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  • : Le blog de Benyounès Bellagnech
  • : Analyse institutionnelle : Théorie et pratique au sein des institutions politiques, éducatives et de recherche. L'implication des individus et des groupes dans la vie politique et sociale.
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12 février 2019 2 12 /02 /février /2019 18:02

Désintégrer l’histoire de l’être :

la Métaphilosophie d’Henri Lefebvre

 

 

 

Ce chapitre introduit un ouvrage assez mal connu dans la discussion autour de l’entreprise heideggérienne. Il s’agit pourtant d’une publication avec une remarquable ambition philosophique qui répond à Heidegger sur des questions essentielles. L’auteur, le philosophe Henri Lefebvre (1901-1991), s’est fait une réputation internationale plutôt par ses travaux sur la sociologie urbaine et ses élaborations singulières de certaines intuitions de Karl Marx (1813-1883). Nous allons retrouver ces deux aspects majeurs de son œuvre qui jouent aussi un rôle décisif dans sa confrontation à la conception heideggérienne. Notre présentation montre dans un premier temps comment Lefebvre situe la Métaphilosophie[1] dans l’histoire de la philosophie pour en venir ensuite à sa discussion de Heidegger. Nous concluons sur une évaluation nuancée du projet métaphilosophique qui a pour ambition de reconduire la philosophie malgré les impasses dans lesquels elle s’est engouffrée selon les analyses de Lefebvre. C’est au fil de ces trois moments que l’on comprend la pertinence de ne choisir qu’une œuvre pour ce bref exercice et pourquoi porter son choix sur ce livre si difficile et énigmatique de cet auteur prolixe.

 

Notons encore que Lefebvre connaissait parfaitement la langue allemande. Nous avons, avec cet auteur francophone, un excellent connaisseur de l’entreprise heideggérienne et cela des décennies avant la publication des traductions françaises. Si Lefebvre cite Heidegger, directement très peu et, en ce qui concerne la Métaphilosophie, ne cite que des traductions françaises, il ne faut pas oublier que, dès 1927, celui-ci s’est exprimé de manière sévère sur Être et Temps.

 

 

Une philosophie qui se veut poieisis et praxis

 

 

Lefebvre étale son propos entièrement maîtrisé sur huit chapitres. Il énonce dès le départ que l’on retrouvera les notions et schémas exposés dans les « Prolégomènes » (cf. 2000, 23-32) tout au long du livre. De même, après avoir posé la question d’une légitimité de sa démarche dans le dernier chapitre, il revient sur ces tableaux « qui prendront alors tout leur sens » (23). Si, donc, la philosophie accepte de s’affronter au déploiement technique de la science et, conjointement, si elle s’ouvre à la praxis, si elle s’avère alors apte à intégrer une réflexion soutenue du sociopolitique, elle pourra sortir de la dure épreuve infligée par la réduction de la pensée à une Weltanschauung. Ce processus demande une entière lucidité sur les forces créatrices de l’homme, la poièsis et la praxis. Car, si le « devenir […] semble épuisé », on peut montrer que cet épuisement est en fait une réduction qui produit des « résidus » gardant « la capacité créatrice ». Le rebondissement produit par eux fait en sorte que « le devenir reprend ». Lefebvre en conclut alors : « Nous n’avons pas le droit de construire une ontologie […] Nous ne devons pas ‘ontologiser’ l’histoire » (2000, 24).

 

(...)

 

Leonore Bazinek

Chercheuse associée à l’ERIAC (Normandie Université, UNIROUEN)

 

[1] La « Préface » à la deuxième édition de Georges Labica (1930-2009) (dans Lefebvre 2000, 5-21) présente la place de la Métaphilosophie dans l’œuvre de Lefebvre et dans son contexte historique.

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11 février 2019 1 11 /02 /février /2019 15:37

CORPS IMAGINAIRES de Brigitte Rami à La Lucarne des écrivains le 13 février 2019

 

J'espère que vous allez bien,

Je vous convie à la soirée de présentation, lecture, débat et dédicace de mon livre Corps imaginaires qui vient de paraître aux éditions Unicité,

le mercredi 13 février 2019

19h30/21h30 

à la librairie

La Lucarne des écrivains,

115 rue de l'Ourq

75019 Paris

Métro Crimée

 

Corps imaginaires de Brigitte Brami

 

Corps imaginaires est le récit de 2 détenues Thérèse et Sans qu’a rencontrées l’auteure lors de sa propre incarcération à Fleury-Merogis en 2013-2014.

 

Corps imaginaires, éditions Unicité, 60 pages, 10 euros.

Vous trouverez plus de précisions sur la quatrième de couverture.

 

J'ai tenu à tricoter avec mes souvenirs marseillais les deux textes qui suivent dans leur intégralité en les laissant intacts. Ils décrivent deux détenues que j'ai connues à la même période lors de mon incarcération en 2013-2014 à Fleury-Mérogis, dans le 91.

 

Thérèse a vécu son corps comme entièrement aliéné à la cour de promenade, à sa cellule, au petit espace des parloirs, aux contingences. Elle en est morte. Tandis que Sana a déréalisé et réinventé son corps, elle a ainsi agrandi la cour de promenade, sa cellule, le petit espace des parloirs, et les contingences, elle a survécu. Tout corps est imaginaire, quand il est enfermé, quand il jouit, quand il meurt. Et surtout quand il se regarde dans le miroir.

 

J'ai dû quitter la ville sans corps - Paris - et rejoindre la ville organique - Marseille - pour enfin accepter que mes écrits, Thérèse est décédée et Sana ou le Corps incarcéré deux fois, soient incarnés par deux lectrices dans le cadre d'Une semaine, un auteur, consacrée à mon travail et organisée par Peuple et culture Marseille sur la langue des minoré.e.s.

 

N'hésitez pas à faire circuler ce courrier électronique, en vous remerciant pour votre future présence,

 

Bien poétiquement-vôtre,

Brigitte Brami

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9 février 2019 6 09 /02 /février /2019 15:26

Moment de rencontre des habitants de Mangueira avec l'auteur Lucia Ozorio

 

 

La vidéo décrit le moment de la rencontre entre les habitants de Mangueira avec Lucia Ozorio, auteure de "La favela de Mangueira et ses histoires de vies en commun", Paris, L'Harmattan, 2016.

 

Ci-dessous le lien pour visionner la vidéo : 

 

 

https://www.facebook.com/irrAIductible/videos/242114176741023/

 

 

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6 février 2019 3 06 /02 /février /2019 17:05

 

L’Appel de Saint-Nazaire à créer des maisons du peuple partout

 

Aux gilets jaunes partout en France, aux groupes et ronds-points locaux, aux assemblées locales ou départementales, aux familles et aux bandes de potes qui enfilent les gilets le week-end, et à toutes celles et ceux qui n’ont pas encore le gilet mais qui ont la rage au ventre.

 

Cela fait maintenant plus de deux mois que nous nous sommes soulevé-e-s contre la dictature du pouvoir de l’argent sur nos vies. Deux mois que nous sommes sur les ronds-points, dans les rues, dans des assemblées, à bloquer l’économie pour défendre notre droit à vivre et retrouver notre dignité. Les médias n’osent même plus dire que le mouvement s’essouffle : nous nous sommes installés !

