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  • : Le blog de Benyounès Bellagnech
  • : Analyse institutionnelle : Théorie et pratique au sein des institutions politiques, éducatives et de recherche. L'implication des individus et des groupes dans la vie politique et sociale.
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15 février 2019 5 15 /02 /février /2019 15:04

Class Struggle is a Splendored-Thing 

(Roulez, jaunesse !) (suite 2)

 

 

Pour relever encore l’expression de Temps critiques, l’idée que la classe se définirait nécessairement dans l’horizon d’un destin historique (et que, par conséquent, on se trouverait, dans le cas présent, face à une lutte sans classe dans la mesure même où les Gilets jaunes, manifestement, ne pensent pas leur combat dans la perspective d’un quelconque destin historique), cette idée pourrait tout aussi bien être caractérisée comme une formulation ou une association entièrement réductible aux conditions de la fantasmagorie marxiste, c’est-à-dire d’un régime de discursivité tout entier placé sous le signe de l’Histoire comme milieu essentiel où se réalise la vie des hommes. Une fable, un mythe parmi d’autres et qui valent ce que valent les fables et les mythes sur le destin de l’humanité – il en est de bons, qui durent dans les temps et les temps et de moins bons qui s’effacent rapidement sur le sable de la vie des gens.

Par conséquent, ce qui se redécouvrirait avec le mouvement des Gilets jaunes et qui serait tout sauf un novum politique ou historique, c’est qu’il y a de la lutte des classes, que celle-ci est insuppressible et perpétuelle en tant qu’expression de la division primordiale, quelles que soient ses formes de visibilité et les prises qu’exercent sur elle les récits (les discours) légitimés. Le reste est affaire d’intensités. Quand, évidemment, prend corps un soulèvement collectif de l’ampleur de ce à quoi on assiste avec les Gilets jaunes, alors il est bien difficile de dire que ce qui se produit ne met pas en jeu les relations entre « les classes », en tant que ces relations ont pour fond un antagonisme fondamental. Ce n’est pas dans cette configuration le nom de telle ou telle classe qui importe, ce ne sont pas les assignations sociologiques qui font la différence ou livrent la clé de ce qui est en cours et qui fait événement. C’est bien plutôt ce que Marx aurait formulé de façon imagée comme retour de la vieille taupe – la réintensification du conflit immémorial dans des formes suffisamment massives, directes, impétueuses pour que celui-ci se trouve établi aux yeux de tous, en pleine visibilité comme ce qui donne son nom à la configuration présente – le « moment » Gilets jaunes.

Ce qui devient alors visible, en même temps que la disparition des prétendues essences historiques et sociales dont la lutte des classes était censée être faite, c’est l’endurance de l’impersonnel – il y a de la lutte des classes, quelles qu’en soient les incarnations, les assignations, les déterminations. Et c’est ici que l’on mesure à quel point le discours maxiste qui nous a tant imprégnés, fut (et est encore) autant qu’une formidable machine à voir et à mettre le monde en récit, une machine à invisibiliser et rendre innommables des pans entiers de la réalité du présent. Ce que, notamment, le récit marxiste de la lutte des classes indexé sur le supposé destin historique de la classe providentielle (un résidu métaphysique typique), le prolétariat, c’est l’infinie variété et l’endurance proprement marathonienne de la lutte des espèces. Dans un pays comme la France, au début du XXe siècle, il y avait davantage de serviteurs (domestiques, gens de maison, bonnes, portiers, concierges, cochers…) que de prolétaires, à proprement (marxistement) parler… Mais quid d’une problématisation théorique et politique de la division et l’affrontement sans fin qui se déroule, dans une telle configuration, entre maitres et serviteurs ? Ce n’est ni le discours marxiste militant, ni le discours académique (sociologique et autre) savant qui en conserve la trace mais bien la littérature, le théâtre et, plus tard, le cinéma – de Mirbeau à Losey, en passant par Genet…

