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  • : Le blog de Benyounès Bellagnech
  • : Analyse institutionnelle : Théorie et pratique au sein des institutions politiques, éducatives et de recherche. L'implication des individus et des groupes dans la vie politique et sociale.
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10 septembre 2018 1 10 /09 /septembre /2018 15:23

Samir Amin – ou la raison d’être d’un nouvel internationalisme (2)

 

Vers la construction d’une nouvelle Internationale ?

 

On peut probablement partir d’un large consensus sur les grandes caractéristiques soulignées par Samir Amin quant au « moment » international de son appel : il l’analyse comme l’« automne du capitalisme »7, malheureusement « sans l’émergence du ‘printemps des peuples’ et de la perspective socialiste » espérés : il s’agit d’une de ces phases où « le vieux monde se meurt et le nouveau tarde à naître », si bien évoquée par Gramsci souvent cité dans une telle conjoncture : il est très proche sur bien des aspects de ce qu’en a dit Gilbert Achcar8. Comme lui et beaucoup d’autres aujourd’hui, Samir Amin était conscient qu’il s’agissait d’un moment dangereux, mais ouvert aux polarisations, avec sous des formes fragiles et éclatées une radicalisation anti-capitaliste diffuse, voire l’émergence de nouvelles composantes d’une gauche radicale et le renouveau d’un recours aux analyses marxistes et socialistes – sans « modèle » convaincant et capable de devenir un cadre unifié.

 

Quelles sont les bases « programmatiques » fondamentales qu’il met en avant dans la démarche proposée ?

 

« La question de la souveraineté populaire ne devra pas être éludée dans notre réflexion sur la manière de construire l’alliance des solidarités », écrit Samir Amin dans son texte de présentation, contre les diktats de cette mondialisation et de ses institutions. Mais le sens (ou la portée) de cette notion est associé immédiatement à une double exigence stratégique qui définit l’orientation de son projet : d’une part, l’ancrage dans la mobilisation des classes laborieuses et subalternes (salariées ou pas, ouvriers et paysans, précaires) en défense de leurs intérêts et droits sociaux : il s’oppose aux approches ethnicicistes ou nationalistes qui tentent de subordonner les aspirations populaires aux intérêts des classes (nationales et internationales) dominantes (on a vu dans les vidéos en bilan des échecs ou limites de la décolonisation évoquées plus haut que ce jugement s’applique non seulement aux pays capitalistes où la bourgeoisie nationale est la plus forte, mais au Grand Sud). A ce propos, il souligne qu’un scénario de « réveil » révolutionnaire dans les seuls pays du Sud serait au XXIème siècle encore plus désastreux qu’au XXème. Cela impose de repenser la « déconnexion » d’une manière articulée, transcontinentale, comme l’est le capitalisme lui-même. Et c’est le deuxième axe stratégique, qui fonde et définit un « internationalisme » « organique » (différent de la seule juxtaposition d’approches « nationales » ou de solidarités morales) : il s’agit de résister concrètement aux effets et mécanismes mondialisés d’un « système » d’oppression et d’exploitation – tout en s’appuyant sur l’ancrage nationale et des relais et regroupements continentaux (capables de peser de façon « multipolaire », à toute logique hégémoniste, monétaire, financière, politique, idéologique). Et c’est aussi à cette échelle mondialisée de façon concrète qu’une « contre- hégémonie » et alternative socialiste doit émerger. Ce processus complexe et long se confronte à des dangers immédiats ; tant il est vrai que la « décadence » d’un système peut être, rappelle-t-il, « séculaire » et agressive.

