Analyse institutionnelle : Théorie et pratique au sein des institutions politiques, éducatives et de recherche. L'implication des individus et des groupes dans la vie politique et sociale.
Comment produire notre livre sur le journal d’intervention ?
Entretien avec Remi Hess (2)
L’Effet Baué
Certes, le journal est toujours un peu intime : c’est la vision du monde de celui qui écrit, et ce n’est jamais le réel qu’on décrit. Le journal objective une subjectivité ! Et, à partir du moment où on le fait lire, ce qu’il contient de plus intime se maintient dans le texte, car l’intime ne s’oppose pas à l’extime. Le débat intime/extime est souvent mal posé. Il y a le journal pour soi qui se transforme en journal d’intérité, lorsque tu décides de communiquer ton journal à une communauté de référence. Cette communauté peut être une personne (le mentor de Marc-Antoine Jullien, pour le journal de formation), ou un groupe de 3, 20 ou 100 personnes. Il reste toujours quelque chose de très personnel qui est décrit dans le journal et, si on le fait circuler, c’est qu’on a confiance en l’autre, pour qu’il en parle d’une manière empathique, dans une logique qui n’est pas celle de vous détruire. On ne donne pas son journal à lire à quelqu’un qui vous fait la guerre... Là encore, on pourrait imaginer des exceptions. Mais, en général, dans un premier temps, on fait lire son journal à des amis. Dans l’épisode de 1982-83, quand j’écris mon journal de professeur de lycée, je suis en conflit avec mon patron. Et, je n’ai pas donné mon journal au proviseur du lycée, où je travaillais. Il a pu tomber dessus ; la documentaliste a pu lui montrer, mais je n’ai pas inscrit ce personnage dans la communauté de référence, à qui je voulais le donner à lire. Je pense que cet aspect du problème était déjà présent, chez moi, en 1982-83, mais je ne l’avais pas encore explicité. Ce ne sera qu’en 1987, que, dans son travail de Maîtrise, Olivier Baué va clarifier les choses.
Dans la piscine dont il était le responsable, sous son impulsion, des gens tiennent leurs journaux, des instituteurs ou des maîtres nageurs, pour décrire comment les enfants entrent dans la natation. Or, dans cette équipe pédagogique, certains résistent à l’écriture du journal. Ils participent avec les auteurs de journaux à des réunions d’analyse collective. Mais Olivier s’aperçoit que les critiques qui sont faites aux diaristes ne sont pas du tout les mêmes, dans leur nature, lorsqu’elles émanent des gens qui tiennent leurs journaux, ou de ceux qui refusent l’engagement dans ce travail. Il décide que ne pourront lire les journaux que les auteurs de journaux, pour ne pas avoir à se défendre contre des critiques faciles.
Certes, j’ai déjà rencontré quelques personnes qui, sans tenir de journaux, étaient dans la posture empathique vis-à-vis des diaristes. Cependant, dans les groupes qui travaillent l’analyse de pratiques à partir de la lecture de journaux, depuis cette très belle démonstration de 1987, un principe (principe qui peut avoir quelques rares exceptions) s’est imposé : on ne peut plus donner à lire des journaux à des gens qui ne tiennent pas leur journal (Effet Baué). Notre communauté de référence est une communauté de diaristes. Quand on donne son journal à quelqu’un qui n’est pas diariste, c’est qu’on pense qu’il pourrait le devenir, c’est-à-dire qu’il a une compréhension telle, de ce travail d’objectivation de la subjectivité, qu’on espère susciter chez lui un effet d’entraînement.
Ce que je peux faire, c’est terminer la relecture du numéro 9 de Pratiques de formation, mettre en forme les apports de chacun, et ensuite, on pourrait faire une 4ème partie sur le journal de 1987 à 2009, c’est-à-dire faire quelque chose sur Olivier Baué (ce me semble important). En rangeant ma bibliothèque à Saint Gemme, j’ai retrouvé son mémoire. Je voulais t’emmener à Saint Gemme, parce que j’ai constitué un mur avec tous les documents sur le journal, mais ce n’était pas facile d’y partir.
Anne-Claire : Rester à Paris nous aura permis de passer chez Anthropos, en début d’après-midi.
R : Oui, on a fait autre chose. Je dois aller à Saint Gemme un peu plus tard, pour voir ma fille aînée.
