Analyse institutionnelle : Théorie et pratique au sein des institutions politiques, éducatives et de recherche. L'implication des individus et des groupes dans la vie politique et sociale.
2.3 La nouvelle individualité et l'historicité
Un effort intellectuel considérable est nécessaire pour bien comprendre la conception de l’individualité ou, autrement dit, de l'historicité, qui sous-tient la vision du monde national-socialiste. Je m’appuie ici sur un lexique philosophique très répandu en Allemagne et rédigé d'après les exigences de ce courant (cf. Schischkoff : 1978). Outre des renseignements précieux sur les mots, ce lexique nous permet aussi de voir de plus près les stratégies utilisées pour les mettre en place. Par rapport à la définition de l’historicité (Geschichtlichkeit), on s’attend alors de trouver la définition de Heidegger, comme c'est le cas pour maintes autres entrées. Mais non ‒ l'entrée reprend explicitement, exclusivement et brièvement, l'approche de Karl Jaspers (1883-1969) :
« Historicité, selon la philosophie de l'existence de Jaspers, est l'unité de la simple présence (Vorhandenheit) de l'homme et des possibilités du développement contenues dans sa réalité (Dasein) afin d'accéder à une existence authentique (eigentlich), c'est-à-dire à un étant (Seienden) qui se tient dans une relation avec lui-même et avec sa transcendance. L'historicité de l'existence, appelée clin d'œil/instant (Augenblick) est l'unité du temps et de l'éternité. L'historicité se réalise à travers la fidélité du soi envers son fondement. ‒ On souligne l'historicité d'une chose quand il faut rappeler qu'elle a une histoire que l'on doit connaître pour saisir l'essence de cette chose. » (Ibid.:220).
Néanmoins, cette définition nous permet d’approcher le concept d'individualité sous-jacente dans la mythologie national-socialiste. Je reprends seulement les différents éléments dont la signification sera éclaircie tout à l’heure. Nous apprenons, de prime abord, que cette individualité se distingue par une « unité de la simple présence de l'homme et des possibilités du développement contenues dans sa réalité ». Et l'existence authentique est décrite en termes d'une « relation avec soi-même et avec sa transcendance ». Ce dernier moment de cette individualité au sens historique, cette individualité qui est donc capable d'accéder au sens historique, se décrit comme « l'unité du temps et de l'éternité ». Par ce biais, l’individu et le sens historique se confondent. L’expression historicité est donc bien interchangeable avec ce nouvel amour pour l’individuel que prône Baeumler. Notons au passage que Schischkoff se sert ici d’une ruse. Car, si une amitié et une certaine affinité intellectuelle entre Heidegger et Jaspers est attesté pour les années 1920, Jaspers n'a jamais appuyé la vision du monde national-socialiste, comme le souligne même Grunenberg, auteure décidément heideggérienne (cf. Grunenberg:2006).[1] On peut reconnaître la connivence avec l'approche de Baeumler qui, d'année en année, va le reformuler afin d'arriver à la pleine constitution du national-socialisme. En indiquant alors le concept d'historicité selon Jaspers, Schischkoff réintègre les mythologues du national-socialisme[2] dans la philosophe de l'existence. Quelle est alors la différence entre les conceptualisations de Jaspers, d'un côté et de Heidegger, de l'autre côté ? Pour cela, rappelons qu'il faut étudier ces auteurs dans leur contexte, car, en prenant en compte la terminologie philosophique consentie, on s'aperçoit seulement que les termes sont à peu près identiques. Mais Jaspers s'attache à penser l'existence humaine, tandis que pour Baeumler et pour Heidegger, la pensée doit s'enraciner de prime abord dans un sol, ce qu'exprime le mot étrange de Dasein.[3] Par conséquent, leur concept d’existence se rapporte à ce Dasein, enraciné par son sang dans son sol. Sans une connaissance des autres auteurs de la «pensée sang et sol» qui, eux aussi, utilisent cette terminologie sur la base de la même vision du monde, leur discours semble certes étrange, mais toujours discutable au plan de la pensée (cf. Bazinek:1988). Mise en perspective avec des textes de Rosenberg, par exemple, leur discours révèle avec toute la clarté requise son appartenance authentique.
[1] L’étude de Vermeil:1953, restituant le contexte politique et culturel, permet de bien comprendre à la fois la proximité entre les deux, et l’abime qui les sépare.
[2]Baeumler ne figure pourtant pas dans ce dictionnaire, à la différence par exemple de Bruno Bauch (1887-1942), Hans-Georg Gadamer (1900-2002), Erich Rothacker (1888-1965) et, bien évidemment Heidegger.
[3]« Le Daseyn, [...], un substantif qui, à proprement parler, est l'infinitif du verbe seyn avec le petit mot da, et a été contracté du dicton da seyn. 1) La présence à un lieu. «Il l'a fait quand j'ai été là, il l'a fait dans ma présence.» «J'ai été il quelques mois à Paris; pourtant, tout au long de mon séjour rien d'extraordinaire se produisait.» 2) L'existence, un concept qu'il est impossible à définir, comme les mots Seyn <être>, Ding <chose>, Wesen <essence> etc.«Tu es là, tu dois alors remplir le destin de ton être-là.» «L'être-là d'un innocent est une conscience vive pour ses persécuteurs.» «Notre être-là n'est soumis à aucune créature. Nous nous tenons immédiatement devant le créateur.» Kästn.- «Reconnaître la valeur de la vraie joie / c'est ce qui correspond au mieux au devoir de notre être-là» Duch. - Dans cette deuxième acceptation le mot a été introduit par les nouveaux sages du monde. L'auteur des louanges du Roi Louis chez Schiller utilise V.73 «Hier wisst <Ici sait>, Hierseyn <être ici> dans le sens de l'essence, de l'être, qui, dans un vocabulaire ancien, avant la fin du 15e siècle, a été de même utilisé pour existere.> » (Adelung:1793, 1408).
Leonore Bazinek
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