UNE PRATIQUE EXTREME
Dans les années 1970-71, au moment où Lapassade élabore cette théorie institutionnelle dont j’ai montré le caractère durkheimien, il se passe aussi pour lui d’autres choses très importantes, qui vont déterminer toutes ces conduites futures, toute sa destinée à venir.
Il va passer à l’action, s’engager dans des entreprises d’analyse institutionnelle remarquables et remarquées, qu’il va décrire, raconter, proclamer, mais qui en même temps vont ouvrir dans sa vie une zone de turbulence, comme on dit en aéronautique. Elle va l’obliger à revoir ses options fondamentales et le ramener paradoxalement à ce mouvement du soi, qu’il avait rejeté avec le plus profond mépris.
ll commence à être très demandé, après les événements de 1968, où il s’était fait remarquer. On le réclame dans le monde entier. Il ne se contente pas de réaliser ces entreprises, il les analyse et essaie surtout de comprendre leur échec, à peu près total. Il se remet en question, s’interroge sur lui-même. Les états dépressifs, parfois « limites », dans lesquels il tombe à cause de cela, l’amènent à écrire une série de livres très personnels, impliqués au dernier degré, qui forment une série d’ouvrages d’une qualité littéraire exceptionnelle, qui contribuent, à mon sens, à le ranger parmi les plus grands auteurs français. Il y en a cinq, exactement : L’arpenteur (1971), Le bordel andalou (1971), Les chevaux du diable (1974), Joyeux tropiques (1978), L’autobiographe (1978). Ce dernier livre a connu une édition expurgée, après l’édition de Duculot, qui fait référence. En l’espace d’une dizaine d’années, il publie des oeuvres majeures, qui sont les seules, à mon avis, que la postérité retiendra.
Parallèlement, il se trouve amené, du fait de sa nomination officielle à la Faculté de Vincennes en 1972, à pratiquer ce qu’il appelle l’« analyse interne », qui n’est rien d’autre en fait qu’une insertion bruyante et spectaculaire dans un milieu où il est adulé, mais qu’il ne remet pas vraiment en question. L’analyse institutionnelle fait long feu. Il exprime d’ailleurs de plus en plus de doute à son sujet. On ne peut réduire son action charismatique à ce raidissement intellectuel, que ses disciples cherchent à remettre en selle.
Parmi les œuvres que j’ai citées, il faut distinguer deux catégories. Les premières, à savoir L’arpenteur et Les chevaux du diable racontent des interventions faites par Lapassade à l’étranger, dans les années 1970, à la demande d’organismes plus ou moins officiels, qui le payaient. Les trois autres, à savoir Le bordel andalou, Joyeux tropiques et L’autobiographe, sont des sortes d’autobiographies très originales, où l’auteur s’autorise toutes les dérives et les confessions qui lui viennent, souvent à partir de ce qu’il a vécu dans les interventions précédentes.
Je vais commencer par parler des écrits de la première catégorie, qui forment pour ainsi dire un soubassement, qui se réfère, on le voit, à sa vie professionnelle.
Les deux interventions dont il parle là sont d’une part celle faite à Montréal, au Canada, en 1970 et, d’autre part, celle faite au Brésil, à Belo Horizonte, en 1972. J’évoquerai ses démêlés avec le Living Theater, au Brésil en 1970, à propos du Bordel Andalou, comme il le fait lui-même.
Il est important de noter que les deux interventions citées, au Canada et au Brésil, proviennent de commandes. Lapassade, en effet, ne cesse d’affirmer qu’il travaille pour répondre à des demandes, ni plus ni moins. « L’intervention socioanalytique, dit-il dans Les chevaux du diable, dans sa forme maintenant classique, suppose une relation contractuelle entre un « client » et un « consultant » (….) Le « client » est une organisation sociale qui veut changer, dans certaines limites, ses modes de travail, d’organisation, de communication » (p. 25).
Michel Lobrot
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