Class Struggle is a Splendored-Thing
(Roulez, jaunesse !) (suite 3)
Tout ceci pour dire que ce dont une classe est faite, ce sont des dispositions, des conduites, des capacités d’action, des tactiques, autant au moins que ce qui s’en détecte au miroir des statistiques et des études quantitatives – c’est un point de vue proche de celui-ci qui inspire, me semble-t-il le grand ouvrage de E. P. Thompson sur la formation de la classe ouvrière anglaise et dont les marxistes orthodoxes ne manquèrent point de percevoir toute la puissance polémique. Ce qui importe donc, c’est de voir la lutte des classes comme le principe actif et dynamique de la division. Celle-ci ne se contente pas de séparer et répartir, elle met aux prises les uns et les autres, elle est, littéralement, animée par la lutte. En ce sens même, ce qui importe, c’est de définir la lutte des classes comme une sorte de guerre qui ne finit jamais, qui « rebondit » de formation historique en formation historique, de configuration en configuration – les protagonistes et la topographie de l’affrontement changent, pas la matrice de l’affrontement. Comme le remarque Marx dans le Manifeste, même quand celui-ci met aux prises, dans ses commencements ou ses formes pratiques des protagonistes multiples, il tend toujours à se simplifier d’une manière telle que réapparaît la figure immémoriale de la division – les uns contre les autres.
Dans la société moderne (bourgeoise), l’antagonisme se simplifie pour lui à telle enseigne que ce sont désormais deux « vastes camps », deux « grandes classes » qui sont désormais aux prises – la bourgeoisie et le prolétariat. Je ne reviens pas ici sur les effets de rétrécissement du champ de vision de l’affrontement que produit une telle approche. Cependant, vue sous un autre angle, non pas historique ou historiciste mais directement politique, elle est parfaitement probante : plus la lutte s’aiguise et plus, en effet, la figure d’une lutte à acteurs multiples, voire de la guerre de tous contre tous tend à s’effacer au profit de celle de la guerre immémoriale – les gilets jaunes ont beau être composés, comme mouvement, de ce que Trotsky aurait nommé une « poussière d’humanité », un agrégat aussi composite que possible – dès lors que la dynamique de l’affrontement avec les gouvernants et leurs alliés est engagée, la configuration en deux camps, l’un populaire et l’autre étatique et im-populaire, se reforme. Ce ne sont donc pas des « factions » qui s’affrontent, mises en mouvement par des intérêts particuliers, mais bien des « mondes » que tout oppose. Cette dynamique de la simplification du champ de la conflictualité se retrouve, à une tout autre échelle, dans la Révolution chinoise : communistes entés sur la masse paysanne contre « nationalistes » soutenus par les Américains.
Nombreux sont ceux qui, ayant été formatés par le régime de la classe prividentielle, ayant pensé, milité et construit leur espérance sous ce régime, le voyant s’effondrer sous leurs yeux comme un château de cartes, se volatiliser, en tirent la conclusion que la messe est dite, que les masses, les gens, le peuple, fan de Hanouna et prompt à succomber au chant des sirènes populistes, n’a au fond pas volé les mauvais coups que lui portent les gouvernants… De l’effacement de la figure de leur peuple providentiel sur le sable du présent, ils infèrent sans plus de réflexion et comme sous l’effet d’une immense fatigue historique, que la lutte des classes est désormais aux abonnés absents, et l’horizon d’attente qui en constituait la toile de fond définitivement brouillé. C’est la rançon de la vision molaire, fixiste et souvent autochtoniste du prolétariat comme classe rédemptrice qu’a entretenue sans relâche le discours marxiste. Du coup, tout ce qui n’entre pas dans ce champ de visibilité sera naturellement décrié par les orphelins de ce Grand Récit comme inconsistant, suspect, futile, volatil ou gélétineux, etc.