 

Dans la « lettre d’intention » ajoutée en annexe de son appel du 7 août dernier9, Samir Amin nous dit :

« Le capitalisme mondialisé entré dans sa phase de décadence conjugue un pouvoir politique et économique quasi totalitaire avec une agressivité de plus en plus intense rapprochant de façon inquiétante un risque de guerre généralisée. Dans cette crise paroxystique, les pays impérialistes de l’Occident historique (Etats Unis, Europe de l’Ouest, Japon) n’entendent pas permettre à d’autres Etats émergents de s’émanciper du cadre imposé par eux et de sortir du statut de périphéries dominées. La tension entre l’Occident et la Russie, la Chine, l’Iran n’est pas un phénomène passager mais bien l’épicentre d’un nouveau remodelage violent du monde au profit des bourgeoisies occidentales. »

 

On voit bien surgir là de façon concrète un des débats nécessaires : quelle interprétation actualisée de l’impérialisme et de ses guerres, des rapports de domination du système-monde (j’y reviens plus tard) et comment les combattre de façon efficace dans le nouveau monde multipolaire ?

 

En tout état de cause de multiples et actuelles « guerres hybrides » peuvent dégénérer en guerres tout court, et sont accompagnées de nouvelles et dangereuses courses aux armements et de propagandes et contre-propagandes de plusieurs côtés. Samir Amir assume un anti-impérialisme tourné contre les grandes puissances de la « triade » Etats-Unis, Europe occidentale et centrale, Japon, sous hégémonie de la première. Outre le besoin d’analyser les évolutions internes à cette « triade » manifestée avec Trump, faut-il interpréter ce qui s’y oppose comme « défensif » et progressiste ? Le maintien et l’expansion vers l’Est de l’OTAN malgré la dissolution du Pacte de Varsovie, l’opacité des discours, les alliances évolutives et mutations politiques et socio-économiques à l’oeuvre depuis les années 1980 sont sources de profonds désarrois et divergences d’interprétation.

 

Encore récemment en Amérique latine comme face à la crise ukrainienne ou auparavant aux guerres yougoslaves, les familles politiques anti-impérialistes et anti-fascistes se sont déchirées et parfois retrouvées sur des « barricades » opposées, dans les pires violences10. Quelle internationale anti-impérialiste construire dans ce contexte ? En tout état de cause, le débat libre et respectueux envers de légitimes questionnements doit s’accompagner d’une indépendance absolue envers tout pouvoir d’Etat (et envers ses propagandes d’Etat) : la multiplicité des liens politiques, syndicaux avec les mouvements sociaux, le croisement des sources d’information sont la seule protection contre les pièges de diverses formes de ‘campisme’, au sens rappelé par Bernard Dréano11 – ce qui n’implique nullement une fausse « neutralité » ou une équivalence entre divers courants réactionnaires rejetés12.Une des fonctions d’une Association Internationale des Travailleurs et des Peuples est précisément, par son indépendance envers les pouvoirs en place et son enracinement pluriel, d’avoir ses propres réseaux d’information et critères de jugement basés sur des analyses concrètes, en lien avec des résistances autonomes.

 

Mais les échecs passés et la détérioration du rapport des forces a favorisé l’espoir et l’accent sur les hypothèses de pouvoir « changer le monde sans prendre le pouvoir »13, l’horizontalisme des réseaux et des forums. La crise des partis politiques impose réflexion. Mais l’horizontalisme n’exclut en rien des pratiques bureaucratiques ni des positions de pouvoir verticalistes occultes. Et dans la lettre d’intention, évoquée, Samir Amin nous dit : « l’essoufflement du processus des Forum Sociaux fait qu’ils ne servent plus de lieu d’élaboration d’une alternative réelle », et il conclut : « Nous ne pouvons pas continuer dans cette impuissance politique et nous devons reconstruire une alliance dans laquelle nous dynamiserons et structurerons nos forces communes ». Mais il faut démontrer en pratique que le processus-même de construction d’une nouvelle « Organisation » (comme il le dit) ne reproduit pas de vieilles pratiques « hégémonistes », les stigmatisations sectaires excluantes, bref d’autres paralysies. Samir Amin prône la mise à plat des expériences des précédentes ou actuelles Internationales. On devrait intégrer à ce processus indispensable toutes les composantes du mouvement altermondialiste qui souhaitent dépasser à la fois les limites des forums et de l’horizontalisme sans tomber dans un verticalisme dirigiste.

