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  • : Le blog de Benyounès Bellagnech
  • : Analyse institutionnelle : Théorie et pratique au sein des institutions politiques, éducatives et de recherche. L'implication des individus et des groupes dans la vie politique et sociale.
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11 avril 2012 3 11 /04 /avril /2012 10:18

Congruence

 

En éducation, en thérapie, dans les métiers de la santé, une question importante est celle de la congruence. Être congruent, c'est travailler à mettre en adéquation sa théorie avec sa pratique. L'institutionnaliste recherche la congruence; c'est une quête bien difficile. Le terme nous vient de Carl Rogers qui est le premier à faire une vraie théorie de ce concept.

 

On se souvient que Jean-Jacques Rousseau fit le choix de mettre ses enfants à l'assistance publique, pour se consacrer à l'écriture d'un traité d'éducation: L'Emile. On dira qu'une telle attitude est incongrue. Cette contradiction pratique ne semble pas déranger le philosophe. D'ailleurs, à sa suite, un autre philosophe (allemand) se demande: Demande-t-on à un poteau indicateur de prendre le chemin qu'il indique! De nombreux philosophes, en Allemagne comme en France, ont travaillé à créer un style esthétique, caractérisé par la fascination de l'incongru.          

 

Les théoriciens de la logique organisationnelle (Taylor, Fayol, Lénine) se sont appuyés sur un modèle d'organisation militaire de l'entreprise. Napoléon, leur référence, avait déjà développé une critique de l'inefficacité de certains groupes d'action, comme les pompiers, par exemple. A l'occasion d'un incendie dans une ambassade qui avait causé une centaine de morts de personnalités de l'Europe entière, Napoléon avait remarqué que, faute d'organisation et de discipline, les pompiers arrivaient souvent pour ramasser les morts, après que le feu se soit éteint de lui-même. Pour dépasser cette contradiction, il avait organisé le corps des pompiers sur le modèle de l'armée. Dans ce modèle, la seule congruence que l'on demande, c'est d'obéir. La cohérence de l'action est concentrée sur le chef qui domine la pyramide organisationnelle. La congruence n'est plus alors une question individuelle, mais une affaire de collectif. La mission d'éteindre le feu est assurée, lorsque le groupe des pompiers éteint effectivement le feu. Dans cette logique, on peut concevoir des chefs qui donnent des instructions qu'ils ne s'appliquent pas à eux-mêmes.

 

Un adolescent, animant une grève de la faim à l'intérieur d'un établissement secondaire où il était interne, eut la surprise de voir un des co-responsables de l'action l'inviter (pendant la récréation) à partager un sandwich avec lui. "Mais, ne faisons-nous pas une grève de la faim?", demande l'adolescent. Son ami lui répondit calmement: "La grève de la faim, c'est le collectif qui la fait. Nous, nous animons l'action. Il faut que nous ayons le ventre bien rempli pour guider nos camarades à aller jusqu'au bout!". Cette position est un peu celle du Voltaire athée, estimant que la religion est une excellente chose pour ceux qui n'ont rien.

 

Le modèle organisationnel déresponsabilise les personnes et les groupes à l'intérieur de l'entreprise. Dans les années 1920, des chercheurs ont montré que la productivité de l'entreprise augmentait lorsqu'on faisait confiance aux ateliers, en tant que collectifs. À partir de Mayo (1), Moreno, Lewin, Rogers, tout un mouvement met au jour l'identité des groupes et leur capacité à passer du statut de groupe objet (objectivation de l'organisation) au statut de groupe sujet (voir transversalité). Participant à cette mouvance, Carl Rogers appelle à la congruence à tous les niveaux de l'organisation.