 

Maintenant, il nous faut définitivement enraciner notre mouvement. Il nous faut le doter de lieux de vie et d’organisation durables. Nous devons construire des bases arrière pour alimenter le rapport de force que nous avons engagé contre ceux qui mènent nos vies et la planète à la ruine. C’est pourquoi, nous, gilets jaunes de la Maison du Peuple de Saint-Nazaire, réunis à Commercy les 26 et 27 janvier pour la première Assemblée des assemblées des gilets jaunes ; appelons tous les groupes de gilets jaunes à se doter de Maisons du Peuple partout en France !

 

En plus de la répression des manifestations le gouvernement cherche à saper nos positions locales. Depuis la mi-décembre, il a ordonné l’évacuation de la plupart des ronds-points occupés. Dans de nombreux endroits les gilets jaunes reconstruisent leurs cabanes à chaque destruction, dans des endroits parfois excentrés et peu visibles, dans d’autres la désorganisation persiste car les ronds-points ne peuvent pas être réoccupés. Nous devons donc lutter et nous organiser dans des conditions rudes, dans le froid de l’hiver, ou dans des salles prêtées ponctuellement au bon vouloir de telle ou telle mairie.

 

Nos Maisons du Peuple sont des lieux de vie, de solidarité, où la chaleur du collectif nous fait sentir qu’on n’est plus seuls, où l’on apprend à s’écouter et s’accepter dans nos différences, et dont on ne pourrait plus se passer. Et même si certains de ces lieux sont menacés d’expulsion, quoi qu’il arrive, nous en trouverons d’autres. Une Maison du Peuple n’est pas qu’un bâtiment, elle se déplace avec nous.

 

En 1789, le peuple insurgé se retrouvait dans des clubs et des cafés ; au début du XXème siècle, les ouvriers renforçaient leur solidarité dans les bourses du travail ; en 1936 et en 1968 les usines en grève étaient le cœur de la lutte. Nos Maisons du Peuple s’inscrivent directement dans cette continuité.

 

Certains bâtiments vides sont occupés, d’autres nous sont prêtés par des sympathisants. Ces occupations représentent pour nous des réquisitions citoyennes parfaitement légitimes, compte tenu des moyens dérisoires dont nous disposons face à ceux de nos richissimes adversaires. Par leurs dimensions sociales, ces lieux permettent justement de palier aux manquements de l’État.

 

Alors réapproprions-nous des bâtiments vides, cherchons des personnes qui pourraient nous en prêter, ou cotisons-nous, si nous le pouvons, pour en louer. Profitons de ces murs pour organiser des actions, accueillir de nouvelles personnes, nous reposer, venir en aide à celles et ceux qui sont en galère, mieux nous coordonner, etc. Il nous faut poursuivre ce qui se passe déjà un peu partout mais qui menace d’être disloqué si nous ne trouvons pas d’espaces durables. Reprenons le pouvoir grâce aux Maisons du Peuple !

 

Par cet appel, nous souhaitons aussi mettre à disposition nos conseils et nos savoir-faire à des groupes ou personnes qui se sentent orphelin-e-s de leurs ronds-points et souhaiteraient ouvrir des Maisons du Peuple. Nous souhaitons mieux relier, visibiliser et fédérer les Maisons du Peuple existantes ou en projet. Comme d’autres gilets jaunes partout dans le pays, nous voulons construire des bases matérielles capables de s’opposer durablement à un État de plus en plus répressif et autoritaire.

 

Vive les gilets jaunes ! Vive les Maisons du Peuple !

Que la lutte soit longue !

 

SIGNATAIRES :

Maison du Peuple de Saint-Nazaire et alentours

Les gilets jaunes de Cèze et Auzonnet

Contacts (pour demande de conseils, d’informations, pour signaler ce qui se passe par chez vous dans votre Maison du Peuple, pour rejoindre l’initiative) : maisonsdupeuplepartout@riseup.net

http://maisondupeuplesn.fr/

 

Publié le 5 février 2019 

https://entreleslignesentrelesmots.blog/2019/02/05/lappel-de-saint-nazaire-a-creer-des-maisons-du-peuple-partout/

 

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2 février 2019 6 02 /02 /février /2019 09:22

Appel de la première «assemblée des assemblées » des gilets jaunes

 

C’est sans doute l’initiative la plus captivante de celles qui se prennent ces temps-ci à l’initiative des gilets jaunes. L’assemblée des assemblées citoyennes de gilets jaunes à Commercy semble prolonger en profondeur le mouvement né sur les ronds-points en lui donnant une expression collective non partisane. Autrefois, dans les luttes étudiantes on aurait appelé cela une « coordination des AG ». Dans les grèves de salariés, un comité national de grève.

Dans la lutte du peuple, l’assemblée citoyenne est la structure de base du mouvement. L’idée de se fédérer nationalement est ici la vraie nouveauté, le vrai pas en avant. Dans la Révolution de 1789, de tels comité se constituèrent pour organiser l’action locale et notamment l’auto-défense des communautés rurales. C’est de là que partit la Fête de la Fédération qui célébra nationalement le premier anniversaire officiel du 14 juillet. C’est dire si l’initiative de Commercy porte un sens large et profond. J’ai trouvé le texte de l’appel final sur le site de Reporterre. Je crois utile de le faire connaître du mieux que je peux, en utilisant tous mes moyens de communication.  Chacun de ceux qui me lisent saura, j’en suis certain, quoi en faire.

APPEL DE LA PREMIÈRE « ASSEMBLÉE DES ASSEMBLÉES » DES GILETS JAUNES

Nous, Gilets Jaunes des ronds-points, des parkings, des places, des assemblées, des manifs, nous sommes réunis ces 26 et 27 janvier 2019 en « Assemblée des assemblées », réunissant une centaine de délégations, répondant à l’appel des Gilets Jaunes de Commercy.

Depuis le 17 novembre, du plus petit village, du monde rural à la plus grande ville, nous nous sommes soulevés contre cette société profondément violente, injuste et insupportable. Nous ne nous laisserons plus faire ! Nous nous révoltons contre la vie chère, la précarité et la misère. Nous voulons, pour nos proches, nos familles et nos enfants, vivre dans la dignité. 26 milliardaires possèdent autant que la moitié de l’humanité, c’est inacceptable. Partageons la richesse et pas la misère ! Finissons-en avec les inégalités sociales ! Nous exigeons l’augmentation immédiate des salaires, des minimas sociaux, des allocations et des pensions, le droit inconditionnel au logement et à la santé, à l’éducation, des services publics gratuits et pour tous.

C’est pour tous ces droits que nous occupons quotidiennement des ronds-points, que nous organisons des actions, des manifestations et que nous débattons partout. Avec nos gilets jaunes, nous reprenons la parole, nous qui ne l’avons jamais.

Et quelle est la réponse du gouvernement ? La répression, le mépris, le dénigrement. Des morts et des milliers de blessés, l’utilisation massive d’armes par tirs tendus qui mutilent, éborgnent, blessent et traumatisent. Plus de 1.000 personnes ont été arbitrairement condamnées et emprisonnées. Et maintenant la nouvelle loi dite « anti-casseur » vise tout simplement à nous empêcher de manifester. Nous condamnons toutes les violences contre les manifestants, qu’elles viennent des forces de l’ordre ou des groupuscules violents. Rien de tout cela ne nous arrêtera ! Manifester est un droit fondamental. Fin de l’impunité pour les forces de l’ordre ! Amnistie pour toutes les victimes de la répression !

