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  • : Le blog de Benyounès Bellagnech
  • : Analyse institutionnelle : Théorie et pratique au sein des institutions politiques, éducatives et de recherche. L'implication des individus et des groupes dans la vie politique et sociale.
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2 février 2012 4 02 /02 /février /2012 10:06

Poursuivons notre réflexion sur les moments en posant la question du moment. Des personnes peuvent participer de ce moment. Par exemple le moment de l’interculturel ou d’un groupe de recherche. Cependant, on peut vivre les moments tout à fait autrement que les personnes qui sont dans le même moment que nous. On peut vivre totalement autre chose que ce que l'autre vit. Le moment ne prend sens que dans le contexte de la transversalité de chaque individu.

 

Ainsi, le moment de l’examen. Quand on vit le moment d’une épreuve orale, l'étudiant pense que les profs qui sont là, sont là pour l'écouter, qu’ils accordent une grande importance à ce qu'il va dire etc. Mais le prof peut penser à autre chose, par exemple aux courses à faire après la soutenance (je dois acheter une savonnette). Il écoute d'une oreille. Professeur et élève, on semble vivre la même situation d'examen, mais on ne se trouve absolument pas dans le même moment.

 

Quand Remi a passé sa thèse, en entrant dans la salle, H. Lefebvre lui a dit : « Ma fille a été malade cette nuit, je n'ai pas eu le temps de lire votre travail, faites une petite synthèse ». Cela faisait trois semaines que l’impétrant révisait sa thèse et il découvre que les profs pouvaient être ailleurs. Nous n’investissons pas une situation de la même façon. C'est très important d’en être conscient pour éviter de nombreux malentendus. De même, les parents et les enfants sont dans des univers différents, tout en étant dans la même maison. On est dans l’incompréhension permanente, car on croit partager un même moment et, en fait, on vit dans des moments différents. Il peut y avoir un immense quiproquo.

 

Dans la déclaration amoureuse, par exemple, dire à l’autre qu'on l'aime est difficile parce qu'on a peur que l'autre ne soit pas dans cette forme de relation que l’on désire avec lui. Parfois, c’est cocasse, car l’autre vit la même chose que vous et attend un signe etc. Souvent, dans les films, on voit deux amoureux transis et on se demande quand ils vont se dire qu'ils s’aiment. Tout le monde sait qu'ils s’aiment depuis longtemps, mais eux continuent à tourner autour du pot ou à aller ailleurs. La conscientisation duelle du moment amoureux est quelque chose de difficile. L'accès à la conscience du moment est un travail énorme pour le sujet

 

Le moment de la narration est un moment important, parce que c'est le moment de la révélation. C'est le moment de la communication, de l'énonciation de la manière dont on vit un moment, là, maintenant.

 

Il y a quelquefois une peur de conscientiser le moment, une appréhension de le mettre en mots. La narration c’est un moment douloureux, une confession. Que faut-il avouer ou pas en face de l’autre ? Qu’est-ce qui est de l’ordre du secret et qui doit le rester et qui donne à notre histoire des trous ? Comment mettre en mots, avec les couleurs d’aujourd’hui, un événement abrupt et rester discret sur ce que l’on ne veut pas exprimer dans toute sa nudité ? La narration ne peut se passer de l’autre et de sa force de jugement. Cet autre peut être l’autre en présence ou le futur lecteur. La narration n’est pas seulement une information qu’on véhicule, mais une recherche de compréhension, c’est-à-dire une empathie dans ce que je cherche à conceptualiser qui doit passer par la confession. Il y a beaucoup de gens, des ouvriers consciencieux, des syndicalistes, des agents de développement, des animateurs qui n’osent pas être eux-mêmes et s'assumer dans les discours de soi face à l’autre. Dire je suis sociologue, je suis ceci, je suis cela. La narration est le moment du purgatoire entre le moment du métier et le moment de l'esprit, de la conscience. Il y a des gens qui deviennent un peu plus humains que d'autres, parce qu'ils construisent une conscience des moments. Il y a un moment de la narration dans la temporalité de la conscience. La narration est un moment essentiel dans la conscientisation des moments.

