-on, « éduquer démocratiquement ». Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Pour certains – partisans de « l’autogestion pédagogique » - il s’agirait de mettre en œuvre une « démocratie en miniature » dans les institutions d’éducation afin que les enfants décident eux-mêmes démocratiquement de leur propre éducation. A ceux qui croient cela, il faut répondre clairement que leur projet est un leurre : un enfant, tant qu’il n’est pas éduqué, ne peut pas choisir librement ses apprentissages et la manière de les effectuer ; il a besoin que l’adulte décide pour lui de « ce à quoi il doit être éduqué » ainsi que de la façon de le faire : celui qui est déjà là, doit, comme le dit Hannah Arendt, assumer la responsabilité du monde ; il a un impérieux devoir d’antécédence à l’égard de celui qui arrive infiniment démuni, fragile et inachevé... Dans ces conditions, il vaut donc mieux parler d’ « éducation à la démocratie » plutôt que d’ « éducation démocratique » : l’éducation à la démocratie est celle qui se donne pour ambition d’accompagner l’élève vers sa responsabilité de citoyen en l’aidant à acquérir les modèles intellectuels qui lui permettront, une fois citoyen de droit, de comprendre et le monde dans lequel il vit et d’y jouer son rôle. Mais, contrairement à ce qu’affirment les partisans de la « pédagogie traditionnelle », cette formation intellectuelle ne saurait suffire : on ne peut passer spontanément et miraculeusement d’une situation d’assujettissement éducatif total à l’exercice de la liberté éclairée. C’est pourquoi, tout au long de son éducation, il faut offrir progressivement à l’enfant des occasions de décision et des espaces de liberté à sa portée, travailler avec lui sur sa capacité à s’exprimer dans des collectifs de manière autonome, indépendamment de toute pression, l’aider à former sa volonté et construire sa détermination à s’engager au service du bien commun pour pouvoir assumer et revendiquer progressivement la responsabilité de ses propres actes.

Principe n°6 : L’entrée dans le débat démocratique et la possibilité d’exercer sa responsabilité de citoyen supposent une formation qui accompagne le sujet en lui donnant, tout à la fois, les savoirs nécessaires pour comprendre le monde et les occasions de s’engager progressivement dans des collectifs en faisant des choix à sa mesure. C’est ainsi qu’un « petit d’homme » devient un « petit homme » et conquiert le pouvoir de « penser par lui-même », d’agir en connaissance de cause et de s’imputer la responsabilité de qu’il dit et fait.

Malentendu 7

 Malentendu n°7 : «L’enfant a droit à la liberté d’expression »… Voilà, sans aucun doute, un des principes les plus souvent rappelés par les pédagogues de l’Education Nouvelle ainsi que par les psychologues qui s’inscrivent dans leur lignée comme Bruno Bettelheim ou Françoise Dolto. Ils se positionnent ainsi clairement contre la « pédagogie des préalables » qui prétend toujours repousser l’expression de l’enfant « après »… une fois qu’il saura s’exprimer, maitrisera correctement le langage, saura juger de la pertinence et de l’impact de ses propos, disposera des savoirs suffisants pour les étayer, etc. Ces « préalables » autorisent, en effet, à récuser systématiquement toute expression de l’enfant en affirmant – sans jamais pouvoir être démenti – que toutes les conditions ne sont pas remplies pour qu’il puisse être pris au sérieux… Certes, les tenants du « droit de l’enfant à l’expression » prennent toujours la précaution de préciser que, si l’adulte a le devoir d’ « entendre » l’enfant, il n’a évidemment pas celui de « l’approuver ». C’est bien la moindre des choses, en effet, que la liberté d’expression de l’un ne soit pas un obstacle à celle de l’autre ! Mais, pour autant, les choses ne sont pas complètement clarifiées et un véritable clivage existe bien, au sein de l’Education Nouvelle, entre ceux qui veulent absolument favoriser l’expression spontanée de l’enfant et ceux qui considèrent que cette expression n’est véritablement libre que si, paradoxalement, elle est soutenue par les contraintes éducatives posées par l’adulte…

C’est Korczak – promoteur des droits de l’enfant et peu suspect de vouloir brider son expression – qui a, sans doute, affirmé avec le plus de clarté l’importance des « belles contraintes » capables de permettre l’expression de la liberté. Avec les enfants et adolescents particulièrement « difficiles » qu’il accueille dans son orphelinat, il impose le « sursis » à l’expression, à travers le dispositif de « la boite aux lettres » : « Ecris le moi et je te répondrai… Prends le temps d’y réfléchir et je prendrai le temps de te répondre… » Entre l’autoritarisme qui récuse la parole de l’enfant – au prétexte qu’elle n’est pas encore recevable – et le spontanéisme qui s’émerveille naïvement devant toute expression de l’enfant – jusqu’à encourager le caprice – Korczak propose de lier le droit à l’expression au devoir de l’éducation en inscrivant, à l’articulation de l’un et de l’autre, l’exigence. Il crée des situations où les contraintes de l’adulte permettent à l’expression de l’enfant de se dégager du pulsionnel, de la répétition des archétypes et du mimétisme stérile ; il crée des dispositifs qui permettent l’émergence de la pensée.

Principe n°7 : L’enfant construit son expression libre grâce aux contraintes fécondes que l’adulte lui impose. Ces contraintes ne doivent pas être une entrave à sa liberté, mais, bien au contraire, un moyen de permettre à l’enfant de prendre de la distance par rapport à une expression pulsionnelle stéréotypée, répétitive et où, malgré quelques fulgurances, il reste largement dans l’infantile. Les « belles contraintes » n’imposent donc pas à l’enfant de renoncer à s’exprimer mais, tout au contraire, dans la mesure où l’adulte met à sa disposition des ressources et exprime une attente bienveillante à son égard, lui permettent d’éprouver la satisfaction d’une expression ajustée à une liberté qui s’assume.

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Ainsi, l’Education Nouvelle est-elle traversée d’ambigüités… Ces dernières se manifestent – on vient de le voir - à travers les interprétations différentes, voire divergentes, de la plupart des formules qui en constituent la vulgate. En effet, cette mouvance pédagogique, qui se revendique de la tradition rousseauiste et se structure au début du XXème siècle, est loin d’être idéologiquement homogène. On y côtoie des libéraux, tels Ferrière, convaincus que la liberté accordée aux enfants favorise l’émergence d’une société construite sur la formule « the right man at the right place », et des hommes de gauche, comme Wallon, qui militent pour une « école unique » et la formation de tous au plus haut niveau. On y trouve de grandes figures du courant libertaire, comme Neill, pour lesquels toute entrave à la spontanéité de l’enfant compromet son développement, et des penseurs comme Maria Montessori qui se réclament d’une « pédagogie scientifique » et affirment que le rôle de l’éducateur est de structurer les expériences de l’enfant à partir d’un matériel pédagogique très élaboré. On y rencontre des partisans de la « méthode naturelle », comme Freinet, qui prônent la systématisation du « tâtonnement expérimental » dans des tâches mobilisatrices complexes et des défenseurs d’un enseignement individuel et progressif très encadré, comme Miss Parkhurst, l’auteur du fameux « Plan Dalton ».

Mais, plus fondamentalement encore, et au sein même de chacune de ces propositions, l’Education Nouvelle est un creuset où se dévoile, dans ses hésitations terminologiques et conceptuelles mêmes, l’enjeu essentiel de l’entreprise éducative. Qu’on regarde de près, par exemple, la notion d’ « intérêt de l’enfant » - que tout le monde met en avant - et l’on verra à quel point les choses sont problématiques : pour certains, en effet, « l’intérêt de l’enfant » est « ce qui l’intéresse », tandis que, pour d’autres, c’est « ce qui est dans son intérêt ». Et l’on avouera que les deux acceptions ne se recoupent pas aussi facilement que cela… surtout dès que l’on travaille avec des enfants qui n’ont pas trouvé leur panoplie de bon élève au pied de leur berceau et qui sont socialement éloignés de la culture scolaire ! Là, comme ailleurs, on est pris en tenaille entre une conception « endogène » de l’éducation – qui renvoie au développement d’un sujet qui s’engage librement dans ses apprentissages – et une conception « exogène » de la formation – qui renvoie à une intervention volontariste, tant en termes d’objectifs que de méthodes, sur un sujet dont on se veut responsable des acquisitions.

Or, la réussite de l’entreprise éducative se joue précisément dans la capacité à articuler dans le même temps (et non successivement) l’endogène et l’exogène : Il s’agit, pour reprendre les termes mêmes de Rousseau dans l’Emile de faire droit simultanément à deux exigences. D’une part, parce qu’on n’apprend bien que ce qu’on a appris soi-même, « qu’il (l’élève) ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu’il l’a compris lui-même ; qu’il n’apprenne pas la science, qu’il l’invente. Si vous substituez, dans son esprit, l’autorité à la raison, il ne raisonnera plus : il ne sera plus que le jouet de l’opinion des autres. ». Mais, d’autre part, et parce que la dissymétrie entre l’éducateur et l’éduqué est irréductible, « sans doute, il ne doit faire que ce qu’il veut, mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse ; il ne doit pas faire un pas que vous ne l’ayez prévu, il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu’il va dire ».

Il s’agit bien, en réalité, de mettre en tension deux exigences : l’exigence de transmission et celle d’appropriation. C’est l’adulte qui éduque et enseigne, mais c’est l’enfant qui grandit et apprend. L’enfant ne peut décider de ce qu’il doit apprendre – sinon, c’est qu’il serait déjà éduqué – mais il doit l’apprendre par lui-même – pour que cet apprentissage fasse de lui un sujet. Et l’Education Nouvelle, inaugurée, aux dires de tous ses partisans par Rousseau lui-même, n’est rien d’autre que le travail obstiné – et souvent très tâtonnant - d’inventivité méthodologique et institutionnelle pour dépasser par la pratique l’aporie théorique dans laquelle s’enferment les débats qui opposent autorité et liberté.

C’est de cette inventivité dont fait preuve Pestalozzi qui, dès 1799, élabore une « Méthode » pour « donner des mains à Rousseau » : il y articule expérience et connaissance en demandant au maître de veiller à ce que chaque geste de l’enfant soit porté par l’exigence de perfection. C’est cette inventivité qu’on trouve aussi bien chez Makarenko, le bolchévique, que chez Jean Bosco, le fondateur des Salésiens : « L’enfant est malade, soignez le milieu. Il ne veut pas apprendre, créez des situations où il soit obligé de le faire. » C’est cette inventivité qu’on voit à l’œuvre chez Maria Montessori ou Célestin Freinet, comme chez tous les acteurs de l’Éducation Nouvelle. Les uns et les autres tentent de mettre en œuvre la maxime de Jean-Jacques : « Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c’est de tout faire en ne faisant rien. » Entreprise infiniment risquée – et qui, par essence, prête le flanc aux critiques de tous les dogmatismes – mais seule voie possible pour une éducation à la démocratie qui ne renonce ni à la transmission d’un monde commun ni à la formation de la liberté.

Philippe Meirieu

Philippe Meirieu : L’Education Nouvelle : carrefour de malentendus… et creuset de la réflexion pédagogique d’aujourd’hui

Avant les vacances, une réflexion sur l’ « Education nouvelle », qui apparaît dès le début du 20ème siècle, se structure en 1921 au Congrès de Calais et fait encore parler d’elle aujourd’hui… par beaucoup de ceux qui ne la connaissent guère.

Un des nombreux paradoxes de l'Education Nouvelle tient au fait qu'elle est, très largement, demeurée marginale dans les pratiques tout en réussissant à imposer la plupart de ses « lieux communs » dans les discours éducatifs. Certes, son caractère marginal a été, et reste systématiquement revendiqué par ses promoteurs qui craignent que l'institutionnalisation de ses propositions leur ôte leur caractère « subversif », engendre leur dévoiement et, à terme, provoque leur dilution dans une « pédagogie traditionnelle ordinaire » tout juste « modernisée » pour créer l’illusion.

Mais, simultanément, et, tout en restant sur leur territoire propre, les partisans de l'Education Nouvelle ne cessent d'occuper le vaste terrain idéologique médiatique et d'y galoper dans tous les sens, au point, parfois, d'y apparaître comme hégémoniques. Ils parlent et écrivent à tout va, abondamment repris par les vulgarisateurs éducatifs de toutes sortes… des psychologues qui se targuent de pédagogie aux spécialistes de la rubrique « Modes de vie », aussi bien dans les magazines « grand public » que dans l’abondante littérature sur le « développement personnel ». Cette frénésie prosélyte en faveur de l'Education Nouvelle ne cesse, d'ailleurs, d'entretenir une confusion majeure : alors que la « pédagogie traditionnelle » de la « forme scolaire » (enseignements segmentés et cloisonnés, « leçons » magistrales suivies d'exercices d'application, notation et classements systématiques, etc.) semble complètement inamovible, les adversaires de l'Education Nouvelle ne cessent de dénoncer l'emprise des « réformateurs » et de leur attribuer la responsabilité de la baisse du niveau, du laxisme généralisé et de l'abandon de toute véritable exigence intellectuelle dans l'école.

Cette situation étrange ne facilite pas l'analyse un peu fine de la réalité des propositions de l'Education Nouvelle dans la mesure où les attaques qu'elle subit suscitent, en réaction, une solidarité de tous ses défenseurs autour de slogans emblématiques... au risque de gommer de nombreuses différences d'approche, voire d'occulter de véritables enjeux fondamentaux. Ainsi en a-t-il été de la promotion de la fameuse formule « l'élève au centre du système », génératrice de malentendus s'il en est : alors qu'elle est utilisée dans un rapport annexé à la loi d'orientation de 1989, préparée sous l’autorité de Lionel Jospin, pour souligner la nécessité de sortir d'une « démocratisation-massification » - pensée en termes de simple gestion de flux – afin d’aller vers une scolarité permettant, par une intervention pédagogique adaptée à chaque élève, la réussite du plus grand nombre, elle a été présentée - puis dénoncée - comme une manière d'écarter les savoirs de l'école et de s'agenouiller devant les caprices des enfants-rois… Ses promoteurs, alors, se sont sentis obligés de la défendre, s'appuyant sur ce qu'ils avaient voulu y mettre sans s'apercevoir que leurs contempteurs restaient délibérément rivés sur leur interprétation première. D'où ce sentiment de se trouver face à un dialogue de sourds où la polémique ne cesse d'enfler sans que nul, jamais, ne clarifie suffisamment les choses pour qu'on sache de quoi on parle vraiment et ce que signifie exactement les mots qu’on utilise.

Et l'on pourrait multiplier les exemples de ces malentendus dans lesquels nous sommes empêtrés et qui bloquent tout autant la réflexion pédagogique que le travail approfondi sur les pratiques. J'en évoquerai ici quelques-uns, parmi les plus fréquents, en montrant, chaque fois, tout l'intérêt qu'il y a à ne pas s'en tenir aux slogans habituels et à prendre ses distances avec la vulgate de l'Education Nouvelle... mais pour rester fidèle, justement, à la démarche de l'Education Nouvelle, en ce qu'elle a de plus radicalement fondateur ! Ce qui m'amènera à formuler quelques « principes » qui ne se veulent que des « outils-silex », comme disait Fernand Oury, pour distinguer, au cœur des discours éducatifs, quelques-uns des enjeux essentiels. Avant de montrer en quoi ces principes nous permettent de comprendre l’entreprise éducative dans sa tension fondatrice.

Malentendu 1

 Malentendu n°1 : « Un élève n'apprend que s'il est motivé »… Célestin Freinet, après tant d'autres, n'a cessé de le répéter : « On ne fait pas boire un cheval qui n'a pas soif ». Mais Freinet, pour autant, ne sous-estimait pas la différence entre un cheval et un élève. Il savait que tout cheval à qui l'on ne donne pas à boire finit toujours par avoir soif, tandis qu'il est fort rare qu'un élève privé de mathématiques vienne réclamer à ses éducateurs le théorème de Thalès ! C'est la raison pour laquelle Freinet insistait tant sur la nécessité de « donner soif à l'élève » et de ne pas se contenter d'un attentisme bienveillant (comme on peut le trouver, par exemple, dans certaines affirmations de Neil sur ses pratiques à Summerhill). Et, ainsi, Freinet lui-même pointe-t-il, mais sans toujours la formaliser suffisamment, la distinction fondamentale entre la « motivation » qui ne s'appuierait que sur des intérêts préexistants et la « mobilisation », que l'adulte s'efforce de susciter, par laquelle il permet l'émergence d'intérêts nouveaux et favorise l'engagement de l'élève dans des apprentissages pour lesquels il n'était pas spontanément motivé…

Principe n°1 : Subordonner les apprentissages à des motivations préexistantes, c'est entériner les inégalités et renoncer à faire découvrir aux élèves des savoirs mobilisateurs qui pourront être, pour eux, émancipateurs. « Faire émerger le désir d'apprendre », c'est organiser des rencontres susceptibles de mobiliser l'élève sur ce dont il ignorait, jusque là, tout à la fois l'existence et les satisfactions intellectuelles qu'il pourra en tirer... C'est lui ouvrir des possibles au lieu de l'enfermer dans « l'être-là ».

Malentendu 2

 Malentendu n°2 : « Chaque enfant apprend d’une manière qui lui est propre et cela nécessite la mise en place d’une "école sur mesure" »… Bien avant que les travaux de la psychologie différentielle n’insistent sur la singularité de chaque sujet en matière d’apprentissage, en mettant en avant les « styles cognitifs » ou les « stratégies d’apprentissage », les pédagogues de l’Education Nouvelle avaient plaidé pour l’instauration, selon la formule de Claparède, d’une « école sur mesure ». Comment tolérer, en effet, que l’on impose à chacune et à chacun le même « prêt à porter » scolaire, tant en matière de contenus que de rythmes et de méthodes ? Pourquoi instituer une norme arbitraire, qui, par définition, ne satisfera personne ? C’est pourquoi faut prendre chaque enfant « comme il est », « là où il est », non pas, bien évidemment, pour le laisser tel qu’il est, mais pour l’aider à progresser en s’appuyant sur ses ressources et en tenant compte de ses spécificités… Quand on a dit cela, cependant, on n’a pas encore vraiment tranché sur un point décisif. On peut, en effet, concevoir « l’école sur mesure » selon un modèle strictement adéquationniste, basé sur un diagnostic préalable qui s’efforce de connaître parfaitement, en amont de toute intervention éducative, le niveau et les besoins de l’élève afin de lui imposer un parcours strictement individualisé. Ou bien, on peut proposer à l’élève une palette de propositions dans le cadre d’une « pédagogie différenciée » et l’aider à se saisir des objectifs et méthodes qui lui permettent, tout à la fois, d’enrichir sa panoplie méthodologique et de se mobiliser sur des connaissances nouvelles. Dans le premier cas, on est dans le paradigme pharmaceutico-médical de l’individualisation, conçu sur le modèle behavioriste de « l’homme-machine » ; dans le second, on est dans un paradigme systémique où la connaissance des sujets ne précède pas nécessairement les propositions qu’on leur fait mais est en interaction permanente avec elles : car c’est aussi la manière dont un sujet s’empare d’une méthode ou se mobilise sur un savoir qui permet de le connaître… et c’est cette connaissance qui nourrit de nouvelles propositions et suscite l’inventivité pédagogique.

Principe n°2 : Si chaque élève s’approprie des savoirs de manière singulière, il n’en est pas, pour autant, enfermé dans des méthodes définitives ni dans une progression strictement linéaire : la véritable « école sur mesure » n’est pas celle de la systématisation du couple « tests / exercices » (ou diagnostic / remédiation), c’est celle qui s’appuie sur la variété des propositions, la diversification des ressources, les interactions entre pairs et avec l’environnement et où chacune et chacun apprend progressivement à piloter ses apprentissages dans une démarche de découverte / régulation.

Malentendu 3

 Malentendu n° 3 : « L'élève apprend ce qui fait sens pour lui »… L'inflation de l'utilisation du mot « sens » dans les discours éducatifs doit évidemment nous alerter sur son ambigüité. Qu'est ce qui « fait sens » pour un élève ? Tout naturellement, et en raison même des origines de l'Education Nouvelle - l'enseignement primaire dans une société rurale - le sens a d'abord été identifié à « l'utile ». Ce qui faisait sens, c'est ce dont on pouvait « se servir » dans la vie quotidienne. A Abbotsholme - la première new school créée par le pasteur Cecil Reddie dans les environs de Londres à la fin du XIXème siècle -, les enfants n'apprennent les mathématiques et les sciences naturelles que pour participer à la gestion de la ferme, ils n'apprennent la langue que pour pouvoir comprendre les modes d'emploi des ustensiles agricoles, lire la gazette locale, tenir leur journal de bord, écrire aux clients et aux fournisseurs... Une façon, bien sûr, de finaliser les apprentissages scolaires en les assujettissant à l'usage immédiat qu’ils peuvent en faire. Mais une manière aussi de les appauvrir considérablement en les cantonnant dans le domaine du fonctionnel et à un niveau taxonomique strictement déterminé par les besoins de l'environnement. C'est pourquoi il faut aller regarder chez Tolstoï ou chez Tagore et (re)découvrir avec eux à quel point le « sens » relève aussi du symbolique : ce qui fait sens pour l'élève, ce n'est pas seulement la valeur d'usage des savoirs, c'est la manière dont ils parlent à son intériorité, résonnent avec ses préoccupations anthropologiques fondamentales, lui permettent, à travers la découverte des œuvres culturelles, de donner forme à ce qui l'habite. Ce qui fait sens, c'est ce qui relie ce que chacun a de plus intime avec ce qui est le plus universel, ce qui permet de sortir de la solitude et de mettre en récit son chaos psychique pour ne pas être manipulé par ses pulsions archaïques.

Principe n°3 : L'engagement d'un sujet dans des savoirs n'est pas seulement lié à l'utilisation concrète qu'il pourra faire de ceux-ci pour résoudre les problèmes matériels qui se posent à lui dans sa vie quotidienne. Cet engagement est aussi fondamentalement lié à la manière donc l'éducateur est capable, à tous les niveaux taxonomiques, de relier les savoirs qu'il enseigne à une culture, à une histoire, à la manière dont ils ont été élaborés par les humains et dont ils contribuent encore aujourd'hui à parler aux « petits d'hommes » de leur émancipation.

Malentendu 4

 Malentendu n°4 : « L'élève apprend en étant actif »… C'est Jules Ferry lui-même qui confia à Henri Marion, en 1888, le premiers cours de « science de l'éducation » à la Sorbonne (l'expression est alors au singulier car il convient, à ce moment-là, de « fonder en vérité » les principes des grandes lois laïques). Et, tout naturellement, Marion fit une leçon inaugurale qui commençait par cette formule : « Il n'y a qu'une méthode digne de ce nom et c'est la méthode active ». « Tout naturellement », ai-je écrit, dans la mesure où l'on voit mal un pédagogue - aussi partisan soit-il des pédagogies « traditionnelles » (et Marion n'en était pas un!) - faire l'éloge d'une « méthode passive ». Ainsi, pour Marion la « méthode active » a-t-elle un caractère d'évidence : celui qui ne sait pas appliquer une règle de grammaire ou un théorème de mathématiques ne les connait pas vraiment et c'est pourquoi le maître doit « faire agir » : « Voilà, explique-t-il, le précepte unique de l'enseignement, car il contient en germe tous les autres »... Mais « faire agir » reste encore une formule ambiguë tant l'action peut prendre de multiples formes. Et, très vite, l'Education Nouvelle va l'utiliser dans un sens particulier : être « actif » dans l'école, ce sera être en activité « comme dans la vie », dans la « vie active » justement. Ce sont donc des activités sociales en miniature (collectives si possible) qui vont apparaître comme le moyen, par excellence, de mettre en place les « méthodes actives » (l'expression passe au pluriel afin, sans doute, de bien couvrir tous les champs possibles des activités sociales importables à l'école : la correspondance et le journal scolaires, les « ateliers » de menuiserie ou de théâtre, les enquêtes de terrain et les expériences scientifiques...).

Or, quand on regarde ce qui se passe précisément alors dans les classes, on peut dire que les choses sont, pour le moins contrastées : certaines « activités », préparées et régulées par le maître, garantissent l'implication de chaque élève et permettent, pour chacun, le passage de l'empirie (le « tâtonnement expérimental » chez Freinet) à la compréhension et à la modélisation de connaissances transférables ; mais, dans d'autres cas, une division du travail se met en place dans le groupe entre concepteurs, exécutants et chômeurs, n'autorisant tout au plus que le perfectionnement de chacun dans des savoir-faire préalables. Or, quand on cherche à identifier ce qui garantit l'apprentissage dans les « méthodes actives », on est bien obligé d'admettre que ce n'est pas la présence d'une « activité de fabrication » plus ou moins réussie, mais bien celle d'une « opération mentale » suscitée par l'activité et qui permet au sujet de déstabiliser un système de représentations pour l'enrichir et le stabiliser à un niveau supérieur... opération mentale qui peut également intervenir pendant l'observation d'une expérience, l'écoute d'un cours ou la lecture d'un livre. L'activité qui fait apprendre et progresser, c'est celle qui se passe « dans la tête » de l'élève, quand un conflit sociocognitif lui permet de construire, avec les matériaux qui lui sont proposés ou qu'il découvre, un nouveau modèle d'intelligibilité, c'est-à-dire, en réalité, de nouveaux savoirs.

Principe n°4 : Rendre l'élève « actif » dans ses apprentissages est éminemment nécessaire, mais il s'agit d'une activité mentale qui n'est pas systématiquement corrélée avec une activité matérielle de fabrication. Certes, l’activité concrète demeure un excellent point de départ pour permettre l’opération mentale, mais à condition de bien l’identifier comme telle et, surtout, de mettre en place un dispositif pédagogique qui permet de dégager un modèle transférable afin de ne point en rester à un savoir-faire empirique.

Malentendu 5

Malentendu n°5 : « L’élève n’apprend qu’en collaborant avec les autres »… La « socialisation » est un maître mot dans l’Education Nouvelle et reste, aujourd’hui, un enjeu éducatif fondamental : la montée de l’individualisme social rend, en effet, éminemment nécessaire la découverte des exigences d’un collectif, de ses règles et de la manière ont elles constituent la condition de l’expression et du développement de chacun tout en permettant la poursuite du « bien commun ». Tous les pédagogues de l’Education Nouvelle font ainsi l’éloge de la collaboration et l’opposent à une vision étroitement concurrentielle de la réussite scolaire… Pourtant, à y regarder de près, ils ne s’inscrivent pas vraiment dans les mêmes perspectives : même si Ferrière et Freinet participent, en principe, au même « mouvement », le premier n’hésite pas à expliquer que la collaboration dans les « communautés d’enfants » permet la structuration d’une hiérarchie sociale efficace et facilite l’émergence des futurs chefs, tandis que le second – longtemps compagnon de route du Parti Communiste – fait de la promotion du collectif l’anticipation d’une société égalitaire. Makarenko – le plus cohérent des promoteurs de la formation par le groupe – propose lui d’y instaurer une rotation des tâches systématique afin d’éviter que nul ne s’enkyste dans une fonction ou un rôle et de former chacune et chacun à toutes les tâches. La « collaboration » peut donc signifier, selon les cas, ou bien la structuration d’une microsociété hiérarchisée anticipant « la division sociale du travail », ou bien l’organisation d’un mode de fonctionnement permettant de faire progresser chacun et chacun en lui proposant des expériences susceptibles de lui permettre des acquisitions nouvelles.

Principe n°5 : En matière éducative, l’organisation du groupe et le type de collaboration qui est promue entre les membres d’un groupe doit être au service des acquisitions et du progrès de chacun. Les règles de fonctionnement ne peuvent donc pas être assujetties à l’efficacité sociale productive du groupe, mais doivent permettre la progression de tous les membres.

Malentendu 6

 Malentendu n°6 : « L’éducation doit être démocratique »… Evidemment, s’il s’agit de souligner qu’elle doit avoir pour ambition de démocratiser l’accès aux savoirs fondamentaux, tout le monde est d’accord… au moins sur le principe ! Mais l’expression « éducation démocratique » est aussi utilisée, dans l’Education Nouvelle, pour désigner la démarche éducative elle-même : il faudrait, dit-on, « éduquer démocratiquement ». Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Pour certains – partisans de « l’autogestion pédagogique » - il s’agirait de mettre en œuvre une « démocratie en miniature » dans les institutions d’éducation afin que les enfants décident eux-mêmes démocratiquement de leur propre éducation. A ceux qui croient cela, il faut répondre clairement que leur projet est un leurre : un enfant, tant qu’il n’est pas éduqué, ne peut pas choisir librement ses apprentissages et la manière de les effectuer ; il a besoin que l’adulte décide pour lui de « ce à quoi il doit être éduqué » ainsi que de la façon de le faire : celui qui est déjà là, doit, comme le dit Hannah Arendt, assumer la responsabilité du monde ; il a un impérieux devoir d’antécédence à l’égard de celui qui arrive infiniment démuni, fragile et inachevé... Dans ces conditions, il vaut donc mieux parler d’ « éducation à la démocratie » plutôt que d’ « éducation démocratique » : l’éducation à la démocratie est celle qui se donne pour ambition d’accompagner l’élève vers sa responsabilité de citoyen en l’aidant à acquérir les modèles intellectuels qui lui permettront, une fois citoyen de droit, de comprendre et le monde dans lequel il vit et d’y jouer son rôle. Mais, contrairement à ce qu’affirment les partisans de la « pédagogie traditionnelle », cette formation intellectuelle ne saurait suffire : on ne peut passer spontanément et miraculeusement d’une situation d’assujettissement éducatif total à l’exercice de la liberté éclairée. C’est pourquoi, tout au long de son éducation, il faut offrir progressivement à l’enfant des occasions de décision et des espaces de liberté à sa portée, travailler avec lui sur sa capacité à s’exprimer dans des collectifs de manière autonome, indépendamment de toute pression, l’aider à former sa volonté et construire sa détermination à s’engager au service du bien commun pour pouvoir assumer et revendiquer progressivement la responsabilité de ses propres actes.

Principe n°6 : L’entrée dans le débat démocratique et la possibilité d’exercer sa responsabilité de citoyen supposent une formation qui accompagne le sujet en lui donnant, tout à la fois, les savoirs nécessaires pour comprendre le monde et les occasions de s’engager progressivement dans des collectifs en faisant des choix à sa mesure. C’est ainsi qu’un « petit d’homme » devient un « petit homme » et conquiert le pouvoir de « penser par lui-même », d’agir en connaissance de cause et de s’imputer la responsabilité de qu’il dit et fait.

Malentendu 7

 Malentendu n°7 : «L’enfant a droit à la liberté d’expression »… Voilà, sans aucun doute, un des principes les plus souvent rappelés par les pédagogues de l’Education Nouvelle ainsi que par les psychologues qui s’inscrivent dans leur lignée comme Bruno Bettelheim ou Françoise Dolto. Ils se positionnent ainsi clairement contre la « pédagogie des préalables » qui prétend toujours repousser l’expression de l’enfant « après »… une fois qu’il saura s’exprimer, maitrisera correctement le langage, saura juger de la pertinence et de l’impact de ses propos, disposera des savoirs suffisants pour les étayer, etc. Ces « préalables » autorisent, en effet, à récuser systématiquement toute expression de l’enfant en affirmant – sans jamais pouvoir être démenti – que toutes les conditions ne sont pas remplies pour qu’il puisse être pris au sérieux… Certes, les tenants du « droit de l’enfant à l’expression » prennent toujours la précaution de préciser que, si l’adulte a le devoir d’ « entendre » l’enfant, il n’a évidemment pas celui de « l’approuver ». C’est bien la moindre des choses, en effet, que la liberté d’expression de l’un ne soit pas un obstacle à celle de l’autre ! Mais, pour autant, les choses ne sont pas complètement clarifiées et un véritable clivage existe bien, au sein de l’Education Nouvelle, entre ceux qui veulent absolument favoriser l’expression spontanée de l’enfant et ceux qui considèrent que cette expression n’est véritablement libre que si, paradoxalement, elle est soutenue par les contraintes éducatives posées par l’adulte…

C’est Korczak – promoteur des droits de l’enfant et peu suspect de vouloir brider son expression – qui a, sans doute, affirmé avec le plus de clarté l’importance des « belles contraintes » capables de permettre l’expression de la liberté. Avec les enfants et adolescents particulièrement « difficiles » qu’il accueille dans son orphelinat, il impose le « sursis » à l’expression, à travers le dispositif de « la boite aux lettres » : « Ecris le moi et je te répondrai… Prends le temps d’y réfléchir et je prendrai le temps de te répondre… » Entre l’autoritarisme qui récuse la parole de l’enfant – au prétexte qu’elle n’est pas encore recevable – et le spontanéisme qui s’émerveille naïvement devant toute expression de l’enfant – jusqu’à encourager le caprice – Korczak propose de lier le droit à l’expression au devoir de l’éducation en inscrivant, à l’articulation de l’un et de l’autre, l’exigence. Il crée des situations où les contraintes de l’adulte permettent à l’expression de l’enfant de se dégager du pulsionnel, de la répétition des archétypes et du mimétisme stérile ; il crée des dispositifs qui permettent l’émergence de la pensée.