Et quelle entourloupe que ce grand débat national qui est en fait une campagne de communication du gouvernement, qui instrumentalise nos volontés de débattre et décider ! La vraie démocratie, nous la pratiquons dans nos assemblées, sur nos ronds-points, elle n’est ni sur les plateaux télé ni dans les pseudos tables rondes organisées par Macron.

Après nous avoir insultés et traités de moins que rien, voilà maintenant qu’il nous présente comme une foule haineuse fascisante et xénophobe. Mais nous, nous sommes tout le contraire : ni racistes, ni sexistes, ni homophobes, nous sommes fiers d’être ensemble avec nos différences pour construire une société solidaire.

Nous sommes forts de la diversité de nos discussions, en ce moment même des centaines d’assemblées élaborent et proposent leurs propres revendications. Elles touchent à la démocratie réelle, à la justice sociale et fiscale, aux conditions de travail, à la justice écologique et climatique, à la fin des discriminations. Parmi les revendications et propositions stratégiques les plus débattues, nous trouvons : l’éradication de la misère sous toutes ses formes, la transformation des institutions (RIC, constituante, fin des privilèges des élus…), la transition écologique (précarité énergétique, pollutions industrielles…), l’égalité et la prise en compte de toutes et tous quelle que soit sa nationalité (personnes en situation de handicap, égalité hommes-femmes, fin de l’abandon des quartiers populaires, du monde rural et des outres-mers…).

Nous, Gilets Jaunes, invitons chacun avec ses moyens, à sa mesure, à nous rejoindre. Nous appelons à poursuivre les actes (acte 12 contre les violences policières devant les commissariats, actes 13, 14…), à continuer les occupations des ronds-points et le blocage de l’économie, à construire une grève massive et reconductible à partir du 5 février. Nous appelons à former des comités sur les lieux de travail, d’études et partout ailleurs pour que cette grève puisse être construite à la base par les grévistes eux-mêmes. Prenons nos affaires en main ! Ne restez pas seuls, rejoignez-nous !

Organisons-nous de façon démocratique, autonome et indépendante ! Cette assemblée des assemblées est une étape importante qui nous permet de discuter de nos revendications et de nos moyens d’actions. Fédérons-nous pour transformer la société !

Nous proposons à l’ensemble des Gilets Jaunes de faire circuler cet appel. Si, en tant que groupe gilets jaunes, il vous convient, envoyez votre signature à Commercy (assembleedesassemblees@gmail.com). N’hésitez pas à discuter et formuler des propositions pour les prochaines « Assemblées des assemblées », que nous préparons d’ores et déjà.

Macron Démission ! Vive le pouvoir au peuple, pour le peuple et par le peuple.

Appel proposé par l’Assemblée des Assemblées de Commercy.

Il sera ensuite proposé pour adoption dans chacune des assemblées locales.

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15 décembre 2018 6 15 /12 /décembre /2018 09:25

Je tiens ici à dire que je suis scandalisé par ce qu’a écrit Jean-Pierre Azéma à mon propos. Prenant prétexte de ce que je soutiens : que le régime du Maréchal Pétain avait en connaissance de cause laisser s’exercer une non-assistance à personnes en danger de mort, notamment s’agissant des malades mentaux, et bien que ne citant cette expression qu’une seule fois dans son rapport - dans la phrase qui suit précisément - il écrit : « La mémoire sur l’occupation a évolué : au fur et à mesure que les exactions de l’occupant s’éloignent, c’est Vichy qui devient le principal responsable d’une série de crimes commis, ainsi celui de « non-assistance à personnes en danger », crimes qui seraient demeurés impunis ». Ecrivant cela, et me visant ainsi directement, l’historien commet là une allégation mensongère. En termes juridiques, une diffamation portant atteinte à mon honneur puisque elle est écrite et diffusée sur Internet dans un rapport public. J’aurais donc oublié les crimes nazis alors que mes deux parents sont morts à Auschwitz, comme mon grand-père qui vivait avec nous, ainsi que nombre de mes oncles et tantes ? Tous figurent sur le mur du Mémorial de la Shoah.

Jean-Pierre Azéma, pour justifier sa précédente affirmation quant à l’oubli des crimes nazis, ajoute : « Faut-il rappeler une fois encore que « L’État français » et ses responsables ont été à la Libération délégitimés politiquement et condamnés judiciairement : Pétain fut condamné à la peine de mort commuée en peine de détention perpétuelle, le chef du gouvernement Pierre Laval et le secrétaire d’État au Maintien de l’ordre et chef de la Milice Joseph Darnand furent fusillés ». Certes, ils ont été jugés et condamnés. Mais il faut bien rappeler que si les responsables de l’État français d’alors ont été à la Libération délégitimés politiquement et condamnés judiciairement, c’est pour avoir trahi la France et collaboré avec l’occupant nazie, et non pour avoir livré aux allemands les juifs de France – sinon pourquoi le Président Jacques Chirac aurait-il eu besoin de rappeler avec tant de force, en 1995, la complicité dans ce crime contre l’humanité de cet État français ? Les dirigeants de l’État français d’alors ont encore moins été condamnés judiciairement pour ne pas avoir porté assistance aux personnes en danger de mort qui étaient internés. Mensonge historique ici de la part de l’historien.

Jean-Pierre Azéma m’accuse, dans ses Conclusions, de prendre en otage le Tribunal. Cette « prise en otage » faisant référence à ce qui ressort d’une jurisprudence, disant qu’« il n’appartient pas aux tribunaux de juger la véridicité des travaux historiques ou de trancher les controverses suscités par ceux-ci et qui relèvent de la seule appréciation des historiens et du public ».

Cette disposition - « il n’appartient pas aux tribunaux de juger la véridicité des travaux historiques ou de trancher les controverses suscités par ceux-ci » - est me semble-t-il un vrai problème pour les tribunaux. Elle met en quelque sorte les historiens au-dessus de la loi générale. Pourtant, vérité et justice vont de pairs, en histoire comme ailleurs. Comment rendre la justice sans dire la vérité?

L’homme de loi que fut Yan Thomas écrivait, déjà en 1991, dans la revue Le débat : « Cette réticence à se prononcer sur la réalité même des faits, dès lors qu’il s’agit d’histoire, conduit à cet étrange résultat que, pour mieux respecter la souveraineté de l’historien sur son objet, les juges finissent par contrôler sa méthode ».

Cela avait été le cas en 1998, dans un procès en diffamation célèbre : celui que les époux Aubrac avaient intenté à l’historien Gérard Chauvy. Le tribunal avait alors jugé que « … pour avoir perdu de vue la responsabilité sociale de l’historien, et pour avoir manqué aux règles essentielles de la méthode historique, le prévenu (l’auteur de l’ouvrage) ne peut se voir accorder le bénéfice de la bonne foi ». Le philosophe Daniel Bensaïd, dans un livre, Qui est le juge ?, un philosophe que j’ai connu, aujourd’hui disparu, résuma lui aussi en 1999 la chose : L’histoire prétendait monter sur les épaules de la justice. C’est soudain la justice qui joue à saute-mouton sur le dos de l’histoire. En ira-t-il différemment aujourd’hui s’agissant de Jean-Pierre Azéma ?