Le discours marxiste et le champ de visibilité qu’il découpait assignait la lutte des classes à des lieux et des formes spécifiques, il construisait des paradigmes qui en excluait d’autres. C’est la raison pour laquelle les étudiants qui se politisent, se radicalisent et entrent en lutte en 1968 ne conçoivent pas que l’inscription de leur action dans le champ de la lutte des classes puisse se réaliser pleinement – ni même  vraiment – sans que d’une façon ou d’une autre leur combat converge avec celui de la classe ouvrière. Il leur faut donc, en mai et juin, aller aux portes des usines et placer l’approfondissement de la lutte sous condition de la grève générale ouvrière. Mais quid de la suite lorsque les ouvriers reprennent le travail et que l’heure n’est plus à la grève générale mais aux marchandages au sommet entre les représentants de l’Etat, ceux du patronat et les directions syndicales ?

Sans en avoir problématisé comme telle l’approche critique, Foucault et Deleuze ont bien vu comment la définition de l’action révolutionnaire qui prévaut alors parmi les organisations qui se voient comme l’avant-garde du mouvement, une action conçue comme effectuation consciente de la lutte des classes, comment cette codification tend à réduire le champ et appauvrir l’approche des formes de l’affrontement perpétuel entre l’immémorial plébéien et l’immémorial patricien (pour rester dans le référentiel occidental) et, du même coup, entre gouvernants et gouvernés. C’est, chez Foucault, le motif des contre-conduites et de la résistance à l’intolérable et, chez Deleuze, le personnage-concept de Bartleby. En d’autres termes, sous les « pavés » bien rangés et soigneusement étiquetés de l’action révolutionnaire s’étend la « plage » sans limite des gestes, des conduites, des formes de résistance de toutes intensités, des esquives et des défections, des soulèvements impromptus et des « émotions » foudroyantes aussi. En bref, des « tactiques » de toutes sortes, qui élargissent à l’infini l’assiette de ce qui, en acte, manifeste l’ubiquité de la division et du conflit, là où sont en question non seulement des jeux de pouvoir, mais bien la production de l’inégalité structurelle et des formes d’exploitation et de domination qui vont avec.

Ce que la fonction normalisatrice du discours marxiste nous a fait perdre de vue, à force de faire de l’exploitation de la force de travail dans la structure capitaliste (l’extorsion de la plus value) le pivot de la lutte des classes et de faire de la relation entre l’ouvrier et le capitaliste la matrice de ce qui ne peut se décrire que comme « système », c’est que ladite lutte des classes n’a, en vérité, ni origine ni point fixe, qu’elle circule, nomadise, qu’elle transversalise, diffuse, prolifère et se fixe, selon les « moments » eux-mêmes fait d’agencements de facteurs hétérogènes, dans les formes les plus variables et souvent les plus improbables – les Gilets jaunes ici, les « racailles » des cités ailleurs, les Zadistes hier, des ouvrières qui occupent leur usine menacée de fermeture demain…

Ce que le discours marxiste (qui place la lutte des classes sous condition d’un appareil théorique empreint de téléologie et de scientisme) nous porte constamment à oublier, c’est que la lutte des classes étant pure immanence, elle ne se manifeste « partout », (pour peu que l’on sache restituer ses conditions de visibilité) que dans la mesure même où elle ne saurait être assignée à aucun lieu particulier. Etant tout sauf une essence ou une substance inscrite en quelque « territoire » que ce soit, elle n’est faite que de la totalité de ses déplacements et des formes qu’elle adopte – pas si étonnant que cela, donc, de la retrouver en gilet jaune (et non pas rouges) sur les ronds-points (et non aux portes des usines)… Il ne s’agit pas pour autant de faire l’éloge de tout ce qui bouge – tous les « mouvements », toutes les « mobilisations » ne se valent pas – il faudra y revenir. Il s’agit simplement, à ce stade du raisonnement, de travailler à réformer notre entendement de ce qui peut être entendu comme « lutte des classes » dans nos sociétés, et pas seulement discorde entre gouvernants et gouvernés ou incompréhension entre élites et gens d’en bas.