Principe n°7 : L’enfant construit son expression libre grâce aux contraintes fécondes que l’adulte lui impose. Ces contraintes ne doivent pas être une entrave à sa liberté, mais, bien au contraire, un moyen de permettre à l’enfant de prendre de la distance par rapport à une expression pulsionnelle stéréotypée, répétitive et où, malgré quelques fulgurances, il reste largement dans l’infantile. Les « belles contraintes » n’imposent donc pas à l’enfant de renoncer à s’exprimer mais, tout au contraire, dans la mesure où l’adulte met à sa disposition des ressources et exprime une attente bienveillante à son égard, lui permettent d’éprouver la satisfaction d’une expression ajustée à une liberté qui s’assume.

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Ainsi, l’Education Nouvelle est-elle traversée d’ambigüités… Ces dernières se manifestent – on vient de le voir - à travers les interprétations différentes, voire divergentes, de la plupart des formules qui en constituent la vulgate. En effet, cette mouvance pédagogique, qui se revendique de la tradition rousseauiste et se structure au début du XXème siècle, est loin d’être idéologiquement homogène. On y côtoie des libéraux, tels Ferrière, convaincus que la liberté accordée aux enfants favorise l’émergence d’une société construite sur la formule « the right man at the right place », et des hommes de gauche, comme Wallon, qui militent pour une « école unique » et la formation de tous au plus haut niveau. On y trouve de grandes figures du courant libertaire, comme Neill, pour lesquels toute entrave à la spontanéité de l’enfant compromet son développement, et des penseurs comme Maria Montessori qui se réclament d’une « pédagogie scientifique » et affirment que le rôle de l’éducateur est de structurer les expériences de l’enfant à partir d’un matériel pédagogique très élaboré. On y rencontre des partisans de la « méthode naturelle », comme Freinet, qui prônent la systématisation du « tâtonnement expérimental » dans des tâches mobilisatrices complexes et des défenseurs d’un enseignement individuel et progressif très encadré, comme Miss Parkhurst, l’auteur du fameux « Plan Dalton ».

Mais, plus fondamentalement encore, et au sein même de chacune de ces propositions, l’Education Nouvelle est un creuset où se dévoile, dans ses hésitations terminologiques et conceptuelles mêmes, l’enjeu essentiel de l’entreprise éducative. Qu’on regarde de près, par exemple, la notion d’ « intérêt de l’enfant » - que tout le monde met en avant - et l’on verra à quel point les choses sont problématiques : pour certains, en effet, « l’intérêt de l’enfant » est « ce qui l’intéresse », tandis que, pour d’autres, c’est « ce qui est dans son intérêt ». Et l’on avouera que les deux acceptions ne se recoupent pas aussi facilement que cela… surtout dès que l’on travaille avec des enfants qui n’ont pas trouvé leur panoplie de bon élève au pied de leur berceau et qui sont socialement éloignés de la culture scolaire ! Là, comme ailleurs, on est pris en tenaille entre une conception « endogène » de l’éducation – qui renvoie au développement d’un sujet qui s’engage librement dans ses apprentissages – et une conception « exogène » de la formation – qui renvoie à une intervention volontariste, tant en termes d’objectifs que de méthodes, sur un sujet dont on se veut responsable des acquisitions.

Or, la réussite de l’entreprise éducative se joue précisément dans la capacité à articuler dans le même temps (et non successivement) l’endogène et l’exogène : Il s’agit, pour reprendre les termes mêmes de Rousseau dans l’Emile de faire droit simultanément à deux exigences. D’une part, parce qu’on n’apprend bien que ce qu’on a appris soi-même, « qu’il (l’élève) ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu’il l’a compris lui-même ; qu’il n’apprenne pas la science, qu’il l’invente. Si vous substituez, dans son esprit, l’autorité à la raison, il ne raisonnera plus : il ne sera plus que le jouet de l’opinion des autres. ». Mais, d’autre part, et parce que la dissymétrie entre l’éducateur et l’éduqué est irréductible, « sans doute, il ne doit faire que ce qu’il veut, mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse ; il ne doit pas faire un pas que vous ne l’ayez prévu, il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu’il va dire ».

Il s’agit bien, en réalité, de mettre en tension deux exigences : l’exigence de transmission et celle d’appropriation. C’est l’adulte qui éduque et enseigne, mais c’est l’enfant qui grandit et apprend. L’enfant ne peut décider de ce qu’il doit apprendre – sinon, c’est qu’il serait déjà éduqué – mais il doit l’apprendre par lui-même – pour que cet apprentissage fasse de lui un sujet. Et l’Education Nouvelle, inaugurée, aux dires de tous ses partisans par Rousseau lui-même, n’est rien d’autre que le travail obstiné – et souvent très tâtonnant - d’inventivité méthodologique et institutionnelle pour dépasser par la pratique l’aporie théorique dans laquelle s’enferment les débats qui opposent autorité et liberté.

C’est de cette inventivité dont fait preuve Pestalozzi qui, dès 1799, élabore une « Méthode » pour « donner des mains à Rousseau » : il y articule expérience et connaissance en demandant au maître de veiller à ce que chaque geste de l’enfant soit porté par l’exigence de perfection. C’est cette inventivité qu’on trouve aussi bien chez Makarenko, le bolchévique, que chez Jean Bosco, le fondateur des Salésiens : « L’enfant est malade, soignez le milieu. Il ne veut pas apprendre, créez des situations où il soit obligé de le faire. » C’est cette inventivité qu’on voit à l’œuvre chez Maria Montessori ou Célestin Freinet, comme chez tous les acteurs de l’Éducation Nouvelle. Les uns et les autres tentent de mettre en œuvre la maxime de Jean-Jacques : « Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c’est de tout faire en ne faisant rien. » Entreprise infiniment risquée – et qui, par essence, prête le flanc aux critiques de tous les dogmatismes – mais seule voie possible pour une éducation à la démocratie qui ne renonce ni à la transmission d’un monde commun ni à la formation de la liberté.

Philippe Meirieu

Philippe Meirieu : L’Education Nouvelle : carrefour de malentendus… et creuset de la réflexion pédagogique d’aujourd’hui

Avant les vacances, une réflexion sur l’ « Education nouvelle », qui apparaît dès le début du 20ème siècle, se structure en 1921 au Congrès de Calais et fait encore parler d’elle aujourd’hui… par beaucoup de ceux qui ne la connaissent guère.

Un des nombreux paradoxes de l'Education Nouvelle tient au fait qu'elle est, très largement, demeurée marginale dans les pratiques tout en réussissant à imposer la plupart de ses « lieux communs » dans les discours éducatifs. Certes, son caractère marginal a été, et reste systématiquement revendiqué par ses promoteurs qui craignent que l'institutionnalisation de ses propositions leur ôte leur caractère « subversif », engendre leur dévoiement et, à terme, provoque leur dilution dans une « pédagogie traditionnelle ordinaire » tout juste « modernisée » pour créer l’illusion.

Mais, simultanément, et, tout en restant sur leur territoire propre, les partisans de l'Education Nouvelle ne cessent d'occuper le vaste terrain idéologique médiatique et d'y galoper dans tous les sens, au point, parfois, d'y apparaître comme hégémoniques. Ils parlent et écrivent à tout va, abondamment repris par les vulgarisateurs éducatifs de toutes sortes… des psychologues qui se targuent de pédagogie aux spécialistes de la rubrique « Modes de vie », aussi bien dans les magazines « grand public » que dans l’abondante littérature sur le « développement personnel ». Cette frénésie prosélyte en faveur de l'Education Nouvelle ne cesse, d'ailleurs, d'entretenir une confusion majeure : alors que la « pédagogie traditionnelle » de la « forme scolaire » (enseignements segmentés et cloisonnés, « leçons » magistrales suivies d'exercices d'application, notation et classements systématiques, etc.) semble complètement inamovible, les adversaires de l'Education Nouvelle ne cessent de dénoncer l'emprise des « réformateurs » et de leur attribuer la responsabilité de la baisse du niveau, du laxisme généralisé et de l'abandon de toute véritable exigence intellectuelle dans l'école.

Cette situation étrange ne facilite pas l'analyse un peu fine de la réalité des propositions de l'Education Nouvelle dans la mesure où les attaques qu'elle subit suscitent, en réaction, une solidarité de tous ses défenseurs autour de slogans emblématiques... au risque de gommer de nombreuses différences d'approche, voire d'occulter de véritables enjeux fondamentaux. Ainsi en a-t-il été de la promotion de la fameuse formule « l'élève au centre du système », génératrice de malentendus s'il en est : alors qu'elle est utilisée dans un rapport annexé à la loi d'orientation de 1989, préparée sous l’autorité de Lionel Jospin, pour souligner la nécessité de sortir d'une « démocratisation-massification » - pensée en termes de simple gestion de flux – afin d’aller vers une scolarité permettant, par une intervention pédagogique adaptée à chaque élève, la réussite du plus grand nombre, elle a été présentée - puis dénoncée - comme une manière d'écarter les savoirs de l'école et de s'agenouiller devant les caprices des enfants-rois… Ses promoteurs, alors, se sont sentis obligés de la défendre, s'appuyant sur ce qu'ils avaient voulu y mettre sans s'apercevoir que leurs contempteurs restaient délibérément rivés sur leur interprétation première. D'où ce sentiment de se trouver face à un dialogue de sourds où la polémique ne cesse d'enfler sans que nul, jamais, ne clarifie suffisamment les choses pour qu'on sache de quoi on parle vraiment et ce que signifie exactement les mots qu’on utilise.

Et l'on pourrait multiplier les exemples de ces malentendus dans lesquels nous sommes empêtrés et qui bloquent tout autant la réflexion pédagogique que le travail approfondi sur les pratiques. J'en évoquerai ici quelques-uns, parmi les plus fréquents, en montrant, chaque fois, tout l'intérêt qu'il y a à ne pas s'en tenir aux slogans habituels et à prendre ses distances avec la vulgate de l'Education Nouvelle... mais pour rester fidèle, justement, à la démarche de l'Education Nouvelle, en ce qu'elle a de plus radicalement fondateur ! Ce qui m'amènera à formuler quelques « principes » qui ne se veulent que des « outils-silex », comme disait Fernand Oury, pour distinguer, au cœur des discours éducatifs, quelques-uns des enjeux essentiels. Avant de montrer en quoi ces principes nous permettent de comprendre l’entreprise éducative dans sa tension fondatrice.

Malentendu 1

 Malentendu n°1 : « Un élève n'apprend que s'il est motivé »… Célestin Freinet, après tant d'autres, n'a cessé de le répéter : « On ne fait pas boire un cheval qui n'a pas soif ». Mais Freinet, pour autant, ne sous-estimait pas la différence entre un cheval et un élève. Il savait que tout cheval à qui l'on ne donne pas à boire finit toujours par avoir soif, tandis qu'il est fort rare qu'un élève privé de mathématiques vienne réclamer à ses éducateurs le théorème de Thalès ! C'est la raison pour laquelle Freinet insistait tant sur la nécessité de « donner soif à l'élève » et de ne pas se contenter d'un attentisme bienveillant (comme on peut le trouver, par exemple, dans certaines affirmations de Neil sur ses pratiques à Summerhill). Et, ainsi, Freinet lui-même pointe-t-il, mais sans toujours la formaliser suffisamment, la distinction fondamentale entre la « motivation » qui ne s'appuierait que sur des intérêts préexistants et la « mobilisation », que l'adulte s'efforce de susciter, par laquelle il permet l'émergence d'intérêts nouveaux et favorise l'engagement de l'élève dans des apprentissages pour lesquels il n'était pas spontanément motivé…

Principe n°1 : Subordonner les apprentissages à des motivations préexistantes, c'est entériner les inégalités et renoncer à faire découvrir aux élèves des savoirs mobilisateurs qui pourront être, pour eux, émancipateurs. « Faire émerger le désir d'apprendre », c'est organiser des rencontres susceptibles de mobiliser l'élève sur ce dont il ignorait, jusque là, tout à la fois l'existence et les satisfactions intellectuelles qu'il pourra en tirer... C'est lui ouvrir des possibles au lieu de l'enfermer dans « l'être-là ».

Malentendu 2

 Malentendu n°2 : « Chaque enfant apprend d’une manière qui lui est propre et cela nécessite la mise en place d’une "école sur mesure" »… Bien avant que les travaux de la psychologie différentielle n’insistent sur la singularité de chaque sujet en matière d’apprentissage, en mettant en avant les « styles cognitifs » ou les « stratégies d’apprentissage », les pédagogues de l’Education Nouvelle avaient plaidé pour l’instauration, selon la formule de Claparède, d’une « école sur mesure ». Comment tolérer, en effet, que l’on impose à chacune et à chacun le même « prêt à porter » scolaire, tant en matière de contenus que de rythmes et de méthodes ? Pourquoi instituer une norme arbitraire, qui, par définition, ne satisfera personne ? C’est pourquoi faut prendre chaque enfant « comme il est », « là où il est », non pas, bien évidemment, pour le laisser tel qu’il est, mais pour l’aider à progresser en s’appuyant sur ses ressources et en tenant compte de ses spécificités… Quand on a dit cela, cependant, on n’a pas encore vraiment tranché sur un point décisif. On peut, en effet, concevoir « l’école sur mesure » selon un modèle strictement adéquationniste, basé sur un diagnostic préalable qui s’efforce de connaître parfaitement, en amont de toute intervention éducative, le niveau et les besoins de l’élève afin de lui imposer un parcours strictement individualisé. Ou bien, on peut proposer à l’élève une palette de propositions dans le cadre d’une « pédagogie différenciée » et l’aider à se saisir des objectifs et méthodes qui lui permettent, tout à la fois, d’enrichir sa panoplie méthodologique et de se mobiliser sur des connaissances nouvelles. Dans le premier cas, on est dans le paradigme pharmaceutico-médical de l’individualisation, conçu sur le modèle behavioriste de « l’homme-machine » ; dans le second, on est dans un paradigme systémique où la connaissance des sujets ne précède pas nécessairement les propositions qu’on leur fait mais est en interaction permanente avec elles : car c’est aussi la manière dont un sujet s’empare d’une méthode ou se mobilise sur un savoir qui permet de le connaître… et c’est cette connaissance qui nourrit de nouvelles propositions et suscite l’inventivité pédagogique.

Principe n°2 : Si chaque élève s’approprie des savoirs de manière singulière, il n’en est pas, pour autant, enfermé dans des méthodes définitives ni dans une progression strictement linéaire : la véritable « école sur mesure » n’est pas celle de la systématisation du couple « tests / exercices » (ou diagnostic / remédiation), c’est celle qui s’appuie sur la variété des propositions, la diversification des ressources, les interactions entre pairs et avec l’environnement et où chacune et chacun apprend progressivement à piloter ses apprentissages dans une démarche de découverte / régulation.

Malentendu 3

 Malentendu n° 3 : « L'élève apprend ce qui fait sens pour lui »… L'inflation de l'utilisation du mot « sens » dans les discours éducatifs doit évidemment nous alerter sur son ambigüité. Qu'est ce qui « fait sens » pour un élève ? Tout naturellement, et en raison même des origines de l'Education Nouvelle - l'enseignement primaire dans une société rurale - le sens a d'abord été identifié à « l'utile ». Ce qui faisait sens, c'est ce dont on pouvait « se servir » dans la vie quotidienne. A Abbotsholme - la première new school créée par le pasteur Cecil Reddie dans les environs de Londres à la fin du XIXème siècle -, les enfants n'apprennent les mathématiques et les sciences naturelles que pour participer à la gestion de la ferme, ils n'apprennent la langue que pour pouvoir comprendre les modes d'emploi des ustensiles agricoles, lire la gazette locale, tenir leur journal de bord, écrire aux clients et aux fournisseurs... Une façon, bien sûr, de finaliser les apprentissages scolaires en les assujettissant à l'usage immédiat qu’ils peuvent en faire. Mais une manière aussi de les appauvrir considérablement en les cantonnant dans le domaine du fonctionnel et à un niveau taxonomique strictement déterminé par les besoins de l'environnement. C'est pourquoi il faut aller regarder chez Tolstoï ou chez Tagore et (re)découvrir avec eux à quel point le « sens » relève aussi du symbolique : ce qui fait sens pour l'élève, ce n'est pas seulement la valeur d'usage des savoirs, c'est la manière dont ils parlent à son intériorité, résonnent avec ses préoccupations anthropologiques fondamentales, lui permettent, à travers la découverte des œuvres culturelles, de donner forme à ce qui l'habite. Ce qui fait sens, c'est ce qui relie ce que chacun a de plus intime avec ce qui est le plus universel, ce qui permet de sortir de la solitude et de mettre en récit son chaos psychique pour ne pas être manipulé par ses pulsions archaïques.

Principe n°3 : L'engagement d'un sujet dans des savoirs n'est pas seulement lié à l'utilisation concrète qu'il pourra faire de ceux-ci pour résoudre les problèmes matériels qui se posent à lui dans sa vie quotidienne. Cet engagement est aussi fondamentalement lié à la manière donc l'éducateur est capable, à tous les niveaux taxonomiques, de relier les savoirs qu'il enseigne à une culture, à une histoire, à la manière dont ils ont été élaborés par les humains et dont ils contribuent encore aujourd'hui à parler aux « petits d'hommes » de leur émancipation.

Malentendu 4

 Malentendu n°4 : « L'élève apprend en étant actif »… C'est Jules Ferry lui-même qui confia à Henri Marion, en 1888, le premiers cours de « science de l'éducation » à la Sorbonne (l'expression est alors au singulier car il convient, à ce moment-là, de « fonder en vérité » les principes des grandes lois laïques). Et, tout naturellement, Marion fit une leçon inaugurale qui commençait par cette formule : « Il n'y a qu'une méthode digne de ce nom et c'est la méthode active ». « Tout naturellement », ai-je écrit, dans la mesure où l'on voit mal un pédagogue - aussi partisan soit-il des pédagogies « traditionnelles » (et Marion n'en était pas un!) - faire l'éloge d'une « méthode passive ». Ainsi, pour Marion la « méthode active » a-t-elle un caractère d'évidence : celui qui ne sait pas appliquer une règle de grammaire ou un théorème de mathématiques ne les connait pas vraiment et c'est pourquoi le maître doit « faire agir » : « Voilà, explique-t-il, le précepte unique de l'enseignement, car il contient en germe tous les autres »... Mais « faire agir » reste encore une formule ambiguë tant l'action peut prendre de multiples formes. Et, très vite, l'Education Nouvelle va l'utiliser dans un sens particulier : être « actif » dans l'école, ce sera être en activité « comme dans la vie », dans la « vie active » justement. Ce sont donc des activités sociales en miniature (collectives si possible) qui vont apparaître comme le moyen, par excellence, de mettre en place les « méthodes actives » (l'expression passe au pluriel afin, sans doute, de bien couvrir tous les champs possibles des activités sociales importables à l'école : la correspondance et le journal scolaires, les « ateliers » de menuiserie ou de théâtre, les enquêtes de terrain et les expériences scientifiques...).

Or, quand on regarde ce qui se passe précisément alors dans les classes, on peut dire que les choses sont, pour le moins contrastées : certaines « activités », préparées et régulées par le maître, garantissent l'implication de chaque élève et permettent, pour chacun, le passage de l'empirie (le « tâtonnement expérimental » chez Freinet) à la compréhension et à la modélisation de connaissances transférables ; mais, dans d'autres cas, une division du travail se met en place dans le groupe entre concepteurs, exécutants et chômeurs, n'autorisant tout au plus que le perfectionnement de chacun dans des savoir-faire préalables. Or, quand on cherche à identifier ce qui garantit l'apprentissage dans les « méthodes actives », on est bien obligé d'admettre que ce n'est pas la présence d'une « activité de fabrication » plus ou moins réussie, mais bien celle d'une « opération mentale » suscitée par l'activité et qui permet au sujet de déstabiliser un système de représentations pour l'enrichir et le stabiliser à un niveau supérieur... opération mentale qui peut également intervenir pendant l'observation d'une expérience, l'écoute d'un cours ou la lecture d'un livre. L'activité qui fait apprendre et progresser, c'est celle qui se passe « dans la tête » de l'élève, quand un conflit sociocognitif lui permet de construire, avec les matériaux qui lui sont proposés ou qu'il découvre, un nouveau modèle d'intelligibilité, c'est-à-dire, en réalité, de nouveaux savoirs.

Principe n°4 : Rendre l'élève « actif » dans ses apprentissages est éminemment nécessaire, mais il s'agit d'une activité mentale qui n'est pas systématiquement corrélée avec une activité matérielle de fabrication. Certes, l’activité concrète demeure un excellent point de départ pour permettre l’opération mentale, mais à condition de bien l’identifier comme telle et, surtout, de mettre en place un dispositif pédagogique qui permet de dégager un modèle transférable afin de ne point en rester à un savoir-faire empirique.

Malentendu 5

Malentendu n°5 : « L’élève n’apprend qu’en collaborant avec les autres »… La « socialisation » est un maître mot dans l’Education Nouvelle et reste, aujourd’hui, un enjeu éducatif fondamental : la montée de l’individualisme social rend, en effet, éminemment nécessaire la découverte des exigences d’un collectif, de ses règles et de la manière ont elles constituent la condition de l’expression et du développement de chacun tout en permettant la poursuite du « bien commun ». Tous les pédagogues de l’Education Nouvelle font ainsi l’éloge de la collaboration et l’opposent à une vision étroitement concurrentielle de la réussite scolaire… Pourtant, à y regarder de près, ils ne s’inscrivent pas vraiment dans les mêmes perspectives : même si Ferrière et Freinet participent, en principe, au même « mouvement », le premier n’hésite pas à expliquer que la collaboration dans les « communautés d’enfants » permet la structuration d’une hiérarchie sociale efficace et facilite l’émergence des futurs chefs, tandis que le second – longtemps compagnon de route du Parti Communiste – fait de la promotion du collectif l’anticipation d’une société égalitaire. Makarenko – le plus cohérent des promoteurs de la formation par le groupe – propose lui d’y instaurer une rotation des tâches systématique afin d’éviter que nul ne s’enkyste dans une fonction ou un rôle et de former chacune et chacun à toutes les tâches. La « collaboration » peut donc signifier, selon les cas, ou bien la structuration d’une microsociété hiérarchisée anticipant « la division sociale du travail », ou bien l’organisation d’un mode de fonctionnement permettant de faire progresser chacun et chacun en lui proposant des expériences susceptibles de lui permettre des acquisitions nouvelles.

Principe n°5 : En matière éducative, l’organisation du groupe et le type de collaboration qui est promue entre les membres d’un groupe doit être au service des acquisitions et du progrès de chacun. Les règles de fonctionnement ne peuvent donc pas être assujetties à l’efficacité sociale productive du groupe, mais doivent permettre la progression de tous les membres.

Malentendu 6

 Malentendu n°6 : « L’éducation doit être démocratique »… Evidemment, s’il s’agit de souligner qu’elle doit avoir pour ambition de démocratiser l’accès aux savoirs fondamentaux, tout le monde est d’accord… au moins sur le principe ! Mais l’expression « éducation démocratique » est aussi utilisée, dans l’Education Nouvelle, pour désigner la démarche éducative elle-même : il faudrait, dit-on, « éduquer démocratiquement ». Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Pour certains – partisans de « l’autogestion pédagogique » - il s’agirait de mettre en œuvre une « démocratie en miniature » dans les institutions d’éducation afin que les enfants décident eux-mêmes démocratiquement de leur propre éducation. A ceux qui croient cela, il faut répondre clairement que leur projet est un leurre : un enfant, tant qu’il n’est pas éduqué, ne peut pas choisir librement ses apprentissages et la manière de les effectuer ; il a besoin que l’adulte décide pour lui de « ce à quoi il doit être éduqué » ainsi que de la façon de le faire : celui qui est déjà là, doit, comme le dit Hannah Arendt, assumer la responsabilité du monde ; il a un impérieux devoir d’antécédence à l’égard de celui qui arrive infiniment démuni, fragile et inachevé... Dans ces conditions, il vaut donc mieux parler d’ « éducation à la démocratie » plutôt que d’ « éducation démocratique » : l’éducation à la démocratie est celle qui se donne pour ambition d’accompagner l’élève vers sa responsabilité de citoyen en l’aidant à acquérir les modèles intellectuels qui lui permettront, une fois citoyen de droit, de comprendre et le monde dans lequel il vit et d’y jouer son rôle. Mais, contrairement à ce qu’affirment les partisans de la « pédagogie traditionnelle », cette formation intellectuelle ne saurait suffire : on ne peut passer spontanément et miraculeusement d’une situation d’assujettissement éducatif total à l’exercice de la liberté éclairée. C’est pourquoi, tout au long de son éducation, il faut offrir progressivement à l’enfant des occasions de décision et des espaces de liberté à sa portée, travailler avec lui sur sa capacité à s’exprimer dans des collectifs de manière autonome, indépendamment de toute pression, l’aider à former sa volonté et construire sa détermination à s’engager au service du bien commun pour pouvoir assumer et revendiquer progressivement la responsabilité de ses propres actes.

Principe n°6 : L’entrée dans le débat démocratique et la possibilité d’exercer sa responsabilité de citoyen supposent une formation qui accompagne le sujet en lui donnant, tout à la fois, les savoirs nécessaires pour comprendre le monde et les occasions de s’engager progressivement dans des collectifs en faisant des choix à sa mesure. C’est ainsi qu’un « petit d’homme » devient un « petit homme » et conquiert le pouvoir de « penser par lui-même », d’agir en connaissance de cause et de s’imputer la responsabilité de qu’il dit et fait.

Malentendu 7

 Malentendu n°7 : «L’enfant a droit à la liberté d’expression »… Voilà, sans aucun doute, un des principes les plus souvent rappelés par les pédagogues de l’Education Nouvelle ainsi que par les psychologues qui s’inscrivent dans leur lignée comme Bruno Bettelheim ou Françoise Dolto. Ils se positionnent ainsi clairement contre la « pédagogie des préalables » qui prétend toujours repousser l’expression de l’enfant « après »… une fois qu’il saura s’exprimer, maitrisera correctement le langage, saura juger de la pertinence et de l’impact de ses propos, disposera des savoirs suffisants pour les étayer, etc. Ces « préalables » autorisent, en effet, à récuser systématiquement toute expression de l’enfant en affirmant – sans jamais pouvoir être démenti – que toutes les conditions ne sont pas remplies pour qu’il puisse être pris au sérieux… Certes, les tenants du « droit de l’enfant à l’expression » prennent toujours la précaution de préciser que, si l’adulte a le devoir d’ « entendre » l’enfant, il n’a évidemment pas celui de « l’approuver ». C’est bien la moindre des choses, en effet, que la liberté d’expression de l’un ne soit pas un obstacle à celle de l’autre ! Mais, pour autant, les choses ne sont pas complètement clarifiées et un véritable clivage existe bien, au sein de l’Education Nouvelle, entre ceux qui veulent absolument favoriser l’expression spontanée de l’enfant et ceux qui considèrent que cette expression n’est véritablement libre que si, paradoxalement, elle est soutenue par les contraintes éducatives posées par l’adulte…

C’est Korczak – promoteur des droits de l’enfant et peu suspect de vouloir brider son expression – qui a, sans doute, affirmé avec le plus de clarté l’importance des « belles contraintes » capables de permettre l’expression de la liberté. Avec les enfants et adolescents particulièrement « difficiles » qu’il accueille dans son orphelinat, il impose le « sursis » à l’expression, à travers le dispositif de « la boite aux lettres » : « Ecris le moi et je te répondrai… Prends le temps d’y réfléchir et je prendrai le temps de te répondre… » Entre l’autoritarisme qui récuse la parole de l’enfant – au prétexte qu’elle n’est pas encore recevable – et le spontanéisme qui s’émerveille naïvement devant toute expression de l’enfant – jusqu’à encourager le caprice – Korczak propose de lier le droit à l’expression au devoir de l’éducation en inscrivant, à l’articulation de l’un et de l’autre, l’exigence. Il crée des situations où les contraintes de l’adulte permettent à l’expression de l’enfant de se dégager du pulsionnel, de la répétition des archétypes et du mimétisme stérile ; il crée des dispositifs qui permettent l’émergence de la pensée.

Principe n°7 : L’enfant construit son expression libre grâce aux contraintes fécondes que l’adulte lui impose. Ces contraintes ne doivent pas être une entrave à sa liberté, mais, bien au contraire, un moyen de permettre à l’enfant de prendre de la distance par rapport à une expression pulsionnelle stéréotypée, répétitive et où, malgré quelques fulgurances, il reste largement dans l’infantile. Les « belles contraintes » n’imposent donc pas à l’enfant de renoncer à s’exprimer mais, tout au contraire, dans la mesure où l’adulte met à sa disposition des ressources et exprime une attente bienveillante à son égard, lui permettent d’éprouver la satisfaction d’une expression ajustée à une liberté qui s’assume.

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Ainsi, l’Education Nouvelle est-elle traversée d’ambigüités… Ces dernières se manifestent – on vient de le voir - à travers les interprétations différentes, voire divergentes, de la plupart des formules qui en constituent la vulgate. En effet, cette mouvance pédagogique, qui se revendique de la tradition rousseauiste et se structure au début du XXème siècle, est loin d’être idéologiquement homogène. On y côtoie des libéraux, tels Ferrière, convaincus que la liberté accordée aux enfants favorise l’émergence d’une société construite sur la formule « the right man at the right place », et des hommes de gauche, comme Wallon, qui militent pour une « école unique » et la formation de tous au plus haut niveau. On y trouve de grandes figures du courant libertaire, comme Neill, pour lesquels toute entrave à la spontanéité de l’enfant compromet son développement, et des penseurs comme Maria Montessori qui se réclament d’une « pédagogie scientifique » et affirment que le rôle de l’éducateur est de structurer les expériences de l’enfant à partir d’un matériel pédagogique très élaboré. On y rencontre des partisans de la « méthode naturelle », comme Freinet, qui prônent la systématisation du « tâtonnement expérimental » dans des tâches mobilisatrices complexes et des défenseurs d’un enseignement individuel et progressif très encadré, comme Miss Parkhurst, l’auteur du fameux « Plan Dalton ».

Mais, plus fondamentalement encore, et au sein même de chacune de ces propositions, l’Education Nouvelle est un creuset où se dévoile, dans ses hésitations terminologiques et conceptuelles mêmes, l’enjeu essentiel de l’entreprise éducative. Qu’on regarde de près, par exemple, la notion d’ « intérêt de l’enfant » - que tout le monde met en avant - et l’on verra à quel point les choses sont problématiques : pour certains, en effet, « l’intérêt de l’enfant » est « ce qui l’intéresse », tandis que, pour d’autres, c’est « ce qui est dans son intérêt ». Et l’on avouera que les deux acceptions ne se recoupent pas aussi facilement que cela… surtout dès que l’on travaille avec des enfants qui n’ont pas trouvé leur panoplie de bon élève au pied de leur berceau et qui sont socialement éloignés de la culture scolaire ! Là, comme ailleurs, on est pris en tenaille entre une conception « endogène » de l’éducation – qui renvoie au développement d’un sujet qui s’engage librement dans ses apprentissages – et une conception « exogène » de la formation – qui renvoie à une intervention volontariste, tant en termes d’objectifs que de méthodes, sur un sujet dont on se veut responsable des acquisitions.

Or, la réussite de l’entreprise éducative se joue précisément dans la capacité à articuler dans le même temps (et non successivement) l’endogène et l’exogène : Il s’agit, pour reprendre les termes mêmes de Rousseau dans l’Emile de faire droit simultanément à deux exigences. D’une part, parce qu’on n’apprend bien que ce qu’on a appris soi-même, « qu’il (l’élève) ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu’il l’a compris lui-même ; qu’il n’apprenne pas la science, qu’il l’invente. Si vous substituez, dans son esprit, l’autorité à la raison, il ne raisonnera plus : il ne sera plus que le jouet de l’opinion des autres. ». Mais, d’autre part, et parce que la dissymétrie entre l’éducateur et l’éduqué est irréductible, « sans doute, il ne doit faire que ce qu’il veut, mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse ; il ne doit pas faire un pas que vous ne l’ayez prévu, il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu’il va dire ».

Il s’agit bien, en réalité, de mettre en tension deux exigences : l’exigence de transmission et celle d’appropriation. C’est l’adulte qui éduque et enseigne, mais c’est l’enfant qui grandit et apprend. L’enfant ne peut décider de ce qu’il doit apprendre – sinon, c’est qu’il serait déjà éduqué – mais il doit l’apprendre par lui-même – pour que cet apprentissage fasse de lui un sujet. Et l’Education Nouvelle, inaugurée, aux dires de tous ses partisans par Rousseau lui-même, n’est rien d’autre que le travail obstiné – et souvent très tâtonnant - d’inventivité méthodologique et institutionnelle pour dépasser par la pratique l’aporie théorique dans laquelle s’enferment les débats qui opposent autorité et liberté.