Le procès, où Jean-Pierre Azéma était sur le banc des prévenus, se tint donc le 23 novembre dernier, à 13h30, et je comptais bien exposer au Tribunal ce qui précède. Mais la veille mon avocat reçoit du procureur de la République, à 9h14, des « Conclusions in limine litis » (c’est une expression du droit procédural signifiant « dès le commencement du procès »). Celles-ci étaient produites « aux fins de constater la nullité de la plainte avec constitution de partie civile sur le fondement de l’article 50 de la loi du 29 juillet 1881 et l’acquisition de la prescription de l’action publique ». Il faut dire que le procureur de la République aurait pu produire ses Conclusions in limine litis dès le mois de novembre 2017. Non, il les a produites au dernier moment, un an plus tard.

Mon avocat faisait valoir, le jour même, au Tribunal que « La plainte ayant été rendue parfaite par la note du Conseil de Monsieur Ajzenberg du 12 mai 2016, alors même que la prescription était suspendue depuis le 18 janvier précédent, aucune exception de prescription ne peut être sérieusement opposée en l’espèce ». En quelque sorte, la date de la note de mon avocat était à rattacher à celle du dépôt de plainte, à savoir le 18 janvier 2016, et il n’y avait dès lors pas prescription.

En effet, le parquet de la Cour d’appel de Paris, saisi parce que le Juge d’instruction désigné avait rendu une « ordonnance de refus d’informer », pour les mêmes raisons que celles invoquées aujourd’hui par le procureur de la République, déclarait le 23 novembre 2016 qu’« Il ressort du présent dossier et notamment des documents fournis durant la mise en état que la plainte a été parfaite par la réponse que l’avocat a adressé au doyen des juges d’instruction, et qu’elle répond en conséquence aux exigences de l’article 50 de la loi du 29 juillet 1881 ».

Mais, Le procureur de la République aujourd’hui, dans ses Conclusions in limine litis, se garde bien de citer ce qu’ajoutait alors le procureur Général, suivi en cela par la Cour d’appel, dans son réquisitoire du 22 novembre 2016 : « Au surplus, la chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu le 23 juin 2015 l’arrêt suivant :

 

« Attendu que pour infirmer la décision entreprise et constater la prescription de l’action publique, en application de l’article 50 de la loi sur la presse, l’arrêt retient qu’en visant de manière globale l’article 29 et l’article 32 de cette loi, les deux plaintes avec constitution de partie civile ne permettent pas au prévenu de se défendre sur des éléments de poursuite clairs et précis et qu’elles doivent en conséquence être annulées, de même que les réquisitoires qui ne visent aucun texte ;

Mais attendu qu’en se déterminant ainsi, alors qu’il ne pouvait résulter en l’espèce, dans l’esprit du prévenu, aucune ambiguïté sur l’objet et l’étendue de la poursuite et sur la qualification donnée aux faits par les plaintes, la cour d’appel a méconnu les textes susvisés et le principe ci-dessus rappelé » ; ».

Cet arrêt de la Cour de cassation, qui fait jurisprudence, disait précisément ceci : « un défaut de précision dans une plainte avec constitution de partie civile visant les articles 29 et 32 de la loi sur la presse, des alinéas de ces articles sur lesquels sont fondés les poursuites ne sont pas sanctionnés par la nullité prévue par l’article 50 de cette loi ». Cet arrêt, s’il s’appliquait dans le cas évoqué à un prévenu, s’applique bien sûr aussi à une partie civile. Il est curieux de constater que le procureur de la République, ni dans ses Conclusions in limine litis ni dans son réquisitoire du lendemain, n’ait évoqué cet arrêt de la Cour de cassation du 23 juin 2015 et rappelé le 22 novembre 2016 par le procureur général, hiérarchiquement son supérieur.

Je ne sais si le procureur de la République, par la voix de son substitut, ignorait cet arrêt de la Cour de cassation et faisant jurisprudence ? Ce qui serait grave. Ou, si le connaissant, il n’en aurait consciemment pas fait état, essayant ainsi, en quelque sorte, de tromper le tribunal ? Ce qui serait encore plus grave. De plus, dans son réquisitoire, le 23 novembre 2018, il soutient que le procureur Général et la Cour d’appel auraient, eux, fait une erreur. Ils auraient oublié que la date de prescription faisant suite à mon dépôt de plainte avec constitution de partie civile était dépassée et qu’ils se seraient donc trompés.

En tout cas, j’imagine difficilement le procureur Général faisant acte de contrition, se mettant à genoux, se frappant la poitrine et s’écriant : « c’est ma faute, c’est ma faute, c’est ma très grande faute… ». Il ne s’agissait pas, en effet, ni d’une erreur et encore moins d’une faute.

Le 23 novembre, le tribunal avait donc à se prononcer sur les Conclusions in limine litis du procureur de la République, Conclusions conduisant à mettre fin au procès. Les trois magistrats formant le tribunal se retirèrent donc pour prendre la décision : soit déclarer la fin du procès pour raisons procédurières, soit déclarer la poursuite du procès. Cela devait être relativement court, cela fut long. Finalement les magistrats ne décidèrent rien. Ils renvoyèrent leur décision à un délibéré qui sera prononcé le 8 février 2019.

Où le procès reprendra alors à une date que le tribunal fixera, où le procès sera terminé… pour eux. Provisoirement. En effet, si tel était le cas, il est évident que je ferais Appel de la décision. J’ai alors du mal à imaginer que le procureur Général et la Cour d’appel se déjugent de leur décision précédente du 23 novembre 2016. Il n’y aura eu que perte de temps… et d’argent du contribuable.

Dans ces conditions, vous comprendrez que je ne puisse participer à l’hommage prévu le 10 décembre que je considère comme une imposture. Il en sera ainsi tant que le procès ne sera pas terminé et, quand ce sera le cas, peut-être qu’un autre Président de la République acceptera de rectifier l’inscription de la plaque commémorative située sur l’esplanade des Droits de l’Homme au Trocadéro, à Paris.

Armand Ajzenberg

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14 décembre 2018 5 14 /12 /décembre /2018 18:40

LETTRE OUVERTE À CHARLES GARDOU

 

Je ne participerai pas à l’hommage rendu, le 10 décembre 2018 sur l’esplanade des Droits de l’Homme au Trocadéro, à Paris. Hommage rendu « aux 45 000 personnes fragilisées par la maladie ou le handicap, mortes d’abandon et de faim dans les établissements qui lez accueillaient sous l’Occupation ». Hommage rendu en présence de Madame Sophie CLUZEL, Secrétaire d’État auprès du Premier ministre, chargée des personnes handicapées.

Je considère cet hommage comme une imposture. Si on découvre que ces malades mentaux sont certes morts « d’abandon et de faim », le responsable de ce drame, lui, est caché. Les troupes d’occupation ? Les psychiatres ayant en charge ces malades ? Les Français ? Surtout pas le régime de Vichy, et encore moins morts par non-assistance à personnes en danger de ce régime, nous dit Jean-Pierre Azéma. Il a en effet rédigé le rapport demandé par le Président de la République d’alors, François Hollande, qui a suivi ses recommandations. Par ce silence sur les responsabilités d’alors, cet hommage est une imposture.

Mais aussi parce que le chiffre des morts – 45 000 – en est une autre. Lucien Bonnafé précisait, à chaque fois qu’il en parlait, que le chiffre cité ne représentait pas la totalité des morts. Il n’était que le chiffre des morts « de plus que n’en condamnait la mortalité ordinaire », ceux qui normalement auraient dû statistiquement mourir. Or, qui peut nier que ces derniers sont aussi morts avant que leur véritable dernière heure ne soit arrivée du fait de la non-assistance du régime de Vichy ? Le nombre total des morts dépasse alors le chiffre de 78 000 à la fin de la guerre, selon Jean-Pierre Azéma. L’horreur n’en est que plus grande. C’est pour ces raisons aussi que je ne participerai pas à l’hommage, le 10 décembre prochain, bien qu’ayant reçu un carton d’invitation.