 

Par exemple, au niveau philosophique, Kant dit qu’il a quatre moments : la raison pure, la raison pratique, le jugement esthétique, le moment de la foi, etc. Hegel, lui, voit le monde à travers trois moments : la famille, l'entreprise, l'État. Ces philosophes se construisent le monde comme cela. Il y a des gens, dans la vie quotidienne, qui disent : il y a ma famille d'un côté et mon travail de l'autre, il y a mon sport… Certains découvrent le moment en le racontant à leur biographe. On est parfois biographe les uns des autres. La narrativité est intéressante parce qu’elle invite à créer un dispositif et amène les personnes à expliciter leurs moments.

 

Il y a un préconscient du moment. Il y a même une pratique du moment en dehors de la conscience. Il y a un préconscient et un conscient du moment. Les gens qui construisent leur moment peuvent aller plus loin. Par exemple Remi fait de la peinture à l’huile qu’il a découverte en 2004. Très vite, il s’aperçoit qu'il fallait faire sécher les toiles et que cela demandait beaucoup d'espace. Donc il s’est construit un atelier dans sa maison de campagne à Sainte-Gemme. Il lui a fallu 3 à 4 ans pour construire l'atelier, mais quand il a réinvesti la peinture, alors il a pu le faire à un niveau plus professionnel. Il a pu travailler parce qu’il avait l'espace nécessaire et tous les outils du peintre. Il fallait être propriétaire pour s’autoriser à casser les murs, afin d’agrandir son espace. La théorie des moments permet de faire entrer le moment dans le réel, le réel urbain, le réel architectural. La personne consciente de ses moments utilise la théorie des moments comme intervention pour construire sa vie, et les dispositifs qu’elle suscite pour être efficace.

 

Mais il y a beaucoup d'ouvriers, de gens qui sont condamnés à vivre entre deux ou trois moments, le moment de l'usine, le moment de jardin, le moment de la famille et qui n'arrivent pas assez à agir sur leurs moments, parce qu'ils n'ont pas eu la chance de rencontrer un biographe, qui les aide à expliciter cela. Le biographe est celui qui aide un maximum de personnes à conscientiser et à construire leurs moments. Mais peut-être qu'on peut raconter sa vie autrement, en écrivant son journal ou en prenant des initiatives. Par exemple, l'accession à la propriété fait changer le rapport au moment. Devenir propriétaire est une condition pour façonner sa maison à « sa manière », c’est-à-dire selon ses moments conscientisés. C’est une autre façon de se raconter.

 

Nous n’affirmons pas que l’on ne peut raconter sa vie qu’à travers la théorie des moments, mais que cette démarche est efficace et permet de rendre compte des répétitions et des mutations survenues au gré des hasards, des choix et des héritages. Nous avons parlé de moments décisifs dans une biographie : par exemple la mort d'un proche, l'entrée dans les études, le choix du conjoint. Il y a des choses qui se révèlent être les analyseurs des moments. Par exemple, je vis dans une chambre d'étudiant et je rencontre un étudiant qui vit également dans une chambre d'étudiant. On décide de se mettre ensemble. Comment va-t-on organiser le territoire ? Est-ce que je vais avoir un bureau ou pas ? Un étudiant qui décide de vivre en collocation choisit d'organiser sa vie autrement, que s'il était un individu dans son petit appartement.

 

À chaque fois qu'on déménage, qu'on quitte ses parents, on est dans des moments décisifs (Lefebvre) ou des moments privilégiés (Lesourd) pour penser ses moments.

Dans les moments, le rapport à l'argent me semble très important. Est-ce que je décide d'épargner si je gagne un peu d'argent ou est-ce que je décide de dépenser ? Ce n'est pas la même vie que je mène si je dépense ou si j'épargne. Un livre vient de sortir sur l'homme endetté (2), sur les gens qui ont des dettes qui doivent payer toute leur vie. Leur organisation des moments est différente de celui qui dit : je n'ai pas grand-chose, mais je ne veux pas avoir de dettes. Le jour où l’on décide de s'endetter pour avoir une voiture de sport, on devient totalement dépendant de la banque. La banque envahit alors nos moments.