C’est de cette inventivité dont fait preuve Pestalozzi qui, dès 1799, élabore une « Méthode » pour « donner des mains à Rousseau » : il y articule expérience et connaissance en demandant au maître de veiller à ce que chaque geste de l’enfant soit porté par l’exigence de perfection. C’est cette inventivité qu’on trouve aussi bien chez Makarenko, le bolchévique, que chez Jean Bosco, le fondateur des Salésiens : « L’enfant est malade, soignez le milieu. Il ne veut pas apprendre, créez des situations où il soit obligé de le faire. » C’est cette inventivité qu’on voit à l’œuvre chez Maria Montessori ou Célestin Freinet, comme chez tous les acteurs de l’Éducation Nouvelle. Les uns et les autres tentent de mettre en œuvre la maxime de Jean-Jacques : « Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c’est de tout faire en ne faisant rien. » Entreprise infiniment risquée – et qui, par essence, prête le flanc aux critiques de tous les dogmatismes – mais seule voie possible pour une éducation à la démocratie qui ne renonce ni à la transmission d’un monde commun ni à la formation de la liberté.

Philippe Meirieu

Philippe Meirieu : L’Education Nouvelle : carrefour de malentendus… et creuset de la réflexion pédagogique d’aujourd’hui

Avant les vacances, une réflexion sur l’ « Education nouvelle », qui apparaît dès le début du 20ème siècle, se structure en 1921 au Congrès de Calais et fait encore parler d’elle aujourd’hui… par beaucoup de ceux qui ne la connaissent guère.

Un des nombreux paradoxes de l'Education Nouvelle tient au fait qu'elle est, très largement, demeurée marginale dans les pratiques tout en réussissant à imposer la plupart de ses « lieux communs » dans les discours éducatifs. Certes, son caractère marginal a été, et reste systématiquement revendiqué par ses promoteurs qui craignent que l'institutionnalisation de ses propositions leur ôte leur caractère « subversif », engendre leur dévoiement et, à terme, provoque leur dilution dans une « pédagogie traditionnelle ordinaire » tout juste « modernisée » pour créer l’illusion.

Mais, simultanément, et, tout en restant sur leur territoire propre, les partisans de l'Education Nouvelle ne cessent d'occuper le vaste terrain idéologique médiatique et d'y galoper dans tous les sens, au point, parfois, d'y apparaître comme hégémoniques. Ils parlent et écrivent à tout va, abondamment repris par les vulgarisateurs éducatifs de toutes sortes… des psychologues qui se targuent de pédagogie aux spécialistes de la rubrique « Modes de vie », aussi bien dans les magazines « grand public » que dans l’abondante littérature sur le « développement personnel ». Cette frénésie prosélyte en faveur de l'Education Nouvelle ne cesse, d'ailleurs, d'entretenir une confusion majeure : alors que la « pédagogie traditionnelle » de la « forme scolaire » (enseignements segmentés et cloisonnés, « leçons » magistrales suivies d'exercices d'application, notation et classements systématiques, etc.) semble complètement inamovible, les adversaires de l'Education Nouvelle ne cessent de dénoncer l'emprise des « réformateurs » et de leur attribuer la responsabilité de la baisse du niveau, du laxisme généralisé et de l'abandon de toute véritable exigence intellectuelle dans l'école.

Cette situation étrange ne facilite pas l'analyse un peu fine de la réalité des propositions de l'Education Nouvelle dans la mesure où les attaques qu'elle subit suscitent, en réaction, une solidarité de tous ses défenseurs autour de slogans emblématiques... au risque de gommer de nombreuses différences d'approche, voire d'occulter de véritables enjeux fondamentaux. Ainsi en a-t-il été de la promotion de la fameuse formule « l'élève au centre du système », génératrice de malentendus s'il en est : alors qu'elle est utilisée dans un rapport annexé à la loi d'orientation de 1989, préparée sous l’autorité de Lionel Jospin, pour souligner la nécessité de sortir d'une « démocratisation-massification » - pensée en termes de simple gestion de flux – afin d’aller vers une scolarité permettant, par une intervention pédagogique adaptée à chaque élève, la réussite du plus grand nombre, elle a été présentée - puis dénoncée - comme une manière d'écarter les savoirs de l'école et de s'agenouiller devant les caprices des enfants-rois… Ses promoteurs, alors, se sont sentis obligés de la défendre, s'appuyant sur ce qu'ils avaient voulu y mettre sans s'apercevoir que leurs contempteurs restaient délibérément rivés sur leur interprétation première. D'où ce sentiment de se trouver face à un dialogue de sourds où la polémique ne cesse d'enfler sans que nul, jamais, ne clarifie suffisamment les choses pour qu'on sache de quoi on parle vraiment et ce que signifie exactement les mots qu’on utilise.

Et l'on pourrait multiplier les exemples de ces malentendus dans lesquels nous sommes empêtrés et qui bloquent tout autant la réflexion pédagogique que le travail approfondi sur les pratiques. J'en évoquerai ici quelques-uns, parmi les plus fréquents, en montrant, chaque fois, tout l'intérêt qu'il y a à ne pas s'en tenir aux slogans habituels et à prendre ses distances avec la vulgate de l'Education Nouvelle... mais pour rester fidèle, justement, à la démarche de l'Education Nouvelle, en ce qu'elle a de plus radicalement fondateur ! Ce qui m'amènera à formuler quelques « principes » qui ne se veulent que des « outils-silex », comme disait Fernand Oury, pour distinguer, au cœur des discours éducatifs, quelques-uns des enjeux essentiels. Avant de montrer en quoi ces principes nous permettent de comprendre l’entreprise éducative dans sa tension fondatrice.

Malentendu 1

 Malentendu n°1 : « Un élève n'apprend que s'il est motivé »… Célestin Freinet, après tant d'autres, n'a cessé de le répéter : « On ne fait pas boire un cheval qui n'a pas soif ». Mais Freinet, pour autant, ne sous-estimait pas la différence entre un cheval et un élève. Il savait que tout cheval à qui l'on ne donne pas à boire finit toujours par avoir soif, tandis qu'il est fort rare qu'un élève privé de mathématiques vienne réclamer à ses éducateurs le théorème de Thalès ! C'est la raison pour laquelle Freinet insistait tant sur la nécessité de « donner soif à l'élève » et de ne pas se contenter d'un attentisme bienveillant (comme on peut le trouver, par exemple, dans certaines affirmations de Neil sur ses pratiques à Summerhill). Et, ainsi, Freinet lui-même pointe-t-il, mais sans toujours la formaliser suffisamment, la distinction fondamentale entre la « motivation » qui ne s'appuierait que sur des intérêts préexistants et la « mobilisation », que l'adulte s'efforce de susciter, par laquelle il permet l'émergence d'intérêts nouveaux et favorise l'engagement de l'élève dans des apprentissages pour lesquels il n'était pas spontanément motivé…

Principe n°1 : Subordonner les apprentissages à des motivations préexistantes, c'est entériner les inégalités et renoncer à faire découvrir aux élèves des savoirs mobilisateurs qui pourront être, pour eux, émancipateurs. « Faire émerger le désir d'apprendre », c'est organiser des rencontres susceptibles de mobiliser l'élève sur ce dont il ignorait, jusque là, tout à la fois l'existence et les satisfactions intellectuelles qu'il pourra en tirer... C'est lui ouvrir des possibles au lieu de l'enfermer dans « l'être-là ».

Malentendu 2

 Malentendu n°2 : « Chaque enfant apprend d’une manière qui lui est propre et cela nécessite la mise en place d’une "école sur mesure" »… Bien avant que les travaux de la psychologie différentielle n’insistent sur la singularité de chaque sujet en matière d’apprentissage, en mettant en avant les « styles cognitifs » ou les « stratégies d’apprentissage », les pédagogues de l’Education Nouvelle avaient plaidé pour l’instauration, selon la formule de Claparède, d’une « école sur mesure ». Comment tolérer, en effet, que l’on impose à chacune et à chacun le même « prêt à porter » scolaire, tant en matière de contenus que de rythmes et de méthodes ? Pourquoi instituer une norme arbitraire, qui, par définition, ne satisfera personne ? C’est pourquoi faut prendre chaque enfant « comme il est », « là où il est », non pas, bien évidemment, pour le laisser tel qu’il est, mais pour l’aider à progresser en s’appuyant sur ses ressources et en tenant compte de ses spécificités… Quand on a dit cela, cependant, on n’a pas encore vraiment tranché sur un point décisif. On peut, en effet, concevoir « l’école sur mesure » selon un modèle strictement adéquationniste, basé sur un diagnostic préalable qui s’efforce de connaître parfaitement, en amont de toute intervention éducative, le niveau et les besoins de l’élève afin de lui imposer un parcours strictement individualisé. Ou bien, on peut proposer à l’élève une palette de propositions dans le cadre d’une « pédagogie différenciée » et l’aider à se saisir des objectifs et méthodes qui lui permettent, tout à la fois, d’enrichir sa panoplie méthodologique et de se mobiliser sur des connaissances nouvelles. Dans le premier cas, on est dans le paradigme pharmaceutico-médical de l’individualisation, conçu sur le modèle behavioriste de « l’homme-machine » ; dans le second, on est dans un paradigme systémique où la connaissance des sujets ne précède pas nécessairement les propositions qu’on leur fait mais est en interaction permanente avec elles : car c’est aussi la manière dont un sujet s’empare d’une méthode ou se mobilise sur un savoir qui permet de le connaître… et c’est cette connaissance qui nourrit de nouvelles propositions et suscite l’inventivité pédagogique.

Principe n°2 : Si chaque élève s’approprie des savoirs de manière singulière, il n’en est pas, pour autant, enfermé dans des méthodes définitives ni dans une progression strictement linéaire : la véritable « école sur mesure » n’est pas celle de la systématisation du couple « tests / exercices » (ou diagnostic / remédiation), c’est celle qui s’appuie sur la variété des propositions, la diversification des ressources, les interactions entre pairs et avec l’environnement et où chacune et chacun apprend progressivement à piloter ses apprentissages dans une démarche de découverte / régulation.

Malentendu 3

 Malentendu n° 3 : « L'élève apprend ce qui fait sens pour lui »… L'inflation de l'utilisation du mot « sens » dans les discours éducatifs doit évidemment nous alerter sur son ambigüité. Qu'est ce qui « fait sens » pour un élève ? Tout naturellement, et en raison même des origines de l'Education Nouvelle - l'enseignement primaire dans une société rurale - le sens a d'abord été identifié à « l'utile ». Ce qui faisait sens, c'est ce dont on pouvait « se servir » dans la vie quotidienne. A Abbotsholme - la première new school créée par le pasteur Cecil Reddie dans les environs de Londres à la fin du XIXème siècle -, les enfants n'apprennent les mathématiques et les sciences naturelles que pour participer à la gestion de la ferme, ils n'apprennent la langue que pour pouvoir comprendre les modes d'emploi des ustensiles agricoles, lire la gazette locale, tenir leur journal de bord, écrire aux clients et aux fournisseurs... Une façon, bien sûr, de finaliser les apprentissages scolaires en les assujettissant à l'usage immédiat qu’ils peuvent en faire. Mais une manière aussi de les appauvrir considérablement en les cantonnant dans le domaine du fonctionnel et à un niveau taxonomique strictement déterminé par les besoins de l'environnement. C'est pourquoi il faut aller regarder chez Tolstoï ou chez Tagore et (re)découvrir avec eux à quel point le « sens » relève aussi du symbolique : ce qui fait sens pour l'élève, ce n'est pas seulement la valeur d'usage des savoirs, c'est la manière dont ils parlent à son intériorité, résonnent avec ses préoccupations anthropologiques fondamentales, lui permettent, à travers la découverte des œuvres culturelles, de donner forme à ce qui l'habite. Ce qui fait sens, c'est ce qui relie ce que chacun a de plus intime avec ce qui est le plus universel, ce qui permet de sortir de la solitude et de mettre en récit son chaos psychique pour ne pas être manipulé par ses pulsions archaïques.

Principe n°3 : L'engagement d'un sujet dans des savoirs n'est pas seulement lié à l'utilisation concrète qu'il pourra faire de ceux-ci pour résoudre les problèmes matériels qui se posent à lui dans sa vie quotidienne. Cet engagement est aussi fondamentalement lié à la manière donc l'éducateur est capable, à tous les niveaux taxonomiques, de relier les savoirs qu'il enseigne à une culture, à une histoire, à la manière dont ils ont été élaborés par les humains et dont ils contribuent encore aujourd'hui à parler aux « petits d'hommes » de leur émancipation.

Malentendu 4

 Malentendu n°4 : « L'élève apprend en étant actif »… C'est Jules Ferry lui-même qui confia à Henri Marion, en 1888, le premiers cours de « science de l'éducation » à la Sorbonne (l'expression est alors au singulier car il convient, à ce moment-là, de « fonder en vérité » les principes des grandes lois laïques). Et, tout naturellement, Marion fit une leçon inaugurale qui commençait par cette formule : « Il n'y a qu'une méthode digne de ce nom et c'est la méthode active ». « Tout naturellement », ai-je écrit, dans la mesure où l'on voit mal un pédagogue - aussi partisan soit-il des pédagogies « traditionnelles » (et Marion n'en était pas un!) - faire l'éloge d'une « méthode passive ». Ainsi, pour Marion la « méthode active » a-t-elle un caractère d'évidence : celui qui ne sait pas appliquer une règle de grammaire ou un théorème de mathématiques ne les connait pas vraiment et c'est pourquoi le maître doit « faire agir » : « Voilà, explique-t-il, le précepte unique de l'enseignement, car il contient en germe tous les autres »... Mais « faire agir » reste encore une formule ambiguë tant l'action peut prendre de multiples formes. Et, très vite, l'Education Nouvelle va l'utiliser dans un sens particulier : être « actif » dans l'école, ce sera être en activité « comme dans la vie », dans la « vie active » justement. Ce sont donc des activités sociales en miniature (collectives si possible) qui vont apparaître comme le moyen, par excellence, de mettre en place les « méthodes actives » (l'expression passe au pluriel afin, sans doute, de bien couvrir tous les champs possibles des activités sociales importables à l'école : la correspondance et le journal scolaires, les « ateliers » de menuiserie ou de théâtre, les enquêtes de terrain et les expériences scientifiques...).

Or, quand on regarde ce qui se passe précisément alors dans les classes, on peut dire que les choses sont, pour le moins contrastées : certaines « activités », préparées et régulées par le maître, garantissent l'implication de chaque élève et permettent, pour chacun, le passage de l'empirie (le « tâtonnement expérimental » chez Freinet) à la compréhension et à la modélisation de connaissances transférables ; mais, dans d'autres cas, une division du travail se met en place dans le groupe entre concepteurs, exécutants et chômeurs, n'autorisant tout au plus que le perfectionnement de chacun dans des savoir-faire préalables. Or, quand on cherche à identifier ce qui garantit l'apprentissage dans les « méthodes actives », on est bien obligé d'admettre que ce n'est pas la présence d'une « activité de fabrication » plus ou moins réussie, mais bien celle d'une « opération mentale » suscitée par l'activité et qui permet au sujet de déstabiliser un système de représentations pour l'enrichir et le stabiliser à un niveau supérieur... opération mentale qui peut également intervenir pendant l'observation d'une expérience, l'écoute d'un cours ou la lecture d'un livre. L'activité qui fait apprendre et progresser, c'est celle qui se passe « dans la tête » de l'élève, quand un conflit sociocognitif lui permet de construire, avec les matériaux qui lui sont proposés ou qu'il découvre, un nouveau modèle d'intelligibilité, c'est-à-dire, en réalité, de nouveaux savoirs.

Principe n°4 : Rendre l'élève « actif » dans ses apprentissages est éminemment nécessaire, mais il s'agit d'une activité mentale qui n'est pas systématiquement corrélée avec une activité matérielle de fabrication. Certes, l’activité concrète demeure un excellent point de départ pour permettre l’opération mentale, mais à condition de bien l’identifier comme telle et, surtout, de mettre en place un dispositif pédagogique qui permet de dégager un modèle transférable afin de ne point en rester à un savoir-faire empirique.

Malentendu 5

Malentendu n°5 : « L’élève n’apprend qu’en collaborant avec les autres »… La « socialisation » est un maître mot dans l’Education Nouvelle et reste, aujourd’hui, un enjeu éducatif fondamental : la montée de l’individualisme social rend, en effet, éminemment nécessaire la découverte des exigences d’un collectif, de ses règles et de la manière ont elles constituent la condition de l’expression et du développement de chacun tout en permettant la poursuite du « bien commun ». Tous les pédagogues de l’Education Nouvelle font ainsi l’éloge de la collaboration et l’opposent à une vision étroitement concurrentielle de la réussite scolaire… Pourtant, à y regarder de près, ils ne s’inscrivent pas vraiment dans les mêmes perspectives : même si Ferrière et Freinet participent, en principe, au même « mouvement », le premier n’hésite pas à expliquer que la collaboration dans les « communautés d’enfants » permet la structuration d’une hiérarchie sociale efficace et facilite l’émergence des futurs chefs, tandis que le second – longtemps compagnon de route du Parti Communiste – fait de la promotion du collectif l’anticipation d’une société égalitaire. Makarenko – le plus cohérent des promoteurs de la formation par le groupe – propose lui d’y instaurer une rotation des tâches systématique afin d’éviter que nul ne s’enkyste dans une fonction ou un rôle et de former chacune et chacun à toutes les tâches. La « collaboration » peut donc signifier, selon les cas, ou bien la structuration d’une microsociété hiérarchisée anticipant « la division sociale du travail », ou bien l’organisation d’un mode de fonctionnement permettant de faire progresser chacun et chacun en lui proposant des expériences susceptibles de lui permettre des acquisitions nouvelles.

Principe n°5 : En matière éducative, l’organisation du groupe et le type de collaboration qui est promue entre les membres d’un groupe doit être au service des acquisitions et du progrès de chacun. Les règles de fonctionnement ne peuvent donc pas être assujetties à l’efficacité sociale productive du groupe, mais doivent permettre la progression de tous les membres.

Malentendu 6

 Malentendu n°6 : « L’éducation doit être démocratique »… Evidemment, s’il s’agit de souligner qu’elle doit avoir pour ambition de démocratiser l’accès aux savoirs fondamentaux, tout le monde est d’accord… au moins sur le principe ! Mais l’expression « éducation démocratique » est aussi utilisée, dans l’Education Nouvelle, pour désigner la démarche éducative elle-même : il faudrait, dit-on, « éduquer démocratiquement ». Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Pour certains – partisans de « l’autogestion pédagogique » - il s’agirait de mettre en œuvre une « démocratie en miniature » dans les institutions d’éducation afin que les enfants décident eux-mêmes démocratiquement de leur propre éducation. A ceux qui croient cela, il faut répondre clairement que leur projet est un leurre : un enfant, tant qu’il n’est pas éduqué, ne peut pas choisir librement ses apprentissages et la manière de les effectuer ; il a besoin que l’adulte décide pour lui de « ce à quoi il doit être éduqué » ainsi que de la façon de le faire : celui qui est déjà là, doit, comme le dit Hannah Arendt, assumer la responsabilité du monde ; il a un impérieux devoir d’antécédence à l’égard de celui qui arrive infiniment démuni, fragile et inachevé... Dans ces conditions, il vaut donc mieux parler d’ « éducation à la démocratie » plutôt que d’ « éducation démocratique » : l’éducation à la démocratie est celle qui se donne pour ambition d’accompagner l’élève vers sa responsabilité de citoyen en l’aidant à acquérir les modèles intellectuels qui lui permettront, une fois citoyen de droit, de comprendre et le monde dans lequel il vit et d’y jouer son rôle. Mais, contrairement à ce qu’affirment les partisans de la « pédagogie traditionnelle », cette formation intellectuelle ne saurait suffire : on ne peut passer spontanément et miraculeusement d’une situation d’assujettissement éducatif total à l’exercice de la liberté éclairée. C’est pourquoi, tout au long de son éducation, il faut offrir progressivement à l’enfant des occasions de décision et des espaces de liberté à sa portée, travailler avec lui sur sa capacité à s’exprimer dans des collectifs de manière autonome, indépendamment de toute pression, l’aider à former sa volonté et construire sa détermination à s’engager au service du bien commun pour pouvoir assumer et revendiquer progressivement la responsabilité de ses propres actes.

Principe n°6 : L’entrée dans le débat démocratique et la possibilité d’exercer sa responsabilité de citoyen supposent une formation qui accompagne le sujet en lui donnant, tout à la fois, les savoirs nécessaires pour comprendre le monde et les occasions de s’engager progressivement dans des collectifs en faisant des choix à sa mesure. C’est ainsi qu’un « petit d’homme » devient un « petit homme » et conquiert le pouvoir de « penser par lui-même », d’agir en connaissance de cause et de s’imputer la responsabilité de qu’il dit et fait.

Malentendu 7

 Malentendu n°7 : «L’enfant a droit à la liberté d’expression »… Voilà, sans aucun doute, un des principes les plus souvent rappelés par les pédagogues de l’Education Nouvelle ainsi que par les psychologues qui s’inscrivent dans leur lignée comme Bruno Bettelheim ou Françoise Dolto. Ils se positionnent ainsi clairement contre la « pédagogie des préalables » qui prétend toujours repousser l’expression de l’enfant « après »… une fois qu’il saura s’exprimer, maitrisera correctement le langage, saura juger de la pertinence et de l’impact de ses propos, disposera des savoirs suffisants pour les étayer, etc. Ces « préalables » autorisent, en effet, à récuser systématiquement toute expression de l’enfant en affirmant – sans jamais pouvoir être démenti – que toutes les conditions ne sont pas remplies pour qu’il puisse être pris au sérieux… Certes, les tenants du « droit de l’enfant à l’expression » prennent toujours la précaution de préciser que, si l’adulte a le devoir d’ « entendre » l’enfant, il n’a évidemment pas celui de « l’approuver ». C’est bien la moindre des choses, en effet, que la liberté d’expression de l’un ne soit pas un obstacle à celle de l’autre ! Mais, pour autant, les choses ne sont pas complètement clarifiées et un véritable clivage existe bien, au sein de l’Education Nouvelle, entre ceux qui veulent absolument favoriser l’expression spontanée de l’enfant et ceux qui considèrent que cette expression n’est véritablement libre que si, paradoxalement, elle est soutenue par les contraintes éducatives posées par l’adulte…

C’est Korczak – promoteur des droits de l’enfant et peu suspect de vouloir brider son expression – qui a, sans doute, affirmé avec le plus de clarté l’importance des « belles contraintes » capables de permettre l’expression de la liberté. Avec les enfants et adolescents particulièrement « difficiles » qu’il accueille dans son orphelinat, il impose le « sursis » à l’expression, à travers le dispositif de « la boite aux lettres » : « Ecris le moi et je te répondrai… Prends le temps d’y réfléchir et je prendrai le temps de te répondre… » Entre l’autoritarisme qui récuse la parole de l’enfant – au prétexte qu’elle n’est pas encore recevable – et le spontanéisme qui s’émerveille naïvement devant toute expression de l’enfant – jusqu’à encourager le caprice – Korczak propose de lier le droit à l’expression au devoir de l’éducation en inscrivant, à l’articulation de l’un et de l’autre, l’exigence. Il crée des situations où les contraintes de l’adulte permettent à l’expression de l’enfant de se dégager du pulsionnel, de la répétition des archétypes et du mimétisme stérile ; il crée des dispositifs qui permettent l’émergence de la pensée.

Principe n°7 : L’enfant construit son expression libre grâce aux contraintes fécondes que l’adulte lui impose. Ces contraintes ne doivent pas être une entrave à sa liberté, mais, bien au contraire, un moyen de permettre à l’enfant de prendre de la distance par rapport à une expression pulsionnelle stéréotypée, répétitive et où, malgré quelques fulgurances, il reste largement dans l’infantile. Les « belles contraintes » n’imposent donc pas à l’enfant de renoncer à s’exprimer mais, tout au contraire, dans la mesure où l’adulte met à sa disposition des ressources et exprime une attente bienveillante à son égard, lui permettent d’éprouver la satisfaction d’une expression ajustée à une liberté qui s’assume.

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Ainsi, l’Education Nouvelle est-elle traversée d’ambigüités… Ces dernières se manifestent – on vient de le voir - à travers les interprétations différentes, voire divergentes, de la plupart des formules qui en constituent la vulgate. En effet, cette mouvance pédagogique, qui se revendique de la tradition rousseauiste et se structure au début du XXème siècle, est loin d’être idéologiquement homogène. On y côtoie des libéraux, tels Ferrière, convaincus que la liberté accordée aux enfants favorise l’émergence d’une société construite sur la formule « the right man at the right place », et des hommes de gauche, comme Wallon, qui militent pour une « école unique » et la formation de tous au plus haut niveau. On y trouve de grandes figures du courant libertaire, comme Neill, pour lesquels toute entrave à la spontanéité de l’enfant compromet son développement, et des penseurs comme Maria Montessori qui se réclament d’une « pédagogie scientifique » et affirment que le rôle de l’éducateur est de structurer les expériences de l’enfant à partir d’un matériel pédagogique très élaboré. On y rencontre des partisans de la « méthode naturelle », comme Freinet, qui prônent la systématisation du « tâtonnement expérimental » dans des tâches mobilisatrices complexes et des défenseurs d’un enseignement individuel et progressif très encadré, comme Miss Parkhurst, l’auteur du fameux « Plan Dalton ».

Mais, plus fondamentalement encore, et au sein même de chacune de ces propositions, l’Education Nouvelle est un creuset où se dévoile, dans ses hésitations terminologiques et conceptuelles mêmes, l’enjeu essentiel de l’entreprise éducative. Qu’on regarde de près, par exemple, la notion d’ « intérêt de l’enfant » - que tout le monde met en avant - et l’on verra à quel point les choses sont problématiques : pour certains, en effet, « l’intérêt de l’enfant » est « ce qui l’intéresse », tandis que, pour d’autres, c’est « ce qui est dans son intérêt ». Et l’on avouera que les deux acceptions ne se recoupent pas aussi facilement que cela… surtout dès que l’on travaille avec des enfants qui n’ont pas trouvé leur panoplie de bon élève au pied de leur berceau et qui sont socialement éloignés de la culture scolaire ! Là, comme ailleurs, on est pris en tenaille entre une conception « endogène » de l’éducation – qui renvoie au développement d’un sujet qui s’engage librement dans ses apprentissages – et une conception « exogène » de la formation – qui renvoie à une intervention volontariste, tant en termes d’objectifs que de méthodes, sur un sujet dont on se veut responsable des acquisitions.

Or, la réussite de l’entreprise éducative se joue précisément dans la capacité à articuler dans le même temps (et non successivement) l’endogène et l’exogène : Il s’agit, pour reprendre les termes mêmes de Rousseau dans l’Emile de faire droit simultanément à deux exigences. D’une part, parce qu’on n’apprend bien que ce qu’on a appris soi-même, « qu’il (l’élève) ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu’il l’a compris lui-même ; qu’il n’apprenne pas la science, qu’il l’invente. Si vous substituez, dans son esprit, l’autorité à la raison, il ne raisonnera plus : il ne sera plus que le jouet de l’opinion des autres. ». Mais, d’autre part, et parce que la dissymétrie entre l’éducateur et l’éduqué est irréductible, « sans doute, il ne doit faire que ce qu’il veut, mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse ; il ne doit pas faire un pas que vous ne l’ayez prévu, il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu’il va dire ».

Il s’agit bien, en réalité, de mettre en tension deux exigences : l’exigence de transmission et celle d’appropriation. C’est l’adulte qui éduque et enseigne, mais c’est l’enfant qui grandit et apprend. L’enfant ne peut décider de ce qu’il doit apprendre – sinon, c’est qu’il serait déjà éduqué – mais il doit l’apprendre par lui-même – pour que cet apprentissage fasse de lui un sujet. Et l’Education Nouvelle, inaugurée, aux dires de tous ses partisans par Rousseau lui-même, n’est rien d’autre que le travail obstiné – et souvent très tâtonnant - d’inventivité méthodologique et institutionnelle pour dépasser par la pratique l’aporie théorique dans laquelle s’enferment les débats qui opposent autorité et liberté.

C’est de cette inventivité dont fait preuve Pestalozzi qui, dès 1799, élabore une « Méthode » pour « donner des mains à Rousseau » : il y articule expérience et connaissance en demandant au maître de veiller à ce que chaque geste de l’enfant soit porté par l’exigence de perfection. C’est cette inventivité qu’on trouve aussi bien chez Makarenko, le bolchévique, que chez Jean Bosco, le fondateur des Salésiens : « L’enfant est malade, soignez le milieu. Il ne veut pas apprendre, créez des situations où il soit obligé de le faire. » C’est cette inventivité qu’on voit à l’œuvre chez Maria Montessori ou Célestin Freinet, comme chez tous les acteurs de l’Éducation Nouvelle. Les uns et les autres tentent de mettre en œuvre la maxime de Jean-Jacques : « Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c’est de tout faire en ne faisant rien. » Entreprise infiniment risquée – et qui, par essence, prête le flanc aux critiques de tous les dogmatismes – mais seule voie possible pour une éducation à la démocratie qui ne renonce ni à la transmission d’un monde commun ni à la formation de la liberté.

Philippe Meirieu

Philippe Meirieu : L’Education Nouvelle : carrefour de malentendus… et creuset de la réflexion pédagogique d’aujourd’hui

Avant les vacances, une réflexion sur l’ « Education nouvelle », qui apparaît dès le début du 20ème siècle, se structure en 1921 au Congrès de Calais et fait encore parler d’elle aujourd’hui… par beaucoup de ceux qui ne la connaissent guère.

Un des nombreux paradoxes de l'Education Nouvelle tient au fait qu'elle est, très largement, demeurée marginale dans les pratiques tout en réussissant à imposer la plupart de ses « lieux communs » dans les discours éducatifs. Certes, son caractère marginal a été, et reste systématiquement revendiqué par ses promoteurs qui craignent que l'institutionnalisation de ses propositions leur ôte leur caractère « subversif », engendre leur dévoiement et, à terme, provoque leur dilution dans une « pédagogie traditionnelle ordinaire » tout juste « modernisée » pour créer l’illusion.

Mais, simultanément, et, tout en restant sur leur territoire propre, les partisans de l'Education Nouvelle ne cessent d'occuper le vaste terrain idéologique médiatique et d'y galoper dans tous les sens, au point, parfois, d'y apparaître comme hégémoniques. Ils parlent et écrivent à tout va, abondamment repris par les vulgarisateurs éducatifs de toutes sortes… des psychologues qui se targuent de pédagogie aux spécialistes de la rubrique « Modes de vie », aussi bien dans les magazines « grand public » que dans l’abondante littérature sur le « développement personnel ». Cette frénésie prosélyte en faveur de l'Education Nouvelle ne cesse, d'ailleurs, d'entretenir une confusion majeure : alors que la « pédagogie traditionnelle » de la « forme scolaire » (enseignements segmentés et cloisonnés, « leçons » magistrales suivies d'exercices d'application, notation et classements systématiques, etc.) semble complètement inamovible, les adversaires de l'Education Nouvelle ne cessent de dénoncer l'emprise des « réformateurs » et de leur attribuer la responsabilité de la baisse du niveau, du laxisme généralisé et de l'abandon de toute véritable exigence intellectuelle dans l'école.

Cette situation étrange ne facilite pas l'analyse un peu fine de la réalité des propositions de l'Education Nouvelle dans la mesure où les attaques qu'elle subit suscitent, en réaction, une solidarité de tous ses défenseurs autour de slogans emblématiques... au risque de gommer de nombreuses différences d'approche, voire d'occulter de véritables enjeux fondamentaux. Ainsi en a-t-il été de la promotion de la fameuse formule « l'élève au centre du système », génératrice de malentendus s'il en est : alors qu'elle est utilisée dans un rapport annexé à la loi d'orientation de 1989, préparée sous l’autorité de Lionel Jospin, pour souligner la nécessité de sortir d'une « démocratisation-massification » - pensée en termes de simple gestion de flux – afin d’aller vers une scolarité permettant, par une intervention pédagogique adaptée à chaque élève, la réussite du plus grand nombre, elle a été présentée - puis dénoncée - comme une manière d'écarter les savoirs de l'école et de s'agenouiller devant les caprices des enfants-rois… Ses promoteurs, alors, se sont sentis obligés de la défendre, s'appuyant sur ce qu'ils avaient voulu y mettre sans s'apercevoir que leurs contempteurs restaient délibérément rivés sur leur interprétation première. D'où ce sentiment de se trouver face à un dialogue de sourds où la polémique ne cesse d'enfler sans que nul, jamais, ne clarifie suffisamment les choses pour qu'on sache de quoi on parle vraiment et ce que signifie exactement les mots qu’on utilise.