Vous avez initié, Charles Gardou, une pétition intitulée « Pour un mémorial en hommage aux personnes handicapées victimes du régime nazi et de Vichy ». Plus de 100 000 personnes avaient répondu à cette pétition. Ils ont été trahies par la décision de François Hollande de gommer « de qui » ils ont été les victimes. Vous n’êtes pas sans ignorer que le 18 janvier 2016 j’ai déposé une plainte avec constitution de partie civile contre Jean-Pierre Azéma pour diffamation et atteinte à mon honneur, puisqu’il me cite abondamment dans le rapport qu’il a rédigé.

Il y écrit notamment : « Il n’apporte pas la preuve que le gouvernement de Vichy a rédigé puis diffusé une directive officialisant « l’hécatombe des malades mentaux ». Je n’ai jamais soutenu ce que Jean-Pierre Azéma affirme que j’ai dit. J’ai toujours dit et écrit, notamment dans le livre qu’il met en cause (L’abandon à la mort… de 76 000 fous par le régime de Vichy) que ma seule thèse était la « non-assistance du régime de Vichy aux malades mentaux en danger de mort ».

Pour s’en sortir, Jean-Pierre Azéma utilise une grossière manipulation de texte. La démonstration laborieuse qu’il déploie dans ses « Conclusions aux fins de relaxe », rédigées par ses avocates, où il me fait dire des choses que je n’ai pas dites, atteint des sommets de rouerie. Il s’appuie sur le passage d’une pétition datant de 2001. Pétition dont, selon lui, je serais le seul initiateur, oubliant Lucien Bonnafé et Patrick Tort, autres initiateurs. Excusez du peu. Passage de la pétition où il est écrit : « … en France, le gouvernement collaborateur de Vichy, sans loi ni décret, mais par l’application d’un mot d’ordre discret qui aurait pu être “laissez-les mourir”… ».

De ce texte Jean-Pierre Azéma ne retient que cette formule : “laissez-les mourir”. Et il oublie le « sans loi ni décret, mais par l’application d’un mot d’ordre discret qui aurait pu être… » qui n’est qu’une image, une métaphore, bref une figure de rhétorique consistant à ne donner du « laissez-les mourir » qu’un sens implicite et non celui d’un ordre, de plus écrit et diffusé.

 

Ce « laissez-les mourir » tiré d’une pétition datant de 2001 ne prouve donc en rien qu’il y ait réellement eu un ordre et une diffusion de cet ordre d’exterminer les fous, ce que j’aurais pourtant effectivement écrit selon Jean-Pierre Azéma.

Pour lui, par sa manipulation de texte, oubliant ce « sans loi ni décret, mais par l’application d’un mot d’ordre discret qui aurait pu être… », et, ne retenant que le « laissez-les mourir », une métaphore qu’il transforme en réalité, il peut alors conclure, fort de cette manipulation : « Monsieur Ajzenberg entend bien faire valoir qu’un ordre aurait été donné par le gouvernement afin de laisser mourir de faim les malades mentaux ». Et il peut ainsi justifier son autre affirmation : « Il n’apporte pas la preuve que le gouvernement de Vichy a rédigé puis diffusé une directive officialisant « l’hécatombe des malades mentaux ». Jean-Pierre Azéma voudrait ainsi faire prendre au tribunal des vessies pour des lanternes.

Il ne fait surtout pas allusion à ce qu’était véritablement ma thèse : la non-assistance par le régime de Vichy à personnes en danger de mort. La journaliste Élise Rouard, à la fin d’un important article (une page), publié dans Le Monde datée du 8 mai 2018, constate elle aussi que « Dans son texte celui-ci (Jean-Pierre Azéma) soutient la thèse d’Isabelle von Bueltzingsloewen, ignorant les autres qui concluent à une faute, une non-assistance à personnes en danger de la part des autorités de l’époque ».

(...)

Armand Ajzenberg

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6 décembre 2018 4 06 /12 /décembre /2018 11:34

 

8 — Un autre mécanisme caractéristique est celui que Michels a nommé : le déplacement des buts.

Soit l'exemple des organisations politiques et syndicales. Au départ, l'appareil était conçu comme un moyen pour réaliser certaines fins : le socialisme, si le but de l'organisation était révolutionnaire. A ce but premier s'est progressivement substitué celui d'une victoire politique du Parti, qui finit par mobiliser tout le travail de l'organisation. On a admis au départ que la réalisation du socialisme suppose d'abord la prise de pouvoir et cet objectif intermédiaire, devenu principal et même unique, finit par déterminer l'idéologie et l'ensemble des activités du parti.

D'autre part, dans la conscience des bureaucrates, l'attachement à l'organisation —, à ses structures, à sa vie interne, à ses rites —, finit par devenir, en même temps qu'un devoir absolu, une source de valeurs et de satisfactions. Et surtout, le système bureaucratique constitue un nouvel univers aliénant : pour le responsable national, les organismes régionaux et locaux constituent l'horizon et la limite de l'univers quotidien ; la perception du bureaucrate s'arrête au dernier niveau de l'étage bureaucratique. La base finit par lui devenir à ce point étrangère qu'il en oublie son existence dans le temps qui sépare les périodes de consultation électorale. Ainsi se développent à l'intérieur de la bureaucratie un ensemble de traditions, de modèles de comportement, un vocabulaire spécifique, — tout un « savoir » dont la possession en commun renforce les liens des initiés en même temps que s'accentue la cassure entre les deux étages.

9 —La résistance au changement est l'une des conséquences du déplacement des buts. Comme le remarque Max Weber, la bureaucratie « tend à persévérer dans son être », c'est-à-dire à conserver ses structures, — lorsqu'elles deviennent inadéquates à de nouvelles situations, — son idéologie, —même si elle ne concerne qu'un état ancien, — ses cadres, alors même qu'ils ne peuvent plus s'ajuster à la forme nouvelle de la société. En d'autres termes : les conduites d'assimilation — c'est-à-dire d’utilisation de schèmes élaborés pour répondre à des situations anciennes — l'emportent sur les conduites d’accommodation qui supposent l'élaboration de nouveaux schèmes d'action, plus adéquats à de nouvelles situations.

Ce conservatisme, ce refus du temps induisent des mécanismes de défense et, par exemple, le durcissement idéologique, le refus systématique de la nouveauté et l'hostilité à l'égard de toute critique, qu’on tend à considérer comme un signe d'opposition qui met l’organisation en danger.

Mais dans la vie collective comme dans la dynamique de la personnalité, la répression n'est jamais une suppression ; l'ordre bureaucratique suppose le renforcement de l'appareil, le développement de la surveillance, — ce qui accentue, en définitive, l'isolement de cet appareil. C'est là une conséquence extrême. Il reste que toute bureaucratie suppose des dispositifs de contrôle, de supervision, d'inspection, dont la mission première est d'assurer l'observance des normes bureaucratiques, de surveiller l’initiative et la nouveauté.

