Analyse institutionnelle : Théorie et pratique au sein des institutions politiques, éducatives et de recherche. L'implication des individus et des groupes dans la vie politique et sociale.
Comment produire notre livre sur le journal d’intervention?
Entretien avec Remi Hess (7)
Reconstruire notre livre
Je suis content, Anne-Claire, que tu trouves utile de revisiter le passé, mais en même temps, que tu suggères de partir du présent. Peut-être qu’il faut construire notre livre, selon une méthode progressive-régressive, c’est-à-dire que la première partie que j’ai écrite pourrait, en fait, être la seconde. On pourrait partir du présent, remonter dans le passé et revenir au présent pour dégager l’horizon ! Si je n’ai pas rendu mon livre plus vite, c’est que je n’étais pas content de cette pesanteur du passé. Commencer par le passé, cela intéresse les historiens, mais ce n’est peut-être pas ça qui nous intéresse, nous praticiens. Le passage par le passé n’est peut-être qu’un moment, et qu’il nécessaire de s’engager dans la problématique en parlant du présent. Aujourd’hui, c’est le point de départ. Il faut diagnostiquer l’état des choses, pour remonter ensuite dans le passé. Le journal est un outil important : il faut en transduquer l’histoire dans le présent.
Il faudrait parler de ces problèmes avec d’autres. Etre auteur, ce n’est pas vraiment faire des briques, c’est voir comment les briques peuvent être agencées : c’est dans cette activité de construction que se trouve l’auteur collectif. Je ne peux pas faire ce travail tout seul. C’est au dessus de mes forces. Je n’en ai plus le désir. Il y a tellement d’idées dans les échanges avec Bertrand, Swan, Augustin, toi ou Kareen ! Il y a des gens qui bossent vraiment sur la question. Si on met en commun nos expériences et nos pratiques, un fil rouge, une ligne doit pouvoir se dégager. En même temps, restons dialectique ! Si l’on n’a pas le temps de faire cette Commune d’écriture collective, on peut faire le bouquin quand même : le chantier sera une sorte d’étape, un moment de synthèse provisoire, pour rendre l’impossible d’aujourd’hui, (la transmutation de nos dissociations en tornade transductive !) comme le possible de demain !
Un jour, j’ai rêvé à l’Université Catholique pour faire notre révolution culturelle. Ils sont d’accord avec le principe du journal. On a en commun la personne !
Au départ, je me suis demandé si tu étais concurrente par rapport à Kareen. Peut-on mettre plusieurs personnes sur un thème ? Gérer la recherche dans un domaine, lorsqu’il est important, suppose de se mettre à plusieurs et de travailler les complémentarités. Depuis un an, j’ai pris conscience que toute personne qui travaille sur le journal l’aborde différemment des autres. Ce n’est pas une concurrence, mais plutôt le balisage d’un domaine, d’un monde à conquérir ensemble...
A.C : C’est pour ça qu’on travaille dans des collectifs, pour mutualiser les apports de chacun.
R H : Oui, j’étais agacé dernièrement par une «production » de notre collègue P. Boumard, bon ami, par ailleurs. Qu’il m’autorise ici, à me moquer de lui ! Il a publié un livre en Italie qui s’appelle Les ethnographes et la tribu des enseignants, ou un truc comme ça. C’est une sorte de manuel sur l’ethnographie de l’école. Il fait 10 pages sur le journal, et il se demande ce qu’est le journal de l’ethnographe ! Il parle du journal institutionnel ; il dit que G. Lapassade ne fait pas de journal de recherche, mais un journal thérapeutique, car il a trouvé un texte où G. Lapassade dit que le journal l’aide à gérer son angoisse ! Il dit que je pratique le journal institutionnel, mais que lui pense que c’est mieux de faire un journal institutionnel « collectif », etc. Ce chapitre met les gens en concurrence et cherche à les évaluer. Il les oppose. Il les labellise. Il croit pouvoir montrer que la différence engendre la concurrence, alors que je vois dans l’appartenance commune à notre communauté des diaristes le ferment d’une coopération. Lui joue de cette dialectique, de cette tension entre identité et différence, pour en sortir une résultante de concurrence, alors que je pose que cette tension débouche sur la complémentarité… Ainsi, après avoir évalué chacun d’entre nous (Untel a vu ceci, Untel a vu cela) notre théoricien nous prépare un lapin, qu’il va bientôt sortir de son chapeau ! P. Boumard qui a été marin (!) nous propose un nouveau concept : celui du journal de bord ! Merci, Cher collègue, pour cet apport magistral ! P. Boumard a inventé le journal de bord ! Ma mère, si elle vivait encore, le trouverait absurde, elle qui a tenu un tel journal pendant 60 ans ! Tout le raisonnement de Patrick est de dire que des gens proposent différentes appellations du journal, mais que, tout bien pesé, la vérité, c’est le journal de bord. Il ne se rend pas compte que le journal d’investigation, c’est une manière différente de positionner le journal, par rapport au journal de recherche, ou au journal de lecture, mais que quelque soit le nom donné à cette pratique, c’est toujours la même et que le seul discriminant, c’est la diffusion que l’on fait de cette construction quotidienne. Il ne se rend pas compte que chaque appellation correspond à une posture qu’on prend pour écrire son journal, à un moment ou à un autre, mais qu’au cours de notre vie de diariste nous avons quinze manières de nommer nos journaux. Ce que je voulais souligner ici, c’est que ce qu’il nous présente comme une activité de penseur (son effort pour trouver la bonne appellation pour la pratique du journal), est vide de sens : il ferait mieux de se mettre à écrire un journal et à le faire circuler !