Et l'on pourrait multiplier les exemples de ces malentendus dans lesquels nous sommes empêtrés et qui bloquent tout autant la réflexion pédagogique que le travail approfondi sur les pratiques. J'en évoquerai ici quelques-uns, parmi les plus fréquents, en montrant, chaque fois, tout l'intérêt qu'il y a à ne pas s'en tenir aux slogans habituels et à prendre ses distances avec la vulgate de l'Education Nouvelle... mais pour rester fidèle, justement, à la démarche de l'Education Nouvelle, en ce qu'elle a de plus radicalement fondateur ! Ce qui m'amènera à formuler quelques « principes » qui ne se veulent que des « outils-silex », comme disait Fernand Oury, pour distinguer, au cœur des discours éducatifs, quelques-uns des enjeux essentiels. Avant de montrer en quoi ces principes nous permettent de comprendre l’entreprise éducative dans sa tension fondatrice.

Malentendu 1

 Malentendu n°1 : « Un élève n'apprend que s'il est motivé »… Célestin Freinet, après tant d'autres, n'a cessé de le répéter : « On ne fait pas boire un cheval qui n'a pas soif ». Mais Freinet, pour autant, ne sous-estimait pas la différence entre un cheval et un élève. Il savait que tout cheval à qui l'on ne donne pas à boire finit toujours par avoir soif, tandis qu'il est fort rare qu'un élève privé de mathématiques vienne réclamer à ses éducateurs le théorème de Thalès ! C'est la raison pour laquelle Freinet insistait tant sur la nécessité de « donner soif à l'élève » et de ne pas se contenter d'un attentisme bienveillant (comme on peut le trouver, par exemple, dans certaines affirmations de Neil sur ses pratiques à Summerhill). Et, ainsi, Freinet lui-même pointe-t-il, mais sans toujours la formaliser suffisamment, la distinction fondamentale entre la « motivation » qui ne s'appuierait que sur des intérêts préexistants et la « mobilisation », que l'adulte s'efforce de susciter, par laquelle il permet l'émergence d'intérêts nouveaux et favorise l'engagement de l'élève dans des apprentissages pour lesquels il n'était pas spontanément motivé…

Principe n°1 : Subordonner les apprentissages à des motivations préexistantes, c'est entériner les inégalités et renoncer à faire découvrir aux élèves des savoirs mobilisateurs qui pourront être, pour eux, émancipateurs. « Faire émerger le désir d'apprendre », c'est organiser des rencontres susceptibles de mobiliser l'élève sur ce dont il ignorait, jusque là, tout à la fois l'existence et les satisfactions intellectuelles qu'il pourra en tirer... C'est lui ouvrir des possibles au lieu de l'enfermer dans « l'être-là ».

Malentendu 2

 Malentendu n°2 : « Chaque enfant apprend d’une manière qui lui est propre et cela nécessite la mise en place d’une "école sur mesure" »… Bien avant que les travaux de la psychologie différentielle n’insistent sur la singularité de chaque sujet en matière d’apprentissage, en mettant en avant les « styles cognitifs » ou les « stratégies d’apprentissage », les pédagogues de l’Education Nouvelle avaient plaidé pour l’instauration, selon la formule de Claparède, d’une « école sur mesure ». Comment tolérer, en effet, que l’on impose à chacune et à chacun le même « prêt à porter » scolaire, tant en matière de contenus que de rythmes et de méthodes ? Pourquoi instituer une norme arbitraire, qui, par définition, ne satisfera personne ? C’est pourquoi faut prendre chaque enfant « comme il est », « là où il est », non pas, bien évidemment, pour le laisser tel qu’il est, mais pour l’aider à progresser en s’appuyant sur ses ressources et en tenant compte de ses spécificités… Quand on a dit cela, cependant, on n’a pas encore vraiment tranché sur un point décisif. On peut, en effet, concevoir « l’école sur mesure » selon un modèle strictement adéquationniste, basé sur un diagnostic préalable qui s’efforce de connaître parfaitement, en amont de toute intervention éducative, le niveau et les besoins de l’élève afin de lui imposer un parcours strictement individualisé. Ou bien, on peut proposer à l’élève une palette de propositions dans le cadre d’une « pédagogie différenciée » et l’aider à se saisir des objectifs et méthodes qui lui permettent, tout à la fois, d’enrichir sa panoplie méthodologique et de se mobiliser sur des connaissances nouvelles. Dans le premier cas, on est dans le paradigme pharmaceutico-médical de l’individualisation, conçu sur le modèle behavioriste de « l’homme-machine » ; dans le second, on est dans un paradigme systémique où la connaissance des sujets ne précède pas nécessairement les propositions qu’on leur fait mais est en interaction permanente avec elles : car c’est aussi la manière dont un sujet s’empare d’une méthode ou se mobilise sur un savoir qui permet de le connaître… et c’est cette connaissance qui nourrit de nouvelles propositions et suscite l’inventivité pédagogique.

Principe n°2 : Si chaque élève s’approprie des savoirs de manière singulière, il n’en est pas, pour autant, enfermé dans des méthodes définitives ni dans une progression strictement linéaire : la véritable « école sur mesure » n’est pas celle de la systématisation du couple « tests / exercices » (ou diagnostic / remédiation), c’est celle qui s’appuie sur la variété des propositions, la diversification des ressources, les interactions entre pairs et avec l’environnement et où chacune et chacun apprend progressivement à piloter ses apprentissages dans une démarche de découverte / régulation.

Malentendu 3

 Malentendu n° 3 : « L'élève apprend ce qui fait sens pour lui »… L'inflation de l'utilisation du mot « sens » dans les discours éducatifs doit évidemment nous alerter sur son ambigüité. Qu'est ce qui « fait sens » pour un élève ? Tout naturellement, et en raison même des origines de l'Education Nouvelle - l'enseignement primaire dans une société rurale - le sens a d'abord été identifié à « l'utile ». Ce qui faisait sens, c'est ce dont on pouvait « se servir » dans la vie quotidienne. A Abbotsholme - la première new school créée par le pasteur Cecil Reddie dans les environs de Londres à la fin du XIXème siècle -, les enfants n'apprennent les mathématiques et les sciences naturelles que pour participer à la gestion de la ferme, ils n'apprennent la langue que pour pouvoir comprendre les modes d'emploi des ustensiles agricoles, lire la gazette locale, tenir leur journal de bord, écrire aux clients et aux fournisseurs... Une façon, bien sûr, de finaliser les apprentissages scolaires en les assujettissant à l'usage immédiat qu’ils peuvent en faire. Mais une manière aussi de les appauvrir considérablement en les cantonnant dans le domaine du fonctionnel et à un niveau taxonomique strictement déterminé par les besoins de l'environnement. C'est pourquoi il faut aller regarder chez Tolstoï ou chez Tagore et (re)découvrir avec eux à quel point le « sens » relève aussi du symbolique : ce qui fait sens pour l'élève, ce n'est pas seulement la valeur d'usage des savoirs, c'est la manière dont ils parlent à son intériorité, résonnent avec ses préoccupations anthropologiques fondamentales, lui permettent, à travers la découverte des œuvres culturelles, de donner forme à ce qui l'habite. Ce qui fait sens, c'est ce qui relie ce que chacun a de plus intime avec ce qui est le plus universel, ce qui permet de sortir de la solitude et de mettre en récit son chaos psychique pour ne pas être manipulé par ses pulsions archaïques.

Principe n°3 : L'engagement d'un sujet dans des savoirs n'est pas seulement lié à l'utilisation concrète qu'il pourra faire de ceux-ci pour résoudre les problèmes matériels qui se posent à lui dans sa vie quotidienne. Cet engagement est aussi fondamentalement lié à la manière donc l'éducateur est capable, à tous les niveaux taxonomiques, de relier les savoirs qu'il enseigne à une culture, à une histoire, à la manière dont ils ont été élaborés par les humains et dont ils contribuent encore aujourd'hui à parler aux « petits d'hommes » de leur émancipation.

Malentendu 4

 Malentendu n°4 : « L'élève apprend en étant actif »… C'est Jules Ferry lui-même qui confia à Henri Marion, en 1888, le premiers cours de « science de l'éducation » à la Sorbonne (l'expression est alors au singulier car il convient, à ce moment-là, de « fonder en vérité » les principes des grandes lois laïques). Et, tout naturellement, Marion fit une leçon inaugurale qui commençait par cette formule : « Il n'y a qu'une méthode digne de ce nom et c'est la méthode active ». « Tout naturellement », ai-je écrit, dans la mesure où l'on voit mal un pédagogue - aussi partisan soit-il des pédagogies « traditionnelles » (et Marion n'en était pas un!) - faire l'éloge d'une « méthode passive ». Ainsi, pour Marion la « méthode active » a-t-elle un caractère d'évidence : celui qui ne sait pas appliquer une règle de grammaire ou un théorème de mathématiques ne les connait pas vraiment et c'est pourquoi le maître doit « faire agir » : « Voilà, explique-t-il, le précepte unique de l'enseignement, car il contient en germe tous les autres »... Mais « faire agir » reste encore une formule ambiguë tant l'action peut prendre de multiples formes. Et, très vite, l'Education Nouvelle va l'utiliser dans un sens particulier : être « actif » dans l'école, ce sera être en activité « comme dans la vie », dans la « vie active » justement. Ce sont donc des activités sociales en miniature (collectives si possible) qui vont apparaître comme le moyen, par excellence, de mettre en place les « méthodes actives » (l'expression passe au pluriel afin, sans doute, de bien couvrir tous les champs possibles des activités sociales importables à l'école : la correspondance et le journal scolaires, les « ateliers » de menuiserie ou de théâtre, les enquêtes de terrain et les expériences scientifiques...).

Or, quand on regarde ce qui se passe précisément alors dans les classes, on peut dire que les choses sont, pour le moins contrastées : certaines « activités », préparées et régulées par le maître, garantissent l'implication de chaque élève et permettent, pour chacun, le passage de l'empirie (le « tâtonnement expérimental » chez Freinet) à la compréhension et à la modélisation de connaissances transférables ; mais, dans d'autres cas, une division du travail se met en place dans le groupe entre concepteurs, exécutants et chômeurs, n'autorisant tout au plus que le perfectionnement de chacun dans des savoir-faire préalables. Or, quand on cherche à identifier ce qui garantit l'apprentissage dans les « méthodes actives », on est bien obligé d'admettre que ce n'est pas la présence d'une « activité de fabrication » plus ou moins réussie, mais bien celle d'une « opération mentale » suscitée par l'activité et qui permet au sujet de déstabiliser un système de représentations pour l'enrichir et le stabiliser à un niveau supérieur... opération mentale qui peut également intervenir pendant l'observation d'une expérience, l'écoute d'un cours ou la lecture d'un livre. L'activité qui fait apprendre et progresser, c'est celle qui se passe « dans la tête » de l'élève, quand un conflit sociocognitif lui permet de construire, avec les matériaux qui lui sont proposés ou qu'il découvre, un nouveau modèle d'intelligibilité, c'est-à-dire, en réalité, de nouveaux savoirs.

Principe n°4 : Rendre l'élève « actif » dans ses apprentissages est éminemment nécessaire, mais il s'agit d'une activité mentale qui n'est pas systématiquement corrélée avec une activité matérielle de fabrication. Certes, l’activité concrète demeure un excellent point de départ pour permettre l’opération mentale, mais à condition de bien l’identifier comme telle et, surtout, de mettre en place un dispositif pédagogique qui permet de dégager un modèle transférable afin de ne point en rester à un savoir-faire empirique.

Malentendu 5

Malentendu n°5 : « L’élève n’apprend qu’en collaborant avec les autres »… La « socialisation » est un maître mot dans l’Education Nouvelle et reste, aujourd’hui, un enjeu éducatif fondamental : la montée de l’individualisme social rend, en effet, éminemment nécessaire la découverte des exigences d’un collectif, de ses règles et de la manière ont elles constituent la condition de l’expression et du développement de chacun tout en permettant la poursuite du « bien commun ». Tous les pédagogues de l’Education Nouvelle font ainsi l’éloge de la collaboration et l’opposent à une vision étroitement concurrentielle de la réussite scolaire… Pourtant, à y regarder de près, ils ne s’inscrivent pas vraiment dans les mêmes perspectives : même si Ferrière et Freinet participent, en principe, au même « mouvement », le premier n’hésite pas à expliquer que la collaboration dans les « communautés d’enfants » permet la structuration d’une hiérarchie sociale efficace et facilite l’émergence des futurs chefs, tandis que le second – longtemps compagnon de route du Parti Communiste – fait de la promotion du collectif l’anticipation d’une société égalitaire. Makarenko – le plus cohérent des promoteurs de la formation par le groupe – propose lui d’y instaurer une rotation des tâches systématique afin d’éviter que nul ne s’enkyste dans une fonction ou un rôle et de former chacune et chacun à toutes les tâches. La « collaboration » peut donc signifier, selon les cas, ou bien la structuration d’une microsociété hiérarchisée anticipant « la division sociale du travail », ou bien l’organisation d’un mode de fonctionnement permettant de faire progresser chacun et chacun en lui proposant des expériences susceptibles de lui permettre des acquisitions nouvelles.

Principe n°5 : En matière éducative, l’organisation du groupe et le type de collaboration qui est promue entre les membres d’un groupe doit être au service des acquisitions et du progrès de chacun. Les règles de fonctionnement ne peuvent donc pas être assujetties à l’efficacité sociale productive du groupe, mais doivent permettre la progression de tous les membres.

Malentendu 6

 Malentendu n°6 : « L’éducation doit être démocratique »… Evidemment, s’il s’agit de souligner qu’elle doit avoir pour ambition de démocratiser l’accès aux savoirs fondamentaux, tout le monde est d’accord… au moins sur le principe ! Mais l’expression « éducation démocratique » est aussi utilisée, dans l’Education Nouvelle, pour désigner la démarche éducative elle-même : il faudrait, dit-on, « éduquer démocratiquement ». Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Pour certains – partisans de « l’autogestion pédagogique » - il s’agirait de mettre en œuvre une « démocratie en miniature » dans les institutions d’éducation afin que les enfants décident eux-mêmes démocratiquement de leur propre éducation. A ceux qui croient cela, il faut répondre clairement que leur projet est un leurre : un enfant, tant qu’il n’est pas éduqué, ne peut pas choisir librement ses apprentissages et la manière de les effectuer ; il a besoin que l’adulte décide pour lui de « ce à quoi il doit être éduqué » ainsi que de la façon de le faire : celui qui est déjà là, doit, comme le dit Hannah Arendt, assumer la responsabilité du monde ; il a un impérieux devoir d’antécédence à l’égard de celui qui arrive infiniment démuni, fragile et inachevé... Dans ces conditions, il vaut donc mieux parler d’ « éducation à la démocratie » plutôt que d’ « éducation démocratique » : l’éducation à la démocratie est celle qui se donne pour ambition d’accompagner l’élève vers sa responsabilité de citoyen en l’aidant à acquérir les modèles intellectuels qui lui permettront, une fois citoyen de droit, de comprendre et le monde dans lequel il vit et d’y jouer son rôle. Mais, contrairement à ce qu’affirment les partisans de la « pédagogie traditionnelle », cette formation intellectuelle ne saurait suffire : on ne peut passer spontanément et miraculeusement d’une situation d’assujettissement éducatif total à l’exercice de la liberté éclairée. C’est pourquoi, tout au long de son éducation, il faut offrir progressivement à l’enfant des occasions de décision et des espaces de liberté à sa portée, travailler avec lui sur sa capacité à s’exprimer dans des collectifs de manière autonome, indépendamment de toute pression, l’aider à former sa volonté et construire sa détermination à s’engager au service du bien commun pour pouvoir assumer et revendiquer progressivement la responsabilité de ses propres actes.

Principe n°6 : L’entrée dans le débat démocratique et la possibilité d’exercer sa responsabilité de citoyen supposent une formation qui accompagne le sujet en lui donnant, tout à la fois, les savoirs nécessaires pour comprendre le monde et les occasions de s’engager progressivement dans des collectifs en faisant des choix à sa mesure. C’est ainsi qu’un « petit d’homme » devient un « petit homme » et conquiert le pouvoir de « penser par lui-même », d’agir en connaissance de cause et de s’imputer la responsabilité de qu’il dit et fait.

Malentendu 7

 Malentendu n°7 : «L’enfant a droit à la liberté d’expression »… Voilà, sans aucun doute, un des principes les plus souvent rappelés par les pédagogues de l’Education Nouvelle ainsi que par les psychologues qui s’inscrivent dans leur lignée comme Bruno Bettelheim ou Françoise Dolto. Ils se positionnent ainsi clairement contre la « pédagogie des préalables » qui prétend toujours repousser l’expression de l’enfant « après »… une fois qu’il saura s’exprimer, maitrisera correctement le langage, saura juger de la pertinence et de l’impact de ses propos, disposera des savoirs suffisants pour les étayer, etc. Ces « préalables » autorisent, en effet, à récuser systématiquement toute expression de l’enfant en affirmant – sans jamais pouvoir être démenti – que toutes les conditions ne sont pas remplies pour qu’il puisse être pris au sérieux… Certes, les tenants du « droit de l’enfant à l’expression » prennent toujours la précaution de préciser que, si l’adulte a le devoir d’ « entendre » l’enfant, il n’a évidemment pas celui de « l’approuver ». C’est bien la moindre des choses, en effet, que la liberté d’expression de l’un ne soit pas un obstacle à celle de l’autre ! Mais, pour autant, les choses ne sont pas complètement clarifiées et un véritable clivage existe bien, au sein de l’Education Nouvelle, entre ceux qui veulent absolument favoriser l’expression spontanée de l’enfant et ceux qui considèrent que cette expression n’est véritablement libre que si, paradoxalement, elle est soutenue par les contraintes éducatives posées par l’adulte…

C’est Korczak – promoteur des droits de l’enfant et peu suspect de vouloir brider son expression – qui a, sans doute, affirmé avec le plus de clarté l’importance des « belles contraintes » capables de permettre l’expression de la liberté. Avec les enfants et adolescents particulièrement « difficiles » qu’il accueille dans son orphelinat, il impose le « sursis » à l’expression, à travers le dispositif de « la boite aux lettres » : « Ecris le moi et je te répondrai… Prends le temps d’y réfléchir et je prendrai le temps de te répondre… » Entre l’autoritarisme qui récuse la parole de l’enfant – au prétexte qu’elle n’est pas encore recevable – et le spontanéisme qui s’émerveille naïvement devant toute expression de l’enfant – jusqu’à encourager le caprice – Korczak propose de lier le droit à l’expression au devoir de l’éducation en inscrivant, à l’articulation de l’un et de l’autre, l’exigence. Il crée des situations où les contraintes de l’adulte permettent à l’expression de l’enfant de se dégager du pulsionnel, de la répétition des archétypes et du mimétisme stérile ; il crée des dispositifs qui permettent l’émergence de la pensée.

Principe n°7 : L’enfant construit son expression libre grâce aux contraintes fécondes que l’adulte lui impose. Ces contraintes ne doivent pas être une entrave à sa liberté, mais, bien au contraire, un moyen de permettre à l’enfant de prendre de la distance par rapport à une expression pulsionnelle stéréotypée, répétitive et où, malgré quelques fulgurances, il reste largement dans l’infantile. Les « belles contraintes » n’imposent donc pas à l’enfant de renoncer à s’exprimer mais, tout au contraire, dans la mesure où l’adulte met à sa disposition des ressources et exprime une attente bienveillante à son égard, lui permettent d’éprouver la satisfaction d’une expression ajustée à une liberté qui s’assume.

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Ainsi, l’Education Nouvelle est-elle traversée d’ambigüités… Ces dernières se manifestent – on vient de le voir - à travers les interprétations différentes, voire divergentes, de la plupart des formules qui en constituent la vulgate. En effet, cette mouvance pédagogique, qui se revendique de la tradition rousseauiste et se structure au début du XXème siècle, est loin d’être idéologiquement homogène. On y côtoie des libéraux, tels Ferrière, convaincus que la liberté accordée aux enfants favorise l’émergence d’une société construite sur la formule « the right man at the right place », et des hommes de gauche, comme Wallon, qui militent pour une « école unique » et la formation de tous au plus haut niveau. On y trouve de grandes figures du courant libertaire, comme Neill, pour lesquels toute entrave à la spontanéité de l’enfant compromet son développement, et des penseurs comme Maria Montessori qui se réclament d’une « pédagogie scientifique » et affirment que le rôle de l’éducateur est de structurer les expériences de l’enfant à partir d’un matériel pédagogique très élaboré. On y rencontre des partisans de la « méthode naturelle », comme Freinet, qui prônent la systématisation du « tâtonnement expérimental » dans des tâches mobilisatrices complexes et des défenseurs d’un enseignement individuel et progressif très encadré, comme Miss Parkhurst, l’auteur du fameux « Plan Dalton ».

Mais, plus fondamentalement encore, et au sein même de chacune de ces propositions, l’Education Nouvelle est un creuset où se dévoile, dans ses hésitations terminologiques et conceptuelles mêmes, l’enjeu essentiel de l’entreprise éducative. Qu’on regarde de près, par exemple, la notion d’ « intérêt de l’enfant » - que tout le monde met en avant - et l’on verra à quel point les choses sont problématiques : pour certains, en effet, « l’intérêt de l’enfant » est « ce qui l’intéresse », tandis que, pour d’autres, c’est « ce qui est dans son intérêt ». Et l’on avouera que les deux acceptions ne se recoupent pas aussi facilement que cela… surtout dès que l’on travaille avec des enfants qui n’ont pas trouvé leur panoplie de bon élève au pied de leur berceau et qui sont socialement éloignés de la culture scolaire ! Là, comme ailleurs, on est pris en tenaille entre une conception « endogène » de l’éducation – qui renvoie au développement d’un sujet qui s’engage librement dans ses apprentissages – et une conception « exogène » de la formation – qui renvoie à une intervention volontariste, tant en termes d’objectifs que de méthodes, sur un sujet dont on se veut responsable des acquisitions.

Or, la réussite de l’entreprise éducative se joue précisément dans la capacité à articuler dans le même temps (et non successivement) l’endogène et l’exogène : Il s’agit, pour reprendre les termes mêmes de Rousseau dans l’Emile de faire droit simultanément à deux exigences. D’une part, parce qu’on n’apprend bien que ce qu’on a appris soi-même, « qu’il (l’élève) ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu’il l’a compris lui-même ; qu’il n’apprenne pas la science, qu’il l’invente. Si vous substituez, dans son esprit, l’autorité à la raison, il ne raisonnera plus : il ne sera plus que le jouet de l’opinion des autres. ». Mais, d’autre part, et parce que la dissymétrie entre l’éducateur et l’éduqué est irréductible, « sans doute, il ne doit faire que ce qu’il veut, mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse ; il ne doit pas faire un pas que vous ne l’ayez prévu, il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu’il va dire ».

Il s’agit bien, en réalité, de mettre en tension deux exigences : l’exigence de transmission et celle d’appropriation. C’est l’adulte qui éduque et enseigne, mais c’est l’enfant qui grandit et apprend. L’enfant ne peut décider de ce qu’il doit apprendre – sinon, c’est qu’il serait déjà éduqué – mais il doit l’apprendre par lui-même – pour que cet apprentissage fasse de lui un sujet. Et l’Education Nouvelle, inaugurée, aux dires de tous ses partisans par Rousseau lui-même, n’est rien d’autre que le travail obstiné – et souvent très tâtonnant - d’inventivité méthodologique et institutionnelle pour dépasser par la pratique l’aporie théorique dans laquelle s’enferment les débats qui opposent autorité et liberté.

C’est de cette inventivité dont fait preuve Pestalozzi qui, dès 1799, élabore une « Méthode » pour « donner des mains à Rousseau » : il y articule expérience et connaissance en demandant au maître de veiller à ce que chaque geste de l’enfant soit porté par l’exigence de perfection. C’est cette inventivité qu’on trouve aussi bien chez Makarenko, le bolchévique, que chez Jean Bosco, le fondateur des Salésiens : « L’enfant est malade, soignez le milieu. Il ne veut pas apprendre, créez des situations où il soit obligé de le faire. » C’est cette inventivité qu’on voit à l’œuvre chez Maria Montessori ou Célestin Freinet, comme chez tous les acteurs de l’Éducation Nouvelle. Les uns et les autres tentent de mettre en œuvre la maxime de Jean-Jacques : « Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c’est de tout faire en ne faisant rien. » Entreprise infiniment risquée – et qui, par essence, prête le flanc aux critiques de tous les dogmatismes – mais seule voie possible pour une éducation à la démocratie qui ne renonce ni à la transmission d’un monde commun ni à la formation de la liberté.

Philippe Meirieu

Philippe Meirieu : L’Education Nouvelle : carrefour de malentendus… et creuset de la réflexion pédagogique d’aujourd’hui

Avant les vacances, une réflexion sur l’ « Education nouvelle », qui apparaît dès le début du 20ème siècle, se structure en 1921 au Congrès de Calais et fait encore parler d’elle aujourd’hui… par beaucoup de ceux qui ne la connaissent guère.

Un des nombreux paradoxes de l'Education Nouvelle tient au fait qu'elle est, très largement, demeurée marginale dans les pratiques tout en réussissant à imposer la plupart de ses « lieux communs » dans les discours éducatifs. Certes, son caractère marginal a été, et reste systématiquement revendiqué par ses promoteurs qui craignent que l'institutionnalisation de ses propositions leur ôte leur caractère « subversif », engendre leur dévoiement et, à terme, provoque leur dilution dans une « pédagogie traditionnelle ordinaire » tout juste « modernisée » pour créer l’illusion.

Mais, simultanément, et, tout en restant sur leur territoire propre, les partisans de l'Education Nouvelle ne cessent d'occuper le vaste terrain idéologique médiatique et d'y galoper dans tous les sens, au point, parfois, d'y apparaître comme hégémoniques. Ils parlent et écrivent à tout va, abondamment repris par les vulgarisateurs éducatifs de toutes sortes… des psychologues qui se targuent de pédagogie aux spécialistes de la rubrique « Modes de vie », aussi bien dans les magazines « grand public » que dans l’abondante littérature sur le « développement personnel ». Cette frénésie prosélyte en faveur de l'Education Nouvelle ne cesse, d'ailleurs, d'entretenir une confusion majeure : alors que la « pédagogie traditionnelle » de la « forme scolaire » (enseignements segmentés et cloisonnés, « leçons » magistrales suivies d'exercices d'application, notation et classements systématiques, etc.) semble complètement inamovible, les adversaires de l'Education Nouvelle ne cessent de dénoncer l'emprise des « réformateurs » et de leur attribuer la responsabilité de la baisse du niveau, du laxisme généralisé et de l'abandon de toute véritable exigence intellectuelle dans l'école.

Cette situation étrange ne facilite pas l'analyse un peu fine de la réalité des propositions de l'Education Nouvelle dans la mesure où les attaques qu'elle subit suscitent, en réaction, une solidarité de tous ses défenseurs autour de slogans emblématiques... au risque de gommer de nombreuses différences d'approche, voire d'occulter de véritables enjeux fondamentaux. Ainsi en a-t-il été de la promotion de la fameuse formule « l'élève au centre du système », génératrice de malentendus s'il en est : alors qu'elle est utilisée dans un rapport annexé à la loi d'orientation de 1989, préparée sous l’autorité de Lionel Jospin, pour souligner la nécessité de sortir d'une « démocratisation-massification » - pensée en termes de simple gestion de flux – afin d’aller vers une scolarité permettant, par une intervention pédagogique adaptée à chaque élève, la réussite du plus grand nombre, elle a été présentée - puis dénoncée - comme une manière d'écarter les savoirs de l'école et de s'agenouiller devant les caprices des enfants-rois… Ses promoteurs, alors, se sont sentis obligés de la défendre, s'appuyant sur ce qu'ils avaient voulu y mettre sans s'apercevoir que leurs contempteurs restaient délibérément rivés sur leur interprétation première. D'où ce sentiment de se trouver face à un dialogue de sourds où la polémique ne cesse d'enfler sans que nul, jamais, ne clarifie suffisamment les choses pour qu'on sache de quoi on parle vraiment et ce que signifie exactement les mots qu’on utilise.

Et l'on pourrait multiplier les exemples de ces malentendus dans lesquels nous sommes empêtrés et qui bloquent tout autant la réflexion pédagogique que le travail approfondi sur les pratiques. J'en évoquerai ici quelques-uns, parmi les plus fréquents, en montrant, chaque fois, tout l'intérêt qu'il y a à ne pas s'en tenir aux slogans habituels et à prendre ses distances avec la vulgate de l'Education Nouvelle... mais pour rester fidèle, justement, à la démarche de l'Education Nouvelle, en ce qu'elle a de plus radicalement fondateur ! Ce qui m'amènera à formuler quelques « principes » qui ne se veulent que des « outils-silex », comme disait Fernand Oury, pour distinguer, au cœur des discours éducatifs, quelques-uns des enjeux essentiels. Avant de montrer en quoi ces principes nous permettent de comprendre l’entreprise éducative dans sa tension fondatrice.

Malentendu 1

 Malentendu n°1 : « Un élève n'apprend que s'il est motivé »… Célestin Freinet, après tant d'autres, n'a cessé de le répéter : « On ne fait pas boire un cheval qui n'a pas soif ». Mais Freinet, pour autant, ne sous-estimait pas la différence entre un cheval et un élève. Il savait que tout cheval à qui l'on ne donne pas à boire finit toujours par avoir soif, tandis qu'il est fort rare qu'un élève privé de mathématiques vienne réclamer à ses éducateurs le théorème de Thalès ! C'est la raison pour laquelle Freinet insistait tant sur la nécessité de « donner soif à l'élève » et de ne pas se contenter d'un attentisme bienveillant (comme on peut le trouver, par exemple, dans certaines affirmations de Neil sur ses pratiques à Summerhill). Et, ainsi, Freinet lui-même pointe-t-il, mais sans toujours la formaliser suffisamment, la distinction fondamentale entre la « motivation » qui ne s'appuierait que sur des intérêts préexistants et la « mobilisation », que l'adulte s'efforce de susciter, par laquelle il permet l'émergence d'intérêts nouveaux et favorise l'engagement de l'élève dans des apprentissages pour lesquels il n'était pas spontanément motivé…

Principe n°1 : Subordonner les apprentissages à des motivations préexistantes, c'est entériner les inégalités et renoncer à faire découvrir aux élèves des savoirs mobilisateurs qui pourront être, pour eux, émancipateurs. « Faire émerger le désir d'apprendre », c'est organiser des rencontres susceptibles de mobiliser l'élève sur ce dont il ignorait, jusque là, tout à la fois l'existence et les satisfactions intellectuelles qu'il pourra en tirer... C'est lui ouvrir des possibles au lieu de l'enfermer dans « l'être-là ».

Malentendu 2

 Malentendu n°2 : « Chaque enfant apprend d’une manière qui lui est propre et cela nécessite la mise en place d’une "école sur mesure" »… Bien avant que les travaux de la psychologie différentielle n’insistent sur la singularité de chaque sujet en matière d’apprentissage, en mettant en avant les « styles cognitifs » ou les « stratégies d’apprentissage », les pédagogues de l’Education Nouvelle avaient plaidé pour l’instauration, selon la formule de Claparède, d’une « école sur mesure ». Comment tolérer, en effet, que l’on impose à chacune et à chacun le même « prêt à porter » scolaire, tant en matière de contenus que de rythmes et de méthodes ? Pourquoi instituer une norme arbitraire, qui, par définition, ne satisfera personne ? C’est pourquoi faut prendre chaque enfant « comme il est », « là où il est », non pas, bien évidemment, pour le laisser tel qu’il est, mais pour l’aider à progresser en s’appuyant sur ses ressources et en tenant compte de ses spécificités… Quand on a dit cela, cependant, on n’a pas encore vraiment tranché sur un point décisif. On peut, en effet, concevoir « l’école sur mesure » selon un modèle strictement adéquationniste, basé sur un diagnostic préalable qui s’efforce de connaître parfaitement, en amont de toute intervention éducative, le niveau et les besoins de l’élève afin de lui imposer un parcours strictement individualisé. Ou bien, on peut proposer à l’élève une palette de propositions dans le cadre d’une « pédagogie différenciée » et l’aider à se saisir des objectifs et méthodes qui lui permettent, tout à la fois, d’enrichir sa panoplie méthodologique et de se mobiliser sur des connaissances nouvelles. Dans le premier cas, on est dans le paradigme pharmaceutico-médical de l’individualisation, conçu sur le modèle behavioriste de « l’homme-machine » ; dans le second, on est dans un paradigme systémique où la connaissance des sujets ne précède pas nécessairement les propositions qu’on leur fait mais est en interaction permanente avec elles : car c’est aussi la manière dont un sujet s’empare d’une méthode ou se mobilise sur un savoir qui permet de le connaître… et c’est cette connaissance qui nourrit de nouvelles propositions et suscite l’inventivité pédagogique.

Principe n°2 : Si chaque élève s’approprie des savoirs de manière singulière, il n’en est pas, pour autant, enfermé dans des méthodes définitives ni dans une progression strictement linéaire : la véritable « école sur mesure » n’est pas celle de la systématisation du couple « tests / exercices » (ou diagnostic / remédiation), c’est celle qui s’appuie sur la variété des propositions, la diversification des ressources, les interactions entre pairs et avec l’environnement et où chacune et chacun apprend progressivement à piloter ses apprentissages dans une démarche de découverte / régulation.