10 — Le carriérisme est la conception bureaucratique- de la profession. Dans le langage politique et traditionnel, le terme sert à désigner, —condamner —, « l'arrivisme » du politicien professionnel, du membre de l'appareil dont le souci essentiel est de « monter » à tout prix, en faisant toutes les concessions nécessaires, en pratiquant le suivisme envers tel leader aussi longtemps que ce leader est « bien placé ». Tout ceci est connu. Il s'agit, ici encore, non plus de servir les buts que poursuit l'organisation, mais de servir l'organisation et de s'en servir : on passe ainsi de la fonction carrière comme on passe de l'organisation à la bureaucratie : le même mécanisme du déplacement des buts est le trait commun de ces deux transferts.

 

                                                   ***

 

Au terme de cette analyse, on peut dégager quelques lignes qui convergent vers une définition nouvelle de la bureaucratie :

1. L'ambiguïté entre les définitions de la bureaucratie, considérée comme un système de relais, de  transmission et la bureaucratie, définie en termes de pouvoir, subsiste sans doute. Mais on aperçoit mieux dans l'ordre politique les implications d'un choix entre les deux définitions et surtout, comme l’a souligné A. Touraine, les événements récents ont généralement étendu, précisé et rendu plus nécessaire l'usage de celle qui reste, en définitive, le résultat essentiel du développement de la pensée marxiste en liaison réelle avec l'histoire.

2. Le problème de la bureaucratie est un problème organisationnel : ce qui ne signifie pas qu'on doit confondre dans une même définition les organisations et les bureaucraties, — même si, ici encore, une certaine ambiguïté subsiste dans le vocabulaire de la sociologie. Alors que, on l'a vu, Marx distinguait de la « bureaucratie » la police, l’armée de métier, le clergé établi et le pouvoir judiciaire,  aujourd'hui on étudiera selon les mêmes modèles la bureaucratisation de l'armée, de l'Eglise et des administrations. La généralisation du concept transforme ainsi sa définition.

3. Enfin, dans les recherches les plus récentes, on voit se dessiner un courant qui tend à désigner par l’idée d’une « bureaucratisation du monde » les nouvelles formes que prend le contrôle social dans l’ensemble de la civilisation industrielle. Mais c'est ici que le problème de la bureaucratie redevient, en quelque sorte, un problème philosophique : les normes qui orientent notre définition de la bureaucratie sont déterminées par notre conception de l’histoire. Selon nos choix, les bureaucraties seront considérées soit comme la face d'ombre d'un progrès historique, soit au contraire comme le signe d’un déclin irréversible de notre civilisation.

GEORGES LAPASSADE

 

NOTES

1. On voit ici que, pour Marx, bureaucratie signifie encore : l'Administration politique.

2. Cf. par exemple : SIMON et MARSCH : Organizations.

3. Dans les observations qui suivent sur la bureaucratisation et sur le bureaucratisme, l'ouvrage de Trotsky, Cours nouveau, est plusieurs fois cité. On peut en effet considérer ce texte comme un modèle d'analyse psychosociologique du problème qui nous occupe, même si on conteste les thèses organisationnelles qui sont celles de l'auteur en 1923.

4. L'ouvrage d'EISENSTADT, Bureaucratie et bureaucratisation, fait exception sur ce point.

5. D. RIESMAN : La Foule solitaire.

 

Publié dans La bureaucratie, Arguments 1, coll.10/18, Paris, Union Générale d’Editions, 1976, pp 19-35.

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5 décembre 2018 3 05 /12 /décembre /2018 10:28

La bureaucratisation.

 

Comment se forme et se développe une bureaucratie ? Parmi les facteurs de la bureaucratisation, on relève :

  1. la composition sociale des organisations : C’est le type d'analyse qu'on a parfois tenté d'appliquer à la bureaucratisation des partis ouvriers;
  2. le système de distribution du pouvoir, et par exemple la centralisation, ou encore la hiérarchisation verticale. De façon générale on voit se développer, dans les organisations qui se bureaucratisent, des tendances centralisatrices au « sommet > et inversement des tendances décentralisatrices à « la base » (tendances à l'autonomie) : par exemple dans une usine à l'intérieur du cadre plus large de l'entreprise, ou dans un établissement local placé sous le contrôle d'un organisme central. D'où des conflits de pouvoir qui peuvent soit amorcer un processus de débureaucratisation, soit au contraire se terminer au bénéfice du sommet ;
  3. la taille ou dimension des organisations ;
  4. la spécialisation des tâches. Par exemple : assumer des responsabilités syndicales implique des connaissances techniques (juridiques, économiques) dont la possession et le maniement tendent à accentuer la séparation entre la base et les membres de l'appareil ;
  5. l'accès à des fonctions de gestion. On voit se développer la bureaucratisation dans les syndicats qui assument ou partagent une gestion, dans des partis qui accèdent au pouvoir.

 

Nous n'avons évoqué ces causes qu'à titre d'exemples. Il reste que les conditions dans lesquelles une bureaucratie se forme et se développe, sont encore mal connues. On les trouve éparses dans des monographies correspondant aux différents secteurs étudiés par la sociologie ; mais il existe très peu d'essais en vue d'une systématisation 4.

 

 

Le bureaucratisme.

Quels sont les caractères essentiels du fonctionnement bureaucratisé ? Dans l'ensemble, les analyses consacrées à ce problème convergent pour établir que :

1 — Le fonctionnement bureaucratique est un dysfonctionnement : c'est là, en un certain sens, nous l’avons rappelé, l'orientation qui caractérise le développement de la pensée marxiste ; la notion de la maladie de gestion, utilisée en psycho-sociologie des entreprises, va dans la même direction. Mais dans ce domaine, le diagnostic ne fait que transcrire en langage moderne l'idée platonicienne d'une maladie du corps social. Cette perspective médicale ne remet pas véritablement en question les structures, et supposant la possibilité d'une thérapeutique fonctionnelle, elle laisse ces structures inchangées. On transpose ainsi, comme le veut Cannon, l'homeostasis de l’organisme à l'organisation sociale où le conflit n’apparaît plus que comme un désordre dans l’organisation du corps social. A cette conception s’oppose, malgré l’identité linguistique et axiologique déjà soulignée,  celle qui voit d'abord dans la bureaucratie non plus seulement la maladie mais encore et surtout l'usurpation du pouvoir. Ce qui suppose que le critère à partir duquel on définit Ie bureaucratisme n'est plus établi selon le modèle des normes biologiques de la santé, mais selon les normes politiques du pouvoir.

2 — L'usurpation du pouvoir ne suffit cependant pas à définir la dégénérescence bureaucratique : un régime autocratique, fondé sur un détournement analogue, n'est pas nécessairement bureaucratique. L’autocratie suppose en effet la personnalité du leader; l'univers bureaucratique, au contraire, est impersonnel.  Max Weber a particulièrement souligné ce processus de dépersonnalisation accompli par la « rationalisation » du fonctionnement et la stricte délimitation des rôles, — ces rôles définis et distribués de manière fixe et impersonnelle ne prenant eux-mêmes une signification qu'en fonction de l'organisation pour laquelle ils ont été prévus. En d'autres termes: le bureaucratisme implique une aliénation des personnes dans les rôles et des rôles dans l'appareil.

3 — Le terme d'appareil convient assez bien à la situation ainsi décrite : le « pouvoir des bureaux » est bien celui d'un système mécanisé. D'où l'anonymat des prises de décisions : dans un système bureaucratique,  il est difficile de savoir où, quand et comment on décide. C'est là, on le sait, l'un des traits essentiels de l'univers bureaucratique décrit par Kafka.

