Analyse institutionnelle : Théorie et pratique au sein des institutions politiques, éducatives et de recherche. L'implication des individus et des groupes dans la vie politique et sociale.
Entretien avec Georges Lapassade
Benyounès Bellagnech : Cela ne relève pas de la psychopathologie.
G. Lapassade : On fait appel à des guérisseurs, à des exorcises.
Benyounès : C’est pour les cas extrêmes, parce que si tu prends tous les gens qui sont habités ; moi, j’en ai connu dans ma famille, de temps en temps, des gens qui tombent, ils commencent à sortir leur langue, on peut dire que c’est un état hystérique. C’est très expressif. On ne pense jamais à les amener chez le médecin, ni chez le voyant, la voyante, ni chez le marabout, ni chez quelqu’un d’autre. On ne pense pas à faire ça. On redoute, parce que de temps en temps, quelqu’un conduit un tracteur ; on craignait que cela lui arrive au moment où il conduit le tracteur. On a peur pour lui, on a peur pour sa vie, cela n’est jamais arrivé, cela ne pose pas de problème. C’est un exemple parmi d’autres.
G. Lapassade : Et, il était possédé !
Benyounès : Oui, oui, il était possédé, j’en ai connu deux autres, une fille et un garçon, c’étaient des amis à l’université. Comme par hasard, pour la fille, cela ne lui arrive jamais à l’extérieur, cela ne lui arrive que quand il y a quelqu’un. Une fois, elle était chez moi je ne savais pas, cela lui est arrivé, elle était étendue et quelqu’un qui la connaissait, m’avait dit que cela lui arrive, elle est comme ça. Puis, il y avait un autre copain, lui, cela pouvait lui arriver à l’extérieur. De temps en temps, quand tu le vois avec des bleus sur les yeux, on dirait en le voyant qu’il a été tabassé à mort, c’est indescriptible. Toutefois, ni lui, ni sa famille, ne reconnaissent l’état pathologique de cette expression, de ce symptôme de cette crise où le corps est malmené.
G. Lapassade : On ne fait pas appel à des …
Benyounès : Cela non, dans ces cas dont je t’ai parlé, non ; peut-être dans d’autres. Cela, c’est ce que j’ai vécu, ce que j’ai vu ; des gens que je connais.
G. Lapassade : Ces choses, dont je te parle, sont beaucoup plus présentes et l’on pourrait se demander pourquoi, elles sont plus familières chez vous qu’ici. C’est curieux, il y a une familiarité avec la dissociation, une sorte d’arrangement qui s’opère, sauf qu’il y a quand même des rituels thérapeutiques qui sont des thérapies de dissociation par exemple le Ndepp africain, on ne cherche pas à éliminer, à l’éradiquer, à l’enlever, mais à s’accorder avec, à l’aménager et c’est ce que l’on appelle l’adorcisme. Il y a cette table que l’on construit au cours du rituel du Ndepp que j’ai vu et auquel j’ai assisté à Dakar. Sur cette table, l’ex-malade guéri est tenu chaque semaine, pendant toute sa vie, d’apporter du lait et autres ; parce que, maintenant, le rab est là. Il est dans l’autel, c’est un aménagement de la dissociation. Cette table, qui fait autel, correspond, je l’ai dit tout à l’heure, chez les Gnaouas, chez les thérapeutes maghrébins à ce que l’on appelle la Mida. La Mida, c’est la table. Une table autel, une table religieuse, à fonction religieuse, donc c’est l’aménagement de la dissociation. La dissociation passe par la table et la personne guérie, libérée va faire des hommages chaque semaine, toute sa vie sur cette table. On ne cherche pas à éliminer la dissociation, mais à la fixer dehors. Et de faire en sorte que la personne finisse par faire un culte domestique.
Augustin Mutuale : Et, cette position est que, selon toi, c’est lié au fait qu’en Afrique, on se dit que la dissociation est une réalité qui ne peut s’illuminer. Donc, on doit cohabiter avec ou plutôt ce qui pourrait être un regard positif de la dissociation, en disant que c’est une ressource que l’on doit gérer, sinon elle peut partir dans tous les sens.
G. Lapassade : Une ressource, excuses-moi je t’ai coupé, une ressource, cela veut dire que lorsqu’on s’en sert, elle devient utile. Mais, je dis que c’est une ressource pour les professionnels de la dissociation et pas pour tout le monde.
Benyounès : Toi, tu as appelé cela l’institutionnalisation dans le livre.