Malentendu 3

 Malentendu n° 3 : « L'élève apprend ce qui fait sens pour lui »… L'inflation de l'utilisation du mot « sens » dans les discours éducatifs doit évidemment nous alerter sur son ambigüité. Qu'est ce qui « fait sens » pour un élève ? Tout naturellement, et en raison même des origines de l'Education Nouvelle - l'enseignement primaire dans une société rurale - le sens a d'abord été identifié à « l'utile ». Ce qui faisait sens, c'est ce dont on pouvait « se servir » dans la vie quotidienne. A Abbotsholme - la première new school créée par le pasteur Cecil Reddie dans les environs de Londres à la fin du XIXème siècle -, les enfants n'apprennent les mathématiques et les sciences naturelles que pour participer à la gestion de la ferme, ils n'apprennent la langue que pour pouvoir comprendre les modes d'emploi des ustensiles agricoles, lire la gazette locale, tenir leur journal de bord, écrire aux clients et aux fournisseurs... Une façon, bien sûr, de finaliser les apprentissages scolaires en les assujettissant à l'usage immédiat qu’ils peuvent en faire. Mais une manière aussi de les appauvrir considérablement en les cantonnant dans le domaine du fonctionnel et à un niveau taxonomique strictement déterminé par les besoins de l'environnement. C'est pourquoi il faut aller regarder chez Tolstoï ou chez Tagore et (re)découvrir avec eux à quel point le « sens » relève aussi du symbolique : ce qui fait sens pour l'élève, ce n'est pas seulement la valeur d'usage des savoirs, c'est la manière dont ils parlent à son intériorité, résonnent avec ses préoccupations anthropologiques fondamentales, lui permettent, à travers la découverte des œuvres culturelles, de donner forme à ce qui l'habite. Ce qui fait sens, c'est ce qui relie ce que chacun a de plus intime avec ce qui est le plus universel, ce qui permet de sortir de la solitude et de mettre en récit son chaos psychique pour ne pas être manipulé par ses pulsions archaïques.

Principe n°3 : L'engagement d'un sujet dans des savoirs n'est pas seulement lié à l'utilisation concrète qu'il pourra faire de ceux-ci pour résoudre les problèmes matériels qui se posent à lui dans sa vie quotidienne. Cet engagement est aussi fondamentalement lié à la manière donc l'éducateur est capable, à tous les niveaux taxonomiques, de relier les savoirs qu'il enseigne à une culture, à une histoire, à la manière dont ils ont été élaborés par les humains et dont ils contribuent encore aujourd'hui à parler aux « petits d'hommes » de leur émancipation.

Malentendu 4

 Malentendu n°4 : « L'élève apprend en étant actif »… C'est Jules Ferry lui-même qui confia à Henri Marion, en 1888, le premiers cours de « science de l'éducation » à la Sorbonne (l'expression est alors au singulier car il convient, à ce moment-là, de « fonder en vérité » les principes des grandes lois laïques). Et, tout naturellement, Marion fit une leçon inaugurale qui commençait par cette formule : « Il n'y a qu'une méthode digne de ce nom et c'est la méthode active ». « Tout naturellement », ai-je écrit, dans la mesure où l'on voit mal un pédagogue - aussi partisan soit-il des pédagogies « traditionnelles » (et Marion n'en était pas un!) - faire l'éloge d'une « méthode passive ». Ainsi, pour Marion la « méthode active » a-t-elle un caractère d'évidence : celui qui ne sait pas appliquer une règle de grammaire ou un théorème de mathématiques ne les connait pas vraiment et c'est pourquoi le maître doit « faire agir » : « Voilà, explique-t-il, le précepte unique de l'enseignement, car il contient en germe tous les autres »... Mais « faire agir » reste encore une formule ambiguë tant l'action peut prendre de multiples formes. Et, très vite, l'Education Nouvelle va l'utiliser dans un sens particulier : être « actif » dans l'école, ce sera être en activité « comme dans la vie », dans la « vie active » justement. Ce sont donc des activités sociales en miniature (collectives si possible) qui vont apparaître comme le moyen, par excellence, de mettre en place les « méthodes actives » (l'expression passe au pluriel afin, sans doute, de bien couvrir tous les champs possibles des activités sociales importables à l'école : la correspondance et le journal scolaires, les « ateliers » de menuiserie ou de théâtre, les enquêtes de terrain et les expériences scientifiques...).

Or, quand on regarde ce qui se passe précisément alors dans les classes, on peut dire que les choses sont, pour le moins contrastées : certaines « activités », préparées et régulées par le maître, garantissent l'implication de chaque élève et permettent, pour chacun, le passage de l'empirie (le « tâtonnement expérimental » chez Freinet) à la compréhension et à la modélisation de connaissances transférables ; mais, dans d'autres cas, une division du travail se met en place dans le groupe entre concepteurs, exécutants et chômeurs, n'autorisant tout au plus que le perfectionnement de chacun dans des savoir-faire préalables. Or, quand on cherche à identifier ce qui garantit l'apprentissage dans les « méthodes actives », on est bien obligé d'admettre que ce n'est pas la présence d'une « activité de fabrication » plus ou moins réussie, mais bien celle d'une « opération mentale » suscitée par l'activité et qui permet au sujet de déstabiliser un système de représentations pour l'enrichir et le stabiliser à un niveau supérieur... opération mentale qui peut également intervenir pendant l'observation d'une expérience, l'écoute d'un cours ou la lecture d'un livre. L'activité qui fait apprendre et progresser, c'est celle qui se passe « dans la tête » de l'élève, quand un conflit sociocognitif lui permet de construire, avec les matériaux qui lui sont proposés ou qu'il découvre, un nouveau modèle d'intelligibilité, c'est-à-dire, en réalité, de nouveaux savoirs.

Principe n°4 : Rendre l'élève « actif » dans ses apprentissages est éminemment nécessaire, mais il s'agit d'une activité mentale qui n'est pas systématiquement corrélée avec une activité matérielle de fabrication. Certes, l’activité concrète demeure un excellent point de départ pour permettre l’opération mentale, mais à condition de bien l’identifier comme telle et, surtout, de mettre en place un dispositif pédagogique qui permet de dégager un modèle transférable afin de ne point en rester à un savoir-faire empirique.

Malentendu 5

Malentendu n°5 : « L’élève n’apprend qu’en collaborant avec les autres »… La « socialisation » est un maître mot dans l’Education Nouvelle et reste, aujourd’hui, un enjeu éducatif fondamental : la montée de l’individualisme social rend, en effet, éminemment nécessaire la découverte des exigences d’un collectif, de ses règles et de la manière ont elles constituent la condition de l’expression et du développement de chacun tout en permettant la poursuite du « bien commun ». Tous les pédagogues de l’Education Nouvelle font ainsi l’éloge de la collaboration et l’opposent à une vision étroitement concurrentielle de la réussite scolaire… Pourtant, à y regarder de près, ils ne s’inscrivent pas vraiment dans les mêmes perspectives : même si Ferrière et Freinet participent, en principe, au même « mouvement », le premier n’hésite pas à expliquer que la collaboration dans les « communautés d’enfants » permet la structuration d’une hiérarchie sociale efficace et facilite l’émergence des futurs chefs, tandis que le second – longtemps compagnon de route du Parti Communiste – fait de la promotion du collectif l’anticipation d’une société égalitaire. Makarenko – le plus cohérent des promoteurs de la formation par le groupe – propose lui d’y instaurer une rotation des tâches systématique afin d’éviter que nul ne s’enkyste dans une fonction ou un rôle et de former chacune et chacun à toutes les tâches. La « collaboration » peut donc signifier, selon les cas, ou bien la structuration d’une microsociété hiérarchisée anticipant « la division sociale du travail », ou bien l’organisation d’un mode de fonctionnement permettant de faire progresser chacun et chacun en lui proposant des expériences susceptibles de lui permettre des acquisitions nouvelles.

Principe n°5 : En matière éducative, l’organisation du groupe et le type de collaboration qui est promue entre les membres d’un groupe doit être au service des acquisitions et du progrès de chacun. Les règles de fonctionnement ne peuvent donc pas être assujetties à l’efficacité sociale productive du groupe, mais doivent permettre la progression de tous les membres.

Malentendu 6

 Malentendu n°6 : « L’éducation doit être démocratique »… Evidemment, s’il s’agit de souligner qu’elle doit avoir pour ambition de démocratiser l’accès aux savoirs fondamentaux, tout le monde est d’accord… au moins sur le principe ! Mais l’expression « éducation démocratique » est aussi utilisée, dans l’Education Nouvelle, pour désigner la démarche éducative elle-même : il faudrait, dit-on, « éduquer démocratiquement ». Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Pour certains – partisans de « l’autogestion pédagogique » - il s’agirait de mettre en œuvre une « démocratie en miniature » dans les institutions d’éducation afin que les enfants décident eux-mêmes démocratiquement de leur propre éducation. A ceux qui croient cela, il faut répondre clairement que leur projet est un leurre : un enfant, tant qu’il n’est pas éduqué, ne peut pas choisir librement ses apprentissages et la manière de les effectuer ; il a besoin que l’adulte décide pour lui de « ce à quoi il doit être éduqué » ainsi que de la façon de le faire : celui qui est déjà là, doit, comme le dit Hannah Arendt, assumer la responsabilité du monde ; il a un impérieux devoir d’antécédence à l’égard de celui qui arrive infiniment démuni, fragile et inachevé... Dans ces conditions, il vaut donc mieux parler d’ « éducation à la démocratie » plutôt que d’ « éducation démocratique » : l’éducation à la démocratie est celle qui se donne pour ambition d’accompagner l’élève vers sa responsabilité de citoyen en l’aidant à acquérir les modèles intellectuels qui lui permettront, une fois citoyen de droit, de comprendre et le monde dans lequel il vit et d’y jouer son rôle. Mais, contrairement à ce qu’affirment les partisans de la « pédagogie traditionnelle », cette formation intellectuelle ne saurait suffire : on ne peut passer spontanément et miraculeusement d’une situation d’assujettissement éducatif total à l’exercice de la liberté éclairée. C’est pourquoi, tout au long de son éducation, il faut offrir progressivement à l’enfant des occasions de décision et des espaces de liberté à sa portée, travailler avec lui sur sa capacité à s’exprimer dans des collectifs de manière autonome, indépendamment de toute pression, l’aider à former sa volonté et construire sa détermination à s’engager au service du bien commun pour pouvoir assumer et revendiquer progressivement la responsabilité de ses propres actes.

Principe n°6 : L’entrée dans le débat démocratique et la possibilité d’exercer sa responsabilité de citoyen supposent une formation qui accompagne le sujet en lui donnant, tout à la fois, les savoirs nécessaires pour comprendre le monde et les occasions de s’engager progressivement dans des collectifs en faisant des choix à sa mesure. C’est ainsi qu’un « petit d’homme » devient un « petit homme » et conquiert le pouvoir de « penser par lui-même », d’agir en connaissance de cause et de s’imputer la responsabilité de qu’il dit et fait.

Malentendu 7

 Malentendu n°7 : «L’enfant a droit à la liberté d’expression »… Voilà, sans aucun doute, un des principes les plus souvent rappelés par les pédagogues de l’Education Nouvelle ainsi que par les psychologues qui s’inscrivent dans leur lignée comme Bruno Bettelheim ou Françoise Dolto. Ils se positionnent ainsi clairement contre la « pédagogie des préalables » qui prétend toujours repousser l’expression de l’enfant « après »… une fois qu’il saura s’exprimer, maitrisera correctement le langage, saura juger de la pertinence et de l’impact de ses propos, disposera des savoirs suffisants pour les étayer, etc. Ces « préalables » autorisent, en effet, à récuser systématiquement toute expression de l’enfant en affirmant – sans jamais pouvoir être démenti – que toutes les conditions ne sont pas remplies pour qu’il puisse être pris au sérieux… Certes, les tenants du « droit de l’enfant à l’expression » prennent toujours la précaution de préciser que, si l’adulte a le devoir d’ « entendre » l’enfant, il n’a évidemment pas celui de « l’approuver ». C’est bien la moindre des choses, en effet, que la liberté d’expression de l’un ne soit pas un obstacle à celle de l’autre ! Mais, pour autant, les choses ne sont pas complètement clarifiées et un véritable clivage existe bien, au sein de l’Education Nouvelle, entre ceux qui veulent absolument favoriser l’expression spontanée de l’enfant et ceux qui considèrent que cette expression n’est véritablement libre que si, paradoxalement, elle est soutenue par les contraintes éducatives posées par l’adulte…

C’est Korczak – promoteur des droits de l’enfant et peu suspect de vouloir brider son expression – qui a, sans doute, affirmé avec le plus de clarté l’importance des « belles contraintes » capables de permettre l’expression de la liberté. Avec les enfants et adolescents particulièrement « difficiles » qu’il accueille dans son orphelinat, il impose le « sursis » à l’expression, à travers le dispositif de « la boite aux lettres » : « Ecris le moi et je te répondrai… Prends le temps d’y réfléchir et je prendrai le temps de te répondre… » Entre l’autoritarisme qui récuse la parole de l’enfant – au prétexte qu’elle n’est pas encore recevable – et le spontanéisme qui s’émerveille naïvement devant toute expression de l’enfant – jusqu’à encourager le caprice – Korczak propose de lier le droit à l’expression au devoir de l’éducation en inscrivant, à l’articulation de l’un et de l’autre, l’exigence. Il crée des situations où les contraintes de l’adulte permettent à l’expression de l’enfant de se dégager du pulsionnel, de la répétition des archétypes et du mimétisme stérile ; il crée des dispositifs qui permettent l’émergence de la pensée.

Principe n°7 : L’enfant construit son expression libre grâce aux contraintes fécondes que l’adulte lui impose. Ces contraintes ne doivent pas être une entrave à sa liberté, mais, bien au contraire, un moyen de permettre à l’enfant de prendre de la distance par rapport à une expression pulsionnelle stéréotypée, répétitive et où, malgré quelques fulgurances, il reste largement dans l’infantile. Les « belles contraintes » n’imposent donc pas à l’enfant de renoncer à s’exprimer mais, tout au contraire, dans la mesure où l’adulte met à sa disposition des ressources et exprime une attente bienveillante à son égard, lui permettent d’éprouver la satisfaction d’une expression ajustée à une liberté qui s’assume.

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Ainsi, l’Education Nouvelle est-elle traversée d’ambigüités… Ces dernières se manifestent – on vient de le voir - à travers les interprétations différentes, voire divergentes, de la plupart des formules qui en constituent la vulgate. En effet, cette mouvance pédagogique, qui se revendique de la tradition rousseauiste et se structure au début du XXème siècle, est loin d’être idéologiquement homogène. On y côtoie des libéraux, tels Ferrière, convaincus que la liberté accordée aux enfants favorise l’émergence d’une société construite sur la formule « the right man at the right place », et des hommes de gauche, comme Wallon, qui militent pour une « école unique » et la formation de tous au plus haut niveau. On y trouve de grandes figures du courant libertaire, comme Neill, pour lesquels toute entrave à la spontanéité de l’enfant compromet son développement, et des penseurs comme Maria Montessori qui se réclament d’une « pédagogie scientifique » et affirment que le rôle de l’éducateur est de structurer les expériences de l’enfant à partir d’un matériel pédagogique très élaboré. On y rencontre des partisans de la « méthode naturelle », comme Freinet, qui prônent la systématisation du « tâtonnement expérimental » dans des tâches mobilisatrices complexes et des défenseurs d’un enseignement individuel et progressif très encadré, comme Miss Parkhurst, l’auteur du fameux « Plan Dalton ».

Mais, plus fondamentalement encore, et au sein même de chacune de ces propositions, l’Education Nouvelle est un creuset où se dévoile, dans ses hésitations terminologiques et conceptuelles mêmes, l’enjeu essentiel de l’entreprise éducative. Qu’on regarde de près, par exemple, la notion d’ « intérêt de l’enfant » - que tout le monde met en avant - et l’on verra à quel point les choses sont problématiques : pour certains, en effet, « l’intérêt de l’enfant » est « ce qui l’intéresse », tandis que, pour d’autres, c’est « ce qui est dans son intérêt ». Et l’on avouera que les deux acceptions ne se recoupent pas aussi facilement que cela… surtout dès que l’on travaille avec des enfants qui n’ont pas trouvé leur panoplie de bon élève au pied de leur berceau et qui sont socialement éloignés de la culture scolaire ! Là, comme ailleurs, on est pris en tenaille entre une conception « endogène » de l’éducation – qui renvoie au développement d’un sujet qui s’engage librement dans ses apprentissages – et une conception « exogène » de la formation – qui renvoie à une intervention volontariste, tant en termes d’objectifs que de méthodes, sur un sujet dont on se veut responsable des acquisitions.

Or, la réussite de l’entreprise éducative se joue précisément dans la capacité à articuler dans le même temps (et non successivement) l’endogène et l’exogène : Il s’agit, pour reprendre les termes mêmes de Rousseau dans l’Emile de faire droit simultanément à deux exigences. D’une part, parce qu’on n’apprend bien que ce qu’on a appris soi-même, « qu’il (l’élève) ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu’il l’a compris lui-même ; qu’il n’apprenne pas la science, qu’il l’invente. Si vous substituez, dans son esprit, l’autorité à la raison, il ne raisonnera plus : il ne sera plus que le jouet de l’opinion des autres. ». Mais, d’autre part, et parce que la dissymétrie entre l’éducateur et l’éduqué est irréductible, « sans doute, il ne doit faire que ce qu’il veut, mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse ; il ne doit pas faire un pas que vous ne l’ayez prévu, il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu’il va dire ».

Il s’agit bien, en réalité, de mettre en tension deux exigences : l’exigence de transmission et celle d’appropriation. C’est l’adulte qui éduque et enseigne, mais c’est l’enfant qui grandit et apprend. L’enfant ne peut décider de ce qu’il doit apprendre – sinon, c’est qu’il serait déjà éduqué – mais il doit l’apprendre par lui-même – pour que cet apprentissage fasse de lui un sujet. Et l’Education Nouvelle, inaugurée, aux dires de tous ses partisans par Rousseau lui-même, n’est rien d’autre que le travail obstiné – et souvent très tâtonnant - d’inventivité méthodologique et institutionnelle pour dépasser par la pratique l’aporie théorique dans laquelle s’enferment les débats qui opposent autorité et liberté.

C’est de cette inventivité dont fait preuve Pestalozzi qui, dès 1799, élabore une « Méthode » pour « donner des mains à Rousseau » : il y articule expérience et connaissance en demandant au maître de veiller à ce que chaque geste de l’enfant soit porté par l’exigence de perfection. C’est cette inventivité qu’on trouve aussi bien chez Makarenko, le bolchévique, que chez Jean Bosco, le fondateur des Salésiens : « L’enfant est malade, soignez le milieu. Il ne veut pas apprendre, créez des situations où il soit obligé de le faire. » C’est cette inventivité qu’on voit à l’œuvre chez Maria Montessori ou Célestin Freinet, comme chez tous les acteurs de l’Éducation Nouvelle. Les uns et les autres tentent de mettre en œuvre la maxime de Jean-Jacques : « Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c’est de tout faire en ne faisant rien. » Entreprise infiniment risquée – et qui, par essence, prête le flanc aux critiques de tous les dogmatismes – mais seule voie possible pour une éducation à la démocratie qui ne renonce ni à la transmission d’un monde commun ni à la formation de la liberté.

Philippe Meirieu

Philippe Meirieu : L’Education Nouvelle : carrefour de malentendus… et creuset de la réflexion pédagogique d’aujourd’hui

Avant les vacances, une réflexion sur l’ « Education nouvelle », qui apparaît dès le début du 20ème siècle, se structure en 1921 au Congrès de Calais et fait encore parler d’elle aujourd’hui… par beaucoup de ceux qui ne la connaissent guère.

Un des nombreux paradoxes de l'Education Nouvelle tient au fait qu'elle est, très largement, demeurée marginale dans les pratiques tout en réussissant à imposer la plupart de ses « lieux communs » dans les discours éducatifs. Certes, son caractère marginal a été, et reste systématiquement revendiqué par ses promoteurs qui craignent que l'institutionnalisation de ses propositions leur ôte leur caractère « subversif », engendre leur dévoiement et, à terme, provoque leur dilution dans une « pédagogie traditionnelle ordinaire » tout juste « modernisée » pour créer l’illusion.

Mais, simultanément, et, tout en restant sur leur territoire propre, les partisans de l'Education Nouvelle ne cessent d'occuper le vaste terrain idéologique médiatique et d'y galoper dans tous les sens, au point, parfois, d'y apparaître comme hégémoniques. Ils parlent et écrivent à tout va, abondamment repris par les vulgarisateurs éducatifs de toutes sortes… des psychologues qui se targuent de pédagogie aux spécialistes de la rubrique « Modes de vie », aussi bien dans les magazines « grand public » que dans l’abondante littérature sur le « développement personnel ». Cette frénésie prosélyte en faveur de l'Education Nouvelle ne cesse, d'ailleurs, d'entretenir une confusion majeure : alors que la « pédagogie traditionnelle » de la « forme scolaire » (enseignements segmentés et cloisonnés, « leçons » magistrales suivies d'exercices d'application, notation et classements systématiques, etc.) semble complètement inamovible, les adversaires de l'Education Nouvelle ne cessent de dénoncer l'emprise des « réformateurs » et de leur attribuer la responsabilité de la baisse du niveau, du laxisme généralisé et de l'abandon de toute véritable exigence intellectuelle dans l'école.

Cette situation étrange ne facilite pas l'analyse un peu fine de la réalité des propositions de l'Education Nouvelle dans la mesure où les attaques qu'elle subit suscitent, en réaction, une solidarité de tous ses défenseurs autour de slogans emblématiques... au risque de gommer de nombreuses différences d'approche, voire d'occulter de véritables enjeux fondamentaux. Ainsi en a-t-il été de la promotion de la fameuse formule « l'élève au centre du système », génératrice de malentendus s'il en est : alors qu'elle est utilisée dans un rapport annexé à la loi d'orientation de 1989, préparée sous l’autorité de Lionel Jospin, pour souligner la nécessité de sortir d'une « démocratisation-massification » - pensée en termes de simple gestion de flux – afin d’aller vers une scolarité permettant, par une intervention pédagogique adaptée à chaque élève, la réussite du plus grand nombre, elle a été présentée - puis dénoncée - comme une manière d'écarter les savoirs de l'école et de s'agenouiller devant les caprices des enfants-rois… Ses promoteurs, alors, se sont sentis obligés de la défendre, s'appuyant sur ce qu'ils avaient voulu y mettre sans s'apercevoir que leurs contempteurs restaient délibérément rivés sur leur interprétation première. D'où ce sentiment de se trouver face à un dialogue de sourds où la polémique ne cesse d'enfler sans que nul, jamais, ne clarifie suffisamment les choses pour qu'on sache de quoi on parle vraiment et ce que signifie exactement les mots qu’on utilise.

Et l'on pourrait multiplier les exemples de ces malentendus dans lesquels nous sommes empêtrés et qui bloquent tout autant la réflexion pédagogique que le travail approfondi sur les pratiques. J'en évoquerai ici quelques-uns, parmi les plus fréquents, en montrant, chaque fois, tout l'intérêt qu'il y a à ne pas s'en tenir aux slogans habituels et à prendre ses distances avec la vulgate de l'Education Nouvelle... mais pour rester fidèle, justement, à la démarche de l'Education Nouvelle, en ce qu'elle a de plus radicalement fondateur ! Ce qui m'amènera à formuler quelques « principes » qui ne se veulent que des « outils-silex », comme disait Fernand Oury, pour distinguer, au cœur des discours éducatifs, quelques-uns des enjeux essentiels. Avant de montrer en quoi ces principes nous permettent de comprendre l’entreprise éducative dans sa tension fondatrice.

Malentendu 1

 Malentendu n°1 : « Un élève n'apprend que s'il est motivé »… Célestin Freinet, après tant d'autres, n'a cessé de le répéter : « On ne fait pas boire un cheval qui n'a pas soif ». Mais Freinet, pour autant, ne sous-estimait pas la différence entre un cheval et un élève. Il savait que tout cheval à qui l'on ne donne pas à boire finit toujours par avoir soif, tandis qu'il est fort rare qu'un élève privé de mathématiques vienne réclamer à ses éducateurs le théorème de Thalès ! C'est la raison pour laquelle Freinet insistait tant sur la nécessité de « donner soif à l'élève » et de ne pas se contenter d'un attentisme bienveillant (comme on peut le trouver, par exemple, dans certaines affirmations de Neil sur ses pratiques à Summerhill). Et, ainsi, Freinet lui-même pointe-t-il, mais sans toujours la formaliser suffisamment, la distinction fondamentale entre la « motivation » qui ne s'appuierait que sur des intérêts préexistants et la « mobilisation », que l'adulte s'efforce de susciter, par laquelle il permet l'émergence d'intérêts nouveaux et favorise l'engagement de l'élève dans des apprentissages pour lesquels il n'était pas spontanément motivé…

Principe n°1 : Subordonner les apprentissages à des motivations préexistantes, c'est entériner les inégalités et renoncer à faire découvrir aux élèves des savoirs mobilisateurs qui pourront être, pour eux, émancipateurs. « Faire émerger le désir d'apprendre », c'est organiser des rencontres susceptibles de mobiliser l'élève sur ce dont il ignorait, jusque là, tout à la fois l'existence et les satisfactions intellectuelles qu'il pourra en tirer... C'est lui ouvrir des possibles au lieu de l'enfermer dans « l'être-là ».

Malentendu 2

 Malentendu n°2 : « Chaque enfant apprend d’une manière qui lui est propre et cela nécessite la mise en place d’une "école sur mesure" »… Bien avant que les travaux de la psychologie différentielle n’insistent sur la singularité de chaque sujet en matière d’apprentissage, en mettant en avant les « styles cognitifs » ou les « stratégies d’apprentissage », les pédagogues de l’Education Nouvelle avaient plaidé pour l’instauration, selon la formule de Claparède, d’une « école sur mesure ». Comment tolérer, en effet, que l’on impose à chacune et à chacun le même « prêt à porter » scolaire, tant en matière de contenus que de rythmes et de méthodes ? Pourquoi instituer une norme arbitraire, qui, par définition, ne satisfera personne ? C’est pourquoi faut prendre chaque enfant « comme il est », « là où il est », non pas, bien évidemment, pour le laisser tel qu’il est, mais pour l’aider à progresser en s’appuyant sur ses ressources et en tenant compte de ses spécificités… Quand on a dit cela, cependant, on n’a pas encore vraiment tranché sur un point décisif. On peut, en effet, concevoir « l’école sur mesure » selon un modèle strictement adéquationniste, basé sur un diagnostic préalable qui s’efforce de connaître parfaitement, en amont de toute intervention éducative, le niveau et les besoins de l’élève afin de lui imposer un parcours strictement individualisé. Ou bien, on peut proposer à l’élève une palette de propositions dans le cadre d’une « pédagogie différenciée » et l’aider à se saisir des objectifs et méthodes qui lui permettent, tout à la fois, d’enrichir sa panoplie méthodologique et de se mobiliser sur des connaissances nouvelles. Dans le premier cas, on est dans le paradigme pharmaceutico-médical de l’individualisation, conçu sur le modèle behavioriste de « l’homme-machine » ; dans le second, on est dans un paradigme systémique où la connaissance des sujets ne précède pas nécessairement les propositions qu’on leur fait mais est en interaction permanente avec elles : car c’est aussi la manière dont un sujet s’empare d’une méthode ou se mobilise sur un savoir qui permet de le connaître… et c’est cette connaissance qui nourrit de nouvelles propositions et suscite l’inventivité pédagogique.

Principe n°2 : Si chaque élève s’approprie des savoirs de manière singulière, il n’en est pas, pour autant, enfermé dans des méthodes définitives ni dans une progression strictement linéaire : la véritable « école sur mesure » n’est pas celle de la systématisation du couple « tests / exercices » (ou diagnostic / remédiation), c’est celle qui s’appuie sur la variété des propositions, la diversification des ressources, les interactions entre pairs et avec l’environnement et où chacune et chacun apprend progressivement à piloter ses apprentissages dans une démarche de découverte / régulation.

Malentendu 3

 Malentendu n° 3 : « L'élève apprend ce qui fait sens pour lui »… L'inflation de l'utilisation du mot « sens » dans les discours éducatifs doit évidemment nous alerter sur son ambigüité. Qu'est ce qui « fait sens » pour un élève ? Tout naturellement, et en raison même des origines de l'Education Nouvelle - l'enseignement primaire dans une société rurale - le sens a d'abord été identifié à « l'utile ». Ce qui faisait sens, c'est ce dont on pouvait « se servir » dans la vie quotidienne. A Abbotsholme - la première new school créée par le pasteur Cecil Reddie dans les environs de Londres à la fin du XIXème siècle -, les enfants n'apprennent les mathématiques et les sciences naturelles que pour participer à la gestion de la ferme, ils n'apprennent la langue que pour pouvoir comprendre les modes d'emploi des ustensiles agricoles, lire la gazette locale, tenir leur journal de bord, écrire aux clients et aux fournisseurs... Une façon, bien sûr, de finaliser les apprentissages scolaires en les assujettissant à l'usage immédiat qu’ils peuvent en faire. Mais une manière aussi de les appauvrir considérablement en les cantonnant dans le domaine du fonctionnel et à un niveau taxonomique strictement déterminé par les besoins de l'environnement. C'est pourquoi il faut aller regarder chez Tolstoï ou chez Tagore et (re)découvrir avec eux à quel point le « sens » relève aussi du symbolique : ce qui fait sens pour l'élève, ce n'est pas seulement la valeur d'usage des savoirs, c'est la manière dont ils parlent à son intériorité, résonnent avec ses préoccupations anthropologiques fondamentales, lui permettent, à travers la découverte des œuvres culturelles, de donner forme à ce qui l'habite. Ce qui fait sens, c'est ce qui relie ce que chacun a de plus intime avec ce qui est le plus universel, ce qui permet de sortir de la solitude et de mettre en récit son chaos psychique pour ne pas être manipulé par ses pulsions archaïques.

Principe n°3 : L'engagement d'un sujet dans des savoirs n'est pas seulement lié à l'utilisation concrète qu'il pourra faire de ceux-ci pour résoudre les problèmes matériels qui se posent à lui dans sa vie quotidienne. Cet engagement est aussi fondamentalement lié à la manière donc l'éducateur est capable, à tous les niveaux taxonomiques, de relier les savoirs qu'il enseigne à une culture, à une histoire, à la manière dont ils ont été élaborés par les humains et dont ils contribuent encore aujourd'hui à parler aux « petits d'hommes » de leur émancipation.

Malentendu 4

 Malentendu n°4 : « L'élève apprend en étant actif »… C'est Jules Ferry lui-même qui confia à Henri Marion, en 1888, le premiers cours de « science de l'éducation » à la Sorbonne (l'expression est alors au singulier car il convient, à ce moment-là, de « fonder en vérité » les principes des grandes lois laïques). Et, tout naturellement, Marion fit une leçon inaugurale qui commençait par cette formule : « Il n'y a qu'une méthode digne de ce nom et c'est la méthode active ». « Tout naturellement », ai-je écrit, dans la mesure où l'on voit mal un pédagogue - aussi partisan soit-il des pédagogies « traditionnelles » (et Marion n'en était pas un!) - faire l'éloge d'une « méthode passive ». Ainsi, pour Marion la « méthode active » a-t-elle un caractère d'évidence : celui qui ne sait pas appliquer une règle de grammaire ou un théorème de mathématiques ne les connait pas vraiment et c'est pourquoi le maître doit « faire agir » : « Voilà, explique-t-il, le précepte unique de l'enseignement, car il contient en germe tous les autres »... Mais « faire agir » reste encore une formule ambiguë tant l'action peut prendre de multiples formes. Et, très vite, l'Education Nouvelle va l'utiliser dans un sens particulier : être « actif » dans l'école, ce sera être en activité « comme dans la vie », dans la « vie active » justement. Ce sont donc des activités sociales en miniature (collectives si possible) qui vont apparaître comme le moyen, par excellence, de mettre en place les « méthodes actives » (l'expression passe au pluriel afin, sans doute, de bien couvrir tous les champs possibles des activités sociales importables à l'école : la correspondance et le journal scolaires, les « ateliers » de menuiserie ou de théâtre, les enquêtes de terrain et les expériences scientifiques...).

