Analyse institutionnelle : Théorie et pratique au sein des institutions politiques, éducatives et de recherche. L'implication des individus et des groupes dans la vie politique et sociale.
Comment produire notre livre sur le journal d’intervention ?
Entretien avec Remi Hess (4)
Aujourd’hui ? Le changement de contexte
Comment penser le journal d’intervention aujourd’hui ? Cette question des Italiens nécessite de décrire le social, qui est maintenant complètement différent de celui de 1970.
Vers 1973, au moment où on va créer l’école de Vincennes, il a des gens qui sont travailleurs sociaux dans des institutions. On leur dit qu’on va les former, en les aidant à analyser leur expérience professionnelle :
-Vous allez entrer dans l’écriture, en analysant votre expérience professionnelle !
Le journal institutionnel marche très bien, car tout le monde a un boulot. En même temps, c’est la pagaille, car les chefs sont cons ; il y a donc des conflits partout, mais on analyse les conflits. Un professionnel qui raconte ce qui se passe provoque du dérangement : souvent, il est vidé, mais ça ne le dérange absolument pas, parce que le lendemain, il retrouve un travail. Entre 1968 et 1972, 1000 enseignants sont exclus de l’Education nationale. Or, pour comprendre comment nous vivons la situation, il faut rappeler qu’en 1970, il n’y a pas de problème d’emploi…
Le journal institutionnel est beaucoup plus difficile aujourd’hui, parce que si tu dis un mot qui ne plaît pas à Sarkozy, tu es renvoyé dans un avion au Mali du jour au lendemain. Ce n’était pas du tout le cas avec De Gaulle. Il fallait vraiment avoir assassiné son père et sa mère, pour être interdit d’Université. On était entièrement libre. Aujourd’hui, le contexte a changé, les gens sont fragilisés ; ils tiennent donc des journaux de fragilités. Si on veut répondre à ta demande de mettre des choses plus actuelles, il faut donc montrer que l’intervention n’est plus ce qu’elle était. L’intervention de Renato à Milan en ce moment, c’est de rencontrer les enfants des rues qui n’existent pas pour l’administration Italienne.
Journal institutionnel ou journal professionnel ?
Quand tu dis que c’est un journal professionnel et non institutionnel qui va questionner le rapport à la profession, tu mets le doigt sur quelque chose : y-a-t-il encore de l’institution ? Il ne peut plus y avoir d’intervention institutionnelle, dans des lieux où il n’y a plus d’institution en face. Par exemple, Anissa Benamouda me dit qu’elle est éducatrice dans une boîte où il n’y a plus de direction, plus d’intendance ; il n’y a plus rien ! Est-on dans l’autogestion complète ? Ce n’est pas sûr. Les professionnels vivent la situation comme un chaos ! Il n’y a plus de chef, pour assumer ces boulots-là. Dans le travail social, on ne sait plus où l’on est, ce qu’on fait, qui nous paye !
A.C : Dans le N°12 de Cultures et sociétés, quelqu’un a écrit un article sur le démantèlement du social. Il explique que les institutions n’ont plus de visage, que personne ne les incarne.
R : Avec cette question, nous commençons à donner du corps à notre chantier. Qu’est-ce que c’est que le journal d’intervention aujourd’hui ? Ne pourrait-on pas faire l’hypothèse que le journal, c’est justement l’institution. C’est l’institution du sujet, de la personne, du travailleur social qui se pose la question : qu’est-ce que je fais là ? C’est lui qui donne de la consistance sociale à son existence et donc à son contexte ! Je pense que l’on pourrait partir de cette idée qu’il n’y a plus d’institution. C’est le chaos : il y a de la folie, c’est délirant ! Il y a des managers, quelque part, qui se donnent pour mission de désorganiser le social. Leur slogan, c’est «travailler plus, pour détruire le social». Quand tu dis à un gardien de la paix : «si vous ne faites pas 40 contraventions dans la journée, on vous fait une retenue sur salaire», il veut faire son chiffre. Il n’y arrive pas ! Qu’à cela ne tienne ! Il met des contraventions à des gens qui ont payé leur ticket de stationnement. Et après, pour ne pas payer ta contravention, tu passes environ 40 heures de ta vie à envoyer des lettres recommandées. Nos dirigeants organisent un chaos total. Imagine que je sois payé 100 euros de l’heure, chaque contravention que tu me mets, alors que j’ai payé mon ticket de stationnement, fait perdre beaucoup d’argent à l’Etat. Je puis chiffrer la perte à 4000 euros, en ce qui me concerne (plus les charges sociales : cela tourne donc autour de 7000 euros !). Peut-être voudrait-on que je ne dise rien, que je prenne conscience qu’il faut assurer le salaire d’une jeune femme sans emploi ! Or, mon premier réflexe, c’est que je ne veux pas me laisser faire ! Je crie à l’injustice, à l’incompétence des gardiens de la paix, à leur manque de formation ! Je vais négocier la contravention, au lieu de faire mon boulot… J’ai vécu l’expérience : cela demande six mois de démarche ! C’est remonté jusqu’au préfet de Seine-Saint-Denis ! Et encore, parce que j’ai fait jouer le piston ! Sans cela, l’histoire aurait duré un an ! C’est un chaos organisé ! Après, les évaluateurs de la Cour des comptes pourront se poser la question : faut-il continuer à payer les professeurs d’université aussi cher ? Est-ce nécessaire de donner un salaire de haut fonctionnaire, à des gens qui passent leur temps à écrire des lettres pour refuser de payer leurs contraventions ?
