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Analyse institutionnelle : Théorie et pratique au sein des institutions politiques, éducatives et de recherche. L'implication des individus et des groupes dans la vie politique et sociale.

Désintégrer l’histoire de l’être : la Métaphilosophie d’Henri Lefebvre (2)

Désintégrer l’histoire de l’être :

la Métaphilosophie d’Henri Lefebvre

 

la question de l’auto-saisissement de la nature humaine - un piège ?

 

Nous pouvons observer que la construction de cet ouvrage intriguant illustre la thèse qu’il renferme. En effet, Lefebvre esquisse les moyens d’un tel dépassement par une conception axée sur les possibles. Ainsi, il relègue la construction des réponses au futur. En proposant au départ ses tableaux comme des hypothèses, il conduit le lecteur finalement à une lecture de ces mêmes tableaux dans une perspective d’analyse visant la praxis.

C’est dans ce contexte que s’inscrit un certain infléchissement de son appréciation de Heidegger. Rappelons que Lefebvre explicite dès le deuxième chapitre, que la pensée pure échoue face à l’aliénation et que la technisation se soustrait d’une analyse rationnelle. Pour autant, en établissant une relation entre la pensée et la praxis, on redonne à la pensée la force qui lui est propre. Elle peut intervenir dans la réalité sociale en dépassant la philosophie, plus précisément les courants philosophiques présents. Citons alors le diagnostic qui l’a conduit à reconsidérer la « pensée » heideggérienne par rapport à un aspect décisif :[1]

 

Dorénavant, il y a trois termes dans le jeu et les enjeux : la nature – les autres humains – la technique autonomisée (l’automate). Le deuxième terme, la lutte acharnée entre les groupes humains (peuples et classes) s’atténuera après quelques fulgurations explosives. Quoi qu’il en soit, nous connaissons à peu près les problèmes que pose cette lutte. Le troisième terme posera un jour les questions les plus graves. Il les pose déjà. Il place l’homme devant sa question fondamentale, l’appropriation de la nature et surtout de sa propre nature. Ou bien la poièsis passera au premier plan dans le rapport direct rétabli entre l’homme et la ‘nature’ ou l’‘être’. Ou bien l’homme sera pris par son œuvre ; une fois de plus le mort aura saisi le vif. Cette fois, la mort imite la vie ; elle la caricature. (2000, 224sq)

 

Comment comprendre ce propos étonnant si on connaît les travaux de Lefebvre des années 1930-40 sur l’hitlérisme ? Il semble effectivement qu’il n’a pas, malgré ses vastes lectures, saisi le noyau du nazisme, à savoir le mythe du Reich et, que de ce fait, il ne pouvait pas saisir le caractère implacable de sa doctrine de la race. Par contre, il a bien saisi la préoccupation par la technique de Heidegger. La Métaphilosophie, c’est ce qui se dégage lentement, consiste alors en l’essai de surmonter la verve nationaliste et de remettre à sa place l’humain qui « naît de la poièsis, avec elle » et qui « meurt loin de la poièsis, sa patrie » (2000, 225). C’est le résultat d’un bref rappel de différentes définitions de l’homme et de l’insistance aux termes proches de ceux de Heidegger à la vie quotidienne. En termes rappelant aussi Carl Schmitt (1888-1985), Lefebvre pose ensuite que « la décision théorique » à prendre sera celle d’un refus du mimétique pour redonner sa place au désir. Ainsi, « la décision théorique pourra rejoindre une praxis révolutionnaire ». L’auteur en conclut : « Dans ce sens, la poièsis aura sa chance. Nous parions sur la poésie, ce résidu de la mimesis », rajoutant : « À très long terme » (Lefebvre, 2000, 225).

Donc, au plan politique, pas de concessions. Mais peut-on réellement soutenir que la question de la technique soit le centre de la question que Lefebvre souligne, à savoir « l’appropriation de la nature et surtout de sa propre nature » ? Ce n’est pas sûr. Suivons maintenant les occurrences explicites de Heidegger dans cet ouvrage pour voir si ces évocations explicites contribuent à préciser sa position. La première référence est dans le meilleur style ironique de Lefebvre. Il récuse la réduction de la philosophie à une démarche réflexive et mimétique, arguant que « le miroir n’a pas toutes les dimensions de ce qu’il réfléchit ni l’imitation de ce qu’elle imite » (2000, 78) et rappelle la méditation solitaire, point de départ également de Heidegger. Pour autant, la quasi déification du langage qu’il effectue ne trouve pas l’approbation de Lefebvre, pas non plus son recours aux présocratiques.[2] Il soutient que l’enfermement dans le langage ne permet pas l’accès à la créativité, qui seule rend possible la poièsis et la praxis. Mais il semble consentir avec Heidegger que la philosophie a besoin d’un renouveau, surtout en ce qui concerne sa prise en compte de la technique. Il termine sur un suspense : « Pour combler le retard, ne faut-il pas briser délibérément les cadres de cette pensée <sc. la philosophie>, en rejeter expressément les bornes et les tares ? … » (2000, 79).

