LA NOUVELLE VOIE
Lapassade, est maintenant engagé dans une nouvelle voie, qu’il a découverte en faisant un travail sur lui-même, du type « implication active », dont il nous a parlé dans Heureux tropiques
Le mouvement, si bien commencé, ne va pas s’arrêter. En 1977, l’éditeur belge Duculot lui propose d’écrire un livre de souvenirs d’enfance, que Lapassade accepte de faire. Il entend, comme il le dira dans ce livre, relever un défi, car il n’a pas envie de se replonger dans cette famille, qui représente pour lui un passé horrible, et il se sent par ailleurs obligé de retourner là-bas, à Arbus, dans ce hameau de son enfance, s’il veut faire correctement le travail.
L’idée de cette œuvre est pour lui un vrai supplice. Il n’arrêtera pas, avant d’aller là-bas, dans la région de sa famille, et au moment où il y est, de traîner, renoncer, se culpabiliser de faire, de ne pas faire ce livre infernal. Cela lui pose de tels problèmes qu’il renonce pratiquement à réaliser l’ouvrage et décide d’écrire seulement le journal de quelqu’un qui cherche à effectuer une autobiographie : le journal d’un autobiographe. Idée géniale, qu’il réalise, et qui lui permet, par-dessus le marché, de faire quand même, finalement, dans la foulée, cette autobiographie impossible. Ce sera le « troisième cahier » de l’œuvre.
Cet ouvrage, que je considère, pour ma part, comme sa meilleure oeuvre, ce qui n’est pas l’avis de tout le monde, se présente quasiment comme une symphonie, avec trois parties : 1- le Maroc 2- le Béarn 3 - l’Allemagne. Cette seule indication nous fait pressentir que le thème de l’errance va être central dans ce livre. Celui-ci, en effet, est constitué de thèmes, qui ne se succèdent pas selon un plan logique mais qui s’entrelacent, se juxtaposent, se chevauchent, comme dans une symphonie.
J’aperçois cinq thèmes principaux qui interfèrent dans ce livre, à savoir : 1- l’errance, 2 -l’écriture 3- le vide amoureux 4 –la répression familiale 5 - la désespérance.
Je passe très vite sur l’errance, qui pour lui est essentiellement positive et qui découle du fait qu’un jour, il a été obligé de quitter son milieu d’origine pour ne pas connaitre le destin misérable que son père et son milieu lui réservaient. Cela l’a amené à aller à Paris, où il habite et qui est le lieu où il a une vie sociale, mais où il lui est difficile d’écrire. Heureusement, il a d’autres lieux à sa disposition, surtout le Maroc, l’Italie, l’Amérique latine. C’est là qu’il est créatif et qu’il a la possibilité d’écrire. C’est là aussi qu’il fait des observations nombreuses sur les mœurs et les conditions sociales. Là aussi qu’il peut exercer en toute impunité ses penchants sexuels.
J’ai déjà parlé de l’écriture, qui est son recours essentiel. « J’ai commencé à écrire, dit-il, pour exister ». Cette activité est pour lui tellement caractérisée en terme de liberté qu’il a du mal à l’effectuer sous la contrainte ou par commande, comme c’est le cas maintenant. Ce qui limite cependant ses possibilités dans ce domaine, c’est un certain nombre de tendances que je regroupe dans le thème Cinq, qui sont liés à la paresse, le laisser-aller, le découragement, l’anxiété. Souvent, ces inclinations paralysent son écriture.
Le vide amoureux est son problème central, sur lequel il revient souvent. Un texte de lui nous éclaire :
« J’ai souvent souffert de ne pas savoir comment passer la nuit de Noël jusqu’au jour où j’ai commencé à renoncer à l’amour et, en même temps, à la vraie vie.
J’ai décidé un jour de ne plus lutter pour le bonheur.
Et je me suis installé dans l’attente de la mort.
Tous ces aveux deviennent délicats, c’est un sujet difficile et dangereux.
Angoisse toujours, peur de mourir, peur de la nuit qui va maintenant commencer. »
Effectivement, il vit dans une solitude énorme, malgré les amis qu’il a partout. Dans le premier cahier, où il parle du présent, nulle allusion à des liaisons fortes, aux amis de la Fac, à des liens passionnels. Il reconnaît lui-même que ce qu’il demande par-dessus tout c’est qu’on n’aliène pas sa liberté. Traîner seul dans les rues la nuit et séjourner dans des cafés populaires est son idéal.
Derrière cela, il y a évidemment quelque chose qui s’est passé dans sa vie, qui l’a détourné de l’amour. Il sait ce que c’est, et il le dit. C’est l’intervention de son père lui interdisant ses premières relations féminines « Mon bonheur (avec Maria) n’a pas duré longtemps. Mon père est vite intervenu : il a déchiré un jour la photo de Maria que j’avais mise à mon chevet. Et il m’a interdit de la revoir (……) Ce jour-là, mon père a détruit mon élan vers une vie sexuelle libre, intense, épanouie. Il m’a rejeté, peut-être dans l’intention de m’éviter un échec à mon concours, vers une autre vie, que j’ai toujours considérée comme une vie de souffrance, de névrose et d’échec » et encore « Je me suis réfugié dans l’étude après mes échecs amoureux : l’échec avec Maria, à peu près dans le même temps avec Marie-Thérèse et avec d’autres jeunes filles. J’étais ainsi poussé, presque malgré moi, à chercher un exutoire du côté des garçons ».
Considérer que l’interdiction de voir Maria a été la cause essentielle de ses orientations futures serait une grave erreur. En fait, d’autres textes nous apprennent qu’il était passionnément désireux de réussir scolairement, pour échapper à son milieu. Il comprenait donc l’intervention de son père. Celui-ci ne faisait que lui rappeler ses aspirations sociales, alors qu’il était lui-même dans une situation catastrophique dans son entreprise de scierie.
Cette remarque rejoint d’autres considérations faites précédemment sur les phénomènes d’influence. Celle-ci s’exerce au maximum si les goûts du sujet influencé rejoignaient précédemment ceux du sujet qui influence. Il n’y a rien là-dedans de mécanique.
Le cinquième thème résulte directement des premiers. Derrière la façade de dureté, de dynamisme et de volonté qui caractérisait Lapassade, il y avait une réalité assez tragique, qui nous est révélée par ce texte, faite de désespoir, de faiblesse, de découragement, de grande angoisse, et surtout de peur panique de la mort, qu’il évoque parfois. Il est bien qu’il ait pu exprimer tout cela, grâce à ces méthodes de centration sur soi, que, par ailleurs, il rejetait.
.
Michel Lobrot
http://lesanalyseurs.over-blog.org