Or, quand on regarde ce qui se passe précisément alors dans les classes, on peut dire que les choses sont, pour le moins contrastées : certaines « activités », préparées et régulées par le maître, garantissent l'implication de chaque élève et permettent, pour chacun, le passage de l'empirie (le « tâtonnement expérimental » chez Freinet) à la compréhension et à la modélisation de connaissances transférables ; mais, dans d'autres cas, une division du travail se met en place dans le groupe entre concepteurs, exécutants et chômeurs, n'autorisant tout au plus que le perfectionnement de chacun dans des savoir-faire préalables. Or, quand on cherche à identifier ce qui garantit l'apprentissage dans les « méthodes actives », on est bien obligé d'admettre que ce n'est pas la présence d'une « activité de fabrication » plus ou moins réussie, mais bien celle d'une « opération mentale » suscitée par l'activité et qui permet au sujet de déstabiliser un système de représentations pour l'enrichir et le stabiliser à un niveau supérieur... opération mentale qui peut également intervenir pendant l'observation d'une expérience, l'écoute d'un cours ou la lecture d'un livre. L'activité qui fait apprendre et progresser, c'est celle qui se passe « dans la tête » de l'élève, quand un conflit sociocognitif lui permet de construire, avec les matériaux qui lui sont proposés ou qu'il découvre, un nouveau modèle d'intelligibilité, c'est-à-dire, en réalité, de nouveaux savoirs.

Principe n°4 : Rendre l'élève « actif » dans ses apprentissages est éminemment nécessaire, mais il s'agit d'une activité mentale qui n'est pas systématiquement corrélée avec une activité matérielle de fabrication. Certes, l’activité concrète demeure un excellent point de départ pour permettre l’opération mentale, mais à condition de bien l’identifier comme telle et, surtout, de mettre en place un dispositif pédagogique qui permet de dégager un modèle transférable afin de ne point en rester à un savoir-faire empirique.

Malentendu 5

Malentendu n°5 : « L’élève n’apprend qu’en collaborant avec les autres »… La « socialisation » est un maître mot dans l’Education Nouvelle et reste, aujourd’hui, un enjeu éducatif fondamental : la montée de l’individualisme social rend, en effet, éminemment nécessaire la découverte des exigences d’un collectif, de ses règles et de la manière ont elles constituent la condition de l’expression et du développement de chacun tout en permettant la poursuite du « bien commun ». Tous les pédagogues de l’Education Nouvelle font ainsi l’éloge de la collaboration et l’opposent à une vision étroitement concurrentielle de la réussite scolaire… Pourtant, à y regarder de près, ils ne s’inscrivent pas vraiment dans les mêmes perspectives : même si Ferrière et Freinet participent, en principe, au même « mouvement », le premier n’hésite pas à expliquer que la collaboration dans les « communautés d’enfants » permet la structuration d’une hiérarchie sociale efficace et facilite l’émergence des futurs chefs, tandis que le second – longtemps compagnon de route du Parti Communiste – fait de la promotion du collectif l’anticipation d’une société égalitaire. Makarenko – le plus cohérent des promoteurs de la formation par le groupe – propose lui d’y instaurer une rotation des tâches systématique afin d’éviter que nul ne s’enkyste dans une fonction ou un rôle et de former chacune et chacun à toutes les tâches. La « collaboration » peut donc signifier, selon les cas, ou bien la structuration d’une microsociété hiérarchisée anticipant « la division sociale du travail », ou bien l’organisation d’un mode de fonctionnement permettant de faire progresser chacun et chacun en lui proposant des expériences susceptibles de lui permettre des acquisitions nouvelles.

Principe n°5 : En matière éducative, l’organisation du groupe et le type de collaboration qui est promue entre les membres d’un groupe doit être au service des acquisitions et du progrès de chacun. Les règles de fonctionnement ne peuvent donc pas être assujetties à l’efficacité sociale productive du groupe, mais doivent permettre la progression de tous les membres.

Malentendu 6

 Malentendu n°6 : « L’éducation doit être démocratique »… Evidemment, s’il s’agit de souligner qu’elle doit avoir pour ambition de démocratiser l’accès aux savoirs fondamentaux, tout le monde est d’accord… au moins sur le principe ! Mais l’expression « éducation démocratique » est aussi utilisée, dans l’Education Nouvelle, pour désigner la démarche éducative elle-même : il faudrait, dit-on, « éduquer démocratiquement ». Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Pour certains – partisans de « l’autogestion pédagogique » - il s’agirait de mettre en œuvre une « démocratie en miniature » dans les institutions d’éducation afin que les enfants décident eux-mêmes démocratiquement de leur propre éducation. A ceux qui croient cela, il faut répondre clairement que leur projet est un leurre : un enfant, tant qu’il n’est pas éduqué, ne peut pas choisir librement ses apprentissages et la manière de les effectuer ; il a besoin que l’adulte décide pour lui de « ce à quoi il doit être éduqué » ainsi que de la façon de le faire : celui qui est déjà là, doit, comme le dit Hannah Arendt, assumer la responsabilité du monde ; il a un impérieux devoir d’antécédence à l’égard de celui qui arrive infiniment démuni, fragile et inachevé... Dans ces conditions, il vaut donc mieux parler d’ « éducation à la démocratie » plutôt que d’ « éducation démocratique » : l’éducation à la démocratie est celle qui se donne pour ambition d’accompagner l’élève vers sa responsabilité de citoyen en l’aidant à acquérir les modèles intellectuels qui lui permettront, une fois citoyen de droit, de comprendre et le monde dans lequel il vit et d’y jouer son rôle. Mais, contrairement à ce qu’affirment les partisans de la « pédagogie traditionnelle », cette formation intellectuelle ne saurait suffire : on ne peut passer spontanément et miraculeusement d’une situation d’assujettissement éducatif total à l’exercice de la liberté éclairée. C’est pourquoi, tout au long de son éducation, il faut offrir progressivement à l’enfant des occasions de décision et des espaces de liberté à sa portée, travailler avec lui sur sa capacité à s’exprimer dans des collectifs de manière autonome, indépendamment de toute pression, l’aider à former sa volonté et construire sa détermination à s’engager au service du bien commun pour pouvoir assumer et revendiquer progressivement la responsabilité de ses propres actes.

Principe n°6 : L’entrée dans le débat démocratique et la possibilité d’exercer sa responsabilité de citoyen supposent une formation qui accompagne le sujet en lui donnant, tout à la fois, les savoirs nécessaires pour comprendre le monde et les occasions de s’engager progressivement dans des collectifs en faisant des choix à sa mesure. C’est ainsi qu’un « petit d’homme » devient un « petit homme » et conquiert le pouvoir de « penser par lui-même », d’agir en connaissance de cause et de s’imputer la responsabilité de qu’il dit et fait.

Malentendu 7

 Malentendu n°7 : «L’enfant a droit à la liberté d’expression »… Voilà, sans aucun doute, un des principes les plus souvent rappelés par les pédagogues de l’Education Nouvelle ainsi que par les psychologues qui s’inscrivent dans leur lignée comme Bruno Bettelheim ou Françoise Dolto. Ils se positionnent ainsi clairement contre la « pédagogie des préalables » qui prétend toujours repousser l’expression de l’enfant « après »… une fois qu’il saura s’exprimer, maitrisera correctement le langage, saura juger de la pertinence et de l’impact de ses propos, disposera des savoirs suffisants pour les étayer, etc. Ces « préalables » autorisent, en effet, à récuser systématiquement toute expression de l’enfant en affirmant – sans jamais pouvoir être démenti – que toutes les conditions ne sont pas remplies pour qu’il puisse être pris au sérieux… Certes, les tenants du « droit de l’enfant à l’expression » prennent toujours la précaution de préciser que, si l’adulte a le devoir d’ « entendre » l’enfant, il n’a évidemment pas celui de « l’approuver ». C’est bien la moindre des choses, en effet, que la liberté d’expression de l’un ne soit pas un obstacle à celle de l’autre ! Mais, pour autant, les choses ne sont pas complètement clarifiées et un véritable clivage existe bien, au sein de l’Education Nouvelle, entre ceux qui veulent absolument favoriser l’expression spontanée de l’enfant et ceux qui considèrent que cette expression n’est véritablement libre que si, paradoxalement, elle est soutenue par les contraintes éducatives posées par l’adulte…

C’est Korczak – promoteur des droits de l’enfant et peu suspect de vouloir brider son expression – qui a, sans doute, affirmé avec le plus de clarté l’importance des « belles contraintes » capables de permettre l’expression de la liberté. Avec les enfants et adolescents particulièrement « difficiles » qu’il accueille dans son orphelinat, il impose le « sursis » à l’expression, à travers le dispositif de « la boite aux lettres » : « Ecris le moi et je te répondrai… Prends le temps d’y réfléchir et je prendrai le temps de te répondre… » Entre l’autoritarisme qui récuse la parole de l’enfant – au prétexte qu’elle n’est pas encore recevable – et le spontanéisme qui s’émerveille naïvement devant toute expression de l’enfant – jusqu’à encourager le caprice – Korczak propose de lier le droit à l’expression au devoir de l’éducation en inscrivant, à l’articulation de l’un et de l’autre, l’exigence. Il crée des situations où les contraintes de l’adulte permettent à l’expression de l’enfant de se dégager du pulsionnel, de la répétition des archétypes et du mimétisme stérile ; il crée des dispositifs qui permettent l’émergence de la pensée.

Principe n°7 : L’enfant construit son expression libre grâce aux contraintes fécondes que l’adulte lui impose. Ces contraintes ne doivent pas être une entrave à sa liberté, mais, bien au contraire, un moyen de permettre à l’enfant de prendre de la distance par rapport à une expression pulsionnelle stéréotypée, répétitive et où, malgré quelques fulgurances, il reste largement dans l’infantile. Les « belles contraintes » n’imposent donc pas à l’enfant de renoncer à s’exprimer mais, tout au contraire, dans la mesure où l’adulte met à sa disposition des ressources et exprime une attente bienveillante à son égard, lui permettent d’éprouver la satisfaction d’une expression ajustée à une liberté qui s’assume.

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Ainsi, l’Education Nouvelle est-elle traversée d’ambigüités… Ces dernières se manifestent – on vient de le voir - à travers les interprétations différentes, voire divergentes, de la plupart des formules qui en constituent la vulgate. En effet, cette mouvance pédagogique, qui se revendique de la tradition rousseauiste et se structure au début du XXème siècle, est loin d’être idéologiquement homogène. On y côtoie des libéraux, tels Ferrière, convaincus que la liberté accordée aux enfants favorise l’émergence d’une société construite sur la formule « the right man at the right place », et des hommes de gauche, comme Wallon, qui militent pour une « école unique » et la formation de tous au plus haut niveau. On y trouve de grandes figures du courant libertaire, comme Neill, pour lesquels toute entrave à la spontanéité de l’enfant compromet son développement, et des penseurs comme Maria Montessori qui se réclament d’une « pédagogie scientifique » et affirment que le rôle de l’éducateur est de structurer les expériences de l’enfant à partir d’un matériel pédagogique très élaboré. On y rencontre des partisans de la « méthode naturelle », comme Freinet, qui prônent la systématisation du « tâtonnement expérimental » dans des tâches mobilisatrices complexes et des défenseurs d’un enseignement individuel et progressif très encadré, comme Miss Parkhurst, l’auteur du fameux « Plan Dalton ».

Mais, plus fondamentalement encore, et au sein même de chacune de ces propositions, l’Education Nouvelle est un creuset où se dévoile, dans ses hésitations terminologiques et conceptuelles mêmes, l’enjeu essentiel de l’entreprise éducative. Qu’on regarde de près, par exemple, la notion d’ « intérêt de l’enfant » - que tout le monde met en avant - et l’on verra à quel point les choses sont problématiques : pour certains, en effet, « l’intérêt de l’enfant » est « ce qui l’intéresse », tandis que, pour d’autres, c’est « ce qui est dans son intérêt ». Et l’on avouera que les deux acceptions ne se recoupent pas aussi facilement que cela… surtout dès que l’on travaille avec des enfants qui n’ont pas trouvé leur panoplie de bon élève au pied de leur berceau et qui sont socialement éloignés de la culture scolaire ! Là, comme ailleurs, on est pris en tenaille entre une conception « endogène » de l’éducation – qui renvoie au développement d’un sujet qui s’engage librement dans ses apprentissages – et une conception « exogène » de la formation – qui renvoie à une intervention volontariste, tant en termes d’objectifs que de méthodes, sur un sujet dont on se veut responsable des acquisitions.

Or, la réussite de l’entreprise éducative se joue précisément dans la capacité à articuler dans le même temps (et non successivement) l’endogène et l’exogène : Il s’agit, pour reprendre les termes mêmes de Rousseau dans l’Emile de faire droit simultanément à deux exigences. D’une part, parce qu’on n’apprend bien que ce qu’on a appris soi-même, « qu’il (l’élève) ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu’il l’a compris lui-même ; qu’il n’apprenne pas la science, qu’il l’invente. Si vous substituez, dans son esprit, l’autorité à la raison, il ne raisonnera plus : il ne sera plus que le jouet de l’opinion des autres. ». Mais, d’autre part, et parce que la dissymétrie entre l’éducateur et l’éduqué est irréductible, « sans doute, il ne doit faire que ce qu’il veut, mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse ; il ne doit pas faire un pas que vous ne l’ayez prévu, il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu’il va dire ».

Il s’agit bien, en réalité, de mettre en tension deux exigences : l’exigence de transmission et celle d’appropriation. C’est l’adulte qui éduque et enseigne, mais c’est l’enfant qui grandit et apprend. L’enfant ne peut décider de ce qu’il doit apprendre – sinon, c’est qu’il serait déjà éduqué – mais il doit l’apprendre par lui-même – pour que cet apprentissage fasse de lui un sujet. Et l’Education Nouvelle, inaugurée, aux dires de tous ses partisans par Rousseau lui-même, n’est rien d’autre que le travail obstiné – et souvent très tâtonnant - d’inventivité méthodologique et institutionnelle pour dépasser par la pratique l’aporie théorique dans laquelle s’enferment les débats qui opposent autorité et liberté.

C’est de cette inventivité dont fait preuve Pestalozzi qui, dès 1799, élabore une « Méthode » pour « donner des mains à Rousseau » : il y articule expérience et connaissance en demandant au maître de veiller à ce que chaque geste de l’enfant soit porté par l’exigence de perfection. C’est cette inventivité qu’on trouve aussi bien chez Makarenko, le bolchévique, que chez Jean Bosco, le fondateur des Salésiens : « L’enfant est malade, soignez le milieu. Il ne veut pas apprendre, créez des situations où il soit obligé de le faire. » C’est cette inventivité qu’on voit à l’œuvre chez Maria Montessori ou Célestin Freinet, comme chez tous les acteurs de l’Éducation Nouvelle. Les uns et les autres tentent de mettre en œuvre la maxime de Jean-Jacques : « Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c’est de tout faire en ne faisant rien. » Entreprise infiniment risquée – et qui, par essence, prête le flanc aux critiques de tous les dogmatismes – mais seule voie possible pour une éducation à la démocratie qui ne renonce ni à la transmission d’un monde commun ni à la formation de la liberté.

Philippe Meirieu

Philippe Meirieu : L’Education Nouvelle : carrefour de malentendus… et creuset de la réflexion pédagogique d’aujourd’hui

Avant les vacances, une réflexion sur l’ « Education nouvelle », qui apparaît dès le début du 20ème siècle, se structure en 1921 au Congrès de Calais et fait encore parler d’elle aujourd’hui… par beaucoup de ceux qui ne la connaissent guère.

Un des nombreux paradoxes de l'Education Nouvelle tient au fait qu'elle est, très largement, demeurée marginale dans les pratiques tout en réussissant à imposer la plupart de ses « lieux communs » dans les discours éducatifs. Certes, son caractère marginal a été, et reste systématiquement revendiqué par ses promoteurs qui craignent que l'institutionnalisation de ses propositions leur ôte leur caractère « subversif », engendre leur dévoiement et, à terme, provoque leur dilution dans une « pédagogie traditionnelle ordinaire » tout juste « modernisée » pour créer l’illusion.

Mais, simultanément, et, tout en restant sur leur territoire propre, les partisans de l'Education Nouvelle ne cessent d'occuper le vaste terrain idéologique médiatique et d'y galoper dans tous les sens, au point, parfois, d'y apparaître comme hégémoniques. Ils parlent et écrivent à tout va, abondamment repris par les vulgarisateurs éducatifs de toutes sortes… des psychologues qui se targuent de pédagogie aux spécialistes de la rubrique « Modes de vie », aussi bien dans les magazines « grand public » que dans l’abondante littérature sur le « développement personnel ». Cette frénésie prosélyte en faveur de l'Education Nouvelle ne cesse, d'ailleurs, d'entretenir une confusion majeure : alors que la « pédagogie traditionnelle » de la « forme scolaire » (enseignements segmentés et cloisonnés, « leçons » magistrales suivies d'exercices d'application, notation et classements systématiques, etc.) semble complètement inamovible, les adversaires de l'Education Nouvelle ne cessent de dénoncer l'emprise des « réformateurs » et de leur attribuer la responsabilité de la baisse du niveau, du laxisme généralisé et de l'abandon de toute véritable exigence intellectuelle dans l'école.

Cette situation étrange ne facilite pas l'analyse un peu fine de la réalité des propositions de l'Education Nouvelle dans la mesure où les attaques qu'elle subit suscitent, en réaction, une solidarité de tous ses défenseurs autour de slogans emblématiques... au risque de gommer de nombreuses différences d'approche, voire d'occulter de véritables enjeux fondamentaux. Ainsi en a-t-il été de la promotion de la fameuse formule « l'élève au centre du système », génératrice de malentendus s'il en est : alors qu'elle est utilisée dans un rapport annexé à la loi d'orientation de 1989, préparée sous l’autorité de Lionel Jospin, pour souligner la nécessité de sortir d'une « démocratisation-massification » - pensée en termes de simple gestion de flux – afin d’aller vers une scolarité permettant, par une intervention pédagogique adaptée à chaque élève, la réussite du plus grand nombre, elle a été présentée - puis dénoncée - comme une manière d'écarter les savoirs de l'école et de s'agenouiller devant les caprices des enfants-rois… Ses promoteurs, alors, se sont sentis obligés de la défendre, s'appuyant sur ce qu'ils avaient voulu y mettre sans s'apercevoir que leurs contempteurs restaient délibérément rivés sur leur interprétation première. D'où ce sentiment de se trouver face à un dialogue de sourds où la polémique ne cesse d'enfler sans que nul, jamais, ne clarifie suffisamment les choses pour qu'on sache de quoi on parle vraiment et ce que signifie exactement les mots qu’on utilise.

Et l'on pourrait multiplier les exemples de ces malentendus dans lesquels nous sommes empêtrés et qui bloquent tout autant la réflexion pédagogique que le travail approfondi sur les pratiques. J'en évoquerai ici quelques-uns, parmi les plus fréquents, en montrant, chaque fois, tout l'intérêt qu'il y a à ne pas s'en tenir aux slogans habituels et à prendre ses distances avec la vulgate de l'Education Nouvelle... mais pour rester fidèle, justement, à la démarche de l'Education Nouvelle, en ce qu'elle a de plus radicalement fondateur ! Ce qui m'amènera à formuler quelques « principes » qui ne se veulent que des « outils-silex », comme disait Fernand Oury, pour distinguer, au cœur des discours éducatifs, quelques-uns des enjeux essentiels. Avant de montrer en quoi ces principes nous permettent de comprendre l’entreprise éducative dans sa tension fondatrice.

Malentendu 1

 Malentendu n°1 : « Un élève n'apprend que s'il est motivé »… Célestin Freinet, après tant d'autres, n'a cessé de le répéter : « On ne fait pas boire un cheval qui n'a pas soif ». Mais Freinet, pour autant, ne sous-estimait pas la différence entre un cheval et un élève. Il savait que tout cheval à qui l'on ne donne pas à boire finit toujours par avoir soif, tandis qu'il est fort rare qu'un élève privé de mathématiques vienne réclamer à ses éducateurs le théorème de Thalès ! C'est la raison pour laquelle Freinet insistait tant sur la nécessité de « donner soif à l'élève » et de ne pas se contenter d'un attentisme bienveillant (comme on peut le trouver, par exemple, dans certaines affirmations de Neil sur ses pratiques à Summerhill). Et, ainsi, Freinet lui-même pointe-t-il, mais sans toujours la formaliser suffisamment, la distinction fondamentale entre la « motivation » qui ne s'appuierait que sur des intérêts préexistants et la « mobilisation », que l'adulte s'efforce de susciter, par laquelle il permet l'émergence d'intérêts nouveaux et favorise l'engagement de l'élève dans des apprentissages pour lesquels il n'était pas spontanément motivé…

Principe n°1 : Subordonner les apprentissages à des motivations préexistantes, c'est entériner les inégalités et renoncer à faire découvrir aux élèves des savoirs mobilisateurs qui pourront être, pour eux, émancipateurs. « Faire émerger le désir d'apprendre », c'est organiser des rencontres susceptibles de mobiliser l'élève sur ce dont il ignorait, jusque là, tout à la fois l'existence et les satisfactions intellectuelles qu'il pourra en tirer... C'est lui ouvrir des possibles au lieu de l'enfermer dans « l'être-là ».

Malentendu 2

 Malentendu n°2 : « Chaque enfant apprend d’une manière qui lui est propre et cela nécessite la mise en place d’une "école sur mesure" »… Bien avant que les travaux de la psychologie différentielle n’insistent sur la singularité de chaque sujet en matière d’apprentissage, en mettant en avant les « styles cognitifs » ou les « stratégies d’apprentissage », les pédagogues de l’Education Nouvelle avaient plaidé pour l’instauration, selon la formule de Claparède, d’une « école sur mesure ». Comment tolérer, en effet, que l’on impose à chacune et à chacun le même « prêt à porter » scolaire, tant en matière de contenus que de rythmes et de méthodes ? Pourquoi instituer une norme arbitraire, qui, par définition, ne satisfera personne ? C’est pourquoi faut prendre chaque enfant « comme il est », « là où il est », non pas, bien évidemment, pour le laisser tel qu’il est, mais pour l’aider à progresser en s’appuyant sur ses ressources et en tenant compte de ses spécificités… Quand on a dit cela, cependant, on n’a pas encore vraiment tranché sur un point décisif. On peut, en effet, concevoir « l’école sur mesure » selon un modèle strictement adéquationniste, basé sur un diagnostic préalable qui s’efforce de connaître parfaitement, en amont de toute intervention éducative, le niveau et les besoins de l’élève afin de lui imposer un parcours strictement individualisé. Ou bien, on peut proposer à l’élève une palette de propositions dans le cadre d’une « pédagogie différenciée » et l’aider à se saisir des objectifs et méthodes qui lui permettent, tout à la fois, d’enrichir sa panoplie méthodologique et de se mobiliser sur des connaissances nouvelles. Dans le premier cas, on est dans le paradigme pharmaceutico-médical de l’individualisation, conçu sur le modèle behavioriste de « l’homme-machine » ; dans le second, on est dans un paradigme systémique où la connaissance des sujets ne précède pas nécessairement les propositions qu’on leur fait mais est en interaction permanente avec elles : car c’est aussi la manière dont un sujet s’empare d’une méthode ou se mobilise sur un savoir qui permet de le connaître… et c’est cette connaissance qui nourrit de nouvelles propositions et suscite l’inventivité pédagogique.

Principe n°2 : Si chaque élève s’approprie des savoirs de manière singulière, il n’en est pas, pour autant, enfermé dans des méthodes définitives ni dans une progression strictement linéaire : la véritable « école sur mesure » n’est pas celle de la systématisation du couple « tests / exercices » (ou diagnostic / remédiation), c’est celle qui s’appuie sur la variété des propositions, la diversification des ressources, les interactions entre pairs et avec l’environnement et où chacune et chacun apprend progressivement à piloter ses apprentissages dans une démarche de découverte / régulation.

Malentendu 3

 Malentendu n° 3 : « L'élève apprend ce qui fait sens pour lui »… L'inflation de l'utilisation du mot « sens » dans les discours éducatifs doit évidemment nous alerter sur son ambigüité. Qu'est ce qui « fait sens » pour un élève ? Tout naturellement, et en raison même des origines de l'Education Nouvelle - l'enseignement primaire dans une société rurale - le sens a d'abord été identifié à « l'utile ». Ce qui faisait sens, c'est ce dont on pouvait « se servir » dans la vie quotidienne. A Abbotsholme - la première new school créée par le pasteur Cecil Reddie dans les environs de Londres à la fin du XIXème siècle -, les enfants n'apprennent les mathématiques et les sciences naturelles que pour participer à la gestion de la ferme, ils n'apprennent la langue que pour pouvoir comprendre les modes d'emploi des ustensiles agricoles, lire la gazette locale, tenir leur journal de bord, écrire aux clients et aux fournisseurs... Une façon, bien sûr, de finaliser les apprentissages scolaires en les assujettissant à l'usage immédiat qu’ils peuvent en faire. Mais une manière aussi de les appauvrir considérablement en les cantonnant dans le domaine du fonctionnel et à un niveau taxonomique strictement déterminé par les besoins de l'environnement. C'est pourquoi il faut aller regarder chez Tolstoï ou chez Tagore et (re)découvrir avec eux à quel point le « sens » relève aussi du symbolique : ce qui fait sens pour l'élève, ce n'est pas seulement la valeur d'usage des savoirs, c'est la manière dont ils parlent à son intériorité, résonnent avec ses préoccupations anthropologiques fondamentales, lui permettent, à travers la découverte des œuvres culturelles, de donner forme à ce qui l'habite. Ce qui fait sens, c'est ce qui relie ce que chacun a de plus intime avec ce qui est le plus universel, ce qui permet de sortir de la solitude et de mettre en récit son chaos psychique pour ne pas être manipulé par ses pulsions archaïques.

Principe n°3 : L'engagement d'un sujet dans des savoirs n'est pas seulement lié à l'utilisation concrète qu'il pourra faire de ceux-ci pour résoudre les problèmes matériels qui se posent à lui dans sa vie quotidienne. Cet engagement est aussi fondamentalement lié à la manière donc l'éducateur est capable, à tous les niveaux taxonomiques, de relier les savoirs qu'il enseigne à une culture, à une histoire, à la manière dont ils ont été élaborés par les humains et dont ils contribuent encore aujourd'hui à parler aux « petits d'hommes » de leur émancipation.

Malentendu 4

 Malentendu n°4 : « L'élève apprend en étant actif »… C'est Jules Ferry lui-même qui confia à Henri Marion, en 1888, le premiers cours de « science de l'éducation » à la Sorbonne (l'expression est alors au singulier car il convient, à ce moment-là, de « fonder en vérité » les principes des grandes lois laïques). Et, tout naturellement, Marion fit une leçon inaugurale qui commençait par cette formule : « Il n'y a qu'une méthode digne de ce nom et c'est la méthode active ». « Tout naturellement », ai-je écrit, dans la mesure où l'on voit mal un pédagogue - aussi partisan soit-il des pédagogies « traditionnelles » (et Marion n'en était pas un!) - faire l'éloge d'une « méthode passive ». Ainsi, pour Marion la « méthode active » a-t-elle un caractère d'évidence : celui qui ne sait pas appliquer une règle de grammaire ou un théorème de mathématiques ne les connait pas vraiment et c'est pourquoi le maître doit « faire agir » : « Voilà, explique-t-il, le précepte unique de l'enseignement, car il contient en germe tous les autres »... Mais « faire agir » reste encore une formule ambiguë tant l'action peut prendre de multiples formes. Et, très vite, l'Education Nouvelle va l'utiliser dans un sens particulier : être « actif » dans l'école, ce sera être en activité « comme dans la vie », dans la « vie active » justement. Ce sont donc des activités sociales en miniature (collectives si possible) qui vont apparaître comme le moyen, par excellence, de mettre en place les « méthodes actives » (l'expression passe au pluriel afin, sans doute, de bien couvrir tous les champs possibles des activités sociales importables à l'école : la correspondance et le journal scolaires, les « ateliers » de menuiserie ou de théâtre, les enquêtes de terrain et les expériences scientifiques...).

Or, quand on regarde ce qui se passe précisément alors dans les classes, on peut dire que les choses sont, pour le moins contrastées : certaines « activités », préparées et régulées par le maître, garantissent l'implication de chaque élève et permettent, pour chacun, le passage de l'empirie (le « tâtonnement expérimental » chez Freinet) à la compréhension et à la modélisation de connaissances transférables ; mais, dans d'autres cas, une division du travail se met en place dans le groupe entre concepteurs, exécutants et chômeurs, n'autorisant tout au plus que le perfectionnement de chacun dans des savoir-faire préalables. Or, quand on cherche à identifier ce qui garantit l'apprentissage dans les « méthodes actives », on est bien obligé d'admettre que ce n'est pas la présence d'une « activité de fabrication » plus ou moins réussie, mais bien celle d'une « opération mentale » suscitée par l'activité et qui permet au sujet de déstabiliser un système de représentations pour l'enrichir et le stabiliser à un niveau supérieur... opération mentale qui peut également intervenir pendant l'observation d'une expérience, l'écoute d'un cours ou la lecture d'un livre. L'activité qui fait apprendre et progresser, c'est celle qui se passe « dans la tête » de l'élève, quand un conflit sociocognitif lui permet de construire, avec les matériaux qui lui sont proposés ou qu'il découvre, un nouveau modèle d'intelligibilité, c'est-à-dire, en réalité, de nouveaux savoirs.

Principe n°4 : Rendre l'élève « actif » dans ses apprentissages est éminemment nécessaire, mais il s'agit d'une activité mentale qui n'est pas systématiquement corrélée avec une activité matérielle de fabrication. Certes, l’activité concrète demeure un excellent point de départ pour permettre l’opération mentale, mais à condition de bien l’identifier comme telle et, surtout, de mettre en place un dispositif pédagogique qui permet de dégager un modèle transférable afin de ne point en rester à un savoir-faire empirique.

Malentendu 5

Malentendu n°5 : « L’élève n’apprend qu’en collaborant avec les autres »… La « socialisation » est un maître mot dans l’Education Nouvelle et reste, aujourd’hui, un enjeu éducatif fondamental : la montée de l’individualisme social rend, en effet, éminemment nécessaire la découverte des exigences d’un collectif, de ses règles et de la manière ont elles constituent la condition de l’expression et du développement de chacun tout en permettant la poursuite du « bien commun ». Tous les pédagogues de l’Education Nouvelle font ainsi l’éloge de la collaboration et l’opposent à une vision étroitement concurrentielle de la réussite scolaire… Pourtant, à y regarder de près, ils ne s’inscrivent pas vraiment dans les mêmes perspectives : même si Ferrière et Freinet participent, en principe, au même « mouvement », le premier n’hésite pas à expliquer que la collaboration dans les « communautés d’enfants » permet la structuration d’une hiérarchie sociale efficace et facilite l’émergence des futurs chefs, tandis que le second – longtemps compagnon de route du Parti Communiste – fait de la promotion du collectif l’anticipation d’une société égalitaire. Makarenko – le plus cohérent des promoteurs de la formation par le groupe – propose lui d’y instaurer une rotation des tâches systématique afin d’éviter que nul ne s’enkyste dans une fonction ou un rôle et de former chacune et chacun à toutes les tâches. La « collaboration » peut donc signifier, selon les cas, ou bien la structuration d’une microsociété hiérarchisée anticipant « la division sociale du travail », ou bien l’organisation d’un mode de fonctionnement permettant de faire progresser chacun et chacun en lui proposant des expériences susceptibles de lui permettre des acquisitions nouvelles.

Principe n°5 : En matière éducative, l’organisation du groupe et le type de collaboration qui est promue entre les membres d’un groupe doit être au service des acquisitions et du progrès de chacun. Les règles de fonctionnement ne peuvent donc pas être assujetties à l’efficacité sociale productive du groupe, mais doivent permettre la progression de tous les membres.

Malentendu 6

 Malentendu n°6 : « L’éducation doit être démocratique »… Evidemment, s’il s’agit de souligner qu’elle doit avoir pour ambition de démocratiser l’accès aux savoirs fondamentaux, tout le monde est d’accord… au moins sur le principe ! Mais l’expression « éducation démocratique » est aussi utilisée, dans l’Education Nouvelle, pour désigner la démarche éducative elle-même : il faudrait, dit-on, « éduquer démocratiquement ». Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Pour certains – partisans de « l’autogestion pédagogique » - il s’agirait de mettre en œuvre une « démocratie en miniature » dans les institutions d’éducation afin que les enfants décident eux-mêmes démocratiquement de leur propre éducation. A ceux qui croient cela, il faut répondre clairement que leur projet est un leurre : un enfant, tant qu’il n’est pas éduqué, ne peut pas choisir librement ses apprentissages et la manière de les effectuer ; il a besoin que l’adulte décide pour lui de « ce à quoi il doit être éduqué » ainsi que de la façon de le faire : celui qui est déjà là, doit, comme le dit Hannah Arendt, assumer la responsabilité du monde ; il a un impérieux devoir d’antécédence à l’égard de celui qui arrive infiniment démuni, fragile et inachevé... Dans ces conditions, il vaut donc mieux parler d’ « éducation à la démocratie » plutôt que d’ « éducation démocratique » : l’éducation à la démocratie est celle qui se donne pour ambition d’accompagner l’élève vers sa responsabilité de citoyen en l’aidant à acquérir les modèles intellectuels qui lui permettront, une fois citoyen de droit, de comprendre et le monde dans lequel il vit et d’y jouer son rôle. Mais, contrairement à ce qu’affirment les partisans de la « pédagogie traditionnelle », cette formation intellectuelle ne saurait suffire : on ne peut passer spontanément et miraculeusement d’une situation d’assujettissement éducatif total à l’exercice de la liberté éclairée. C’est pourquoi, tout au long de son éducation, il faut offrir progressivement à l’enfant des occasions de décision et des espaces de liberté à sa portée, travailler avec lui sur sa capacité à s’exprimer dans des collectifs de manière autonome, indépendamment de toute pression, l’aider à former sa volonté et construire sa détermination à s’engager au service du bien commun pour pouvoir assumer et revendiquer progressivement la responsabilité de ses propres actes.