Je passe ! Moi, je n’arrive pas à écrire un journal intime. J’ai du mal à trouver où est mon intimité, parce que dès que je parle de ça, je construis quelque chose, et j’arrive à trouver une loi un peu générale qui tend mon texte extimisable. J’aimerais bien avoir un journal intime, écrire des choses, que je ne pourrais pas donner à lire, mais je n’y arrive pas. Car, plus j’explore les profondeurs de mon « intériorité », -je vais bientôt atteindre le fond !- plus je me dis que ces poissons pourris que je remonte au jour le jour pourraient être intéressants, si je les donnais à lire à ma communauté de référence. Je ne veux pas trop m'étendre sur mes déceptions amoureuses ou autres, mais si je me mets à écrire sur cela, je suis sûr que j’en ferai des trouvailles extimisables. Promis, Anne-Claire, je vais faire un effort pour descendre au fond du fond, un jour d’ennui particulier !
J’ai des très beaux carnets que Céline Cronnier m’a ramenés d’Inde : je voudrais écrire dedans ce journal intime, mais je n’y arrive pas. En même temps, les supports sont trop beaux, pour en faire des journaux institutionnels… J’ai pu dire que je n’avais pas d’inconscient, et…
A.C : et tu découvres que tu n’as pas d’intimité non plus !
R H : C’est un vrai problème. Je ne sais pas quelle est la part d’intime dans mon travail, car le journal traque des choses très fortes. Par exemple, Anissa Benamouda m’écrit une longue lettre fortement impliquée en réponse à mes lettres : elle dit que je décris très bien le chaos du social. Dans le journal d’intervention, on écrit quelque chose qui nous semble être une description de quelque chose de fort pour nous, mais est-ce que c’est intime ? Je ne sais pas, mais ça nous fait travailler psychiquement ! On fait un choix dans tout ce qu’on vit. On va se centrer sur un truc qu’on va décrire très bien, et qu’on va essayer d’analyser, parce qu’on a une hypothèse d’analyse, on voudrait comprendre. On balance cela, tel quel, à la communauté de référence, et il y en a un qui dit qu’il fait un pas de coté, qu’il n’est pas d’accord. Prenons l’exemple de Rose-Marie : elle vient d’écrire une lettre sur la Catho, où elle montre qu’elle ne me suit pas dans mon intérêt de connaissance sur ce terrain ! On ne savait pas très bien ce qui n’allait pas avec elle, mais je sentais qu’elle avait des réticences par rapport à moi. Finalement, elle arrive à le dire. C’est idéologique ! En tant que Républicaine espagnole, elle ne supporte pas la Calotte ! Il y a un moment où l’on est dans l’écriture impliquée. On écrit nous-mêmes sur quelque chose qui nous tient à cœur, qui nous chauffe, et sur les 40 ou 50 personnes de la communauté de référence, ceux qui partagent avec nous cette manie, pour parler comme Fourier, il y en a une qui s’oppose complètement, ou au contraire, qui adhère complètement, et qui pousse le truc plus loin. Est-ce intime ? Rose-Marie fait passer quelque chose de profond en elle à l’expression : on pourrait dire qu’elle fabrique de l’extime, à partir de l’intime ! Le journal, la lettre seraient une fabrique de l’extime : une transformation de ce que l’on a sur le cœur, en énonciation critique, mise à la disposition de la série fouriériste !
Entretien avec Remi Hess réalisé par Anne-Claire Cormery
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