On ne s’arrête pas sur la deuxième occurrence dans le contexte de sa discussion de Jean-Paul Sartre (1905-1980) et sa négligence de la nature, car on a ici soit un malentendu, soit Lefebvre s’engage dans une polémique avec Sartre qui demanderait une étude de près des textes (cf. 2000, 84sq). Ensuite, on a une notice sur Maurice Merleau-Ponty (1908-1961). Merleau-Ponty aurait essayé de surmonter un échec en développant, tout comme Sartre et Heidegger, une deuxième philosophie ; projet sur lequel il est décédé.

La discussion de l’implication politique, thème de la prochaine occurrence, s’étend sur plusieurs pages. Lefebvre se donne l’air ennuyé, renvoie à d’autres écrivains qui avaient des positions politiques discutables, se rabat ensuite sur le volume Essais et conférences de Heidegger et en conclut qu’il faut le traiter en dehors de la philosophie (cf. 2000, 126-129). Il retrace alors la dialectique entre la nature et la nature humaine telle qu’elle a été conçue par Marx en vue d’une « exploration de l’‘être’ » (2000, 129). Marx se réapproprie de manière critique l’hypothèse de Denis Diderot (1713-1784) selon laquelle tous les niveaux de la physis soient doués d’une certaine conscience. C’est dans ce contexte qu’il inscrit sa problématisation de la pensée, de la praxis comme action sociale et de la technique, bref ces domaines qui sont donnés à l’homme par la nature à cause de sa nature propre. C’est « en partant de ces notions », conclut alors Lefebvre, que « nous pouvons examiner l’œuvre de Heidegger » (2000, 132), car ce dernier aurait revendiqué d’avoir surmonté la philosophie vers une pensée poétique et poétisant de l'homme en tant qu’être qui habite, mettant l’accent sur la technique qu’il réduit à ses aspects destructifs. Lefebvre reconnaît que Heidegger a été à peu près le seul à réaliser que la technique est un des problèmes majeurs que l’humanité doit affronter. Il indique pourtant tout de suite que Heidegger n’a, à son avis, pas mentionné le plus important : la simulation technique de l’homme lui-même. Cette présentation du parcours de Heidegger qui navigue entre la destruction, le danger et l'être inépuisable est assez énigmatique. Ironie ? Imitation de la pseudo-poésie de Heidegger même ? Que dire sur une éventuelle philosophie chez Heidegger ? Ce dernier point est clairement développé : une conception qui exclut l’aliénation et qui développe une sorte de métaphysique à travers l’homme en tant qu’être qui habite dans le langage, met la métaphysique en tant que telle en doute. Lefebvre s’interroge aussi : Heidegger ne veut-il peut-être pas simplement réintroduire un ou plusieurs dieux, et en revient au terme crucial du « Dasein ». Pour Lefebvre, ce Dasein est asexué, bien qu’il provienne de la même filiation que la libido de Sigmund Freud (1856-1939). Pour autant, Lefebvre lui accorde une fertilité (cf. 2000, 136sq et 218). Et bien que Lefebvre adopte en large partie la lecture d’un Dasein en tant qu’individu, il n’oublie pas de noter : « Lorsqu’il introduit le peuple, ou la nation, Heidegger accomplit un autre ‘transcensus’, parfois dangereux » (2000, 137). Lefebvre dénonce virulemment que Heidegger méprise les disciplines du savoir, qu’il méprise au fond le savoir en tant que tel et l’écarte.

On peut déjà tirer un bilan intermédiaire. Lefebvre a, dans ce livre, mis à jour un nombre considérable de moments très problématiques dans l'œuvre de Heidegger :

 

- L’abandon de la philosophie et de l’art.

- L’accent mis sur la ou le technique.

- Le pseudo poétique de son langage métaphorisant.

- La substitution du citoyen par le Dasein habitant une maison, voire le langage.

- L’exclusion des sciences, du savoir organisé, de ce habiter.

- L’éloignement de la mathématique.

- La réduction à l’un.

- Le discours dangereux sur le peuple et la nation.