G. Lapassade : Oui, c’est une institutionnalisation
Benyounès : L’institutionnalisation, cela veut dire les possédés dont il parle …Ils deviennent comme des marabouts…Ils deviennent les plus importants du groupe dans lequel ils vivent et ils ne sont pas touchés par ce symptôme. Cela devient, son institutionnalisation, c’est une sorte de vénération de cet état de quelqu’un qui est habité par des esprits qui viennent de l’extérieur. C’est ça son institutionnalisation, il devient un repère, il peut devenir guérisseur. Il est vénéré, il a plus d’importance que dans le reste du groupe dans lequel il vit. Par rapport à cela, Georges, j’ai une question peut-être…
G. Lapassade : On peut parler de Mejdoub aussi.
Benyounès : Oui, on peut parler de Mejdoub aussi, celui qu’on a fait venir ici, celui qu’on a connu ici, c’est un vrai Mejdoub ! On sent qu’il nous dérange
G. Lapassade : C’est toi et moi qui l’avons fabriqué comme Mejdoub
Benyounès : Oui, tout à fait, c’est vrai, je lui ai dit. Lui, il écrit et cela est la nouveauté, parce que normalement, il (le Mejdoub) n’écrit pas, il parle dans la rue, il parle quand il a envie de parler, il fait ce qu’il a envie de faire et il s’en fout du contexte. Pour lui, il n’y a pas de contexte, il n’y a pas de situation. Mejdoub, c’est ça. Quand il a quelque chose à dire, il le dit dans la rue, soit les gens se rassemblent autour de lui ; cela ne l’empêche pas d’aller dans son délire. Le Mejdoub, il a un art de s’exprimer et cet art, il l’utilise à volonté. Récemment, je lui ai dit que je suis prêt à défendre jusqu’au bout, ce qu’il écrit. Il a une manière d’écrire qui n’existe pas, cela veut dire qu’il crée des choses qu’on ne voit pas par ailleurs. C’est un Mejdoud. Sa nouveauté est de transformer l’état de Mejdoub, l’état de parole, comme tu disais tout à l’heure en Afrique, c’est la parole. Lui, il vit en tant que Mejdoub ici en Occident. Il est dissocié et sa dissociation, il la transforme en écrit et ça c’est génial. La question que je voulais te poser, c’est venu de là…
G. Lapassade : Moi, je commence à me sentir un peu dissocié par cet exercice-là. Depuis combien de temps vous m’interviewez ? Presque une heure.
Benyounès : Du point de vue méthodologique, c’est cette discussion qui m’a amené à poser cette question. Est-ce que l’on ne pourrait pas dire, toi en tant qu’ethnologue, - parce que ce que tu rapportes, c’est en tant qu’ethnologue, sur le terrain que tu as observé-, est-ce que l’on ne pourrait pas dire que l’ethnologue observe les groupes connus, c’est-à-dire institués quelque part. Est ce qu’il n’est pas enfermé dans l’observation des groupes connus.
G. Lapassade : Qu’est ce que cela veut dire ? Je ne comprends pas.
Benyounès : Cela veut dire que toi, ton expérience au Maroc, c’était Essaouira ; le lieu où tu allais pour observer les Gnaouas, pour travailler sur eux.
G. Lapassade : J’allais à Essaouira parce que je me suis habitué à aimer Essaouira, c’est une ville où les Gnaouas sont privilégiés. D’ailleurs, cela rejoint un peu le thème de l’Afrique, ce qui est très curieux, d’ailleurs, dans le Maghreb et même au Maroc, les Gnaouas sont dans un coin. On peut les voir, je pense à Safi par exemple, on peut les voir faire le Halka, le halka c’est le cercle. On peut les voir faire le Halka, à la fin du jour, à la tombée de la nuit, pour ramasser un peu d’argent, pour faire la quête et ils font cette sorte de spectacle en rond ; les gens sont debout, autour de lui, devant lui, devant eux. Ils font, comme on le voit, la jemâa, ils dansent, ils jouent avec leurs castagnettes de fer ; d’autres le goumbri, qui est une sorte de guitare africaine. On les connaît plus dans ce rôle là que dans les nuits rituelles avec dissociation, avec des états de possession. Des adeptes, des adeptes, ce ne sont pas seulement des malades dans ces soirées, ce sont des gens qui sont aptes à la dissociation, aptes à rentrer en transe et soi-disant à incarner les esprits. Et qu’un esprit, c’est une dissociation puisque le médium qui danse, qui est possédé comme on dit, à la fois, devient un esprit, mais garde son identité.
