Je tiens ici à dire que je suis scandalisé par ce qu’a écrit Jean-Pierre Azéma à mon propos. Prenant prétexte de ce que je soutiens : que le régime du Maréchal Pétain avait en connaissance de cause laisser s’exercer une non-assistance à personnes en danger de mort, notamment s’agissant des malades mentaux, et bien que ne citant cette expression qu’une seule fois dans son rapport - dans la phrase qui suit précisément - il écrit : « La mémoire sur l’occupation a évolué : au fur et à mesure que les exactions de l’occupant s’éloignent, c’est Vichy qui devient le principal responsable d’une série de crimes commis, ainsi celui de « non-assistance à personnes en danger », crimes qui seraient demeurés impunis ». Ecrivant cela, et me visant ainsi directement, l’historien commet là une allégation mensongère. En termes juridiques, une diffamation portant atteinte à mon honneur puisque elle est écrite et diffusée sur Internet dans un rapport public. J’aurais donc oublié les crimes nazis alors que mes deux parents sont morts à Auschwitz, comme mon grand-père qui vivait avec nous, ainsi que nombre de mes oncles et tantes ? Tous figurent sur le mur du Mémorial de la Shoah.
Jean-Pierre Azéma, pour justifier sa précédente affirmation quant à l’oubli des crimes nazis, ajoute : « Faut-il rappeler une fois encore que « L’État français » et ses responsables ont été à la Libération délégitimés politiquement et condamnés judiciairement : Pétain fut condamné à la peine de mort commuée en peine de détention perpétuelle, le chef du gouvernement Pierre Laval et le secrétaire d’État au Maintien de l’ordre et chef de la Milice Joseph Darnand furent fusillés ». Certes, ils ont été jugés et condamnés. Mais il faut bien rappeler que si les responsables de l’État français d’alors ont été à la Libération délégitimés politiquement et condamnés judiciairement, c’est pour avoir trahi la France et collaboré avec l’occupant nazie, et non pour avoir livré aux allemands les juifs de France – sinon pourquoi le Président Jacques Chirac aurait-il eu besoin de rappeler avec tant de force, en 1995, la complicité dans ce crime contre l’humanité de cet État français ? Les dirigeants de l’État français d’alors ont encore moins été condamnés judiciairement pour ne pas avoir porté assistance aux personnes en danger de mort qui étaient internés. Mensonge historique ici de la part de l’historien.
Jean-Pierre Azéma m’accuse, dans ses Conclusions, de prendre en otage le Tribunal. Cette « prise en otage » faisant référence à ce qui ressort d’une jurisprudence, disant qu’« il n’appartient pas aux tribunaux de juger la véridicité des travaux historiques ou de trancher les controverses suscités par ceux-ci et qui relèvent de la seule appréciation des historiens et du public ».
Cette disposition - « il n’appartient pas aux tribunaux de juger la véridicité des travaux historiques ou de trancher les controverses suscités par ceux-ci » - est me semble-t-il un vrai problème pour les tribunaux. Elle met en quelque sorte les historiens au-dessus de la loi générale. Pourtant, vérité et justice vont de pairs, en histoire comme ailleurs. Comment rendre la justice sans dire la vérité?
L’homme de loi que fut Yan Thomas écrivait, déjà en 1991, dans la revue Le débat : « Cette réticence à se prononcer sur la réalité même des faits, dès lors qu’il s’agit d’histoire, conduit à cet étrange résultat que, pour mieux respecter la souveraineté de l’historien sur son objet, les juges finissent par contrôler sa méthode ».
Cela avait été le cas en 1998, dans un procès en diffamation célèbre : celui que les époux Aubrac avaient intenté à l’historien Gérard Chauvy. Le tribunal avait alors jugé que « … pour avoir perdu de vue la responsabilité sociale de l’historien, et pour avoir manqué aux règles essentielles de la méthode historique, le prévenu (l’auteur de l’ouvrage) ne peut se voir accorder le bénéfice de la bonne foi ». Le philosophe Daniel Bensaïd, dans un livre, Qui est le juge ?, un philosophe que j’ai connu, aujourd’hui disparu, résuma lui aussi en 1999 la chose : L’histoire prétendait monter sur les épaules de la justice. C’est soudain la justice qui joue à saute-mouton sur le dos de l’histoire. En ira-t-il différemment aujourd’hui s’agissant de Jean-Pierre Azéma ?
Le procès, où Jean-Pierre Azéma était sur le banc des prévenus, se tint donc le 23 novembre dernier, à 13h30, et je comptais bien exposer au Tribunal ce qui précède. Mais la veille mon avocat reçoit du procureur de la République, à 9h14, des « Conclusions in limine litis » (c’est une expression du droit procédural signifiant « dès le commencement du procès »). Celles-ci étaient produites « aux fins de constater la nullité de la plainte avec constitution de partie civile sur le fondement de l’article 50 de la loi du 29 juillet 1881 et l’acquisition de la prescription de l’action publique ». Il faut dire que le procureur de la République aurait pu produire ses Conclusions in limine litis dès le mois de novembre 2017. Non, il les a produites au dernier moment, un an plus tard.