Mais c’est oublier, il faut y insister lourdement, que le propre de la lutte des classes en tant que traduction sur le terrain, en acte, de la division primordiale, est de se déplacer autant que de se fixer, et de procéder par production d’effets de condensation et d’intensités – des circulations, des flux, des interruptions – et non pas des essences sociales massives qui se regardent en chiens de faïence. Ce n’est pas la « conscience de classe » qui constitue le ressort ou le moteur de l’action dans le champ balisé par l’antagonisme entre les classes mais la puissance d’agir – ou non : tandis que les gilets jaunes donnent vie au mouvement et au moment qui porte leur nom, le « mouvement ouvrier » encarté est aux abonnés absents et ce sont donc eux (les gilets jaunes) qui, dans ce moment « agissent » et activent la lutte des classes, l’intensifient – pas les troupes démobilisées et perplexes de M. Martinez. On mesure ici à quel point le sous-Grand Récit de la « conscience » qui occupe la place que l’on sait dans le discours marxiste a atteint à son point d’effondrement. La conscience politique, révolutionnaire fondée sur la science de l’histoire et la connaissance des « lois » régissant le fonctionnement du capitalisme, comme système, notamment économique – tout cet empilement de conditions préalables à la mise en mouvement de la classe providentielle s’est effondré comme un château de cartes. Ce n’est pas la « conscience de… (quoi que ce soit) qui fonde la disposition à l’action, mais bien plutôt, comme le remarquait Foucault dans ses « reportages d’idées » sur le soulèvement iranien, le partage d’un affect à partir duquel va se déployer une puissance collective.
Et puis, soit dit en passant, si l’on grattait un peu le vernis de la « conscience de classe » des ouvriers sous influence du PCF à l’époque où celui-ci était, en effectifs, le premier parti de France, on s’exposerait à y trouver non moins de scories que dans le discours souvent décrié comme « hétéroclite » et « confusionniste » des gilets jaunes aujourd’hui – cette « conscience de classe » – là était, dans son époque, massivement autochtoniste, viriliste, homophobe, etc.
Il existe, bien sûr, toutes sortes de mises en scène de l’affrontement qui ne sont que des diversions destinées à éluder ce qui est en jeu dans la division immémoriale – non pas la lutte à mort de deux clans pour la conquête ou l’exercice du pouvoir, mais bien la réparation d’un tort infligé par un maître qui se voit fondé à « fixer la règle du jeu » et à gouverner les autres (ou le « tout » de la vie humaine) comme si le monde lui appartenait – des patriciens romains à la bourgeoisie capitaliste moderne. Le fascisme, dans toutes ses formes, est l’une des incarnations les plus notoires et les plus anéantissantes de ces diversions, aujourd’hui comme hier. La toile de fond du tort infligé et du tort subi est le désaccord immémorial portant sur l’égalité : les puissants, les maîtres, les élites, les propriétaires pensent que l’égalité doit être proportionnelle au « mérite », aux « capacités », à la richesse. Les serviteurs, ceux d’en-bas, les exploités pensent que l’égalité est un principe universel réparateur. Jamais les fascistes ne se sont battus pour l’égalité ainsi entendue – tout au contraire. Et, à l’inverse, ce n’est pas pour rien que la colère contre le scandale des inégalités, dans leur forme actuelle, est le carburant du mouvement des gilets jaunes.
Mais c’est ici précisément qu’est décisive la capacité de percevoir et penser la différence entre deux phénomènes, totalement hétérogènes : une diversion, fasciste ou autre (une mise en scène de l’affrontement en trompe-l’oeil et, quant au reste, solidement établie dans le diagramme du jeu des maîtres, se destinant toujours à déboucher sur la mise en place d’une version aggravée de la « règle du jeu »), d’une part. Et, de l’autre, un mouvement qui fait irruption dans l’arène politique d’un pied léger pour en bousculer toutes les conventions et en faire bouger toutes les lignes, en présentant sur un mode éruptif (« la colère ») le tort subi par ce que les uns appellent une multitude, les autres « les gens », dans des termes plus anciens « la masse » – mais que je préférerais ici appeler ici « un peuple » entendu comme « partie » agissante (les gilets jaunes déboulant sur les ronds-points et envahissant les rues des villes) aspirant à devenir le tout – le peuple comme « plebs » par opposition au « populus » national et citoyen (Ernesto Laclau) ou bien le peuple comme peuple de la rue (mob,rabble, canaille, chienlit, Pöbel,« vie nue » en version agambenienne…) contre peuple de l’Etat – le peuple du tort sub (Rancière) contre la population administrée et dirigée à la baguette – la fantasmagorie gouvernementale par excellence. Quand je dis « d’un pied léger », je veux dire sans être appareillé par des références théoriques, une tradition, des discours formaté, etc. Les gilets jaunes sont agiles et mobiles pour cette raison précisément – ils voyagent léger.
(...)
Alain Brossat
Publié le 12 février 2019
https://entreleslignesentrelesmots.blog/2019/02/12/class-struggle-is-a-splendored-thing-roulez-jaunesse/
* titre ajouté par nos soins