L’essentialisme de la classe (La bourgeoisie, La classe ouvrière devenant des essences quasi-métaphysiques) accompagnait comme son ombre, dans le discours marxiste, l’approche fixiste de la lutte des classes. Ce qui eut notamment pour effet, lorsque, à partir des années 1960, la structure sociale est entrée dans le temps de mutations tendant à compliquer le tableau, de nourrir toute une casuistique marxiste sur la « nouvelle petite-bourgeosie », se destinant, bien en vain, à colmater les brèches du dogme des essences sociales. Il n’est donc pas surprenant que lorsque l’heure fut venue de la reconquête idéologique néo-libérale, le beaujolais nouveau frelaté de la « classe moyenne planétaire » soit parvenu à conquérir sans rencontrer grande résistance le marché de la représentation du social – le discours marxiste des classes perdant en quelques années toute valeur auprès non seulement des élites savantes mais, ce qui est plus grave, des milieux populaires – au point qu’aujourd’hui, ceux qui persistent à agencer leur discours politique autour de ces deux signifiants maîtres – bourgeoisie et classe ouvrière (voire « travailleurs ») passent auprès des intéressés des deux camps pour d’inoffensifs conservateurs des antiquités – Lutte ouvrière, par excellence.

Il y a de la lutte des classes, il n’y a pas d’essences sociales, les classes sociales sont tout sauf des espèces naturelles. C’est la raison pour laquelle une approche essentiellement sociologique de la lutte des classes ne peut que jeter dans des impasses – on a vu comment elle a pu nourrir quelques approches dédaigneuses frottées d’esprit d’orthodoxie du mouvement des Gilets jaunes – pas d’organisations enregistrées en préfecture, pas de délégués dûment mandatés, pas de dirigeants vus à la télé, pas de cortèges encadrés s’ébranlant de la République à la Bastille – rien à voir ni à penser, donc, de ce côté-là, qu’une agitation brouillonne et vibrillonnante…

Mais on pourrait même aller un peu plus loin dans la critique de l’essentialisme : pendant la Révolution chinoise dont la marque distinctive est qu’elle se produit massivement au village, la détermination de l’appartenance à une classe de tel ou tel ne découle pas d’une approche théorique générale, d’une analyse sociologique – elle fait l’objet d’une décision collective prise à l’occasion d’assemblées de village et fondée sur des critères politiques fixés par les cadres communistes. La répartition en paysans pauvres, paysans moyens, paysans riches, féodaux (seigneurs) relève d’une pratique discursive où l’on peut identifier très distinctement un usage performatif des énoncés – être déclaré « paysan pauvre », c’est non seulement se trouver assigné à une catégorie sociale mais placé sous un régime particulier d’attribution de la terre, de « réparation des torts », etc. – voir sur ce point l’indispensable Fanshen – la révolution communiste dans un village chinois de William H. Hinton (Terre humaine).

De la même façon, sous nos latitudes, on a vu se produire dans le laps de quelques décennies cette évolution au fil de laquelle des gens qui se voyaient établis sur le territoire social comme artisans, ouvriers qualifiés, commerçants, petits entrepreneurs, enseignants, employés de la Fonction publique… se muer à leurs propres yeux en membres de la protoplasmique et nébuleuse « classe moyenne » – avec toutes les conséquences idéologiques et politiques d’une telle évolution. En d’autres termes, les classes, ce n’est pas seulement fait d’emplacements et de positions dans une formation sociale, mais aussi et tout autant de modes de subjectivation individuels et collectifs de ces « places » et des répartitions qui vont avec. L’illusion scientiste (les lumières produites par la science sociale étant censées nous éclairer sur ce qu’il en est de l’état de la formation sociale sous l’angle de l’analyse de classe) se trouve distinctement battue en brèche lorsque la classe providentielle d’hier tend de plus en plus visiblement à perdre son nom, y compris à ses propres yeux – une classe qui a perdu son nom perd, du même coup, l’essentiel de ce qui faisait sa puissance.

 

(...)

 

Alain Brossat

Publié le 12 février 2019

https://entreleslignesentrelesmots.blog/2019/02/12/class-struggle-is-a-splendored-thing-roulez-jaunesse/

* titre ajouté par nos soins

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