 

Cependant, le thème d'une recherche de cohérence entre la théorie et la pratique était présent bien avant ce mouvement des groupes. C'est un thème "romantique". Ce sont les membres de la communauté romantique d'Iéna (autour de l’Athenaum, 1799-1801), avec les frères Schlegel, Novalis, Schleiermacher, Schelling, etc. qui ont voulu changer la vie du groupe en même temps qu'il produisait une œuvre philosophique qui se voulait révolution esthétique. Ils nommèrent "symphilosophique", leur travail, décidant d'écrire ensemble des fragments d'œuvres qu'ils publièrent sans nom d'auteur. Au XIX siècle, chez les socialistes utopistes (Fourier, Proud'hon, Cabet et quelques autres), ce thème fut relayé. Ils voulurent faire la Révolution, mais en changeant, dans le quotidien, les pratiques de tous les jours. Malgré certaines expériences audacieuses, cet objectif fut loin d'être atteint.

 

Il faudra donc attendre le XX siècle, pour que rechercher une cohérence, ou au moins tendre vers une harmonie, ou encore uneadéquation entre théorie et pratique soit au cœur de la pensée éducative de certains mouvements pédagogiques, mais aussi psychothérapiques. L'observation des enfants permet de remarquer que le jeune enfant aime que ses parents, ou les adultes avec qui il vit, ne soient pas en contradiction pratique avec les principes qu'ils veulent leur inculquer. Pour un jeune, le discours doit être en relation avec la pratique quotidienne. Pour l'enseignant de petite classe, c'est aussi important de travailler la congruence du propos et des actes.

 

Ce principe de congruence vaut également en matière de formation d'enseignants ou d'éducateurs. Miguel Zabalza, professeur à Saint-Jacques de Compostelle, a montré que les enseignants ont tendance à reproduire, dans leurs classes, les pratiques qu'ils ont eux-mêmes vécues, au cours de leur formation, à l'intérieur de la classe. M. Zabalza insiste sur le fait qu'en formation d'adultes, il est donc extrêmement important, dans une logique de transmission, de travailler sur la forme du travail pédagogique, autant que sur le contenu.

 

L'enseignant ou le formateur vivent des dilemmes. Le tiraillement entre congruence et non congruence est l'un des dilemmes de l'enseignant. Un formateur de groupe de jeunes peut-il s'autoriser à lire un polycopié hermétique, donnant l'impression qu'il ne comprend pas ce qu'il lit? Non. Pourtant, nous avons pu observer cette situation à l'université.

 

L'un des grands apports de la psychothérapie institutionnelle a été de montrer que si l'on veut soigner le malade mental, il faut lutter contre les dispositifs pathogènes à l'intérieur même de l'hôpital: "Il faut soigner l'institution de soin", dira François Tosquelles dans les années 1950. Cette posture se complète de celle de Célestin Freinet, et des pédagogues institutionnalistes, qui disent: "Ne parlons que de choses que nous avons faites". En effet, la relation de soin ou la relation pédagogique doivent d'abord s'inscrire dans des dynamiques de groupe ou d'établissement "soignantes " ou " pédagogiques ". Mais pour parvenir à cette congruence, il faut que ceux qui donnent des leçons, ou ont la responsabilité de former d'autres professionnels, etc., aient eux-mêmes été confrontés à la situation difficile qui consiste à gérer le dilemme de la cohérence de posture entre théorie et pratique.

 

L'anthropologue institutionnaliste Gérard Althabe (1932-2004) a cherché une congruence entre ce qu'il était, et sa manière de fonctionner sur le terrain : il se voulait un anthropologue impliqué. Pour lui, sur le plan conceptuel, la question de la congruence tournait autour de la théorie de l'implication. Comment est-on impliqué par les gens que l'on rencontre en Afrique, lorsqu'on est anthropologue, et sur lesquels on est censé enquêter? Que produit cette implication? Que peut produire la congruence sur le plan conceptuel? Gérard Althabe s'est fortement démarqué des courants dominants (Lévi-Strauss, les marxistes althussériens, notamment) qu'il évaluait comme non congruents par rapport aux terrains (cf. Ailleurs, ici).

 

(1) Mayo (Elton), The social Problems of an Industrial Civilization, Boston, 1945.

 

Mis en ligne par Benyounès et Bernadette Bellagnech

http://lesanalyseurs.over-blog.org 

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