Gérard Althabe racontait qu’il avait beaucoup travaillé sur le Troumba de Madagascar et qu’un jour, un médium qui y assistait, s’était orienté vers lui et il l’avait agressé verbalement, en lui disant « fous le camp, qu’est ce que tu viens faire à nous regarder ici. Tu n’as pas de place ici, tu n’as pas à nous espionner ». Cela s’est passé pendant le rite et après quand le rite a pris fin, le même médium est allé s’excuser auprès d’Althabe. Donc, il savait ce qu’il était en train de faire en tant que médium rituellement possédé, mais il l’a avoué, si on peut dire, il l’a manifesté quand il s’est excusé auprès de lui. C’est-à-dire que même s’il était en état de possession, comme je le dis, il y avait un « observateur » de tolérance, un veilleur, comme dit Hilgard, il y avait un veilleur, un surveillant. Un sur-veillant est en soi un observateur caché. Hilgard, un observateur caché de l’état d’hypnose, de transe. Dans l’état de transe, il y a dissociation puisqu’il y a un veilleur qui n’est pas en transe. Cela se voit à la fin du livre, et dans beaucoup d’autres exemples, de Moreau de Tours, qui était un psychiatre, qui a publié un livre qui s’appelle Du haschich et de l’aliénation mentale, et qui, lui, consommait du haschich. Comme c’était à la mode vers 1850, il y avait Baudelaire qui participait à cela à l’Ile Saint Louis. Il y avait un club où les gens consommaient des drogues pour expérimenter cet état-là, des pratiques artificielles comme l’a écrit Baudelaire. Et Moreau de Tours, tout à la fin, disait, de son livre sur le haschich où il parle de sa consommation de haschich : « Je deviens apte à regarder mes délires ». Donc, il y avait une période où il ne délirait pas. Il se regardait délirer, il y a là une dissociation. D’ailleurs, c’est ce qui se passe dans les états psychédéliques, avec des gens qui consomment des substances, le cannabis par exemple.
Augustin : Donc là, il y a dissociation par le produit comme le chaman, comme…
G. Lapassade : Comme le kif, comme le haschich qui sont des produits psychédéliques, des drogues comme on dit régulièrement, ce sont des produits dissociatifs. Ils accentuent la dissociation.
Augustin : Quand on pense au guérisseur en Afrique noire, on te dit : prends tel ou tel produit et tu rentres dans un autre monde où tu vois les choses.
G. Lapassade : Oui, c’est ça, la dissociation. Une part de toi va ailleurs, comme la possession. Et, c’est curieux, on devait parler de l’Afrique et on parle de la dissociation, comme si c’était le même sujet. Ce matin, dans cet entretien, cela a tourné à la dissociation, c’est peut-être qu’en Afrique, elle est plus courante et plus banale. On ne fait pas attention. Elle est quotidienne, elle est mieux vécue. Elle est recherchée même quand il y a les drogues et des trucs comme ça. Elle est recherchée aussi chez nous, chez les toxicos. Alors, est-ce que l’on a parlé de l’Afrique ou de la dissociation ?
Augustin : On a parlé …de la dissociation africaine. C’est quand même important, on avait lu ce texte ; c’est tout de même de la dissociation.
G. Lapassade : Le texte de l’entretien ! Avec l’entretien dont vous m’avez parlé !
Augustin : Oui, là c’est du parlé, mais tu nous as donné en tant qu’ethnologue ton point de vue, ton regard sur la dissociation africaine, cette expérience de la dissociation. C’est peut-être pourquoi lorsque l’on fera un papier sur l’entretien, on te le redonnera à relire, pour voir si nous pouvons le compléter encore par d’autres questions de ton expérience avec l’Afrique. Tu peux toujours rajouter, tu verras s’il y a des choses sur lesquelles nous pouvons te questionner.
G. Lapassade : Par exemple le Ndepp avec l’autel du rab, la table, l’expérience que j’ai faite avec Rouch, c’est ce qu’on faisait et que j’ai rendu en 1966 à partir de Tunis. J’ai rencontré Jean Rouch, on était très amis. Il est mort assez récemment. J’ai été invité au festival. J’ai rencontré aussi Michel Leiris. J’ai amené Rouch à Leiris et j’ai amené Rouch dans la banlieue de Dakar, au grand Yoff où nous avons assisté ensemble à certains moments de la semaine entière que constitue le Ndepp.
Augustin : Il a fait un film là-dessus.
G. Lapassade : Oui, il a fait un film Les maîtres fous, film qui l’a rendu célèbre, qui est un rite de possession. Les médians, des gens, c’étaient des travailleurs immigrés au Ghana qui faisaient le rite dans lequel ils égorgeaient un chien. Ils mangeaient le chien et ils rentraient en transe. Ils imitaient, ils incarnaient dans ce rituel les autorités anglaises. Par exemple, pour symboliser la perruque des soldats de la Reine, ils se cassaient un œuf sur le crâne, ça dégoulinait.
Augustin : C’est un beau film, il y a eu un festival, je ne sais où ! Moi, j’ai suivi cela au cours d’un festival sur Jean Rouch…
Benyounès : Chaque année, il y a quelque chose sur Jean Rouch à Beaubourg.
Augustin : Je ne l’ai pas suivi à Beaubourg.
G. Lapassade : C’est un très beau film. On en finit là !
Cet entretien collectif a été réalisé par :
Amélie Grysole à la caméra
Augustin Mutuale, Benyounès Bellagnech,
Alain Monlouis, Laurent Kallyt.
Aziz Kharouni au son et à la retranscription
Revu et corrigé par Bernadette Bellagnech
Publié in Les IrrAIductibles n°11 « Etudes africaines »