4 — Dans la même perspective d'une psychosociologie dynamique, on peut dire que dans un système bureaucratique les communications ne circulent que selon une seule direction, du haut de l'organisation hiérarchisée vers sa base. Le sommet n'est pas informé en retour des répercussions et des réceptions des « messages » (ordres, enseignements) qu'il a émis. Cette absence de « feed-back» constitue l'un des traits essentiels du bureaucratisme tel que Trotsky le décrit dans son Cours nouveau. Dans un autre style, Kafka décrit le même processus : les communications téléphoniques descendent du Château au Village ; mais dans la direction inverse, les messages sont « brouillés ».

5 — La directivité bureaucratique est une autre forme d'un tel système de communications. Les bureaucraties politiques élaborent et diffusent une orthodoxie idéologique dont la rigidité dogmatique est le reflet de leur système de pouvoir. Cet aspect du bureaucratisme est bien connu. Toutefois on ne marque pas toujours avec suffisamment de netteté la forme pédagogique qui accompagne la diffusion des dogmes. Dans le Parti bureaucratisé, les militants deviennent,  selon l'expression de Trotsky, des  objets d’éducation : on se propose d'élever leur niveau en assurant leur « éducation politique ». D’où, d’abord, le maintien de la structure à deux étages : au sommet règnent ceux qui possèdent le savoir ; à la base, on est encore dans l'ignorance et, si l’on ne participe pas aux décisions, c'est parce qu’on manque d’une maturité politique qu'on ne peut acquérir que par l'initiation bureaucratique ; les initiateurs sont évidemment ceux que Rosa Luxemburg a nommés les maîtres d'école du socialisme.

On pourrait retrouver des schémas analogues en d’autres domaines de la vie sociale, — et par exemple dans beaucoup de conceptions industrielles de la formation. Le développement des méthodes non directives de formation a mis cet aspect en relief : les techniques directives n'admettent pas que le savoir, ou le savoir-faire, puisse venir « d'en bas » : ceci est contraire aux normes d'une hiérarchisation verticale du pouvoir, et donc du savoir.

Dans un syndicat bureaucratisé, on peut admettre parfois la possibilité que des responsables ou des militants de base découvrent intuitivement et dans l’action la réponse juste à une situation donnée ; mais on conserve en même temps la conviction que la stratégie d’ensemble de la lutte doit se fonder sur un savoir plus large, élaboré au sommet, et qui doit être transmis. D'où la critique du spontanéisme et, en même temps, ce climat scolaire des stages de formation des cadres : on retourne à l'école pour apprendre la ligne de l'organisation.

Ainsi se forme l'individu hétéronome, muni, selon, Riesman, d'un radar pour s'ajuster à la société bureaucratisée et se conduire dans le champ social. Dans cette société, l'enfant doit d'abord apprendre à se comporter en bon membre du groupe : « il apprend à l'école à prendre sa place dans une société dans laquelle la préoccupation du groupe concerne beaucoup moins ce qu'il produit que ses propres relations internes de groupe, son moral »5.

6 — En d'autres termes : les techniques bureaucratiques de la formation concourent à développer le conformisme des attitudes, dont une des conséquences les plus marquantes est le manque d'initiative et, par suite, le renforcement de la séparation en deux étages caractéristiques de l'organisation bureaucratisée.

Dans le langage politique on nomme ce conformisme : le suivisme. Les comportements suivistes de soumission aux leaders et aux idéologies, leurs motivations éventuelles (fidélisme? carriérisme?) sont quelques-uns des symptômes les plus révélateurs d'un « climat » bureaucratisé.

7 — A l’opposé, la déviance. Pour réprimer l'opposition (c'est selon un même modèle dialectique que Freud décrit la répression des instincts et Trotsky le « refoulement » de la critique), les bureaucrates se prétendent conscience du groupe et posent que les oppositionnels s'en sont exclus comme le criminel, selon Kant, s'exclut lui-même de la communauté. Au terme de ce processus, la fraction n’est même plus une fraction du groupe devenu extérieur.

En d’autres secteurs de la vie sociale, des phénomènes analogues se produisent : ainsi Moreno a décrit l’opposition entre l'ordre figuré par l'organigramme et celui que figure le sociogramme. L'organigramme représente l'appareil institutionnel hiérarchisé, la distribution officielle des tâches, les circuits prescrits des communications reliant les régions d’un champ social: en un mot, un ensemble de caractères qui peuvent aussi servir à décrire un appareil bureaucratique. Le sociogramme révèle d’autres distributions des rôles, d'autres réseaux, d’autres groupes, informels, non reconnus —, formés à l’intérieur de la même organisation sociale; d’une usine par exemple. Tissus de relations plus « spontanées », et qui peuvent préparer le terrain à la déviance, à l'opposition dressée contre un ordre imposé. Ici encore, ce qui se passe sur le terrain de la vie politique peut être compris comme un cas particulier et qui relève en fait d'une analyse plus générale, impliquant la mise en oeuvre de modèles et de concepts élaborés sur d'autres terrains.

On peut enfin formuler dans un autre langage ces mêmes processus : certains sociologues ont en effet décrit la formation de sous-unités dans l'organisation,  c'est-à-dire de sous-groupes qui finissent par poursuivre des buts particuliers (« sub goals »).

(...)

GEORGES LAPASSADE

 

Publié dans La bureaucratie, Arguments 1,coll.10/18, Union Générale d’Editions, Paris, 1976, pp 19-35.

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30 novembre 2018 5 30 /11 /novembre /2018 17:04

BUREAUCRATIE, BUREAUCRATISME, BUREAUCRATISATION   

 

Le terme bureaucratie aurait été employé pour la première fois, selon Littré, en 1745, par V. de Gournay. Mirabeau en fait usage un peu plus tard : « Nous connaissons, écrit-il, la tactique de ce département (des finances), toute réduite en bureaucratie ». La conscience d'un pouvoir effectif des bureaux en liaison avec le problème politique  se dessine dès Iors, comme on peut encore le voir en certains passages de l'oeuvre de Rousseau concernant la dégénérescence des Etats par développement continu d’un système administratif qui tend à devenir système de pouvoir. Cependant, c'est seulement à partir de Hegel que la bureaucratie se constitue en tant concept politique.

 

La bureaucratie dans la pensée politique.

1 — L'Etat hégélien comprend trois étages hiérarchisés : au sommet, le pouvoir ; à la « base » : la société civile ; entre ces deux niveaux enfin : les relais administratifs qui constituent la nécessaire médiation et font passer le « concept » de l'Etat dans la vie de la société civile. Ce pourquoi Hegel déclare que « l'Administration est l'esprit de l'Etat». La réplique de Marx : « La Bureaucratie n'est pas l'esprit de l'Etat, mais son manque d'esprit », résume l'essentiel de la critique marxiste ; ce que Hegel nommait Administration, Marx le nomme Bureaucratie et le changement de termes marque déjà le passage d'une qualification positive à une qualification négative. Mais ce renversement conserve de Hegel le modèle structural des trois étages hiérarchisés, la bureaucratie occupant l'étage intermédiaire. D'où, chez Marx, cet autre héritage de la pensée hégélienne : sans être encore véritablement le pouvoir, la bureaucratie est liée au pouvoir dont elle est l'instrument.

