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  • : Le blog de Benyounès Bellagnech
  • : Analyse institutionnelle : Théorie et pratique au sein des institutions politiques, éducatives et de recherche. L'implication des individus et des groupes dans la vie politique et sociale.
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6 décembre 2018 4 06 /12 /décembre /2018 11:34

 

8 — Un autre mécanisme caractéristique est celui que Michels a nommé : le déplacement des buts.

Soit l'exemple des organisations politiques et syndicales. Au départ, l'appareil était conçu comme un moyen pour réaliser certaines fins : le socialisme, si le but de l'organisation était révolutionnaire. A ce but premier s'est progressivement substitué celui d'une victoire politique du Parti, qui finit par mobiliser tout le travail de l'organisation. On a admis au départ que la réalisation du socialisme suppose d'abord la prise de pouvoir et cet objectif intermédiaire, devenu principal et même unique, finit par déterminer l'idéologie et l'ensemble des activités du parti.

D'autre part, dans la conscience des bureaucrates, l'attachement à l'organisation —, à ses structures, à sa vie interne, à ses rites —, finit par devenir, en même temps qu'un devoir absolu, une source de valeurs et de satisfactions. Et surtout, le système bureaucratique constitue un nouvel univers aliénant : pour le responsable national, les organismes régionaux et locaux constituent l'horizon et la limite de l'univers quotidien ; la perception du bureaucrate s'arrête au dernier niveau de l'étage bureaucratique. La base finit par lui devenir à ce point étrangère qu'il en oublie son existence dans le temps qui sépare les périodes de consultation électorale. Ainsi se développent à l'intérieur de la bureaucratie un ensemble de traditions, de modèles de comportement, un vocabulaire spécifique, — tout un « savoir » dont la possession en commun renforce les liens des initiés en même temps que s'accentue la cassure entre les deux étages.

9 —La résistance au changement est l'une des conséquences du déplacement des buts. Comme le remarque Max Weber, la bureaucratie « tend à persévérer dans son être », c'est-à-dire à conserver ses structures, — lorsqu'elles deviennent inadéquates à de nouvelles situations, — son idéologie, —même si elle ne concerne qu'un état ancien, — ses cadres, alors même qu'ils ne peuvent plus s'ajuster à la forme nouvelle de la société. En d'autres termes : les conduites d'assimilation — c'est-à-dire d’utilisation de schèmes élaborés pour répondre à des situations anciennes — l'emportent sur les conduites d’accommodation qui supposent l'élaboration de nouveaux schèmes d'action, plus adéquats à de nouvelles situations.

Ce conservatisme, ce refus du temps induisent des mécanismes de défense et, par exemple, le durcissement idéologique, le refus systématique de la nouveauté et l'hostilité à l'égard de toute critique, qu’on tend à considérer comme un signe d'opposition qui met l’organisation en danger.

Mais dans la vie collective comme dans la dynamique de la personnalité, la répression n'est jamais une suppression ; l'ordre bureaucratique suppose le renforcement de l'appareil, le développement de la surveillance, — ce qui accentue, en définitive, l'isolement de cet appareil. C'est là une conséquence extrême. Il reste que toute bureaucratie suppose des dispositifs de contrôle, de supervision, d'inspection, dont la mission première est d'assurer l'observance des normes bureaucratiques, de surveiller l’initiative et la nouveauté.

10 — Le carriérisme est la conception bureaucratique- de la profession. Dans le langage politique et traditionnel, le terme sert à désigner, —condamner —, « l'arrivisme » du politicien professionnel, du membre de l'appareil dont le souci essentiel est de « monter » à tout prix, en faisant toutes les concessions nécessaires, en pratiquant le suivisme envers tel leader aussi longtemps que ce leader est « bien placé ». Tout ceci est connu. Il s'agit, ici encore, non plus de servir les buts que poursuit l'organisation, mais de servir l'organisation et de s'en servir : on passe ainsi de la fonction carrière comme on passe de l'organisation à la bureaucratie : le même mécanisme du déplacement des buts est le trait commun de ces deux transferts.

 

                                                   ***

 

Au terme de cette analyse, on peut dégager quelques lignes qui convergent vers une définition nouvelle de la bureaucratie :

1. L'ambiguïté entre les définitions de la bureaucratie, considérée comme un système de relais, de  transmission et la bureaucratie, définie en termes de pouvoir, subsiste sans doute. Mais on aperçoit mieux dans l'ordre politique les implications d'un choix entre les deux définitions et surtout, comme l’a souligné A. Touraine, les événements récents ont généralement étendu, précisé et rendu plus nécessaire l'usage de celle qui reste, en définitive, le résultat essentiel du développement de la pensée marxiste en liaison réelle avec l'histoire.

2. Le problème de la bureaucratie est un problème organisationnel : ce qui ne signifie pas qu'on doit confondre dans une même définition les organisations et les bureaucraties, — même si, ici encore, une certaine ambiguïté subsiste dans le vocabulaire de la sociologie. Alors que, on l'a vu, Marx distinguait de la « bureaucratie » la police, l’armée de métier, le clergé établi et le pouvoir judiciaire,  aujourd'hui on étudiera selon les mêmes modèles la bureaucratisation de l'armée, de l'Eglise et des administrations. La généralisation du concept transforme ainsi sa définition.

3. Enfin, dans les recherches les plus récentes, on voit se dessiner un courant qui tend à désigner par l’idée d’une « bureaucratisation du monde » les nouvelles formes que prend le contrôle social dans l’ensemble de la civilisation industrielle. Mais c'est ici que le problème de la bureaucratie redevient, en quelque sorte, un problème philosophique : les normes qui orientent notre définition de la bureaucratie sont déterminées par notre conception de l’histoire. Selon nos choix, les bureaucraties seront considérées soit comme la face d'ombre d'un progrès historique, soit au contraire comme le signe d’un déclin irréversible de notre civilisation.

GEORGES LAPASSADE

 

NOTES

1. On voit ici que, pour Marx, bureaucratie signifie encore : l'Administration politique.

2. Cf. par exemple : SIMON et MARSCH : Organizations.

3. Dans les observations qui suivent sur la bureaucratisation et sur le bureaucratisme, l'ouvrage de Trotsky, Cours nouveau, est plusieurs fois cité. On peut en effet considérer ce texte comme un modèle d'analyse psychosociologique du problème qui nous occupe, même si on conteste les thèses organisationnelles qui sont celles de l'auteur en 1923.

4. L'ouvrage d'EISENSTADT, Bureaucratie et bureaucratisation, fait exception sur ce point.

5. D. RIESMAN : La Foule solitaire.

 

Publié dans La bureaucratie, Arguments 1, coll.10/18, Paris, Union Générale d’Editions, 1976, pp 19-35.

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