Principe n°6 : L’entrée dans le débat démocratique et la possibilité d’exercer sa responsabilité de citoyen supposent une formation qui accompagne le sujet en lui donnant, tout à la fois, les savoirs nécessaires pour comprendre le monde et les occasions de s’engager progressivement dans des collectifs en faisant des choix à sa mesure. C’est ainsi qu’un « petit d’homme » devient un « petit homme » et conquiert le pouvoir de « penser par lui-même », d’agir en connaissance de cause et de s’imputer la responsabilité de qu’il dit et fait.

Malentendu 7

 Malentendu n°7 : «L’enfant a droit à la liberté d’expression »… Voilà, sans aucun doute, un des principes les plus souvent rappelés par les pédagogues de l’Education Nouvelle ainsi que par les psychologues qui s’inscrivent dans leur lignée comme Bruno Bettelheim ou Françoise Dolto. Ils se positionnent ainsi clairement contre la « pédagogie des préalables » qui prétend toujours repousser l’expression de l’enfant « après »… une fois qu’il saura s’exprimer, maitrisera correctement le langage, saura juger de la pertinence et de l’impact de ses propos, disposera des savoirs suffisants pour les étayer, etc. Ces « préalables » autorisent, en effet, à récuser systématiquement toute expression de l’enfant en affirmant – sans jamais pouvoir être démenti – que toutes les conditions ne sont pas remplies pour qu’il puisse être pris au sérieux… Certes, les tenants du « droit de l’enfant à l’expression » prennent toujours la précaution de préciser que, si l’adulte a le devoir d’ « entendre » l’enfant, il n’a évidemment pas celui de « l’approuver ». C’est bien la moindre des choses, en effet, que la liberté d’expression de l’un ne soit pas un obstacle à celle de l’autre ! Mais, pour autant, les choses ne sont pas complètement clarifiées et un véritable clivage existe bien, au sein de l’Education Nouvelle, entre ceux qui veulent absolument favoriser l’expression spontanée de l’enfant et ceux qui considèrent que cette expression n’est véritablement libre que si, paradoxalement, elle est soutenue par les contraintes éducatives posées par l’adulte…

C’est Korczak – promoteur des droits de l’enfant et peu suspect de vouloir brider son expression – qui a, sans doute, affirmé avec le plus de clarté l’importance des « belles contraintes » capables de permettre l’expression de la liberté. Avec les enfants et adolescents particulièrement « difficiles » qu’il accueille dans son orphelinat, il impose le « sursis » à l’expression, à travers le dispositif de « la boite aux lettres » : « Ecris le moi et je te répondrai… Prends le temps d’y réfléchir et je prendrai le temps de te répondre… » Entre l’autoritarisme qui récuse la parole de l’enfant – au prétexte qu’elle n’est pas encore recevable – et le spontanéisme qui s’émerveille naïvement devant toute expression de l’enfant – jusqu’à encourager le caprice – Korczak propose de lier le droit à l’expression au devoir de l’éducation en inscrivant, à l’articulation de l’un et de l’autre, l’exigence. Il crée des situations où les contraintes de l’adulte permettent à l’expression de l’enfant de se dégager du pulsionnel, de la répétition des archétypes et du mimétisme stérile ; il crée des dispositifs qui permettent l’émergence de la pensée.

Principe n°7 : L’enfant construit son expression libre grâce aux contraintes fécondes que l’adulte lui impose. Ces contraintes ne doivent pas être une entrave à sa liberté, mais, bien au contraire, un moyen de permettre à l’enfant de prendre de la distance par rapport à une expression pulsionnelle stéréotypée, répétitive et où, malgré quelques fulgurances, il reste largement dans l’infantile. Les « belles contraintes » n’imposent donc pas à l’enfant de renoncer à s’exprimer mais, tout au contraire, dans la mesure où l’adulte met à sa disposition des ressources et exprime une attente bienveillante à son égard, lui permettent d’éprouver la satisfaction d’une expression ajustée à une liberté qui s’assume.

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Ainsi, l’Education Nouvelle est-elle traversée d’ambigüités… Ces dernières se manifestent – on vient de le voir - à travers les interprétations différentes, voire divergentes, de la plupart des formules qui en constituent la vulgate. En effet, cette mouvance pédagogique, qui se revendique de la tradition rousseauiste et se structure au début du XXème siècle, est loin d’être idéologiquement homogène. On y côtoie des libéraux, tels Ferrière, convaincus que la liberté accordée aux enfants favorise l’émergence d’une société construite sur la formule « the right man at the right place », et des hommes de gauche, comme Wallon, qui militent pour une « école unique » et la formation de tous au plus haut niveau. On y trouve de grandes figures du courant libertaire, comme Neill, pour lesquels toute entrave à la spontanéité de l’enfant compromet son développement, et des penseurs comme Maria Montessori qui se réclament d’une « pédagogie scientifique » et affirment que le rôle de l’éducateur est de structurer les expériences de l’enfant à partir d’un matériel pédagogique très élaboré. On y rencontre des partisans de la « méthode naturelle », comme Freinet, qui prônent la systématisation du « tâtonnement expérimental » dans des tâches mobilisatrices complexes et des défenseurs d’un enseignement individuel et progressif très encadré, comme Miss Parkhurst, l’auteur du fameux « Plan Dalton ».

Mais, plus fondamentalement encore, et au sein même de chacune de ces propositions, l’Education Nouvelle est un creuset où se dévoile, dans ses hésitations terminologiques et conceptuelles mêmes, l’enjeu essentiel de l’entreprise éducative. Qu’on regarde de près, par exemple, la notion d’ « intérêt de l’enfant » - que tout le monde met en avant - et l’on verra à quel point les choses sont problématiques : pour certains, en effet, « l’intérêt de l’enfant » est « ce qui l’intéresse », tandis que, pour d’autres, c’est « ce qui est dans son intérêt ». Et l’on avouera que les deux acceptions ne se recoupent pas aussi facilement que cela… surtout dès que l’on travaille avec des enfants qui n’ont pas trouvé leur panoplie de bon élève au pied de leur berceau et qui sont socialement éloignés de la culture scolaire ! Là, comme ailleurs, on est pris en tenaille entre une conception « endogène » de l’éducation – qui renvoie au développement d’un sujet qui s’engage librement dans ses apprentissages – et une conception « exogène » de la formation – qui renvoie à une intervention volontariste, tant en termes d’objectifs que de méthodes, sur un sujet dont on se veut responsable des acquisitions.

Or, la réussite de l’entreprise éducative se joue précisément dans la capacité à articuler dans le même temps (et non successivement) l’endogène et l’exogène : Il s’agit, pour reprendre les termes mêmes de Rousseau dans l’Emile de faire droit simultanément à deux exigences. D’une part, parce qu’on n’apprend bien que ce qu’on a appris soi-même, « qu’il (l’élève) ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu’il l’a compris lui-même ; qu’il n’apprenne pas la science, qu’il l’invente. Si vous substituez, dans son esprit, l’autorité à la raison, il ne raisonnera plus : il ne sera plus que le jouet de l’opinion des autres. ». Mais, d’autre part, et parce que la dissymétrie entre l’éducateur et l’éduqué est irréductible, « sans doute, il ne doit faire que ce qu’il veut, mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse ; il ne doit pas faire un pas que vous ne l’ayez prévu, il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu’il va dire ».

Il s’agit bien, en réalité, de mettre en tension deux exigences : l’exigence de transmission et celle d’appropriation. C’est l’adulte qui éduque et enseigne, mais c’est l’enfant qui grandit et apprend. L’enfant ne peut décider de ce qu’il doit apprendre – sinon, c’est qu’il serait déjà éduqué – mais il doit l’apprendre par lui-même – pour que cet apprentissage fasse de lui un sujet. Et l’Education Nouvelle, inaugurée, aux dires de tous ses partisans par Rousseau lui-même, n’est rien d’autre que le travail obstiné – et souvent très tâtonnant - d’inventivité méthodologique et institutionnelle pour dépasser par la pratique l’aporie théorique dans laquelle s’enferment les débats qui opposent autorité et liberté.

C’est de cette inventivité dont fait preuve Pestalozzi qui, dès 1799, élabore une « Méthode » pour « donner des mains à Rousseau » : il y articule expérience et connaissance en demandant au maître de veiller à ce que chaque geste de l’enfant soit porté par l’exigence de perfection. C’est cette inventivité qu’on trouve aussi bien chez Makarenko, le bolchévique, que chez Jean Bosco, le fondateur des Salésiens : « L’enfant est malade, soignez le milieu. Il ne veut pas apprendre, créez des situations où il soit obligé de le faire. » C’est cette inventivité qu’on voit à l’œuvre chez Maria Montessori ou Célestin Freinet, comme chez tous les acteurs de l’Éducation Nouvelle. Les uns et les autres tentent de mettre en œuvre la maxime de Jean-Jacques : « Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c’est de tout faire en ne faisant rien. » Entreprise infiniment risquée – et qui, par essence, prête le flanc aux critiques de tous les dogmatismes – mais seule voie possible pour une éducation à la démocratie qui ne renonce ni à la transmission d’un monde commun ni à la formation de la liberté.

Philippe Meirieu

Philippe Meirieu : L’Education Nouvelle : carrefour de malentendus… et creuset de la réflexion pédagogique d’aujourd’hui

Avant les vacances, une réflexion sur l’ « Education nouvelle », qui apparaît dès le début du 20ème siècle, se structure en 1921 au Congrès de Calais et fait encore parler d’elle aujourd’hui… par beaucoup de ceux qui ne la connaissent guère.

Un des nombreux paradoxes de l'Education Nouvelle tient au fait qu'elle est, très largement, demeurée marginale dans les pratiques tout en réussissant à imposer la plupart de ses « lieux communs » dans les discours éducatifs. Certes, son caractère marginal a été, et reste systématiquement revendiqué par ses promoteurs qui craignent que l'institutionnalisation de ses propositions leur ôte leur caractère « subversif », engendre leur dévoiement et, à terme, provoque leur dilution dans une « pédagogie traditionnelle ordinaire » tout juste « modernisée » pour créer l’illusion.

Mais, simultanément, et, tout en restant sur leur territoire propre, les partisans de l'Education Nouvelle ne cessent d'occuper le vaste terrain idéologique médiatique et d'y galoper dans tous les sens, au point, parfois, d'y apparaître comme hégémoniques. Ils parlent et écrivent à tout va, abondamment repris par les vulgarisateurs éducatifs de toutes sortes… des psychologues qui se targuent de pédagogie aux spécialistes de la rubrique « Modes de vie », aussi bien dans les magazines « grand public » que dans l’abondante littérature sur le « développement personnel ». Cette frénésie prosélyte en faveur de l'Education Nouvelle ne cesse, d'ailleurs, d'entretenir une confusion majeure : alors que la « pédagogie traditionnelle » de la « forme scolaire » (enseignements segmentés et cloisonnés, « leçons » magistrales suivies d'exercices d'application, notation et classements systématiques, etc.) semble complètement inamovible, les adversaires de l'Education Nouvelle ne cessent de dénoncer l'emprise des « réformateurs » et de leur attribuer la responsabilité de la baisse du niveau, du laxisme généralisé et de l'abandon de toute véritable exigence intellectuelle dans l'école.

Cette situation étrange ne facilite pas l'analyse un peu fine de la réalité des propositions de l'Education Nouvelle dans la mesure où les attaques qu'elle subit suscitent, en réaction, une solidarité de tous ses défenseurs autour de slogans emblématiques... au risque de gommer de nombreuses différences d'approche, voire d'occulter de véritables enjeux fondamentaux. Ainsi en a-t-il été de la promotion de la fameuse formule « l'élève au centre du système », génératrice de malentendus s'il en est : alors qu'elle est utilisée dans un rapport annexé à la loi d'orientation de 1989, préparée sous l’autorité de Lionel Jospin, pour souligner la nécessité de sortir d'une « démocratisation-massification » - pensée en termes de simple gestion de flux – afin d’aller vers une scolarité permettant, par une intervention pédagogique adaptée à chaque élève, la réussite du plus grand nombre, elle a été présentée - puis dénoncée - comme une manière d'écarter les savoirs de l'école et de s'agenouiller devant les caprices des enfants-rois… Ses promoteurs, alors, se sont sentis obligés de la défendre, s'appuyant sur ce qu'ils avaient voulu y mettre sans s'apercevoir que leurs contempteurs restaient délibérément rivés sur leur interprétation première. D'où ce sentiment de se trouver face à un dialogue de sourds où la polémique ne cesse d'enfler sans que nul, jamais, ne clarifie suffisamment les choses pour qu'on sache de quoi on parle vraiment et ce que signifie exactement les mots qu’on utilise.

Et l'on pourrait multiplier les exemples de ces malentendus dans lesquels nous sommes empêtrés et qui bloquent tout autant la réflexion pédagogique que le travail approfondi sur les pratiques. J'en évoquerai ici quelques-uns, parmi les plus fréquents, en montrant, chaque fois, tout l'intérêt qu'il y a à ne pas s'en tenir aux slogans habituels et à prendre ses distances avec la vulgate de l'Education Nouvelle... mais pour rester fidèle, justement, à la démarche de l'Education Nouvelle, en ce qu'elle a de plus radicalement fondateur ! Ce qui m'amènera à formuler quelques « principes » qui ne se veulent que des « outils-silex », comme disait Fernand Oury, pour distinguer, au cœur des discours éducatifs, quelques-uns des enjeux essentiels. Avant de montrer en quoi ces principes nous permettent de comprendre l’entreprise éducative dans sa tension fondatrice.

Malentendu 1

 Malentendu n°1 : « Un élève n'apprend que s'il est motivé »… Célestin Freinet, après tant d'autres, n'a cessé de le répéter : « On ne fait pas boire un cheval qui n'a pas soif ». Mais Freinet, pour autant, ne sous-estimait pas la différence entre un cheval et un élève. Il savait que tout cheval à qui l'on ne donne pas à boire finit toujours par avoir soif, tandis qu'il est fort rare qu'un élève privé de mathématiques vienne réclamer à ses éducateurs le théorème de Thalès ! C'est la raison pour laquelle Freinet insistait tant sur la nécessité de « donner soif à l'élève » et de ne pas se contenter d'un attentisme bienveillant (comme on peut le trouver, par exemple, dans certaines affirmations de Neil sur ses pratiques à Summerhill). Et, ainsi, Freinet lui-même pointe-t-il, mais sans toujours la formaliser suffisamment, la distinction fondamentale entre la « motivation » qui ne s'appuierait que sur des intérêts préexistants et la « mobilisation », que l'adulte s'efforce de susciter, par laquelle il permet l'émergence d'intérêts nouveaux et favorise l'engagement de l'élève dans des apprentissages pour lesquels il n'était pas spontanément motivé…

Principe n°1 : Subordonner les apprentissages à des motivations préexistantes, c'est entériner les inégalités et renoncer à faire découvrir aux élèves des savoirs mobilisateurs qui pourront être, pour eux, émancipateurs. « Faire émerger le désir d'apprendre », c'est organiser des rencontres susceptibles de mobiliser l'élève sur ce dont il ignorait, jusque là, tout à la fois l'existence et les satisfactions intellectuelles qu'il pourra en tirer... C'est lui ouvrir des possibles au lieu de l'enfermer dans « l'être-là ».

Malentendu 2

 Malentendu n°2 : « Chaque enfant apprend d’une manière qui lui est propre et cela nécessite la mise en place d’une "école sur mesure" »… Bien avant que les travaux de la psychologie différentielle n’insistent sur la singularité de chaque sujet en matière d’apprentissage, en mettant en avant les « styles cognitifs » ou les « stratégies d’apprentissage », les pédagogues de l’Education Nouvelle avaient plaidé pour l’instauration, selon la formule de Claparède, d’une « école sur mesure ». Comment tolérer, en effet, que l’on impose à chacune et à chacun le même « prêt à porter » scolaire, tant en matière de contenus que de rythmes et de méthodes ? Pourquoi instituer une norme arbitraire, qui, par définition, ne satisfera personne ? C’est pourquoi faut prendre chaque enfant « comme il est », « là où il est », non pas, bien évidemment, pour le laisser tel qu’il est, mais pour l’aider à progresser en s’appuyant sur ses ressources et en tenant compte de ses spécificités… Quand on a dit cela, cependant, on n’a pas encore vraiment tranché sur un point décisif. On peut, en effet, concevoir « l’école sur mesure » selon un modèle strictement adéquationniste, basé sur un diagnostic préalable qui s’efforce de connaître parfaitement, en amont de toute intervention éducative, le niveau et les besoins de l’élève afin de lui imposer un parcours strictement individualisé. Ou bien, on peut proposer à l’élève une palette de propositions dans le cadre d’une « pédagogie différenciée » et l’aider à se saisir des objectifs et méthodes qui lui permettent, tout à la fois, d’enrichir sa panoplie méthodologique et de se mobiliser sur des connaissances nouvelles. Dans le premier cas, on est dans le paradigme pharmaceutico-médical de l’individualisation, conçu sur le modèle behavioriste de « l’homme-machine » ; dans le second, on est dans un paradigme systémique où la connaissance des sujets ne précède pas nécessairement les propositions qu’on leur fait mais est en interaction permanente avec elles : car c’est aussi la manière dont un sujet s’empare d’une méthode ou se mobilise sur un savoir qui permet de le connaître… et c’est cette connaissance qui nourrit de nouvelles propositions et suscite l’inventivité pédagogique.

Principe n°2 : Si chaque élève s’approprie des savoirs de manière singulière, il n’en est pas, pour autant, enfermé dans des méthodes définitives ni dans une progression strictement linéaire : la véritable « école sur mesure » n’est pas celle de la systématisation du couple « tests / exercices » (ou diagnostic / remédiation), c’est celle qui s’appuie sur la variété des propositions, la diversification des ressources, les interactions entre pairs et avec l’environnement et où chacune et chacun apprend progressivement à piloter ses apprentissages dans une démarche de découverte / régulation.

Malentendu 3

 Malentendu n° 3 : « L'élève apprend ce qui fait sens pour lui »… L'inflation de l'utilisation du mot « sens » dans les discours éducatifs doit évidemment nous alerter sur son ambigüité. Qu'est ce qui « fait sens » pour un élève ? Tout naturellement, et en raison même des origines de l'Education Nouvelle - l'enseignement primaire dans une société rurale - le sens a d'abord été identifié à « l'utile ». Ce qui faisait sens, c'est ce dont on pouvait « se servir » dans la vie quotidienne. A Abbotsholme - la première new school créée par le pasteur Cecil Reddie dans les environs de Londres à la fin du XIXème siècle -, les enfants n'apprennent les mathématiques et les sciences naturelles que pour participer à la gestion de la ferme, ils n'apprennent la langue que pour pouvoir comprendre les modes d'emploi des ustensiles agricoles, lire la gazette locale, tenir leur journal de bord, écrire aux clients et aux fournisseurs... Une façon, bien sûr, de finaliser les apprentissages scolaires en les assujettissant à l'usage immédiat qu’ils peuvent en faire. Mais une manière aussi de les appauvrir considérablement en les cantonnant dans le domaine du fonctionnel et à un niveau taxonomique strictement déterminé par les besoins de l'environnement. C'est pourquoi il faut aller regarder chez Tolstoï ou chez Tagore et (re)découvrir avec eux à quel point le « sens » relève aussi du symbolique : ce qui fait sens pour l'élève, ce n'est pas seulement la valeur d'usage des savoirs, c'est la manière dont ils parlent à son intériorité, résonnent avec ses préoccupations anthropologiques fondamentales, lui permettent, à travers la découverte des œuvres culturelles, de donner forme à ce qui l'habite. Ce qui fait sens, c'est ce qui relie ce que chacun a de plus intime avec ce qui est le plus universel, ce qui permet de sortir de la solitude et de mettre en récit son chaos psychique pour ne pas être manipulé par ses pulsions archaïques.

Principe n°3 : L'engagement d'un sujet dans des savoirs n'est pas seulement lié à l'utilisation concrète qu'il pourra faire de ceux-ci pour résoudre les problèmes matériels qui se posent à lui dans sa vie quotidienne. Cet engagement est aussi fondamentalement lié à la manière donc l'éducateur est capable, à tous les niveaux taxonomiques, de relier les savoirs qu'il enseigne à une culture, à une histoire, à la manière dont ils ont été élaborés par les humains et dont ils contribuent encore aujourd'hui à parler aux « petits d'hommes » de leur émancipation.

Malentendu 4

 Malentendu n°4 : « L'élève apprend en étant actif »… C'est Jules Ferry lui-même qui confia à Henri Marion, en 1888, le premiers cours de « science de l'éducation » à la Sorbonne (l'expression est alors au singulier car il convient, à ce moment-là, de « fonder en vérité » les principes des grandes lois laïques). Et, tout naturellement, Marion fit une leçon inaugurale qui commençait par cette formule : « Il n'y a qu'une méthode digne de ce nom et c'est la méthode active ». « Tout naturellement », ai-je écrit, dans la mesure où l'on voit mal un pédagogue - aussi partisan soit-il des pédagogies « traditionnelles » (et Marion n'en était pas un!) - faire l'éloge d'une « méthode passive ». Ainsi, pour Marion la « méthode active » a-t-elle un caractère d'évidence : celui qui ne sait pas appliquer une règle de grammaire ou un théorème de mathématiques ne les connait pas vraiment et c'est pourquoi le maître doit « faire agir » : « Voilà, explique-t-il, le précepte unique de l'enseignement, car il contient en germe tous les autres »... Mais « faire agir » reste encore une formule ambiguë tant l'action peut prendre de multiples formes. Et, très vite, l'Education Nouvelle va l'utiliser dans un sens particulier : être « actif » dans l'école, ce sera être en activité « comme dans la vie », dans la « vie active » justement. Ce sont donc des activités sociales en miniature (collectives si possible) qui vont apparaître comme le moyen, par excellence, de mettre en place les « méthodes actives » (l'expression passe au pluriel afin, sans doute, de bien couvrir tous les champs possibles des activités sociales importables à l'école : la correspondance et le journal scolaires, les « ateliers » de menuiserie ou de théâtre, les enquêtes de terrain et les expériences scientifiques...).

Or, quand on regarde ce qui se passe précisément alors dans les classes, on peut dire que les choses sont, pour le moins contrastées : certaines « activités », préparées et régulées par le maître, garantissent l'implication de chaque élève et permettent, pour chacun, le passage de l'empirie (le « tâtonnement expérimental » chez Freinet) à la compréhension et à la modélisation de connaissances transférables ; mais, dans d'autres cas, une division du travail se met en place dans le groupe entre concepteurs, exécutants et chômeurs, n'autorisant tout au plus que le perfectionnement de chacun dans des savoir-faire préalables. Or, quand on cherche à identifier ce qui garantit l'apprentissage dans les « méthodes actives », on est bien obligé d'admettre que ce n'est pas la présence d'une « activité de fabrication » plus ou moins réussie, mais bien celle d'une « opération mentale » suscitée par l'activité et qui permet au sujet de déstabiliser un système de représentations pour l'enrichir et le stabiliser à un niveau supérieur... opération mentale qui peut également intervenir pendant l'observation d'une expérience, l'écoute d'un cours ou la lecture d'un livre. L'activité qui fait apprendre et progresser, c'est celle qui se passe « dans la tête » de l'élève, quand un conflit sociocognitif lui permet de construire, avec les matériaux qui lui sont proposés ou qu'il découvre, un nouveau modèle d'intelligibilité, c'est-à-dire, en réalité, de nouveaux savoirs.

Principe n°4 : Rendre l'élève « actif » dans ses apprentissages est éminemment nécessaire, mais il s'agit d'une activité mentale qui n'est pas systématiquement corrélée avec une activité matérielle de fabrication. Certes, l’activité concrète demeure un excellent point de départ pour permettre l’opération mentale, mais à condition de bien l’identifier comme telle et, surtout, de mettre en place un dispositif pédagogique qui permet de dégager un modèle transférable afin de ne point en rester à un savoir-faire empirique.

Malentendu 5

Malentendu n°5 : « L’élève n’apprend qu’en collaborant avec les autres »… La « socialisation » est un maître mot dans l’Education Nouvelle et reste, aujourd’hui, un enjeu éducatif fondamental : la montée de l’individualisme social rend, en effet, éminemment nécessaire la découverte des exigences d’un collectif, de ses règles et de la manière ont elles constituent la condition de l’expression et du développement de chacun tout en permettant la poursuite du « bien commun ». Tous les pédagogues de l’Education Nouvelle font ainsi l’éloge de la collaboration et l’opposent à une vision étroitement concurrentielle de la réussite scolaire… Pourtant, à y regarder de près, ils ne s’inscrivent pas vraiment dans les mêmes perspectives : même si Ferrière et Freinet participent, en principe, au même « mouvement », le premier n’hésite pas à expliquer que la collaboration dans les « communautés d’enfants » permet la structuration d’une hiérarchie sociale efficace et facilite l’émergence des futurs chefs, tandis que le second – longtemps compagnon de route du Parti Communiste – fait de la promotion du collectif l’anticipation d’une société égalitaire. Makarenko – le plus cohérent des promoteurs de la formation par le groupe – propose lui d’y instaurer une rotation des tâches systématique afin d’éviter que nul ne s’enkyste dans une fonction ou un rôle et de former chacune et chacun à toutes les tâches. La « collaboration » peut donc signifier, selon les cas, ou bien la structuration d’une microsociété hiérarchisée anticipant « la division sociale du travail », ou bien l’organisation d’un mode de fonctionnement permettant de faire progresser chacun et chacun en lui proposant des expériences susceptibles de lui permettre des acquisitions nouvelles.

Principe n°5 : En matière éducative, l’organisation du groupe et le type de collaboration qui est promue entre les membres d’un groupe doit être au service des acquisitions et du progrès de chacun. Les règles de fonctionnement ne peuvent donc pas être assujetties à l’efficacité sociale productive du groupe, mais doivent permettre la progression de tous les membres.

Malentendu 6

 Malentendu n°6 : « L’éducation doit être démocratique »… Evidemment, s’il s’agit de souligner qu’elle doit avoir pour ambition de démocratiser l’accès aux savoirs fondamentaux, tout le monde est d’accord… au moins sur le principe ! Mais l’expression « éducation démocratique » est aussi utilisée, dans l’Education Nouvelle, pour désigner la démarche éducative elle-même : il faudrait, dit-on, « éduquer démocratiquement ». Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Pour certains – partisans de « l’autogestion pédagogique » - il s’agirait de mettre en œuvre une « démocratie en miniature » dans les institutions d’éducation afin que les enfants décident eux-mêmes démocratiquement de leur propre éducation. A ceux qui croient cela, il faut répondre clairement que leur projet est un leurre : un enfant, tant qu’il n’est pas éduqué, ne peut pas choisir librement ses apprentissages et la manière de les effectuer ; il a besoin que l’adulte décide pour lui de « ce à quoi il doit être éduqué » ainsi que de la façon de le faire : celui qui est déjà là, doit, comme le dit Hannah Arendt, assumer la responsabilité du monde ; il a un impérieux devoir d’antécédence à l’égard de celui qui arrive infiniment démuni, fragile et inachevé... Dans ces conditions, il vaut donc mieux parler d’ « éducation à la démocratie » plutôt que d’ « éducation démocratique » : l’éducation à la démocratie est celle qui se donne pour ambition d’accompagner l’élève vers sa responsabilité de citoyen en l’aidant à acquérir les modèles intellectuels qui lui permettront, une fois citoyen de droit, de comprendre et le monde dans lequel il vit et d’y jouer son rôle. Mais, contrairement à ce qu’affirment les partisans de la « pédagogie traditionnelle », cette formation intellectuelle ne saurait suffire : on ne peut passer spontanément et miraculeusement d’une situation d’assujettissement éducatif total à l’exercice de la liberté éclairée. C’est pourquoi, tout au long de son éducation, il faut offrir progressivement à l’enfant des occasions de décision et des espaces de liberté à sa portée, travailler avec lui sur sa capacité à s’exprimer dans des collectifs de manière autonome, indépendamment de toute pression, l’aider à former sa volonté et construire sa détermination à s’engager au service du bien commun pour pouvoir assumer et revendiquer progressivement la responsabilité de ses propres actes.

Principe n°6 : L’entrée dans le débat démocratique et la possibilité d’exercer sa responsabilité de citoyen supposent une formation qui accompagne le sujet en lui donnant, tout à la fois, les savoirs nécessaires pour comprendre le monde et les occasions de s’engager progressivement dans des collectifs en faisant des choix à sa mesure. C’est ainsi qu’un « petit d’homme » devient un « petit homme » et conquiert le pouvoir de « penser par lui-même », d’agir en connaissance de cause et de s’imputer la responsabilité de qu’il dit et fait.

Malentendu 7

 Malentendu n°7 : «L’enfant a droit à la liberté d’expression »… Voilà, sans aucun doute, un des principes les plus souvent rappelés par les pédagogues de l’Education Nouvelle ainsi que par les psychologues qui s’inscrivent dans leur lignée comme Bruno Bettelheim ou Françoise Dolto. Ils se positionnent ainsi clairement contre la « pédagogie des préalables » qui prétend toujours repousser l’expression de l’enfant « après »… une fois qu’il saura s’exprimer, maitrisera correctement le langage, saura juger de la pertinence et de l’impact de ses propos, disposera des savoirs suffisants pour les étayer, etc. Ces « préalables » autorisent, en effet, à récuser systématiquement toute expression de l’enfant en affirmant – sans jamais pouvoir être démenti – que toutes les conditions ne sont pas remplies pour qu’il puisse être pris au sérieux… Certes, les tenants du « droit de l’enfant à l’expression » prennent toujours la précaution de préciser que, si l’adulte a le devoir d’ « entendre » l’enfant, il n’a évidemment pas celui de « l’approuver ». C’est bien la moindre des choses, en effet, que la liberté d’expression de l’un ne soit pas un obstacle à celle de l’autre ! Mais, pour autant, les choses ne sont pas complètement clarifiées et un véritable clivage existe bien, au sein de l’Education Nouvelle, entre ceux qui veulent absolument favoriser l’expression spontanée de l’enfant et ceux qui considèrent que cette expression n’est véritablement libre que si, paradoxalement, elle est soutenue par les contraintes éducatives posées par l’adulte…

C’est Korczak – promoteur des droits de l’enfant et peu suspect de vouloir brider son expression – qui a, sans doute, affirmé avec le plus de clarté l’importance des « belles contraintes » capables de permettre l’expression de la liberté. Avec les enfants et adolescents particulièrement « difficiles » qu’il accueille dans son orphelinat, il impose le « sursis » à l’expression, à travers le dispositif de « la boite aux lettres » : « Ecris le moi et je te répondrai… Prends le temps d’y réfléchir et je prendrai le temps de te répondre… » Entre l’autoritarisme qui récuse la parole de l’enfant – au prétexte qu’elle n’est pas encore recevable – et le spontanéisme qui s’émerveille naïvement devant toute expression de l’enfant – jusqu’à encourager le caprice – Korczak propose de lier le droit à l’expression au devoir de l’éducation en inscrivant, à l’articulation de l’un et de l’autre, l’exigence. Il crée des situations où les contraintes de l’adulte permettent à l’expression de l’enfant de se dégager du pulsionnel, de la répétition des archétypes et du mimétisme stérile ; il crée des dispositifs qui permettent l’émergence de la pensée.

Principe n°7 : L’enfant construit son expression libre grâce aux contraintes fécondes que l’adulte lui impose. Ces contraintes ne doivent pas être une entrave à sa liberté, mais, bien au contraire, un moyen de permettre à l’enfant de prendre de la distance par rapport à une expression pulsionnelle stéréotypée, répétitive et où, malgré quelques fulgurances, il reste largement dans l’infantile. Les « belles contraintes » n’imposent donc pas à l’enfant de renoncer à s’exprimer mais, tout au contraire, dans la mesure où l’adulte met à sa disposition des ressources et exprime une attente bienveillante à son égard, lui permettent d’éprouver la satisfaction d’une expression ajustée à une liberté qui s’assume.