Marx élabore ensuite une théorie de l'Etat qui implique une critique de la bureaucratie comme conséquence dérivée. On peut voir cette subordination et cette distinction relative des problèmes de l'Etat et de sa bureaucratie en plusieurs textes, et par exemple dans ce passage de la Guerre civile en France : « ... l'énorme parasite gouvernemental qui, tel un boa constrictor, enserre le corps social de ses replis multiples, l'étouffe de sa bureaucratie, de sa police, de son armée de métier, de son clergé établi et de son pouvoir judiciaire ». Dans la société que Marx analyse, la bureaucratie, la police, l'armée, l'Eglise et les Juges sont des moyens au service d'un Etat qui n'est lui-même qu'un moyen, un « instrument d'oppression » au service d'une « classe dominante »1.

2 — Un glissement de sens, lié à l'existence de partis de masse, d'abord, puis des Etats dits socialistes, se produit dans les analyses de Lénine, de Trotsky, de Gramsci, de Rosa Luxemburg : dans ces analyses s'effectue le passage de la bureaucratie conçue comme un système de transmission à la bureaucratie considérée comme un système de décision- de la critique d'une administration à la critique d’un pouvoir. En termes de structures : on ne distingue plus trois étages; les deux étages du « sommet » sont maintenant confondus.

3 — Jusqu'à l'ère stalinienne, le problème  se posait essentiellement — du moins pour une analyse concrète-,  au niveau de l'organisation des partis révolutionnaires; avec l’Etat dit « socialiste », le problème de la bureaucratie devient, dans les faits, le problème de l'Etat. Or, après le XX° Congrès. Khrouchtchev continue à distinguer, comme le faisait Staline, — et Marx, d'ailleurs, mais en d'autres circonstances historiques, — l'Etat et la bureaucratie dont le problème n'est pour lui que celui du désordre administratif, du freinage dans l'édification du socialisme. Pour Khrouchtchev, le problème de la bureaucratie reste donc un problème d'administration ; il n'est pas fondamentalement le problème du pouvoir : la déstalinisation et la bureaucratisation ne se confondent pas.

Les faits ont cependant montré que le marxisme bute sur ce problème : l'organisation socialiste de l'économie et de la production, — la planification socialiste, en particulier, — loin de supprimer le problème, l'a rendu au contraire plus aigu. On ne peut plus dissocier aujourd'hui le problème du pouvoir dans son ensemble de celui de la bureaucratie, — ou de la techno-bureaucratie ; et l'on ne peut davantage ignorer la question, — éludée, au fond, dans la seconde étape de la pensée marxiste, — du lien de ce problème avec celui des méthodes modernes de l'organisation ; et notamment avec le principe du centralisme. Faut-il en effet admettre, avec Gramsci, la possibilité d'un centralisme organique qui ne dégénère pas nécessairement en centralisme bureaucratique ?

Cette question conduit à la critique du marxisme ; en effet, alors que dans la perspective marxiste la bureaucratie n'est que le produit d'une dégénérescence qui altère un système de pouvoir hiérarchisé et centralisé, dans la perspective libertaire, au contraire, un tel pouvoir est déjà, au départ, celui d'une bureaucratie. On aperçoit par ce biais que le problème central de la bureaucratie n'est pas celui de l'administration, — au sens classique de ce terme, — mais bien celui de l'organisation. Or c'est précisément par ce passage du problème administratif au problème organisationnel qu'on pourrait résumer l'histoire du concept de bureaucratie dans la sociologie contemporaine.

 

La sociologie des organisations et le problème de la bureaucratie.

L'élaboration sociologique du concept de bureaucratie s'est effectuée en trois temps. Dans une première étape, qui commence avec Max Weber, on insistait surtout sur la rationalité de l'organisation bureaucratique. Dans la seconde étape, au contraire, on a mis l'accent sur des processus de dysfonctionnement (Merton) : tout en conservant les éléments essentiels de l'analyse weberienne, on tend ainsi à considérer que cette analyse appartient  plutôt au chapitre des conceptions traditionnelles de l’organisation 2. La troisième étape, enfin, celle qui est marquée en particulier par les thèses de Whyte, de Riesman, constitue en un certain sens à un retour à Weber ; les thèses de Weber sur la  bureaucratie impliquent en effet, outre l'effort pour élaborer un concept opératoire nécessaire à l'analyse sociale, une philosophie de l'histoire. La lecture des chapitres d’Economie et société consacrés à la bureaucratie montre que pour leur auteur la civilisation industrielle est en même temps, — et nécessairement --, une civilisation bureaucratique. D'où l’orientation de la « nouvelle sociologie », et plus précisément de ceux que W. Dennis a récemment nommé : les révisionnistes. Pour ces néo-weberiens, - en particulier pour Argyris, pour McGrégor, —la  bureaucratie est en quelque sorte un mal inévitable.

A travers ces variantes d'ordre idéologique, une constante demeure : que l'on mette l'accent sur les phénomènes rationnels ou au contraire pathologiques, les problèmes de la bureaucratie sont ceux de l’organisation prise en un sens qui déborde largement la notion d'administration. Comme l'a souligné G Friedmann : la notion d'organisation ne concerne pas un secteur particulier et délimité de la vie sociale. Elle s'applique à l'ensemble des secteurs d'activité. Pour les sociologues, une organisation n'est pas nécessairement bureaucratique ; mais la bureaucratisation peut atteindre tout ce dont le fonctionnement est réglementé, institutionnalisé. L'organisation politique devient ainsi un cas particulier dans l'ensemble des problèmes concernant l'organisation sociale.

On aperçoit dans cette histoire le caractère normatif du concept : cet aspect était déjà visible dans son usage polémique ; il l'était également dans l'emploi populaire du terme. On sait en effet que le langage courant l'utilise généralement dans un sens péjoratif : la recherche scientifique n'a pas introduit sur ce point de changement fondamental. De même que la critique marxiste répondait à la valorisation hégélienne de la bureaucratie, de même l'accent mis par les sociologues américains sur le dysfonctionnement bureaucratique répond à la valorisation weberienne. Enfin la dévalorisation suppose soit la norme d'une santé de l'organisme social, soit la norme d'un fonctionnement démocratique des organisations, — comme on peut le voir, en particulier, dans les analyses des bureaucraties politiques.

Norme quasi biologiques d'une santé du corps social, ou norme politique d'une participation de tous aux décisions : dans les deux cas on est contraint de confronter les caractères négatifs de la bureaucratie à des normes de fonctionnement qu'on oppose, comme le fait Trotsky dans Cours nouveau, à cette « déviation malsaine » 3.

Si on cherche enfin à dégager ici encore une tendance dominante, — valorisation ou au contraire dévalorisation —, on doit constater que la seconde tend à prévaloir : on tend de plus en plus à définir la bureaucratie en termes de pathologie sociale.

Or, un phénomène pathologique doit être décrit comme un processus plutôt que comme un être. C’est pourquoi il semble plus économique de rechercher les processus caractéristiques de la genèse et du fonctionnement de ce qu'on appelle des bureaucraties. Deux groupes de questions se posent alors : le premier concerne les causes de cette « perversion »; à l’ensemble de ces processus génétiques  correspond le terme : bureaucratisation. Un second groupe de questions est constitué par une étude de caractères à la fois structuraux et dynamiques que le terme bureaucratisme peut servir à désigner. L’analyse de ces processus devrait permettre d'élaborer une définition plus opérationnelle de ce qu'on nomme bureaucratie.

 

(...)

GEORGES LAPASSADE

 

Publié dans La bureaucratie, Arguments 1, coll.10/18, Union Générale d’Editions, Paris, 1976, pp 19-35.

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