Mon avocat faisait valoir, le jour même, au Tribunal que « La plainte ayant été rendue parfaite par la note du Conseil de Monsieur Ajzenberg du 12 mai 2016, alors même que la prescription était suspendue depuis le 18 janvier précédent, aucune exception de prescription ne peut être sérieusement opposée en l’espèce ». En quelque sorte, la date de la note de mon avocat était à rattacher à celle du dépôt de plainte, à savoir le 18 janvier 2016, et il n’y avait dès lors pas prescription.
En effet, le parquet de la Cour d’appel de Paris, saisi parce que le Juge d’instruction désigné avait rendu une « ordonnance de refus d’informer », pour les mêmes raisons que celles invoquées aujourd’hui par le procureur de la République, déclarait le 23 novembre 2016 qu’« Il ressort du présent dossier et notamment des documents fournis durant la mise en état que la plainte a été parfaite par la réponse que l’avocat a adressé au doyen des juges d’instruction, et qu’elle répond en conséquence aux exigences de l’article 50 de la loi du 29 juillet 1881 ».
Mais, Le procureur de la République aujourd’hui, dans ses Conclusions in limine litis, se garde bien de citer ce qu’ajoutait alors le procureur Général, suivi en cela par la Cour d’appel, dans son réquisitoire du 22 novembre 2016 : « Au surplus, la chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu le 23 juin 2015 l’arrêt suivant :
« Attendu que pour infirmer la décision entreprise et constater la prescription de l’action publique, en application de l’article 50 de la loi sur la presse, l’arrêt retient qu’en visant de manière globale l’article 29 et l’article 32 de cette loi, les deux plaintes avec constitution de partie civile ne permettent pas au prévenu de se défendre sur des éléments de poursuite clairs et précis et qu’elles doivent en conséquence être annulées, de même que les réquisitoires qui ne visent aucun texte ;
Mais attendu qu’en se déterminant ainsi, alors qu’il ne pouvait résulter en l’espèce, dans l’esprit du prévenu, aucune ambiguïté sur l’objet et l’étendue de la poursuite et sur la qualification donnée aux faits par les plaintes, la cour d’appel a méconnu les textes susvisés et le principe ci-dessus rappelé » ; ».
Cet arrêt de la Cour de cassation, qui fait jurisprudence, disait précisément ceci : « un défaut de précision dans une plainte avec constitution de partie civile visant les articles 29 et 32 de la loi sur la presse, des alinéas de ces articles sur lesquels sont fondés les poursuites ne sont pas sanctionnés par la nullité prévue par l’article 50 de cette loi ». Cet arrêt, s’il s’appliquait dans le cas évoqué à un prévenu, s’applique bien sûr aussi à une partie civile. Il est curieux de constater que le procureur de la République, ni dans ses Conclusions in limine litis ni dans son réquisitoire du lendemain, n’ait évoqué cet arrêt de la Cour de cassation du 23 juin 2015 et rappelé le 22 novembre 2016 par le procureur général, hiérarchiquement son supérieur.
Je ne sais si le procureur de la République, par la voix de son substitut, ignorait cet arrêt de la Cour de cassation et faisant jurisprudence ? Ce qui serait grave. Ou, si le connaissant, il n’en aurait consciemment pas fait état, essayant ainsi, en quelque sorte, de tromper le tribunal ? Ce qui serait encore plus grave. De plus, dans son réquisitoire, le 23 novembre 2018, il soutient que le procureur Général et la Cour d’appel auraient, eux, fait une erreur. Ils auraient oublié que la date de prescription faisant suite à mon dépôt de plainte avec constitution de partie civile était dépassée et qu’ils se seraient donc trompés.
En tout cas, j’imagine difficilement le procureur Général faisant acte de contrition, se mettant à genoux, se frappant la poitrine et s’écriant : « c’est ma faute, c’est ma faute, c’est ma très grande faute… ». Il ne s’agissait pas, en effet, ni d’une erreur et encore moins d’une faute.
Le 23 novembre, le tribunal avait donc à se prononcer sur les Conclusions in limine litis du procureur de la République, Conclusions conduisant à mettre fin au procès. Les trois magistrats formant le tribunal se retirèrent donc pour prendre la décision : soit déclarer la fin du procès pour raisons procédurières, soit déclarer la poursuite du procès. Cela devait être relativement court, cela fut long. Finalement les magistrats ne décidèrent rien. Ils renvoyèrent leur décision à un délibéré qui sera prononcé le 8 février 2019.
Où le procès reprendra alors à une date que le tribunal fixera, où le procès sera terminé… pour eux. Provisoirement. En effet, si tel était le cas, il est évident que je ferais Appel de la décision. J’ai alors du mal à imaginer que le procureur Général et la Cour d’appel se déjugent de leur décision précédente du 23 novembre 2016. Il n’y aura eu que perte de temps… et d’argent du contribuable.
Dans ces conditions, vous comprendrez que je ne puisse participer à l’hommage prévu le 10 décembre que je considère comme une imposture. Il en sera ainsi tant que le procès ne sera pas terminé et, quand ce sera le cas, peut-être qu’un autre Président de la République acceptera de rectifier l’inscription de la plaque commémorative située sur l’esplanade des Droits de l’Homme au Trocadéro, à Paris.
Armand Ajzenberg