 

« Où nous conduit l’histoire de l’être ? » (2000, 138) demande alors Lefebvre avec une clairvoyance rare en ces années. Effectivement, la discussion autour de Heidegger s’est lentement endormie et dans les décennies qui nous séparent de la rédaction de la Métaphilosophie, nous avons été inondés de publications de et sur Heidegger qui affirment la pertinence de ce constat. Pour Lefebvre, l’entreprise de Heidegger s’est enfoncée dans une voie sans issue, car en ridiculisant la raison, tout se transforme en un jeu ridicule et dépourvu de sens.[3] Lefebvre oppose d’une part sa théorie des moments qui donne une place autant au sage qu’au frivole, au sérieux qu’au drôle et, d’autre part, la philosophie de l’histoire de Marx qu’il propose d’étudier en profondeur afin de pouvoir surmonter ces impasses.

Nous avons évoqué le fait que Lefebvre s’est fait connaitre notamment comme urbaniste. Il est, comme le montre la Métaphilosophie, impossible de séparer la ville et la philosophie qui sont pour Lefebvre deux composantes nécessaires pour écrire une histoire de l’humanité. Il soutient que la conscience humaine s’exprime par des fondations des villes qui, par leur développement agissent ensuite sur la conscience. Ainsi, en étudiant les villes, on s’aperçoit que la poièsis – la force créatrice – et la praxis – l’action sociale – sont inséparables.

C’est ici où il faut creuser la question à savoir si une telle investigation a absolument besoin de recourir à « la terre, au terroir, au territoire » (2000, 142). Lefebvre exhorte de ne pas lâcher et de réfléchir sur la relation entre l’entendement et la raison, de même entre la stabilité et le mouvement, sans donner à l’un ou l’autre une prépondérance. Il faudrait plutôt prendre l’injonction de Marx et s’approcher à l’« essence du devenir » de manière dialectique (cf. 2000, 143).[4]

 

Conclusion

 

Nous pouvons donc dire que Lefebvre trouve chez Heidegger un point qu’il partage en la tension entre l’homme et la machine d’un côté et l’homme et le consumérisme de l’autre. Mais il oppose au défaitisme de Heidegger l’analyse de l’essence du technique par Marx. L’auteur soutient dans son projet d’une métaphilosophie, qu’il veut mettre en évidence par des tableaux qui esquissent les champs de tension historiques et systématiques, que ces tensions produisent des résidus, des irréductibles qui permettent à l’humanité de rebondir.

 

Si, donc, dans ce projet sont inclus des interrogations heideggériennes et s’il manque un jugement aussi net qu’il ne l’a prononce dans L’existentialisme en 1946 et qu’il va le prononcer dans Qu’est-ce que penser ? en 1985,[5] on peut dire que la Métaphilosophie est un propos solide permettant de « désintégrer Heidegger ».

 

 

Leonore Bazinek

Chercheuse associée à l’ERIAC (Normandie Université, UNIROUEN)

 

 

Bibliographie

 

Bazinek (Leonore), « Désenclaver l’existence : Descartes ou Heidegger ? », in Lethierry (Hugues) (dir.), Agir avec Lefebvre, Lyon, Chronique Sociale, 2015, 57-65.

Bazinek (Leonore), « Orientation et résistance », (2008),

https://georouen.academia.edu/LeonoreBazinek

Bourdieu (Pierre), L’ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Minuit, 1988.

Lefebvre (Henri), L’existentialisme, Paris, Anthropos, 2001.

Lefebvre (Henri), Métaphilosophie, Paris, Syllepse, 2000.

Lefebvre (Henri), Qu’est-ce que penser ?, Paris, Publisud, 1985.

 

[1] La critique du heideggero-marxisme par Pierre Bourdieu dans son livre autrement intéressant, plaque une citation après l’autre sans donner le contexte et des références précises (cf. 1988, 107sq).

[2] Cf. pourtant (Lefebvre, 2000, 294).

[3] Lefebvre revoie à « Le principe de la raison, tr. fr. p. 204 » (cf. 2000, 139).

[4] Lefebvre critique assez durement et de manière justifiée le structuralisme qui veut éviter les affrontements entre les hommes par une gestion totale. Il nous importe de renvoyer à un point sensible qui quitte pourtant le cadre de cette notice. En effet, on voit ici, que Lefebvre – et peut être déjà Marx et tous ceux qui se réfèrent à son modèle – ont une conception incomplète de la conscience individuelle. Pour eux, elle est et reste contrainte par les champs de forces et doit nolens volens réagir. Or, une analyse plus complète peut montrer que rien ne peut infléchir sa trajectoire, et cela même sans encadrement bureaucratique.

[5] Cf. pour ces deux textes nos travaux (Bazinek, 2014) et (2008).

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