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26 septembre 2018 3 26 /09 /septembre /2018 15:32

René Lourau : présentation de La somme et le reste (4)

 

 

« Livre d'une richesse et d'une vie fantastique, La somme et le reste est le signe de l'envol du papillon », note très justement Remi Hess[1]. C'est par ce livre, acheté en solde chez un Journaux-librairie de Pau (Pyrénées Atlantiques), l'été 1962, que j'ai rencontré Henri. A peine dévorée, cette « somme» exigeait son « reste », à savoir: connaître l'auteur. Quelques jours plus tard, après une lettre dont je pensais qu'elle mettrait, par l'intermédiaire de l'éditeur, des semaines à lui parvenir, Henri était là. Vingt-sept ans plus tard, il est toujours là, et comment !

A propos du Discours de la méthode, Gustave Lanson dit ce que l'on peut appliquer, avec il est vrai une importante correction, à La somme et le reste: C'« est la biographie d'une pensée ; et du seul caractère narratif et descriptif de l'ouvrage sortent visiblement deux traits de la physionomie intellectuelle de Descartes : au lieu d'une exposition théorique de sa méthode, il nous en décrit la formation dans son esprit, et présente ses idées comme autant d'actes successifs de son intelligence, de façon à nous donner en même temps qu'une connaissance abstraite, la sensation d'une énergie qui se déploie ». La seconde partie du jugement sur Descartes, elle, ne s'applique fort heureusement pas à Henri Lefebvre (ni du reste à Descartes, beaucoup plus « impliqué » que ne le prétend Lanson): «En second lieu, ces actes intellectuels sont toute la vie du philosophe ; le reste ne compte pas dans son autobiographie. » (C'est moi, R. L., qui souligne.)

Le reste? D'une part la subjectivité du philosophe-sociologue; d'autre part ce qui reste à faire, le programme.

« Ces éléments personnels et subjectifs, je voudrais ici les exprimer en les soulignant par opposition aux éléments impersonnels (qui ne pourront s'éliminer complètement, cela va de soi) », dit Lefebvre au début de son autobiographie. Car c'est de cela, d'abord, qu'il s'agit. D'une confession, pas à la manière un peu trop « intime » de Rousseau, mais d'une sorte de journal rétrospectif dans lequel l'autocritique, très présente, est comme atténuée par le recul. Encore que le conflit avec le stalinisme soit très proche...

«En ce temps, je portais Pascal dans ma poche. » C'est à l'époque des études de philosophie avec le professeur Blondel, catholique presque sulfureux. Dans ces huit cents pages, ce qui me frappe encore par-dessus tout, comme il y a vingt-sept ans (j'ai vérifié !), c'est le chapitre 3 de la troisième partie, «Le soleil crucifié ». Un peu le « moment » du «chêne de Vincennes » pour Jean-Jacques Rousseau. L'instant de rupture et de plénitude qui décide obscurément de tout un avenir. Sur les tombes ou aux carrefours des environs de Navarrenx, aux limites du Béarn et du Pays Basque, bien plus « primitive » que le meurtre du Père par OEdipe, la négation s'inscrit sur ces croix chrétiennes à la manière d'une couronne d'épines : interprétation institutionnelle que le jeune Henri a vite fait d'écarter en faveur de l'image solaire. Soleil noir, soleil nié, dénié par l'institution romaine, comme le soleil noir de Kronstadt a été piétiné et va être, un jour ou l'autre (perestroïaka oblige) récupéré.

Avec une distance certaine, peut-être une distanciation brechtienne (?), le vécu s'écoule, non dans les ruisseaux de la chronologie, de l'histoire toute bête (Henri a de bonnes raisons « subjectives » de se méfier de l'historicisme), mais dans une reconstruction nautique qui me fait penser aux réseaux de canaux de Venise — cette « nature » hyperréaliste bien plus belle que tout paysage naturel pour calendrier des PTT. L'amour, la poésie, le surréalisme, la religion, la philosophie, les contradictions, les antinomies, les lueurs, les aveuglements : il faut que tout cela s'organise en une pensée programmatique.

En effet, le papillon est presque tout entier contenu dans la chrysalide. Il ne lui manque que les ailes. Le projet est bien antérieur. Le programme se déploie librement, loin des chiens de garde. Le paradigme (dialectique) n'a cessé de se renforcer. Dans La somme et le reste, on trouve programmés les thèmes majeurs du « reste », de l'engagement d'Henri Lefebvre de 59 à 69, de 69 à 89: une lecture à la fois totalement libérée et totalement frissonnante de Marx ; une analyse institutionnelle de plus en plus aiguisée du marxisme ; une mise en place désormais classique, internationalement reconnue, de la question de l'Etat; une critique de la vie quotidienne qui va s'épanouir entre autres dans une sociologie urbaine très vivante, prolongement des premières recherches en sociologie rurale ; une attitude réflexive par rapport à la philosophie, avec des interrogations très actuelles sur la linguistique, sur la logique formelle et la logique dialectique.

Les dernières investigations de Lefebvre, sur la « rythmanalyse » (en compagnie de Catherine) sont elles aussi en germe dans l'autobiographie, à travers la théorie des moments — stases quasiment orgasmiques à la W. Reich — «EST UN MOMENT CE QUI S'ÉRIGE EN ABSOLU » (p. 653). Au-delà des structures et du structuralisme (qu'il a été un des premiers et des plus vigoureux à combattre) et du flux presque bergsonien des « accomplissements » phénoménologiques, le «moment » est, sous le signe de l'immanence du quotidien, comme la caresse de l'aile d'un ange, une amourette avec la transcendance. L'idée de bonheur devenue désirable comme toutes ces femmes qui scandent et remplissent la vie d'Henri.

S'il avait été un peu moins amoureux, peut-être ne se serait-il pas posé les mêmes questions philosophiques? On a le droit de rêver. Mais il n'aurait pas été moins dialogique, moins curieux de l'autre, de Marx, de Hegel, de Nietzsche, de « l'honorable contradicteur », du lecteur, de lui-même.

René LOURAU, août 1989


[1] Remi HESS, Henri Lefebvre et l'aventure du siècle, Paris, A.M. Métaillé, 1988.

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