La logique selon laquelle il faut travailler plus, pour foutre la pagaille partout est actuellement portée par le Président de la République ! Je suis contre la politique de N. Sarkozy, depuis cette expérience faite, alors qu’il était encore Ministre de l’intérieur... Même mon maçon, en s’appuyant sur d’autres expériences, pensait que cette idée « de travailler plus » était délirante. Lui et moi étions d’accord qu’il faut travailler moins, mais mieux. Nous avons à la tête de l’Etat, en gros depuis 1980, des gens qui ont fait de la finance un absolu. Pour gagner trois sous, ils mettent en l’air des régions entières : un responsable des ressources humaines met les gens au chômage. Il gagne 40 centimes au niveau des écritures du bilan comptable, mais au bout du compte, cela coûte 15 milliards à l’Etat pour recycler les gens, leur alcoolisme, la dégénérescence de leurs enfants, la violence dans les banlieues qui en découle, etc. Il n’y a plus un seul dirigeant important, capable de penser en termes d’économie sociale. S’il faut réfléchir à la finance, c’est en relation étroite avec le social. L’argent et le social ont un rapport. Or, maintenant, tout est cloisonné. Il n’y a plus de rapport ! Tous les rapports sont détruits. Avant, les experts étaient des gens expérimentés (expert, expérience, cela a la même racine !). Maintenant, on choisit à tous les niveaux des personnes que l’on nomme « experts», parce qu’ils n’ont pas d’expérience, et ne connaissent rien à ce qu’ils sont censés évaluer ! C’est effarant ! On leur donne des critères : ils remplissent une grille, sans comprendre les tenants et aboutissants de ce qu’ils font !
Donc, nous sommes d’accord qu’aujourd’hui, les financiers sont au pouvoir ; et on voit où ça nous mène : la crise, le chaos. Malgré tous leurs méfaits, ces loups se distribuent des sommes incroyables à quelques-uns. Tu reçois des bonus extraordinaires pour avoir foutu la merde partout : dans les administrations, dans le système de santé, dans l’institution scolaire, même le sport ! On est dans le chaos ! Le sélectionneur de l’équipe de France de football n’a plus de raison d’être fair play, puisqu’une main, disons deux mains d’un de ses joueurs, lui permet de toucher une prime de 800 000 euros, à la suite du match contre l’Irlande. Thierry Henry, aussi, a touché une somme rondelette ! Je ne parle pas des banquiers, eux c’est en millions d’euros que se chiffrent leurs primes pour avoir produit le chaos ! C’est la fin des valeurs ! Un monde s’effondre ! Sommes-nous en 1788 ?
Difficile à dire, car, au lieu de réagir, la société se flagelle ! Dans le même temps où quelques-uns se partagent les boni, des groupes nombreux de travailleurs se suicident, à France-Telecom, partout ! Alors qu’on pourrait imaginer qu’ils tournent leur violence contre leur patron, leurs managers, ils se jettent par les fenêtres de leur entreprise, toujours et toujours ! Dans les années 1970, il y avait des petits chefs qui faisaient chier. Quelques Maos en ont tué un ou deux… Les autres se sont calmés tout de suite, et pour 10 ans, chez Renault, notamment !
Dans ce contexte de chaos que l’on retrouve dans les ruines de nos institutions, l’intervention aujourd’hui, c’est d’éviter l’implosion. Il faut agir attentivement pour que nos proches ne se tuent pas, parce que tout les pousse à se tuer ! Je porte des gens autour de moi qui ne pensent qu’à se donner la mort ! Le journal est peut-être la dernière forme de sauvetage de l’institution. C’est l’institution du journal qui maintient le social. Car c’est la communauté de référence qui maintient l’autre. Dans cet état de désagrégation du social, il faut que les médiateurs sociaux tiennent leurs journaux, pour se tenir eux-mêmes, et qu’ils puissent se faire tenir par d’autres, pour que l’ensemble du social que je décris puisse se transformer en éclat de rire généralisé, en fête, j’espère en Révolution !
L’horizon ? Se faire la charité ! Faire circuler les journaux, en élargissant sans cesse la communauté de référence, pour atteindre l’ensemble de la société. Il faut que les gens qui ont voté Sarkozy se rendent compte que ce n’est plus possible : il faut arrêter de voter pour des fous, pour des gens irresponsables. Je pense que le journal est le seul rempart contre la folie, contre l’atomisation ; évidemment, nous parlons du journal extime, d’intervention, ce journal qui fait réfléchir à sa vie, en lisant la vie des autres, en organisant l’hétérobiographie généralisée !
Est-ce que je m’écarte de notre objet ?
Si on veut faire de notre livre un ouvrage révolutionnaire, il faut arriver à raconter les années 1970, et montrer qu’à travers le journal, il y a une mutation profonde qui s’opère.
Entretien avec Remi Hess réalisé par Anne-Claire Cormery
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