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Ainsi, l’Education Nouvelle est-elle traversée d’ambigüités… Ces dernières se manifestent – on vient de le voir - à travers les interprétations différentes, voire divergentes, de la plupart des formules qui en constituent la vulgate. En effet, cette mouvance pédagogique, qui se revendique de la tradition rousseauiste et se structure au début du XXème siècle, est loin d’être idéologiquement homogène. On y côtoie des libéraux, tels Ferrière, convaincus que la liberté accordée aux enfants favorise l’émergence d’une société construite sur la formule « the right man at the right place », et des hommes de gauche, comme Wallon, qui militent pour une « école unique » et la formation de tous au plus haut niveau. On y trouve de grandes figures du courant libertaire, comme Neill, pour lesquels toute entrave à la spontanéité de l’enfant compromet son développement, et des penseurs comme Maria Montessori qui se réclament d’une « pédagogie scientifique » et affirment que le rôle de l’éducateur est de structurer les expériences de l’enfant à partir d’un matériel pédagogique très élaboré. On y rencontre des partisans de la « méthode naturelle », comme Freinet, qui prônent la systématisation du « tâtonnement expérimental » dans des tâches mobilisatrices complexes et des défenseurs d’un enseignement individuel et progressif très encadré, comme Miss Parkhurst, l’auteur du fameux « Plan Dalton ».

Mais, plus fondamentalement encore, et au sein même de chacune de ces propositions, l’Education Nouvelle est un creuset où se dévoile, dans ses hésitations terminologiques et conceptuelles mêmes, l’enjeu essentiel de l’entreprise éducative. Qu’on regarde de près, par exemple, la notion d’ « intérêt de l’enfant » - que tout le monde met en avant - et l’on verra à quel point les choses sont problématiques : pour certains, en effet, « l’intérêt de l’enfant » est « ce qui l’intéresse », tandis que, pour d’autres, c’est « ce qui est dans son intérêt ». Et l’on avouera que les deux acceptions ne se recoupent pas aussi facilement que cela… surtout dès que l’on travaille avec des enfants qui n’ont pas trouvé leur panoplie de bon élève au pied de leur berceau et qui sont socialement éloignés de la culture scolaire ! Là, comme ailleurs, on est pris en tenaille entre une conception « endogène » de l’éducation – qui renvoie au développement d’un sujet qui s’engage librement dans ses apprentissages – et une conception « exogène » de la formation – qui renvoie à une intervention volontariste, tant en termes d’objectifs que de méthodes, sur un sujet dont on se veut responsable des acquisitions.

Or, la réussite de l’entreprise éducative se joue précisément dans la capacité à articuler dans le même temps (et non successivement) l’endogène et l’exogène : Il s’agit, pour reprendre les termes mêmes de Rousseau dans l’Emile de faire droit simultanément à deux exigences. D’une part, parce qu’on n’apprend bien que ce qu’on a appris soi-même, « qu’il (l’élève) ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu’il l’a compris lui-même ; qu’il n’apprenne pas la science, qu’il l’invente. Si vous substituez, dans son esprit, l’autorité à la raison, il ne raisonnera plus : il ne sera plus que le jouet de l’opinion des autres. ». Mais, d’autre part, et parce que la dissymétrie entre l’éducateur et l’éduqué est irréductible, « sans doute, il ne doit faire que ce qu’il veut, mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse ; il ne doit pas faire un pas que vous ne l’ayez prévu, il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu’il va dire ».

Il s’agit bien, en réalité, de mettre en tension deux exigences : l’exigence de transmission et celle d’appropriation. C’est l’adulte qui éduque et enseigne, mais c’est l’enfant qui grandit et apprend. L’enfant ne peut décider de ce qu’il doit apprendre – sinon, c’est qu’il serait déjà éduqué – mais il doit l’apprendre par lui-même – pour que cet apprentissage fasse de lui un sujet. Et l’Education Nouvelle, inaugurée, aux dires de tous ses partisans par Rousseau lui-même, n’est rien d’autre que le travail obstiné – et souvent très tâtonnant - d’inventivité méthodologique et institutionnelle pour dépasser par la pratique l’aporie théorique dans laquelle s’enferment les débats qui opposent autorité et liberté.

C’est de cette inventivité dont fait preuve Pestalozzi qui, dès 1799, élabore une « Méthode » pour « donner des mains à Rousseau » : il y articule expérience et connaissance en demandant au maître de veiller à ce que chaque geste de l’enfant soit porté par l’exigence de perfection. C’est cette inventivité qu’on trouve aussi bien chez Makarenko, le bolchévique, que chez Jean Bosco, le fondateur des Salésiens : « L’enfant est malade, soignez le milieu. Il ne veut pas apprendre, créez des situations où il soit obligé de le faire. » C’est cette inventivité qu’on voit à l’œuvre chez Maria Montessori ou Célestin Freinet, comme chez tous les acteurs de l’Éducation Nouvelle. Les uns et les autres tentent de mettre en œuvre la maxime de Jean-Jacques : « Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c’est de tout faire en ne faisant rien. » Entreprise infiniment risquée – et qui, par essence, prête le flanc aux critiques de tous les dogmatismes – mais seule voie possible pour une éducation à la démocratie qui ne renonce ni à la transmission d’un monde commun ni à la formation de la liberté.

Philippe Meirieu

Philippe Meirieu : L’Education Nouvelle : carrefour de malentendus… et creuset de la réflexion pédagogique d’aujourd’hui

Avant les vacances, une réflexion sur l’ « Education nouvelle », qui apparaît dès le début du 20ème siècle, se structure en 1921 au Congrès de Calais et fait encore parler d’elle aujourd’hui… par beaucoup de ceux qui ne la connaissent guère.

Un des nombreux paradoxes de l'Education Nouvelle tient au fait qu'elle est, très largement, demeurée marginale dans les pratiques tout en réussissant à imposer la plupart de ses « lieux communs » dans les discours éducatifs. Certes, son caractère marginal a été, et reste systématiquement revendiqué par ses promoteurs qui craignent que l'institutionnalisation de ses propositions leur ôte leur caractère « subversif », engendre leur dévoiement et, à terme, provoque leur dilution dans une « pédagogie traditionnelle ordinaire » tout juste « modernisée » pour créer l’illusion.

Mais, simultanément, et, tout en restant sur leur territoire propre, les partisans de l'Education Nouvelle ne cessent d'occuper le vaste terrain idéologique médiatique et d'y galoper dans tous les sens, au point, parfois, d'y apparaître comme hégémoniques. Ils parlent et écrivent à tout va, abondamment repris par les vulgarisateurs éducatifs de toutes sortes… des psychologues qui se targuent de pédagogie aux spécialistes de la rubrique « Modes de vie », aussi bien dans les magazines « grand public » que dans l’abondante littérature sur le « développement personnel ». Cette frénésie prosélyte en faveur de l'Education Nouvelle ne cesse, d'ailleurs, d'entretenir une confusion majeure : alors que la « pédagogie traditionnelle » de la « forme scolaire » (enseignements segmentés et cloisonnés, « leçons » magistrales suivies d'exercices d'application, notation et classements systématiques, etc.) semble complètement inamovible, les adversaires de l'Education Nouvelle ne cessent de dénoncer l'emprise des « réformateurs » et de leur attribuer la responsabilité de la baisse du niveau, du laxisme généralisé et de l'abandon de toute véritable exigence intellectuelle dans l'école.

Cette situation étrange ne facilite pas l'analyse un peu fine de la réalité des propositions de l'Education Nouvelle dans la mesure où les attaques qu'elle subit suscitent, en réaction, une solidarité de tous ses défenseurs autour de slogans emblématiques... au risque de gommer de nombreuses différences d'approche, voire d'occulter de véritables enjeux fondamentaux. Ainsi en a-t-il été de la promotion de la fameuse formule « l'élève au centre du système », génératrice de malentendus s'il en est : alors qu'elle est utilisée dans un rapport annexé à la loi d'orientation de 1989, préparée sous l’autorité de Lionel Jospin, pour souligner la nécessité de sortir d'une « démocratisation-massification » - pensée en termes de simple gestion de flux – afin d’aller vers une scolarité permettant, par une intervention pédagogique adaptée à chaque élève, la réussite du plus grand nombre, elle a été présentée - puis dénoncée - comme une manière d'écarter les savoirs de l'école et de s'agenouiller devant les caprices des enfants-rois… Ses promoteurs, alors, se sont sentis obligés de la défendre, s'appuyant sur ce qu'ils avaient voulu y mettre sans s'apercevoir que leurs contempteurs restaient délibérément rivés sur leur interprétation première. D'où ce sentiment de se trouver face à un dialogue de sourds où la polémique ne cesse d'enfler sans que nul, jamais, ne clarifie suffisamment les choses pour qu'on sache de quoi on parle vraiment et ce que signifie exactement les mots qu’on utilise.

Et l'on pourrait multiplier les exemples de ces malentendus dans lesquels nous sommes empêtrés et qui bloquent tout autant la réflexion pédagogique que le travail approfondi sur les pratiques. J'en évoquerai ici quelques-uns, parmi les plus fréquents, en montrant, chaque fois, tout l'intérêt qu'il y a à ne pas s'en tenir aux slogans habituels et à prendre ses distances avec la vulgate de l'Education Nouvelle... mais pour rester fidèle, justement, à la démarche de l'Education Nouvelle, en ce qu'elle a de plus radicalement fondateur ! Ce qui m'amènera à formuler quelques « principes » qui ne se veulent que des « outils-silex », comme disait Fernand Oury, pour distinguer, au cœur des discours éducatifs, quelques-uns des enjeux essentiels. Avant de montrer en quoi ces principes nous permettent de comprendre l’entreprise éducative dans sa tension fondatrice.

Malentendu 1

 Malentendu n°1 : « Un élève n'apprend que s'il est motivé »… Célestin Freinet, après tant d'autres, n'a cessé de le répéter : « On ne fait pas boire un cheval qui n'a pas soif ». Mais Freinet, pour autant, ne sous-estimait pas la différence entre un cheval et un élève. Il savait que tout cheval à qui l'on ne donne pas à boire finit toujours par avoir soif, tandis qu'il est fort rare qu'un élève privé de mathématiques vienne réclamer à ses éducateurs le théorème de Thalès ! C'est la raison pour laquelle Freinet insistait tant sur la nécessité de « donner soif à l'élève » et de ne pas se contenter d'un attentisme bienveillant (comme on peut le trouver, par exemple, dans certaines affirmations de Neil sur ses pratiques à Summerhill). Et, ainsi, Freinet lui-même pointe-t-il, mais sans toujours la formaliser suffisamment, la distinction fondamentale entre la « motivation » qui ne s'appuierait que sur des intérêts préexistants et la « mobilisation », que l'adulte s'efforce de susciter, par laquelle il permet l'émergence d'intérêts nouveaux et favorise l'engagement de l'élève dans des apprentissages pour lesquels il n'était pas spontanément motivé…

Principe n°1 : Subordonner les apprentissages à des motivations préexistantes, c'est entériner les inégalités et renoncer à faire découvrir aux élèves des savoirs mobilisateurs qui pourront être, pour eux, émancipateurs. « Faire émerger le désir d'apprendre », c'est organiser des rencontres susceptibles de mobiliser l'élève sur ce dont il ignorait, jusque là, tout à la fois l'existence et les satisfactions intellectuelles qu'il pourra en tirer... C'est lui ouvrir des possibles au lieu de l'enfermer dans « l'être-là ».

Malentendu 2

 Malentendu n°2 : « Chaque enfant apprend d’une manière qui lui est propre et cela nécessite la mise en place d’une "école sur mesure" »… Bien avant que les travaux de la psychologie différentielle n’insistent sur la singularité de chaque sujet en matière d’apprentissage, en mettant en avant les « styles cognitifs » ou les « stratégies d’apprentissage », les pédagogues de l’Education Nouvelle avaient plaidé pour l’instauration, selon la formule de Claparède, d’une « école sur mesure ». Comment tolérer, en effet, que l’on impose à chacune et à chacun le même « prêt à porter » scolaire, tant en matière de contenus que de rythmes et de méthodes ? Pourquoi instituer une norme arbitraire, qui, par définition, ne satisfera personne ? C’est pourquoi faut prendre chaque enfant « comme il est », « là où il est », non pas, bien évidemment, pour le laisser tel qu’il est, mais pour l’aider à progresser en s’appuyant sur ses ressources et en tenant compte de ses spécificités… Quand on a dit cela, cependant, on n’a pas encore vraiment tranché sur un point décisif. On peut, en effet, concevoir « l’école sur mesure » selon un modèle strictement adéquationniste, basé sur un diagnostic préalable qui s’efforce de connaître parfaitement, en amont de toute intervention éducative, le niveau et les besoins de l’élève afin de lui imposer un parcours strictement individualisé. Ou bien, on peut proposer à l’élève une palette de propositions dans le cadre d’une « pédagogie différenciée » et l’aider à se saisir des objectifs et méthodes qui lui permettent, tout à la fois, d’enrichir sa panoplie méthodologique et de se mobiliser sur des connaissances nouvelles. Dans le premier cas, on est dans le paradigme pharmaceutico-médical de l’individualisation, conçu sur le modèle behavioriste de « l’homme-machine » ; dans le second, on est dans un paradigme systémique où la connaissance des sujets ne précède pas nécessairement les propositions qu’on leur fait mais est en interaction permanente avec elles : car c’est aussi la manière dont un sujet s’empare d’une méthode ou se mobilise sur un savoir qui permet de le connaître… et c’est cette connaissance qui nourrit de nouvelles propositions et suscite l’inventivité pédagogique.

Principe n°2 : Si chaque élève s’approprie des savoirs de manière singulière, il n’en est pas, pour autant, enfermé dans des méthodes définitives ni dans une progression strictement linéaire : la véritable « école sur mesure » n’est pas celle de la systématisation du couple « tests / exercices » (ou diagnostic / remédiation), c’est celle qui s’appuie sur la variété des propositions, la diversification des ressources, les interactions entre pairs et avec l’environnement et où chacune et chacun apprend progressivement à piloter ses apprentissages dans une démarche de découverte / régulation.

Malentendu 3

 Malentendu n° 3 : « L'élève apprend ce qui fait sens pour lui »… L'inflation de l'utilisation du mot « sens » dans les discours éducatifs doit évidemment nous alerter sur son ambigüité. Qu'est ce qui « fait sens » pour un élève ? Tout naturellement, et en raison même des origines de l'Education Nouvelle - l'enseignement primaire dans une société rurale - le sens a d'abord été identifié à « l'utile ». Ce qui faisait sens, c'est ce dont on pouvait « se servir » dans la vie quotidienne. A Abbotsholme - la première new school créée par le pasteur Cecil Reddie dans les environs de Londres à la fin du XIXème siècle -, les enfants n'apprennent les mathématiques et les sciences naturelles que pour participer à la gestion de la ferme, ils n'apprennent la langue que pour pouvoir comprendre les modes d'emploi des ustensiles agricoles, lire la gazette locale, tenir leur journal de bord, écrire aux clients et aux fournisseurs... Une façon, bien sûr, de finaliser les apprentissages scolaires en les assujettissant à l'usage immédiat qu’ils peuvent en faire. Mais une manière aussi de les appauvrir considérablement en les cantonnant dans le domaine du fonctionnel et à un niveau taxonomique strictement déterminé par les besoins de l'environnement. C'est pourquoi il faut aller regarder chez Tolstoï ou chez Tagore et (re)découvrir avec eux à quel point le « sens » relève aussi du symbolique : ce qui fait sens pour l'élève, ce n'est pas seulement la valeur d'usage des savoirs, c'est la manière dont ils parlent à son intériorité, résonnent avec ses préoccupations anthropologiques fondamentales, lui permettent, à travers la découverte des œuvres culturelles, de donner forme à ce qui l'habite. Ce qui fait sens, c'est ce qui relie ce que chacun a de plus intime avec ce qui est le plus universel, ce qui permet de sortir de la solitude et de mettre en récit son chaos psychique pour ne pas être manipulé par ses pulsions archaïques.

Principe n°3 : L'engagement d'un sujet dans des savoirs n'est pas seulement lié à l'utilisation concrète qu'il pourra faire de ceux-ci pour résoudre les problèmes matériels qui se posent à lui dans sa vie quotidienne. Cet engagement est aussi fondamentalement lié à la manière donc l'éducateur est capable, à tous les niveaux taxonomiques, de relier les savoirs qu'il enseigne à une culture, à une histoire, à la manière dont ils ont été élaborés par les humains et dont ils contribuent encore aujourd'hui à parler aux « petits d'hommes » de leur émancipation.

Malentendu 4

 Malentendu n°4 : « L'élève apprend en étant actif »… C'est Jules Ferry lui-même qui confia à Henri Marion, en 1888, le premiers cours de « science de l'éducation » à la Sorbonne (l'expression est alors au singulier car il convient, à ce moment-là, de « fonder en vérité » les principes des grandes lois laïques). Et, tout naturellement, Marion fit une leçon inaugurale qui commençait par cette formule : « Il n'y a qu'une méthode digne de ce nom et c'est la méthode active ». « Tout naturellement », ai-je écrit, dans la mesure où l'on voit mal un pédagogue - aussi partisan soit-il des pédagogies « traditionnelles » (et Marion n'en était pas un!) - faire l'éloge d'une « méthode passive ». Ainsi, pour Marion la « méthode active » a-t-elle un caractère d'évidence : celui qui ne sait pas appliquer une règle de grammaire ou un théorème de mathématiques ne les connait pas vraiment et c'est pourquoi le maître doit « faire agir » : « Voilà, explique-t-il, le précepte unique de l'enseignement, car il contient en germe tous les autres »... Mais « faire agir » reste encore une formule ambiguë tant l'action peut prendre de multiples formes. Et, très vite, l'Education Nouvelle va l'utiliser dans un sens particulier : être « actif » dans l'école, ce sera être en activité « comme dans la vie », dans la « vie active » justement. Ce sont donc des activités sociales en miniature (collectives si possible) qui vont apparaître comme le moyen, par excellence, de mettre en place les « méthodes actives » (l'expression passe au pluriel afin, sans doute, de bien couvrir tous les champs possibles des activités sociales importables à l'école : la correspondance et le journal scolaires, les « ateliers » de menuiserie ou de théâtre, les enquêtes de terrain et les expériences scientifiques...).

Or, quand on regarde ce qui se passe précisément alors dans les classes, on peut dire que les choses sont, pour le moins contrastées : certaines « activités », préparées et régulées par le maître, garantissent l'implication de chaque élève et permettent, pour chacun, le passage de l'empirie (le « tâtonnement expérimental » chez Freinet) à la compréhension et à la modélisation de connaissances transférables ; mais, dans d'autres cas, une division du travail se met en place dans le groupe entre concepteurs, exécutants et chômeurs, n'autorisant tout au plus que le perfectionnement de chacun dans des savoir-faire préalables. Or, quand on cherche à identifier ce qui garantit l'apprentissage dans les « méthodes actives », on est bien obligé d'admettre que ce n'est pas la présence d'une « activité de fabrication » plus ou moins réussie, mais bien celle d'une « opération mentale » suscitée par l'activité et qui permet au sujet de déstabiliser un système de représentations pour l'enrichir et le stabiliser à un niveau supérieur... opération mentale qui peut également intervenir pendant l'observation d'une expérience, l'écoute d'un cours ou la lecture d'un livre. L'activité qui fait apprendre et progresser, c'est celle qui se passe « dans la tête » de l'élève, quand un conflit sociocognitif lui permet de construire, avec les matériaux qui lui sont proposés ou qu'il découvre, un nouveau modèle d'intelligibilité, c'est-à-dire, en réalité, de nouveaux savoirs.

Principe n°4 : Rendre l'élève « actif » dans ses apprentissages est éminemment nécessaire, mais il s'agit d'une activité mentale qui n'est pas systématiquement corrélée avec une activité matérielle de fabrication. Certes, l’activité concrète demeure un excellent point de départ pour permettre l’opération mentale, mais à condition de bien l’identifier comme telle et, surtout, de mettre en place un dispositif pédagogique qui permet de dégager un modèle transférable afin de ne point en rester à un savoir-faire empirique.

Malentendu 5

Malentendu n°5 : « L’élève n’apprend qu’en collaborant avec les autres »… La « socialisation » est un maître mot dans l’Education Nouvelle et reste, aujourd’hui, un enjeu éducatif fondamental : la montée de l’individualisme social rend, en effet, éminemment nécessaire la découverte des exigences d’un collectif, de ses règles et de la manière ont elles constituent la condition de l’expression et du développement de chacun tout en permettant la poursuite du « bien commun ». Tous les pédagogues de l’Education Nouvelle font ainsi l’éloge de la collaboration et l’opposent à une vision étroitement concurrentielle de la réussite scolaire… Pourtant, à y regarder de près, ils ne s’inscrivent pas vraiment dans les mêmes perspectives : même si Ferrière et Freinet participent, en principe, au même « mouvement », le premier n’hésite pas à expliquer que la collaboration dans les « communautés d’enfants » permet la structuration d’une hiérarchie sociale efficace et facilite l’émergence des futurs chefs, tandis que le second – longtemps compagnon de route du Parti Communiste – fait de la promotion du collectif l’anticipation d’une société égalitaire. Makarenko – le plus cohérent des promoteurs de la formation par le groupe – propose lui d’y instaurer une rotation des tâches systématique afin d’éviter que nul ne s’enkyste dans une fonction ou un rôle et de former chacune et chacun à toutes les tâches. La « collaboration » peut donc signifier, selon les cas, ou bien la structuration d’une microsociété hiérarchisée anticipant « la division sociale du travail », ou bien l’organisation d’un mode de fonctionnement permettant de faire progresser chacun et chacun en lui proposant des expériences susceptibles de lui permettre des acquisitions nouvelles.

Principe n°5 : En matière éducative, l’organisation du groupe et le type de collaboration qui est promue entre les membres d’un groupe doit être au service des acquisitions et du progrès de chacun. Les règles de fonctionnement ne peuvent donc pas être assujetties à l’efficacité sociale productive du groupe, mais doivent permettre la progression de tous les membres.

Malentendu 6

 Malentendu n°6 : « L’éducation doit être démocratique »… Evidemment, s’il s’agit de souligner qu’elle doit avoir pour ambition de démocratiser l’accès aux savoirs fondamentaux, tout le monde est d’accord… au moins sur le principe ! Mais l’expression « éducation démocratique » est aussi utilisée, dans l’Education Nouvelle, pour désigner la démarche éducative elle-même : il faudrait, dit-on, « éduquer démocratiquement ». Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Pour certains – partisans de « l’autogestion pédagogique » - il s’agirait de mettre en œuvre une « démocratie en miniature » dans les institutions d’éducation afin que les enfants décident eux-mêmes démocratiquement de leur propre éducation. A ceux qui croient cela, il faut répondre clairement que leur projet est un leurre : un enfant, tant qu’il n’est pas éduqué, ne peut pas choisir librement ses apprentissages et la manière de les effectuer ; il a besoin que l’adulte décide pour lui de « ce à quoi il doit être éduqué » ainsi que de la façon de le faire : celui qui est déjà là, doit, comme le dit Hannah Arendt, assumer la responsabilité du monde ; il a un impérieux devoir d’antécédence à l’égard de celui qui arrive infiniment démuni, fragile et inachevé... Dans ces conditions, il vaut donc mieux parler d’ « éducation à la démocratie » plutôt que d’ « éducation démocratique » : l’éducation à la démocratie est celle qui se donne pour ambition d’accompagner l’élève vers sa responsabilité de citoyen en l’aidant à acquérir les modèles intellectuels qui lui permettront, une fois citoyen de droit, de comprendre et le monde dans lequel il vit et d’y jouer son rôle. Mais, contrairement à ce qu’affirment les partisans de la « pédagogie traditionnelle », cette formation intellectuelle ne saurait suffire : on ne peut passer spontanément et miraculeusement d’une situation d’assujettissement éducatif total à l’exercice de la liberté éclairée. C’est pourquoi, tout au long de son éducation, il faut offrir progressivement à l’enfant des occasions de décision et des espaces de liberté à sa portée, travailler avec lui sur sa capacité à s’exprimer dans des collectifs de manière autonome, indépendamment de toute pression, l’aider à former sa volonté et construire sa détermination à s’engager au service du bien commun pour pouvoir assumer et revendiquer progressivement la responsabilité de ses propres actes.

Principe n°6 : L’entrée dans le débat démocratique et la possibilité d’exercer sa responsabilité de citoyen supposent une formation qui accompagne le sujet en lui donnant, tout à la fois, les savoirs nécessaires pour comprendre le monde et les occasions de s’engager progressivement dans des collectifs en faisant des choix à sa mesure. C’est ainsi qu’un « petit d’homme » devient un « petit homme » et conquiert le pouvoir de « penser par lui-même », d’agir en connaissance de cause et de s’imputer la responsabilité de qu’il dit et fait.

Malentendu 7

 Malentendu n°7 : «L’enfant a droit à la liberté d’expression »… Voilà, sans aucun doute, un des principes les plus souvent rappelés par les pédagogues de l’Education Nouvelle ainsi que par les psychologues qui s’inscrivent dans leur lignée comme Bruno Bettelheim ou Françoise Dolto. Ils se positionnent ainsi clairement contre la « pédagogie des préalables » qui prétend toujours repousser l’expression de l’enfant « après »… une fois qu’il saura s’exprimer, maitrisera correctement le langage, saura juger de la pertinence et de l’impact de ses propos, disposera des savoirs suffisants pour les étayer, etc. Ces « préalables » autorisent, en effet, à récuser systématiquement toute expression de l’enfant en affirmant – sans jamais pouvoir être démenti – que toutes les conditions ne sont pas remplies pour qu’il puisse être pris au sérieux… Certes, les tenants du « droit de l’enfant à l’expression » prennent toujours la précaution de préciser que, si l’adulte a le devoir d’ « entendre » l’enfant, il n’a évidemment pas celui de « l’approuver ». C’est bien la moindre des choses, en effet, que la liberté d’expression de l’un ne soit pas un obstacle à celle de l’autre ! Mais, pour autant, les choses ne sont pas complètement clarifiées et un véritable clivage existe bien, au sein de l’Education Nouvelle, entre ceux qui veulent absolument favoriser l’expression spontanée de l’enfant et ceux qui considèrent que cette expression n’est véritablement libre que si, paradoxalement, elle est soutenue par les contraintes éducatives posées par l’adulte…

C’est Korczak – promoteur des droits de l’enfant et peu suspect de vouloir brider son expression – qui a, sans doute, affirmé avec le plus de clarté l’importance des « belles contraintes » capables de permettre l’expression de la liberté. Avec les enfants et adolescents particulièrement « difficiles » qu’il accueille dans son orphelinat, il impose le « sursis » à l’expression, à travers le dispositif de « la boite aux lettres » : « Ecris le moi et je te répondrai… Prends le temps d’y réfléchir et je prendrai le temps de te répondre… » Entre l’autoritarisme qui récuse la parole de l’enfant – au prétexte qu’elle n’est pas encore recevable – et le spontanéisme qui s’émerveille naïvement devant toute expression de l’enfant – jusqu’à encourager le caprice – Korczak propose de lier le droit à l’expression au devoir de l’éducation en inscrivant, à l’articulation de l’un et de l’autre, l’exigence. Il crée des situations où les contraintes de l’adulte permettent à l’expression de l’enfant de se dégager du pulsionnel, de la répétition des archétypes et du mimétisme stérile ; il crée des dispositifs qui permettent l’émergence de la pensée.

Principe n°7 : L’enfant construit son expression libre grâce aux contraintes fécondes que l’adulte lui impose. Ces contraintes ne doivent pas être une entrave à sa liberté, mais, bien au contraire, un moyen de permettre à l’enfant de prendre de la distance par rapport à une expression pulsionnelle stéréotypée, répétitive et où, malgré quelques fulgurances, il reste largement dans l’infantile. Les « belles contraintes » n’imposent donc pas à l’enfant de renoncer à s’exprimer mais, tout au contraire, dans la mesure où l’adulte met à sa disposition des ressources et exprime une attente bienveillante à son égard, lui permettent d’éprouver la satisfaction d’une expression ajustée à une liberté qui s’assume.

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Ainsi, l’Education Nouvelle est-elle traversée d’ambigüités… Ces dernières se manifestent – on vient de le voir - à travers les interprétations différentes, voire divergentes, de la plupart des formules qui en constituent la vulgate. En effet, cette mouvance pédagogique, qui se revendique de la tradition rousseauiste et se structure au début du XXème siècle, est loin d’être idéologiquement homogène. On y côtoie des libéraux, tels Ferrière, convaincus que la liberté accordée aux enfants favorise l’émergence d’une société construite sur la formule « the right man at the right place », et des hommes de gauche, comme Wallon, qui militent pour une « école unique » et la formation de tous au plus haut niveau. On y trouve de grandes figures du courant libertaire, comme Neill, pour lesquels toute entrave à la spontanéité de l’enfant compromet son développement, et des penseurs comme Maria Montessori qui se réclament d’une « pédagogie scientifique » et affirment que le rôle de l’éducateur est de structurer les expériences de l’enfant à partir d’un matériel pédagogique très élaboré. On y rencontre des partisans de la « méthode naturelle », comme Freinet, qui prônent la systématisation du « tâtonnement expérimental » dans des tâches mobilisatrices complexes et des défenseurs d’un enseignement individuel et progressif très encadré, comme Miss Parkhurst, l’auteur du fameux « Plan Dalton ».

Mais, plus fondamentalement encore, et au sein même de chacune de ces propositions, l’Education Nouvelle est un creuset où se dévoile, dans ses hésitations terminologiques et conceptuelles mêmes, l’enjeu essentiel de l’entreprise éducative. Qu’on regarde de près, par exemple, la notion d’ « intérêt de l’enfant » - que tout le monde met en avant - et l’on verra à quel point les choses sont problématiques : pour certains, en effet, « l’intérêt de l’enfant » est « ce qui l’intéresse », tandis que, pour d’autres, c’est « ce qui est dans son intérêt ». Et l’on avouera que les deux acceptions ne se recoupent pas aussi facilement que cela… surtout dès que l’on travaille avec des enfants qui n’ont pas trouvé leur panoplie de bon élève au pied de leur berceau et qui sont socialement éloignés de la culture scolaire ! Là, comme ailleurs, on est pris en tenaille entre une conception « endogène » de l’éducation – qui renvoie au développement d’un sujet qui s’engage librement dans ses apprentissages – et une conception « exogène » de la formation – qui renvoie à une intervention volontariste, tant en termes d’objectifs que de méthodes, sur un sujet dont on se veut responsable des acquisitions.

Or, la réussite de l’entreprise éducative se joue précisément dans la capacité à articuler dans le même temps (et non successivement) l’endogène et l’exogène : Il s’agit, pour reprendre les termes mêmes de Rousseau dans l’Emile de faire droit simultanément à deux exigences. D’une part, parce qu’on n’apprend bien que ce qu’on a appris soi-même, « qu’il (l’élève) ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu’il l’a compris lui-même ; qu’il n’apprenne pas la science, qu’il l’invente. Si vous substituez, dans son esprit, l’autorité à la raison, il ne raisonnera plus : il ne sera plus que le jouet de l’opinion des autres. ». Mais, d’autre part, et parce que la dissymétrie entre l’éducateur et l’éduqué est irréductible, « sans doute, il ne doit faire que ce qu’il veut, mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse ; il ne doit pas faire un pas que vous ne l’ayez prévu, il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu’il va dire ».

Il s’agit bien, en réalité, de mettre en tension deux exigences : l’exigence de transmission et celle d’appropriation. C’est l’adulte qui éduque et enseigne, mais c’est l’enfant qui grandit et apprend. L’enfant ne peut décider de ce qu’il doit apprendre – sinon, c’est qu’il serait déjà éduqué – mais il doit l’apprendre par lui-même – pour que cet apprentissage fasse de lui un sujet. Et l’Education Nouvelle, inaugurée, aux dires de tous ses partisans par Rousseau lui-même, n’est rien d’autre que le travail obstiné – et souvent très tâtonnant - d’inventivité méthodologique et institutionnelle pour dépasser par la pratique l’aporie théorique dans laquelle s’enferment les débats qui opposent autorité et liberté.

C’est de cette inventivité dont fait preuve Pestalozzi qui, dès 1799, élabore une « Méthode » pour « donner des mains à Rousseau » : il y articule expérience et connaissance en demandant au maître de veiller à ce que chaque geste de l’enfant soit porté par l’exigence de perfection. C’est cette inventivité qu’on trouve aussi bien chez Makarenko, le bolchévique, que chez Jean Bosco, le fondateur des Salésiens : « L’enfant est malade, soignez le milieu. Il ne veut pas apprendre, créez des situations où il soit obligé de le faire. » C’est cette inventivité qu’on voit à l’œuvre chez Maria Montessori ou Célestin Freinet, comme chez tous les acteurs de l’Éducation Nouvelle. Les uns et les autres tentent de mettre en œuvre la maxime de Jean-Jacques : « Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c’est de tout faire en ne faisant rien. » Entreprise infiniment risquée – et qui, par essence, prête le flanc aux critiques de tous les dogmatismes – mais seule voie possible pour une éducation à la démocratie qui ne renonce ni à la transmission d’un monde commun ni à la formation de la liberté.

Philippe Meirieu

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