 

Cela nous semble très important de voir que dans une biographie, par exemple, le choix d'un métier entraîne beaucoup d’autres questions qui renvoient à l’agencement de ses moments : Est-ce que je vais faire des études courtes ou des études longues ? Tous les enfants se posent ces questions-là. Est-ce que je vais faire des études de longue durée ou est-ce que je vais essayer de travailler très vite ? A ce moment-là, il y a des décisions qui sont historiques, dans la biographie. Il y a des temps dans la vie qui sont favorables à conscientiser ces moments. Par exemple comment concilier son moment de la famille, son moment de l'amour et son moment du travail intellectuel, le fait d’assurer sa survie. Il y a beaucoup d'étudiants qui ne savent pas concilier le moment du travail qui fait gagner de l'argent et le moment des études. Ils ont un travail, mais ils renoncent à leur travail pour faire des études. Ou le contraire. Parfois, ce sont de mauvais choix, parce que quand on n'a plus l'argent, on ne peut plus acheter de livres et on ne peut pas faire de bonnes études. Chacun n'est pas identique dans l'entrée dans la vie. Des gens sont aidés par leurs parents, d'autres pas.

 

Kant a pensé que n'importe qui pouvait devenir intelligent. On a les moyens aujourd'hui d'accéder à la culture etc. C’est vrai et ce n'est pas vrai. Il faut un tempérament personnel, une volonté de se cultiver pour se cultiver. Si on n'a pas envie de lire, si on préfère faire son jardin, on choisit une autre vie. Nous pensons que depuis Kant, depuis les Lumières, on a la possibilité de penser ses moments, c'est-à-dire de décider comment on va construire sa vie. La société nous donne les moyens de survivre si on travaille un petit peu, et alors la question qui se pose est celle de l'organisation de ses moments.

 

Christine Delory-Momberger a raison de dire qu’avant la Renaissance, cette construction de la personne était inconcevable. Elle pense qu'avant la Renaissance, le discours était au niveau du social. Les individus parlaient à travers des groupes. A partir de la Renaissance, on peut se construire des moments. On peut se raconter et expliquer ses choix. Tout le monde n'y arrive pas. En Éthiopie, ce n'est pas comme à Paris. Cependant, quelqu'un qui veut faire des études peut y arriver, d'une certaine façon, même un Comorien.

 

Être esclave en Grèce permettait quelquefois de devenir intellectuel. Si tu étais obligé d’accompagner les troupeaux, d’être au pâturage toute la journée, tu ne pouvais rien faire d’autre. Le serf, dans la société féodale, avait vraiment du mal à devenir intellectuel, car voyager lui était interdit.

 

Nous pouvons soit découvrir nos moments, soit sciemment les construire. On peut les découvrir, parce que la vie en soi porte déjà des moments. De plus, dans notre perspective du XXIe siècle, nous ne savons pas vraiment s’il y a eu, à certaines périodes historiques, plus ou moins de possibilités de construire ses moments qu'aujourd'hui.

 

Si à propos du Moyen âge, on a pu écrire qu’il n’y avait pratiquement que deux moments : le moment du travail et le moment de la joie, ou plutôt de la fête, il s’agit de rester prudent, car certains livres de l’époque nous montrent qu’une certaine classe sociale vivait d’autres moments, par exemple l’éducation des enfants. Ce qu'on peut dire avec sûreté, c'est qu’à l'époque, concernant le plus grand nombre, on était beaucoup plus restreints pour tout ce qui concerne la forme, la mise en forme du moment. Des moments qui étaient un luxe hier ont pu se « démocratiser » aujourd’hui. Aujourd'hui il semble que l'individu ait beaucoup plus de possibilités de choix. Aujourd'hui si beaucoup de gens semblent souffrir de dépression, c’est peut-être parce qu'il y a trop de possibilités. Ils ne savent pas comment agir, quelle voie prendre. Il y a trop d’injonction de mise en forme, trop de possibilités de mise en forme du moment.

 

(2) Maurizio Lazarato, La fabrique de l’homme endetté, essai sur la condition néolibérale, Paris, Ed. Amsterdam, 2011, 124 p.

 

Augustin Mutuale

http://lesanalyseurs.over-blog.org

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