2. De la problématique à la question de recherche
Mes premiers pas en tant qu’apprentie chercheuse furent complexes. Je me suis questionnée sur le sens à donner à ce travail, et sur la place de mon implication dans cette recherche. Puis, j’ai tenté d’élaborer ma question de recherche en tenant compte des différentes dimensions dues aux communautés de référence dans lesquelles je souhaitais m’inscrire, de leur paradigme et de leur méthodologie de travail :
- le laboratoire Experice et l’éducation tout au long de la vie ;
- la posture clinique et les processus d’analyse de la personne et de la société ;
- le rôle d’Henri Lefebvre comme passeur, de sa méthode, et des valeurs multiréférentielles.
Puis, je me suis inquiétée de l’impact que devrait avoir ce mémoire : quelle utilité ? Qui pourrait-il concerner ? Vers quelle finalité devait-il aboutir ? Mon objectif est de clarifier la place à donner à Henri Lefebvre au sein d’une éducation tout au long de la vie, et de démontrer les possibles qu’offre son oeuvre dans les recherches en sciences de l’éducation. À la suite de ces réflexions, différentes questions se sont posées pour conduire l’écriture d’une problématique, puis d’une question de recherche précise :
Est-ce que l’éducation tout au long de la vie est le début d’une nouvelle période, créatrice de l’homme des possibles ?
L’homme de demain, se prépare-t-il à un nouveau mode de vie, tel que l’auraient conçu Marx, Engels, Nietzsche, Lefebvre (6) et Hess ?
Pourra-t-il être, un monde d’oeuvres, de créations, tel qu’il fut pensé pour l’Homme total, comme le début de sa formation existentielle de l’homme ?
Il me fallait cibler davantage ma recherche et éviter les écueils d’un domaine trop vaste. Pourtant, je devais aussi déterminer cette question « juste ». En débutant cette recherche, je me suis donc contrainte à reprendre le « fil » qui orientait ma volonté de trouver des réponses. J’ai pensé aux possibilités données par mon cadre et mon environnement pour aller vers son but précis, dans une temporalité définie. Ma recherche pouvait prendre de nombreuses directions, car, chaque jour, de nouvelles idées germaient. Notamment, les trois qui vont suivre sont les prémices de mon cheminement actuel et celles qui m’ont permis de construire ma problématique.
La première découle d’une discussion avec Remi Hess, retranscrite dans mon journal de recherche (7) : en juin 2009, après les soutenances de master 1. Il expose les prémices de mon projet de recherche, l’éducation tout au long de la vie, dans une approche personnaliste, existentielle, en la différenciant d’un apprentissage pragmatique du domaine scolaire traditionnel. Comment se diriger vers une école humaniste, une école de la construction de la personne ? Ou bien est-ce que ce type d’école ne pourrait pas devenir le modèle de nos écoles futures, si elle n’existe pas déjà ? Remi Hess donne un sens particulier à l’éducation tout au long de la vie. Lorsqu’il précise qu’il n’adhère pas au sens de « [...] l’éducation permanente. Or, je me démarque de ce terme qui évoque pour moi la formation professionnelle, la formation en entreprise. Pour moi, l’éducation tout au long de la vie a une forte connotation existentielle (R. Hess, extrait du Journal des idées, 2009) ».
La seconde est en lien à la description de la personnalité de l’étudiant. Je l’ai découverte, lors de la retranscription du Journal des idées, de Remi Hess. Il écrit :
« La complicité que j’ai pu avoir avec Kareen, que j’ai fortement aujourd’hui avec Sandrine, c’est cette reconnaissance que j’ai par rapport à quelqu’un qui étudie pour étudier, sans penser immédiatement à la rentabilité du travail intellectuel. Celle-ci vient un jour, mais par surcroît. C’est là que j’ai ma place en formation d’adultes. Je n’ai pas envie de travailler avec quelqu’un pour lui avoir une promotion. Je veux le ou la former pour lui-même. J’étais d’accord avec Mao quand il a renvoyé les étudiants à la campagne. Je sais que, pour beaucoup, ce fut un massacre. Ils n’en sont pas revenus… On me dira que je suis élitiste. Non ! Je veux seulement des proches qui s’inscrivent dans la Bildung (8). Je n’ai pas envie de faire de l’insertion. Je crois que d’une certaine manière, j’en fais, mais au second degré (R. Hess, extrait du Journal des idées, 2009) ».
Et, cette dernière en relation avec ma pratique d’enseignante et d’étudiante, me permet de mieux saisir l’ensemble, pour entrer dans cette recherche et tenter d’aller jusqu’à la praxis. Il pourrait y avoir bien d’autres idées utiles pour me diriger vers ce «fil ». Cependant, je me garde de toutes les explorer pour suivre une seule problématique et m’y tenir. Ainsi, à partir de ces différents moments qui organisent ma vie, j’explicite ce cheminement de recherche qui me guide dans l’écriture de ce mémoire.
(6) « En certains moments privilégiés de lucidité ou d'action, un nombre de plus en plus grand d'individus peuvent participer à la science, à la puissance (technique) sur la nature, à la puissance politique (organisation, État, vie politique). Ces individus, exceptionnellement, arrivent à penser à l'échelle de l'Homme total - à l'échelle des Possibles. Mais pour ces individus eux-mêmes, en dehors des mouvements privilégiés, la masse des instants reste à un niveau incroyablement inférieur. Le contraste entre le possible et le réel, ce contraste historique et social, se transfère donc à l'« intérieur » des individus les mieux doués ; il y devient conflit plus ou moins conscient entre la théorie et la pratique, entre le rêve et la réalité ; et ce conflit est cause d'inquiétude et d'angoisse, comme toute contradiction irrésolue ou paraissant insoluble (H. Lefebvre, 1947²b, p. 262) ».
(7) Lors de mon travail de retranscription des journaux de Remi Hess, j’ai découvert ce passage dans son Journal des idées 2, je me suis permis de le retranscrire dans mon journal de recherche car il était en lien avec celle-ci.
(8) La Bildung, est un processus de découverte de son être subjectif, tel que nous pourrions l’assimiler à la conscience (Hegel), l’esprit, l’énergie interne (Rogers), dans la recherche de la construction de l’homme total (Marx). La bildung n’apparaît pas à tous, elle fait partie d’un processus de formation et d’autoformation. En 1994, Fabre explique bildung par la représentation de « Bild » : l’image, « Vorbild » le modèle, et « Nachbild » l’invitation. Ce qui comprend les sens de « form », la forme, de « Kultur » la culture et « d’aufklaërung » les lumières. L’origine de la bildung se situe dans la mystique médiévale où l’homme porte dans son âme l’image « Bild » Dieu, suivant laquelle il a été créé et qu’il doit développer. Pascal Galvani l’explicite aussi, comme un travail sur soi, une culture de ses talents pour son perfectionnement propre. Elle vise à faire de l’individualité une totalité harmonieuse, totalité qui reste liée pour chacun à son style particulier. (P. Galvani, 1997, p. 22). « Pour les penseurs des lumières allemandes (Lessing, Herder, Humbolt, Schiller, Goethe), la bildung est le mouvement de formation de soi par lequel l’être propre et unique que constitue tout homme fait advenir les dispositions qui sont les siennes et participe ainsi à l’accomplissement de l’humain comme valeur universelle. [...] une pratique de l’éducation de soi (C. Delory Momberger, 2003, p. 18) ».
Sandrine Deulceux
http://lesanalyseurs.over-blog.org