Ce projet, bien qu’« organisé » et politique pour Samir Amin, ne concerne d’ailleurs pas que les « partis ». Dans sa lettre d’intention il préconise une rencontre de préparation qui réunira « des militants représentants de mouvements, partis, syndicats, réseaux de tous les continents et régions. Seront définis comme régions : l’Amérique Latine, L’Afrique, l’Afrique du Nord, la Méditerranée et le Moyen Orient, l’Europe de l’Ouest, l’Europe de l’Est, l’Asie de l’Est, du Sud, du Sud Est, de l’Ouest et du Centre, les Etats Unis », avec la nécessité d’une pluralité des représentants par « région ».

 

Il faudrait évidemment ajouter une sensibilité féministe aux procédures… Mais aussi une analyse et prise en compte du rôle majeur du racisme et de la xénophobie dans le fonctionnement de l’ordre mondial, des divisions qui affaiblissent les résistances, y compris les organisations politiques et associations syndicales. En positif, et essentiel pour le projet d’une Internationale liée aux mouvements populaires, il faut souligner l’importance, face à Trump, notamment, mais sur tous les continents, des mobilisations de femmes pour leurs droits. Il faut aussi souligner le tournant que représente la victoire aux primaires démocrates du 14è district de New York d’Alexandria Ocasio-Cortez ce mardi 26 juin, avec son discours socialiste… L’assassinat au Brésil de l’élue et défenseuse des droits des femmes, des Noirs, des LGBT Marielle Franco exprime aussi un enjeu majeur pour une nouvelle Internationale du XXIè siècle. Celle-ci serait-elle pensable sans Angela Davies de longue date militante communiste, impliquée dans tous les combats progressistes et internationalistes ? Signe « des temps », elle participait en mai 2018 à l’organisation d’une rencontre dite de « Bandung du Nord »14 des populations racialisées des pays impérialistes, prônant l’aller vers une « Internationale Décoloniale », anti-capitaliste, anti-raciste et féministe…  une démarche autonome qui doit nous interpeller et, réciproquement, qui doit être questionnée par les propositions de Samir Amin.

 

La « territorialisation » multipolaire de ce processus dans les différentes « régions » du monde fait aussi partie de sa conception stratégique, de même que le fait qu’il s’adresse à des « réseaux » politiques et syndicaux15 – rapprochant ce projet, de ce point de vue sa conception de ce qu’était l’Association Internationale des Travailleurs du temps de Marx. Mais l’exigence de protéger l’autonomie des syndicats et des mouvements sociaux de l’hégémonisme des partis politiques – et les mauvaises expériences accumulées – impose là aussi de reprendre et d’actualiser les débats (en cours) sur la conception de l’action « politique » face au capitalisme « décadent » : quelle conception du rôle et des bases des partis, syndicats, mouvements sociaux (sur différents enjeux, écologiques, contre les oppressions spécifiques et croisées) ? Quels rapports ou alliances entre eux, au plan national et international 16. Qui sont d’ailleurs les « travailleurs » évoqués ? Samir Amin étend clairement ses analyses et approches des luttes populaires à dynamique anti-capitaliste, dans le passé et le présent, aux paysans17 et travailleurs précaires et supposés « indépendants » de fait soumis aux diktats de la mondialisation et des firmes multinationales.

 

On peut estimer qu’il faudra avancer en marchant. Le plus important est en réalité l’établissement dès le départ de règles communes de débats et comportements ainsi que de critères « définissant » qui est ou peut être concerné par les rencontres associées à ce projet. On sait grâce à l’expérience et sur la base des réflexions sur les « communs », que la conviction de l’importance d’un « bien commun » (comme une nouvelle Internationale devrait l’être) à produire sur des bases démocratiques et égalitaires peut être un puissant motif d’auto-détermination et d’autogestion de règles à s’appliquer mutuellement – et la garantie démocratique de viabilité d’un tel projet.