Tu me fais remarquer que les interventions que je commente dans ce texte ne sont pas très actuelles. Je pense que tu as raison. Au départ, je suis parti pour faire le continuum du journal, la chronologie, la genèse du mouvement. Peut-être qu’il faut réduire à un chapitre, ou un chapitre avec plusieurs paragraphes, 3 pages sur Olivier Baué, 3 pages sur L’Université en transe, car ça fait partie du continuum du journal d’intervention.
L’université en transe
En octobre 1986, il y a eu un mouvement étudiant contre un projet de loi Devaquet, qui voulait augmenter les frais d’inscription à l’Université. Je suis alors directeur du département. J’ai dit aux étudiants dans mes cours de tenir leurs journaux, comme je le fais tous les ans ; mais à partir de novembre, il n’y a plus eu de cours du tout ! Le mouvement dure deux mois, et on retrouve les étudiants en janvier. En discutant avec les étudiants dans les assemblées générales ou dans les couloirs, j’ai des retours sur leur rapport au journal. Des étudiants me téléphonent ; j’en vois dans les manifs : ils me disent qu’ils continuent à écrire. Ils tiennent leur journal de la grève. Ils ont transformé leur journal d’analyse institutionnelle en journal de grève. Cette prise de conscience me rend curieux… Je réussis à lire quelques journaux, et je m’aperçois que le contenu est formidable pour faire avancer notre recherche… Dans un premier temps, des étudiants expliquent qu’ils sont contre la grève, alors que d’autres sont dans le comité de grève ; donc on voit sur 50 journaux toutes les formes du vécu de la grève. Je raconte ça à G. Lapassade qui est à la fac 24h/24, et qui tient un journal sur ce qui se passe dans les assemblées générales, qui sont pratiquement journalières. Il me dit qu’avec ce que les étudiants sont en train d’écrire, on doit pouvoir faire un livre. Il téléphone à un éditeur (Syros) qui donne son accord. On a eu l’idée de faire ce livre vers la mi-décembre. Il est alors axé sur la grève à Saint-Denis.
G. Lapassade pense alors qu’il faudrait suivre les manifestations dans les rues et les décrire. Elles ont leur place dans notre livre. Pour que le livre marche bien, il pense qu’il faut trouver un homme de lettres, quelqu’un qui sache écrire : il pense alors à Patrick Boumard, qui n’était pas prof à Paris 8 ; il était alors à Nantes, mais il faisait les manifs à Paris.
A l’époque, G. Lapassade et moi, nous étions dans l’ethnométhodologie. L’écriture de journaux nous fait découvrir que les filles qui étaient le 1er Novembre contre le mouvement étaient les plus enragées le 20 Novembre. Elles séquestraient des journalistes. Il y avait donc des conversions : on observait un basculement de l’hostilité la plus grande, à l’adhésion la plus grande. Il se trouve qu’à Nanterrre, en 1968, en tant qu’étudiant, j’avais vécu le même mouvement intérieur. A la mi-mars, je m’étais battu contre le boycott d’un partiel, estimant que les grévistes étaient des saboteurs. Dix jours plus tard, j’allais occuper la Tour administrative ! Donc, ayant lu Jules-Rosettes, ethnométhodologue américaine, qui avait étudié les conversions dans les phénomènes de transe, Georges et moi, nous sommes intéressés au contexte de ces états de transe, et particulièrement de conversion chez les étudiants.
P. Boumard nous ayant donné son accord, notre livre, on l’a fait entre le 8 et le 15 Janvier. Il est paru vers le 15 mars : c’est un agencement de textes d’étudiants diaristes, de l’enquête que G. Lapassade a fait dans les AG, et de ce que P. Boumard a pu décrire dans les manifs. La thèse du livre : l’Université en transe signifie que le mouvement fait passer le collectif d’un état de conscience à un autre état de conscience. C’est un livre intéressant, car il fut aussi une intervention sur la fac. Les étudiants sont entrés dans la grève pour que les frais d’inscription n’augmentent pas ; et à la fin, ils nous ont demandé à faire des interventions, à aller sur le terrain. E mars, on a créé une école d’intervention.
Il faudrait rappeler cette époque, et donc créer un chapitre sur L’université en transe. P. Boumard a été associé à cet épisode.
Entretien avec Remi Hess réalisé par Anne-Claire Cormery
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