Class Struggle is a Splendored-Thing
(Roulez, jaunesse !) (suite 4 et fin)
C’est ici que s’avère décisive la capacité d’identifier, dans la confusion du présent, la figure de la lutte des classes (des espèces) redéployée et réintensifiée, avec un mouvement comme celui des gilets jaunes comme dans l’irruption des migrants – les migrants, c’est la figure par excellence de la lutte des classes nomadisée aux conditions du présent qui sont celles de l’allongement de tous les circuits, ce qu’on appelle couramment « globalisation » – la capacité à identifier la « question » des migrants comme figure de la lutte des classes globalisée et non pas comme problème humanitaire. Les mouvements néo-fascistes à la Le Pen ou Salvini, eux, ne présentent aucun tort, ils ne sont que la promesse de son aggravation – au nom de la race –sur ce point, rien n’a changé depuis les années 1930.
Ce que je soutiens là, et que l’on sera en droit de contester de mille façons, je ne l’ai pas appris (compris ou pensé le comprendre) en lisant des traités de sociologie, de philosophie ou d’économie politique, mais en regardant des films. Ce qui me frappe, depuis un bon moment, c’est que les meilleurs (les plus puissants) films de « lutte des classes » ne sont pas du tout les films qui portent la lutte des classes en sautoir, mais au contraire des films qui, dans l’explicite de leur propos, des « histoires » qu’ils racontent, parlent de tout autre chose – des comédies légères, des « contes moraux », des films noirs, des histoires d’Indiens, de maîtres insouciants, de serviteurs machiavéliques, de parties de chasse qui tournent mal…
Des films qui nous viennent comme des rébus dans lequel se cache et se dévoile en même temps ce que Deleuze appelle tout simplement « une idée », une figure de la division immémoriale et de l’affrontement des classes/espèces agencée sur le conflit noué entre des personnages, les tensions surgies de situations, sur le surgissement de motifs puissants comme le différend, la mésentente, l’inexpiable… Les films de lutte de classes qui ont une vraie profondeur de champ destinée à nous inspirer dans les temps et les temps ne sont pas tant ceux qui s’établissent dans l’explicite d’un sujet ou d’une situation – une grève insurrectionnelle, une révolution en acte, une tranche de vie dans une usine (même s’il en est d’excellents et de classiques), ce sont, précisément des films qui, de ce point de vue, se tiennent plus près de Freud que de Marx, pour autant qu’ils nous « parlent » de tout autre chose tout en ne nous parlant que de « ça » – en procédant par déplacement et condensation – La boulangère de Monceau d’Eric Rohmer, Sanget or de Jafar Panahi, Un si doux visage d’Otto Preminger, La Servante de Ki-young Kim, La France de Serge Bozon,Philadelphia Story de George Cukor, La Règle du jeu, de Jean Renoir, bien sûr…
C’est en regardant des films, toutes sortes de films, que l’on apprend à discerner (l’aiguille, la pépite dans la botte de foin de l’actualité qui foisonne sous nos yeux comme le font les images et les sons qui font la texture du film) et de cet art de discerner se déduit le discernement. En dernière analyse, reconnaître, identifier une scène dans laquelle s’intensifie la lutte des classes « à l’état pratique », toujours, dans un champ d’immanence, c’est toujours une affaire de discernement. Ce n’est pas parce que le train de la Révolution nous a filé sous le nez (ou, plutôt, s’est égaré sur je ne sais quelle voie de garage…) que nous devons nous résigner à ne voir le présent que comme un perpétuel crépuscule peuplé par les cadavres et les spectres de la lutte des classes. Pour paraphraser une dernière fois Deleuze (Abécédaire, lettre C comme « Culture »), des périodes pauvres, ça arrive tout le temps, ça revient périodiquement. Et ce n’est pas si grave que cela, puisque l’on sait d’expérience que ça passe… Ce qui serait vraiment grave, ce serait que quand il se produit quelque chose, c’est-à-dire qu’une flèche est lancée (Nietzsche), personne ne soit là pour la relancer (car c’est ainsi que la vie en général et l’espérance politique en particulier, continue – par « relance »)…
Avec les gilets jaunes, une flèche a été décochée, pas seulement en direction de l’Elysée, par seulement sur les Champs-Elysées – en direction du ciel, carrément. L’avenir appartient à ceux qui sauront en discerner la qualité pronostique (Foucault, cette fois-ci). Et que l’on ne vienne pas nous bassiner à nous prédire que « tout ça finira mal » de toute façon, de querelles intestines et batailles grotesques pour l’héritage, la marque déposée « Gilets jaunes », etc. Cette soupe rance, on en connaît le goût par cœur, on nous la sert chaque fois que se produit un événement qui relance le combat pour l’émancipation – vous verrez, ça finira mal…
La belle affaire ! Car ce qui compte, ce n’est vraiment pas ça – c’est la flèche.
Alain Brossat
Publié le 12 février 2019
https://entreleslignesentrelesmots.blog/2019/02/12/class-struggle-is-a-splendored-thing-roulez-jaunesse/
* titre ajouté par nos soins