 

Avancer en marchant, c’est aussi envisager des procédures de débats visant à la connaissance réciproque des expériences, apports, échecs  des unes et des autres. La réduction des divergences, la reformulation enrichie des interprétations du passé/présent doivent pouvoir être associées à des avancées concrètes vers des initiatives et campagnes communes : sur ce plan de l’action, il ne devrait pas y avoir d’autres pré-conditions que l’accord sur les buts et les moyens de ces actions présentes.

 

Il n’est (heureusement) pas nécessaire d’être d’accord sur l’interprétation des grandes phases de l’ordre mondial pour agir ensemble aujourd’hui. Et gageons que cette action aidera à dépasser les préjugés et défiances pesant aussi sur les analyses et théorisations;

 

( à suivre)

 

Catherine Samary

http://csamary.free.fr

Version en castillan : Samir Amin o la razón de ser de un nuevo internacionalismo

https://vientosur.info/spip.php?article14140

 

Publié le 27 août 2018 sur le site « Entre les lignes entre les mots »

 

https://entreleslignesentrelesmots.blog/2018/08/27/samir-amin-ou-la-raison-detre-dun-nouvel-internationalisme/

 

7  Cf. aussi les interrogations soulevées en 2012 : L’Implosion du capitalisme contemporain. Automne du capitalisme, printemps des peuples ? Éditions Delga.

8 Cf. outre son « choc des barbaries », son texte sur Gramsci et les « phénomènes morbides » :

https://www.contretemps.eu/phenomenes-morbides-gramsci-achcar/

10 Je livre ici, à titre d’exemple, pour le « pot commun » des débats nécessaires, le texte que j’avais écris à propos de la crise ukrainienne : http://www.essf.lautre.net/2014/spip.php?article37993sur en enjeu loin loin d’être terminé.

11 Cf. Bernard Dréano, dans le cadre de « 1968 vu des Suds » https://entreleslignesentrelesmots.blog/2018/08/19/le-campisme-une-vision-ideologique-des-questions-internationales/ : lire aussi à ce sujet ma contribution « Quel internationalisme dans le contexte de la crise ukrainienne » :

 http://www.essf.lautre.net/2014/spip.php?article37993

12 Il faut mener les débats sur « le choc des barbaries », comme les désigne Gilbert Achcar (Ed. Syllepse, 2017) sur le chaos mondial et les nouvelles guerres impérialistes de « civilisation » contre les « terrorismes » – catégorie englobante et arbitraire appliquées aussi par des puissances secondaires alliées ou pas aux Etats-Unis, de la Turquie à la Russie en passant par Israël.

14 Lire la présentation de cette initiative sur leur site : http://bandungdunord.webflow.io/, lire également les réflexions recueillies par la revue Les utopiques n°8, été 2018 sur Anti-racisme et questions sociales.

15 Il est intéressant de souligner que cette Lettre d’intention a été adressée à des réseaux syndicaux puisqu’elle a été reproduite le 15 août sur le site syndical http://www.frontsyndical-classe.org/2018/08/samir-amin-pour-la-creation-d-une-nouvelle-alliance-internationale-des-travailleurs-et-des-peuples.html

16 Cf. sur ces débats, le fort intéressant texte de Christian Mahieu et Pierre Zarka Les vertus de l’échec, publié dans Les utopiques n°8 cité https://entreleslignesentrelesmots.blog/2018/08/06/les-vertus-de-lechec/

17 Il est clair que, parmi les réseaux que peuvent interpeller ce projet, Via Campesina où des forces issues de ses rangs, devraient être une composante majeure.

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